La Russie des Tsars pendant la Grande Guerre/12

Maurice Paléologue
La Russie des Tsars pendant la Grande Guerre
Revue des Deux Mondes7e période, tome 8 (p. 148-180).
LA RUSSIE DES TSARS
PENDANT LA GRANDE GUERRE [1]

V [2]
LE DÉSASTRE ROUMAIN


Vendredi, 15 septembre 1916.

Que les Russes n’aient pas une vision précise de l’espace et qu’ils se contentent généralement d’estimations vagues, de chiffres approximatifs, j’ai eu déjà plusieurs occasions de l’indiquer dans ce Journal. Mais leur notion du temps n’est pas moins confuse. J’en suis frappé une fois de plus aujourd’hui, tandis que j’assiste, chez Sturmer, à une conférence administrative et militaire où l’on examine les moyens de secourir la Roumanie. Dans le programme de transports qu’on nous expose, la plupart des dates sont incertaines, les délais insuffisants ou excessifs, les concordances problématiques ; nous discutons dans le brouillard. Naturellement, cette inaptitude à concevoir les relations temporelles des faits est encore plus sensible chez les illettrés, qui sont la masse. Et toute la vie économique du peuple russe en est ralentie.

Le phénomène s’explique d’ailleurs assez facilement, si l’on admet que la représentation exacte du temps n’est autre chose qu’un ordre de succession introduit dans nos souvenirs et dans nos projets, une organisation de nos images intérieures par rapport à un point de repère qui est notre état présent. Or, le plus souvent, chez les Russes, ce point de repère est vacillant ou voilé, parce que leur perception de la réalité n’est jamais très distincte, parce qu’ils ne circonscrivent pas nettement leurs sensations et leurs idées, parce que leur faculté d’attention est faible, enfin parce que leurs raisonnements et leurs calculs sont presque toujours mêlés de rêve.



Samedi, 16 septembre.

Sous la pression croissante des Bulgares, les Roumains évacuent progressivement la Dobroudja. Et, chaque jour, chaque nuit, les avions autrichiens, partant de Roustchouk, bombardent Bucarest.

Du jour où la convention Rudéanu a été désavouée, ces malheurs étaient faciles à prévoir. Le Gouvernement roumain paie cher l’erreur qu’il a commise en dirigeant tout son effort militaire sur la Transylvanie, en se laissant leurrer par quelques vagues paroles venues de Sophia, en s’imaginant surtout que les Bulgares pouvaient avoir renoncé à venger par les armes leur désastre et leur humiliation de 1913.



Dimanche, 17 septembre.

Ce soir, au Théâtre Marie, on représente Sylvia et le Nénuphar. Dans les deux œuvres, le premier rôle est tenu par la Karsavina.

La salle somptueuse, aux draperies d’azur blasonnées d’or, est comble : c’est la réouverture de la saison hivernale, la reprise des ballets où l’imagination russe se délecte à suivre, au travers de la musique, le jeu des formes fuyantes et des mouvements rythmés. Depuis les fauteuils du parterre jusqu’au dernier rang des galeries supérieures, je n’aperçois que des visages clairs et souriants. Aux entr’actes, les loges s’animent de conversations légères qui égaient les yeux brillants des femmes. Les pensées importunes de l’heure présente, les images sinistres de la guerre, les perspectives sombres de l’avenir se sont dissipées, comme par enchantement, aux premiers sons de l’orchestre. Un rêve agréable flotte dans tous les regards.

L’auteur des Confessions d’un mangeur d’opium, Thomas de Quincey, raconte que la drogue opiacée lui procurait souvent l’illusion de la musique. Inversement, les Russes demandent à la musique les effets de l’opium.



Mardi, 19 septembre.

L’hiver s’annonce déjà. Sous le ciel fauve, une pluie lente, invisible et glaciale fait flotter dans l’air comme une vapeur de neige. Dès quatre heures, le jour tombe. Terminant ma promenade vers cette heure-là, je passe devant la petite église du Sauveur-sur-les-eaux, qui s’élève au bord de la Néwa, près de l’Arsenal. J’arrête ma voiture et je descends pour visiter ce poétique sanctuaire, où je ne suis pas venu depuis le début de la guerre.

C’est une des rares églises de Pétrograd, où n’ait pas sévi le style conventionnel et fastueux de l’architecture italo-germanique ; c’est peut-être la seule où l’on respire une atmosphère de recueillement, un parfum mystique. Construite en 1910, à la mémoire des 12 000 marins morts pendant la guerre contre le Japon, elle reproduit un exemplaire exquis de l’art moscovite au XIIe siècle, l’église de Bogolioubowo, près de Wladimir.

A l’extérieur, des lignes simples, concises, avec des arcs romans et une svelte coupole. A l’intérieur, dans une pénombre chaude, les parois nues ont, pour seul ornement, des plaques de bronze, où sont gravés les noms de tous les navires, de tous les officiers, de tous les matelots, qui ont péri à Port-Arthur, à Wladivostock, à Tsoushima. Je ne connais rien de plus émouvant que ce nécrologe, dans sa sévérité... Mais l’émotion se transpose et touche au sublime, quand le regard se tourne vers l’iconostase. Au fond de l’abside obscure, un Christ d’une taille surhumaine plane et rayonne dans une buée d’or, au-dessus des flots sombres. Par la majesté de l’attitude, par l’ampleur du geste, par l’infinie commisération qui s’épanche des yeux, l’image rappelle les plus belles mosaïques byzantines.

Quand je suis venu ici la première fois, au début de 1914, je n’avais pas compris tout le symbolisme pathétique de cette effigie sainte. Aujourd’hui, elle m’apparaît d’une grandeur et d’une éloquence prodigieuses, comme si elle traduisait la vision suprême qui soutint, qui apaisa, qui enchanta des milliers et des milliers d’agonies pendant cette guerre.

Par un rapprochement naturel, je me souviens de ce que Raspoutine disait un jour à l’Impératrice, qui pleurait en apprenant les pertes énormes d’une grande bataille : « Console-toi ! Lorsqu’un moujik meurt pour son tsar et sa patrie, une lampe de plus s’allume aussitôt devant le trône de Dieu. »



Mercredi, 20 septembre.

Sur tout le front circulaire de la Roumanie, se dessine et s’exécute le plan d’Hindenburg. En Dobroudja et le long du Danube, dans la région d’Orsova et dans les défilés des Carpathes, les forces allemandes, autrichiennes, bulgares et turques exercent une pression convergente et continue, sous laquelle les Roumains fléchissent de toutes parts.



Vendredi, 22 septembre.


La fortune politique de Sturmer serait-elle en péril ?

On m’affirme, d’après des indices plausibles, que son ennemi acharné, le ministre de la Justice, Khvostow, l’a ruiné dans l’esprit de l’Empereur, en révélant à Sa Majesté les dessous de l’affaire Manouilow et en l’effrayant par la perspective du scandale imminent. Quels sont ces dessous ? On l’ignore ; mais il n’est pas douteux qu’il y ait un ou plusieurs cadavres entre Sturmer et le directeur de son secrétariat.

On prétend même que le successeur de Sturmer à la présidence du Conseil est déjà secrètement désigné. Ce serait le ministre actuel des Voies de communication, Alexandre-Féodorowitch Trépow. Je n’aurais qu’à me féliciter de ce choix : Trépow est aussi honnête, intelligent et laborieux qu’énergique et patriote.


Je dîne ce soir au restaurant Donon, avec Kokovtsow et Poutilow. L’ancien président du Conseil et le richissime banquier rivalisent de pessimisme ; chacun dépasse l’autre.

Kokovtsow déclare :

— Nous allons à la révolution.

Poutilow reprend :

— Nous allons à l’anarchie.

Pour préciser, il ajoute :

— Le Russe n’est pas révolutionnaire ; il est anarchiste. Et c’est très différent. Le révolutionnaire a la volonté de reconstruire ; l’anarchiste ne pense qu’à détruire.



Samedi, 23 septembre.

Afin de soulager la Roumanie, les Alliés attaquent sur tous les fronts.

En Artois et en Picardie, les Anglais et les Français emportent d’assaut une longue ligne de tranchées allemandes. Dans la région de l’Isonzo, les Italiens accentuent leur offensive à l’Est de Goritz. En Macédoine, les Anglais traversent la Strouma, tandis que les Français et les Serbes, après s’être emparés de Florina, repoussent impétueusement les Bulgares, dans la direction de Monastir. En Volhynie, depuis les marais de Pinsk jusqu’au Sud de Loutzk, les Russes harcèlent les Austro-Allemands. En Galicie, ils avancent vers Lemberg et au Sud-Ouest de Kalicz. Enfin, dans les Carpathes de Bukovine, ils enlèvent plusieurs positions ennemies au Nord de Dorna-Vatra.



Mardi, 26 septembre.

La situation empire à Athènes : le duel du Roi et de Venizélos en est à la phase décisive.

Un journaliste russe, dont je connais les accointances avec Sturmer, vient me voir et me confie que « certaines personnes de la Cour » envisagent sans déplaisir l’éventualité d’une crise dynastique en Grèce, et qu’elles fondent même quelque espoir sur le Gouvernement français pour hâter cette crise « qui serait si favorable à la cause des Alliés. »

Je lui réponds, avec prudence, que les idées dont Briand s’inspire dans sa politique envers la Grèce n’impliquent nullement une crise dynastique et qu’il appartient au roi Constantin de réaliser lui-même le magnifique programme d’expansion nationale que les Gouvernements alliés lui proposent. Il n’insiste pas.

Le jeu de Sturmer et des « personnes de la Cour, » dont ce journaliste est l’instrument, n’est pas difficile à pénétrer. Les partisans de l’autocratisme russe ne sauraient évidemment prêter la main au renversement d’un trône. Mais, si les événements de Grèce devaient aboutir à la proclamation d’une république, ne vaudrait-il pas mieux, se dit-on, couper court à la crise par une substitution de souverain ?... Or, la famille impériale de Russie ne manque pas de candidats. Et, puisqu’un gouvernement autocratique ne saurait décemment se commettre dans une besogne aussi malpropre que la déchéance d’un Roi, le Gouvernement de la République française n’est-il pas tout désigné pour cette répugnante opération ?


Le prince Kotohito Kanin, cousin du Mikado, arrivera demain à Pétrograd ; il vient rendre à l’empereur Nicolas la visite que le grand-duc Georges Michaïlowitch a faite récemment à l’empereur Yoshihito.

Par ordre de la police, on dispose, dans les principales rues, des faisceaux de drapeaux russes et japonais.

Ces préparatifs inspirent aux moujiks de singulières réflexions. Mon attaché naval, le commandant Gallaud, me raconte en effet que, tout à l’heure, sur le Champ-de-Mars, son isvochtchik s’est retourné vers lui et, montrant les recrues qui faisaient l’exercice, il lui a demandé, d’un air narquois :

— Pourquoi leur apprend-on l’exercice ?

— Mais pour se battre contre les Allemands.

— A quoi bon ?... Moi qui te parle, j’ai fait en 1905 la campagne de Mandchourie ; j’ai même été blessé à Moukden. Eh bien ! tu vois qu’aujourd’hui on met des drapeaux à toutes les maisons et on dresse des arcs de triomphe sur la Perspective Newsky pour fêter ce prince japonais qui va venir... Dans quelques années, ce sera la même chose avec les Allemands. On les recevra aussi sous des arcs de triomphe... Alors, pourquoi faire tuer des milliers et des milliers d’hommes, puisque cela finira sûrement comme pour le Japon ?



Mercredi, 27 septembre.

Sturmer vient de passer trois jours à Mohilew, auprès de l’Empereur.

Il a, me dit-on, très habilement plaide sa cause. De l’affaire Manouilow, il s’est dégagé tant bien que mal, affirmant n’avoir péché que par indulgence et ingénuité. Il a fait valoir enfin que la réunion de la Douma est proche, que les passions révolutionnaires fermentent et qu’il importe plus que jamais de ne pas affaiblir le Gouvernement. Il en eût été pour ses frais d’éloquence, si l’Impératrice ne l’eût soutenu de toute son opiniâtre énergie. Il est sauvé.

Je le revois aujourd’hui dans son cabinet ; il a l’air placide et souriant. Je l’interroge d’abord sur les questions militaires.

— Le général Alexéïew se rend-il un compte exact de l’intérêt supérieur, prééminent, que le salut de la Roumanie représente pour notre cause commune ?

— J’ai pu me convaincre que le général Alexéïew attache une très haute importance aux opérations dans la Dobroudja. Aussi, quatre divisions russes et une division serbe ont déjà franchi le Danube ; une deuxième division serbe sera expédiée bientôt. Mais c’est le maximum de ce que Sa Majesté l’autorise à faire dans cette région. Vous savez en effet que, du côté de Kovel et de Stanislau, nous avons à lutter contre des forces énormes.

Il me confirme ce que mes officiers m’ont appris d’autre part, à savoir que les armées russes de Galicie ont subi, ces derniers temps, des pertes excessives, sans résultat appréciable. De Pinsk aux Carpathes, elles ont à combattre 29 divisions allemandes, 40 austro-hongroises et deux turques ; leur tâche est rendue extrêmement pénible par l’insuffisance de leurs ressources en artillerie lourde et en avions. Puis, nous parlons de la crise ministérielle qui vient d’éclater à Athènes et du mouvement nationaliste qui s’organise autour de Venizélos.

— Je n’ai pas encore eu le temps, me dit Sturmer, de lire tous les télégrammes arrivés cette nuit ; mais je peux, dès maintenant, vous confier que l’Empereur s’est exprimé en termes très sévères sur le roi Constantin.



Jeudi, 28 septembre.

Coup de théâtre en Grèce. — Venizélos et l’amiral Coundouriotis se sont embarqués clandestinement pour la Crète, dont les insurgés se sont déclarés en faveur de l’Entente. Des manifestations nationalistes parcourent les rues d’Athènes. En même temps, des milliers d’officiers et de soldats se concentrent au Pirée, exigeant qu’on les transporte à Salonique, afin de s’engager dans l’armée du général Sarrail.

J’examine avec Sturmer les suites possibles de ces événements :

— Il dépend de nous, dis-je, que la situation tourne à notre avantage, pour peu que nous agissions avec promptitude et résolution.

— Assurément... Assurément...

Puis, avec hésitation, comme s’il cherchait ses mots, il reprend :

— Que ferons-nous, si le roi Constantin s’obstine dans sa résistance ?

Et il me regarde bizarrement, d’un œil interrogateur et fuyant. Je feins de réfléchir. Il répète sa question :

— Que ferons-nous du roi Constantin ?

Si ce n’est une insinuation, c’est du moins une amorce et qui se rattache visiblement à la pseudo-confidence du journaliste russe.

Je réponds, en termes évasifs, que les événements d’Athènes ne me sont pas encore assez exactement connus pour que je me risque à formuler un avis pratique ; j’ajoute :

— Je préfère d’ailleurs attendre que M. Briand m’ait instruit de ses vues ; mais je ne manquerai pas de lui faire connaître que, dans votre esprit, la crise actuelle met directement en cause le roi Constantin.

Nous passons ensuite à d’autres sujets : visite du prince Kanin, mauvaise tournure des opérations militaires dans la Dobroudja et dans les Alpes de Transylvanie, etc.

En me retirant, je remarque sur les panneaux du cabinet trois gravures qui n’y étaient pas la veille. L’une représente le congrès de Vienne, l’autre le congrès de Paris, la troisième le congrès de Berlin.

— Je vois, mon cher président, que vous vous êtes entouré d’images suggestives.

— Oui, vous savez que j’aime passionnément l’histoire. Je ne connais rien de plus instructif...

— Et de plus trompeur.

— Oh ! ne soyez pas sceptique ! On ne croit jamais assez !... Mais vous ne remarquez pas ce qu’il y a de plus intéressant.

— Je ne vois pas...

— Cette place vide !

— Eh bien ?

— C’est la place que je réserve pour le tableau du prochain congrès, et qui s’appellera, si Dieu m’entend, le congrès de Moscou !

Il fait un signe de croix et ferme un instant les yeux, comme pour une courte oraison.

Je réponds simplement :

— Mais y aura-t-il un congrès ? Ne sommes-nous pas convenus que nous imposerions nos conditions à l’Allemagne ?

Poursuivant son idée, la figure extatique, il répète :

— Comme ce serait beau à Moscou !... Comme ce serait beau !... Dieu donne ! Dieu donne !

Il se voit déjà chancelier de l’Empire, successeur des Nesselrode et des Gortchakof, inaugurant le congrès de la paix générale au Kremlin. La mesquinerie du personnage, sa sottise, son infatuation se révèlent là tout entières. Dans sa lourde tâche, une des plus lourdes qui aient jamais pesé sur les épaules d’un homme, il n’aperçoit qu’une occasion de gloriole... et de profits personnels.

Le soir, je retourne, en grand uniforme, au ministère des Affaires étrangères, où le président du Conseil offre un dîner de gala au prince Kanin.

Trop de lumières, trop de fleurs, trop d’argenterie et d’orfèvrerie, trop de mets, trop de valetaille, trop de musique ! C’est aussi assourdissant qu’éblouissant. Je me rappelle comme la maison avait meilleur ton sous le règne de Sazonow, comme le luxe officiel restait de bon goût.

La table est présidée par le grand-duc Georges-Michaïlowitch ; je suis assis à la gauche de Sturmer.

Pendant tout le dîner, nous ne parlons que de questions banales. Mais, au dessert, Sturmer me dit ex abrupto :

— Le congrès de Moscou !... Ne pensez-vous pas que ce serait une consécration superbe de l’alliance franco-russe ? Un siècle après l’incendie, notre ville sainte verrait la Russie et la France proclamer la paix du monde !...

Et il développe complaisamment ce thème.

Je reprends :

— J’ignore tout à fait les vues de mon Gouvernement sur le siège du prochain congrès, et je serais même surpris que, dans l’état de nos opérations militaires, M. Briand ait arrêté son esprit sur une éventualité aussi lointaine. Je ne souhaite pas, d’ailleurs, comme je vous le disais ce matin, qu’il y ait un congrès. Nous avons, selon moi, un intérêt majeur à régler entre Alliés toutes les conditions générales de la paix, afin de les imposer en bloc à nos ennemis. Une partie du travail est déjà faite ; nous sommes d’accord pour Constantinople, les Détroits, l’Asie-Mineure, la Transylvanie, le littoral adriatique, etc. Le reste se fera en temps opportun... Mais, avant tout et par dessus tout, pensons à vaincre. Notre devise devrait être : Primum et ante omnia, vincere !... A votre santé, mon cher président !

Au cours de la soirée, je m’entretiens avec le prince Kanin. Après m’avoir rappelé son long séjour en France, à l’École de Saumur, il m’exprime combien la réception cordiale de l’Empereur l’a touché et comme il a été agréablement impressionné par l’accueil de la foule. Nous parlons de la guerre ; j’observe qu’il se dérobe à toute considération précise, à tout jugement des situations et des faits. Sous ses formules froidement laudatives, je devine son mépris pour les vaincus de 1905, qui ont si mal profité de la leçon.



Vendredi, 29 septembre.

La situation économique a beaucoup empiré, ces derniers temps. Le renchérissement de la vie est une cause de souffrance générale. Sur les articles de première nécessité, la majoration s’élève au triple par rapport au début de la guerre ; elle atteint même au quadruple pour le bois et les œufs, au quintuple pour le beurre et le savon. Les causes principales de cette situation sont malheureusement aussi profondes qu’évidentes : fermeture des marchés étrangers, encombrement des voies ferrées, désordre et improbité de l’administration.

Que sera-ce bientôt, quand il faudra compter en plus avec les rigueurs de l’hiver, avec l’épreuve du froid, plus cruelle encore que celle de la faim ?



Samedi, 30 septembre.

Une bataille opiniâtre se livre en Galicie, entre le Styr et la Zlota Lipa. Les Russes, qui ont pris l’offensive, essaient de s’ouvrir une brèche dans la région de Krasné et de Brzézany, à 50 kilomètres de Lemberg.



Dimanche, 1er octobre.

Réception à l’ambassade du Japon, en l’honneur du prince Kanin. La soirée est des plus brillantes ; le grand-duc Georges, le grand-duc Serge, le grand-duc Cyrille, etc., y assistent.

Je félicite mon collège Motono de son succès. Il me répond, avec sa finesse et son flegme habituels :

— Oui, c’est assez réussi... Quand je suis arrivé comme ambassadeur à Pétrograd, en 1908, on me parlait à peine, on ne m’invitait nulle part, et les grands-ducs affectaient de ne pas me connaître... Aujourd’hui, tout est changé. Le but que je m’étais donné est atteint : le Japon et la Russie sont liés d’une véritable amitié...

Tandis qu’on se presse au buffet, j’avise un haut fonctionnaire de la cour, E..., qui, m’ayant pris en amitié, ne manque jamais une occasion d’épancher dans mon cœur son nationalisme soupçonneux et intempérant. Je lui demande de ses nouvelles.

Sans avoir paru entendre ma question, il me désigne Sturmer, qui pérore à quelques pas de nous. Puis, le visage tragique, il me lance :

— Monsieur l’ambassadeur, comment vous et votre collègue d’Angleterre n’avez-vous pas déjà mis fin aux trahisons de cet homme ?

Je le calme :

— C’est un sujet que je traiterai volontiers avec vous... mais ailleurs qu’ici. Venez donc déjeuner en tête-à-tête, jeudi.

— Je n’y manquerai certes pas.



Lundi, 2 octobre

La bataille, engagée entre le Styr et la Zlota Lipa, se poursuit avantageusement pour les Russes, qui ont défoncé les premières lignes de l’ennemi et lui ont fait 5 000 prisonniers.

Mais une contre-attaque puissante des Allemands se dessine à cent kilomètres au Nord, dans la région de Loutzk.



Mardi, 3 octobre.

Sturmer a réussi à faire sauter son mortel ennemi, le ministre de l’Intérieur, Khvostow ; il n’a donc plus rien à craindre de l’affaire Manouilow.

Le nouveau ministre de l’Intérieur est un des vice-présidents de la Douma, Protopopow. Jusqu’à ce jour, l’Empereur n’a que très rarement choisi ses ministres dans la représentation nationale. Le choix de Protopopow ne présente cependant aucune évolution vers le parlementarisme. Loin de là.

Par ses opinions antérieures, Protopopow était classé comme un « octobriste, » c’est-à-dire un libéral très modéré. Au mois de juin dernier, il a fait partie de la délégation parlementaire qui s’est rendue en Occident et, tant à Londres qu’à Paris, il s’est montré un fervent adepte de la guerre à outrance. Mais, au retour, pendant un arrêt à Stockholm, il s’est prêté à une étrange conversation avec un agent allemand, Paul Warbourg, et, quoique l’affaire soit restée assez obscure, il a indubitablement parlé en faveur de la paix.

Rentré à Pétrograd, il a lié partie avec Sturmer et Raspoutine, qui l’ont aussitôt introduit auprès de l’Impératrice. Sa faveur a été prompte. Il a été tout de suite initié aux conciliabules secrets de Tsarskoïé-Sélo ; il y avait droit pour sa maîtrise dans les sciences occultes, principalement dans la plus haute et la plus ténébreuse de toutes : la nécromancie. Je sais en outre, avec certitude, qu’il a eu jadis une maladie infectieuse, qu’il en a conservé des troubles nerveux et que, récemment, on a observé chez lui des prodromes de la paralysie générale. La politique intérieure de l’Empire est donc en de bonnes mains !



Mercredi, 4 octobre.

Le grand-duc Paul, dont c’est aujourd’hui la fête, m’a invité à dîner ce soir avec le grand-duc Cyrille, et sa femme la grande-duchesse Victoria, le grand-duc Boris, la grande-duchesse Marie-Pavlowna seconde, Mme Narischkine, la comtesse Kreutz, Dimitry Benckendorlf, Savinsky, etc.

Il y a comme un voile de mélancolie sur tous les visages. Il faudrait être aveugle, en effet, pour ne pas voir les signes funestes qui s’accumulent à l’horizon.

La grande-duchesse Victoria me parle avec angoisse de sa sœur, la reine de Roumanie. Je n’ose la rassurer. Car c’est à grand peine que les Roumains résistent encore sur les Carpathes et, pour peu qu’il faiblissent, ce sera le désastre total.

— De grâce, me dit-elle, insistez pour qu’on envoie immédiatement des renforts là-bas !... D’après ce que m’écrit ma pauvre sœur, et vous savez comme elle est courageuse, il n’y a plus un instant à perdre : si la Roumanie n’est pas secourue sans retard, la catastrophe est certaine.

Je lui raconte mes instances quotidiennes auprès de Sturmer :

— Théoriquement, il souscrit à tout ce que je lui dis, à tout ce que je lui demande. En fait, il se retranche derrière le général Alexéïew, qui ne semble pas comprendre le danger de la situation. Et l’Empereur ne voit que par les yeux du général Alexéïew,

— L’Empereur est dans un état d’esprit déplorable !

Sans s’expliquer davantage, elle se lève brusquement et, sous le prétexte de prendre une cigarette, elle rejoint le groupe des dames.

J’entreprends alors et séparément le grand-duc Paul, le grand-duc Boris et le grand-duc Cyrille. Ils ont vu le Tsar récemment ; ils vivent dans la familiarité de son entourage : ils sont donc bien placés pour me renseigner. Je me garde néanmoins de les interroger trop directement ; car ils se déroberaient.. D’une façon incidente et comme sans y attacher d’importance, je fais intervenir les opinions du souverain ; j’allègue telle décision qu’il a prise, tel propos qu’il m’a tenu. Ils me répondent sans méfiance. Et leurs réponses, qu’ils n’ont pu concerter, ne me laissent aucun doute sur l’état moral de l’Empereur. Dans son langage, rien n’est changé ; il affirme toujours sa volonté et sa certitude de vaincre. Mais, dans ses actes, dans sa physionomie, dans son attitude, dans tous les reflets de sa vie intérieure, on devine le découragement, l’apathie, la résignation.



Jeudi, 5 octobre.

Le haut fonctionnaire de la cour, E..., vient déjeuner à l’ambassade. Pour le mettre tout à l’aise, je n’ai convié personne autre.

Tant que nous sommes à table, il se contient, à cause des domestiques. De retour au salon, il avale coup sur coup deux verres de fine champagne, s’en verse un troisième, allume un cigare et, le visage coloré, le front haut, il me demande hardiment :

— Monsieur l’ambassadeur, qu’attendez-vous, votre collègue d’Angleterre et vous, pour mettre fin à la trahison de M. Sturmer ?

— Nous attendons de pouvoir formuler contre lui un grief précis... Officiellement, nous n’avons rien à lui reprocher ; ses paroles et ses actes sont d’une correction parfaite. A tout instant même, il nous déclare : « La guerre à outrance !... Pas de miséricorde pour l’Allemagne !... » Quant à ses pensées intimes et à ses manœuvres secrètes, nous n’avons que des impressions, des intuitions, qui nous permettent tout au plus d’esquisser des conjectures et des soupçons. Vous nous rendriez un service éminent, si vous pouviez nous citer un fait positif à l’appui de votre conviction.

— Je ne connais aucun fait positif. Mais la trahison est évidente. Ne la voyez-vous pas ?

— Il ne suffit pas que je la voie ; il faut encore que je sois en mesure de la faire voir à mon Gouvernement d’abord, à l’Empereur ensuite... On ne s’engage pas dans une affaire aussi grave, sans même un commencement de preuve.

— Vous avez raison.

— Puisque nous en sommes réduits provisoirement aux hypothèses, dites-moi, je vous prie, comment vous vous représentez ce que vous appelez la trahison de Sturmer ?

Il m’expose alors que Sturmer, Raspoutine, Dobrowolsky, Protopopow et consorts n’ont, par eux-mêmes, qu’une importance secondaire et subalterne, qu’ils sont de simples instruments aux mains d’un syndicat anonyme et peu nombreux, mais très puissant qui, par lassitude de la guerre, par crainte de la révolution, exige la paix.

— A la tête de ce syndicat, poursuit-il, vous trouverez naturellement la noblesse des provinces baltiques et toutes les principales charges de la cour. Ensuite, il y a le parti ultra-réactionnaire du Conseil de l’Empire et de la Douma, puis Nos seigneurs du Saint-Synode, enfin, tous ces messieurs de la haute finance et de la grande industrie. Par Sturmer et Raspoutine, ils tiennent l’Impératrice et, par l’Impératrice, l’Empereur.

— Oh ! ils ne tiennent pas encore l’Empereur !... Et ils ne te tiendront jamais ! Je veux dire qu’ils ne l’amèneront jamais à se séparer de ses alliés.

— Alors, ils le feront assassiner ou ils le forceront à abdiquer.

— Abdiquer ?... Vous voyez l’Empereur abdiquant ? Et en faveur de qui ?

— En faveur de son fils, sous la régence de l’Impératrice. Soyez sûr que c’est le plan de Sturmer, ou plutôt de ceux qui le mènent... Pour arriver à leurs fins, ces gens-là ne reculeront devant rien : ils sont capables de tout. Ils provoqueront des grèves, des émeutes, des pogroms, des crises de misère et de famine : ils créeront partout une telle gêne, un tel découragement, que la continuation de la guerre deviendra impossible. Vous ne les avez pas vus à l’œuvre, en 1905 !

Je résume tout ce qu’il vient de me dire, et je conclus :

— La première chose à faire est de démolir Sturmer. Je vais y travailler



Samedi, 7 octobre.

Entre le Styr et la Zlota Lipa, les Russes sont arrêtés par les ouvrages inexpugnables accumulés devant Lemberg. Ils sont, de plus, obligés de reporter leur effort principal à cent kilomètres au Nord, dans la région de Loutzk, où les Allemands les attaquent vigoureusement.

Depuis le début de leur vaste offensive, les armées du général Broussilow ont capturé 430 000 hommes, 650 canons et 2 700 mitrailleuses.

Mme G., dont le mari occupe un poste important au ministère de l’Intérieur, est depuis nombre d’années l’Égérie de Sturmer. Intrigante et ambitieuse, elle a soutenu Boris-Wladimirowitch pendant toute sa carrière administrative. Depuis qu’elle a réussi à en faire, par la grâce de Raspoutine, un président du Conseil, les rêves de grandeur qu’elle forme pour lui n’ont plus de limite. Elle disait récemment à une de ses amies, en soulignant ses paroles avec une gravité mystérieuse, comme si elle confiait un secret d’État : « Vous assisterez bientôt à de grandes choses. Avant peu, notre chère patrie entrera dans la vraie voie du salut. Boris-Wladimirowitch sera le Premier Ministre de Sa Majesté l’Impératrice !... »



Dimanche, 8 octobre.

Une personne qui me renseigne assez exactement sur ce qui se dit et sur ce qui se fait dans les milieux avancés, me signale un travail très actif du parti « social-démocrate » et surtout de sa fraction extrême, les bolcheviki.

La prolongation de la guerre, l’incertitude de la victoire, les difficultés de la situation économique ont ranimé les espérances révolutionnaires. On se prépare à la lutte qu’on croit prochaine.

Les chefs du mouvement sont les trois députés « travaillistes » de la Douma, Tcheidzé, Skobélew et Kérensky. Deux influences très fortes s’exercent aussi de l’étranger, celle de Plékanow, qui vit à Paris, et celle de Lénine, qui est réfugié en Suisse.

Ce qui me frappe surtout dans le triumvirat de Pétrograd, c’est le caractère pratique de son activité. Les déceptions de 1905 ont porté leurs fruits. On ne cherche plus à s’entendre avec les « cadets, » qui sont des bourgeois et ne comprendront jamais le prolétariat ; on ne se fait plus d’illusion sur le concours immédiat qu’on peut espérer des masses rurales et l’on se borne à leur promettre le partage des terres. Avant tout, on organise la « révolution armée. » C’est par un étroit contact entre les ouvriers et les soldats qu’on établira « la dictature révolutionnaire. » C’est par l’union intime de l’usine et de la caserne qu’on remportera la victoire. Kérensky est l’âme de ce travail.



Lundi, 9 octobre.

Le nouveau ministre de l’Intérieur, Protopopow, affirme des opinions et un programme ultra-réactionnaires. Il ne craindra pas, dit-il, d’affronter les forces de la révolution ; il les provoquera, au besoin, pour les briser d’un seul coup ; il se sent de taille à sauver le tsarisme et la sainte Russie orthodoxe : il les sauvera... Tels sont les propos qu’il tient devant ses intimes, avec une loquacité intarissable et des sourires pleins de suffisance. Pourtant, voilà quelques mois à peine, on le comptait parmi les libéraux modérés de la Douma. Ses amis d’alors, qui l’estimaient assez pour l’avoir élevé à la vice-présidence de l’assemblée, ne le reconnaissent plus.

La brusquerie de sa conversion s’explique, m’assure-t-on, par son état de santé : les altérations subites du caractère et l’exaltation des facultés Imaginatives constituent des prodromes typiques de la paralysie générale. Ce qui est certain, d’autre part, et que je viens d’apprendre, c’est qu’il a été mis en rapports avec Raspoutine par son médecin, le thérapeute Badmaïew, ce charlatan mongol, qui applique à ses malades les artifices magiques et la pharmacopée abracadabrante des sorciers thibétains. J’ai déjà noté l’alliance qui s’est nouée jadis, au chevet du petit Césaréwitch, entre le médicastre spirite et le staretz.

Initié depuis longtemps aux doctrines occultes, Protopopow était un client prédestiné de Badmaïew. Celui-ci, qui machine sans cesse quelque intrigue, a tout de suite compris que le vice-président de la Douma serait une précieuse recrue pour la camarilla de l’Impératrice. Au cours de ses opérations cabalistiques, il n’a pas eu de peine à prendre de l’ascendant sur cet esprit déséquilibré, sur ce cerveau avarié, où se trahissent déjà les signes précurseurs de la mégalomanie. Bientôt, il le présentait à Raspoutine. Le politicien névropathe et le thaumaturge mystique s’enchantèrent l’un l’autre. Quelques jours plus tard, Grigory désignait Protopopow à l’Impératrice comme le sauveur que la Providence réservait à la Russie. Sturmer appuya servilement. Et l’Empereur, une fois de plus, céda...



Mardi, 10 octobre.

Sur toute la ligne, les Roumains reculent. Impéritie du Haut-Commandement, fatigue et découragement des troupes : les nouvelles sont détestables.

Fort heureusement, le général Berthelot, qui va diriger la mission militaire française en Roumanie, vient d’arriver à Pétrograd. J’ai de lui la meilleure impression. La finesse malicieuse du regard contraste avec la corpulence massive ; l’esprit est lucide et réfléchi, la parole simple et juste. Mais ce qui domine dans toute la personne, c’est la volonté, une volonté calme, souriante, inflexible.

Je le présente à Sturmer et nous délibérons aussitôt. Nératow et Buchanan assistent à l’entretien. Je reprends le thème, tant de fois développé, de l’importance capitale que les opérations de la région danubienne présentent pour la Russie.

— Malgré les brillants succès du général Broussilow, votre offensive n’a pas justifié nos espérances. A moins d’un événement heureux qui, de jour en jour, est moins probable, tout le front russe, de Riga aux Carpathes, risque d’être bientôt bloqué, faute d’artillerie lourde et d’avions. Dans ces conditions, si nous laissons écraser la Roumanie, si Bucarest et Constantza tombent aux mains de l’ennemi, c’est la Russie qui en supportera principalement les conséquences, puisque Odessa sera dès lors menacé et que la route de Constantinople sera coupée. Devant une pareille perspective, le général Alexéïew ne pourrait-il donc prélever, sur l’effectif total de ses armées, la valeur de trois ou quatre corps à expédier au secours de la Roumanie ? L’offensive de l’armée de Salonique est en bonne voie ; mais son effort sera stérile, si l’armée roumaine est mise hors de combat.

Le général Berthelot soutient la même thèse, avec des arguments précis et détaillés. Sir George Buchanan l’appuie également. Sturmer acquiesce, comme toujours... en réservant, comme toujours aussi, l’opinion du général Alexéïew.



Mercredi, 11 octobre.

Mon collègue du Japon, le vicomte Motono, vient d’être nommé ministre des Affaires étrangères. De tous les Japonais que j’ai connus, c’est assurément l’esprit le plus libre, le plus instruit de la politique européenne, le plus ouvert à la pensée et à la culture européennes. Je perdrai en lui un collègue excellent, d’un commerce très sûr, et remarquablement informé.

Après l’avoir félicité, je l’interroge sur la direction qu’il se propose d’imprimer à la diplomatie japonaise.

— J’essaierai, me répond-il, d’appliquer les idées que je vous ai si souvent exprimées. Je voudrais tout d’abord rendre plus efficace notre coopération à la guerre. Ce sera la partie la plus difficile de mon rôle ; car notre opinion publique ne conçoit pas le caractère universel des problèmes qui se résolvent actuellement sur les champs de bataille d’Europe.

Cette déclaration n’a rien qui me surprenne. Il a toujours prêché en effet à son Gouvernement une intervention plus active dans le conflit européen ; il s’est même efforcé d’obtenir que des corps d’armée japonais fussent expédiés en France ; il a prodigué enfin ses instances pour accroître et accélérer les envois d’armes et de munitions japonaises en Russie. Dans toutes les conjonctures, il s’est placé au point de vue le plus élevé de l’Alliance...

Au moment de nous séparer, il me dit :

— Et la situation intérieure ? N’en êtes-vous pas inquiet ?

— Inquiet, non. Préoccupé, oui... D’après tous mes renseignements, les partis libéraux de la Douma sont résolus à ne relever aucune des provocations du Gouvernement et à ajourner leurs revendications. Le danger ne viendra donc pas d’eux ; mais leur volonté peut être dominée par les événements. Une défaite militaire, une famine, une révolution de palais, voilà ce que je redoute surtout. Si l’un de ces trois événements se produit, c’est la catastrophe certaine.

Motono reste silencieux. Je reprends :

— Vous n’êtes pas de mon avis ?

Nouveau silence. Sa figure se contracte dans une réflexion aiguë. Puis :

— Vous venez de traduire si exactement mon opinion, que je croyais m’entendre parler moi-même.



Vendredi, 13 octobre.

Le ministre de Roumanie, Diamandy, que Bratiano avait gardé auprès de lui depuis deux mois, est rentré ce matin à Pétrograd, après un arrêt à la Stavka. Il vient me voir.

— L’Empereur, me dit-il, m’a accueilli de la façon la plus cordiale et m’a promis de faire tout son possible pour sauver la Roumanie. J’ai été beaucoup moins satisfait de mes entretiens avec le général Alexéïew, qui semble ne pas comprendre l’effrayante gravité de la situation ou qui obéit peut-être à des arrière-pensées égoïstes, à la préoccupation exclusive de ses propres opérations. J’avais mission de lui demander l’envoi immédiat de trois corps d’armée dans la région située entre Dorna-Vatra et la vallée de l’Ojtuz ; ces trois corps franchiraient les Carpathes par Piatra et Palanka ; ils marcheraient droit vers l’Ouest, c’est-à-dire vers Vasarhely et Klausenbourg. L’invasion de la Valachie par les Carpathes du Sud en serait aussitôt arrêtée. Mais le général Alexéïew ne consent à envoyer que deux corps d’armée, qui devront opérer uniquement dans la vallée de la Bistritza, autour de Dorna-Vatra, en liaison avec l’armée du général Letchinsky. Et ces deux corps seront prélevés sur l’armée de Riga, de sorte qu’ils n’arriveront en Transylvanie que dans quinze ou vingt jours !... Malgré mes objurgations, je n’ai pu le convertir aux idées de l’État-major roumain.

Il me confie ensuite la douloureuse impression sous laquelle il a quitté son pays. L’ancienneté de notre amitié lui permet de s’épancher librement. Je lui représente avec force que les échecs militaires n’ont rien d’irréparable, mais que, si le Gouvernement et le peuple roumains ne se ressaisissent pas immédiatement, la Roumanie est perdue sans retour :

— Il faut, à tout prix, que votre pays se redresse et que vos ministres reprennent courage. Ils vont d’ailleurs recevoir, dans la personne du général Berthelot, un tonique merveilleux.



Lundi, 16 octobre.

Depuis quelques jours, une rumeur bizarre circulait à Pétrograd ; on affirmait, de toutes parts, que Sturmer avait enfin démontré à l’Empereur la nécessité de terminer la guerre en concluant, au besoin, une paix séparée. Plus de vingt personnes étaient venues m’interroger. Chacune avait reçu de moi la même réponse :

— Je n’attache à ces racontars aucune importance. Jamais l’Empereur ne trahira ses alliés.

Je pensais néanmoins que la légende n’aurait pas rencontré un tel crédit sans la collusion de Sturmer et de sa bande.

Aujourd’hui, par ordre de l’Empereur, l’Agence télégraphique publie une note officielle qui dément catégoriquement « les bruits propagés par certains journaux sur la possibilité d’une paix séparée entre la Russie et l’Allemagne. »



Mardi, 17 octobre.

J’offre à Motono un dîner d’adieu. Mes autres convives sont le président du Conseil et Mme Sturmer, le ministre des Voies de communication, Trépow, l’ambassadeur d’Italie, le ministre de Danemark et Mme Scavenius, le général Wolkow, la princesse Cantacuzène, M. et Mme Polovtsow, le prince et la princesse Obolensky, le général et la baronne Wrangell, le vicomte d’Harcourt, qui se rend en Roumanie avec une mission de la Croix-rouge française, etc., une trentaine de personnes.

Mme Sturmer est remarquablement appariée à son époux. C’est la même forme d’intelligence, la même qualité d’âme. Je lui prodigue mes grâces pour la faire parler. Elle me sert un long panégyrique de l’Impératrice. Sous le flot des louanges et des obséquiosités, je reconstitue le travail artificieux par lequel Sturmer a capté la confiance de la souveraine. A cette pauvre névrosée, qui jusqu’ici se croyait en butte à la haine de tout son peuple, il a persuadé qu’elle en est au contraire adorée :

— Il n’y a pas de jour, me dit Mme Sturmer, où l’Impératrice ne reçoive des lettres, des télégrammes, qui lui sont adressés par des ouvriers, des paysans, des prêtres, des soldats, des blessés. Et tous ces humbles, qui sont la vraie voix du peuple russe, assurent Sa Majesté de leur ardent amour, de leur confiance infinie, et la supplient de sauver la Russie.

Elle ajoute naïvement :

— Lorsque mon mari était ministre de l’Intérieur, il en recevait chaque jour aussi, soit directement, soit par les gouverneurs de province. Et c’était pour lui une grande joie d’aller les porter à Sa Majesté l’Impératrice.

— Cette joie est réservée maintenant à M. Protopopow.

— Oui, mais mon mari a cependant encore de très nombreuses occasions de constater à quel point Sa Majesté l’Impératrice est vénérée et adorée dans le pays.

Feignant de m’apitoyer sur le lourd labeur qui incombe à son mari, je l’amène à me raconter l’emploi qu’il fait de son temps. Et je constate que toute son activité s’inspire de l’Impératrice, aboutit à l’Impératrice.

Pendant la soirée, j’interroge Trépow sur la crise économique qui sévit en Russie et qui énerve l’esprit public.

— Le problème de l’alimentation, me dit-il, est devenu en effet très préoccupant ; mais les partis d’opposition en abusent pour attaquer le Gouvernement. Voici, en toute sincérité, quelle est la situation. D’abord, la crise est loin d’être générale ; elle n’atteint des proportions graves que dans les villes et dans quelques agglomérations rurales. Il est exact, toutefois, que, dans certaines villes, à Moscou, par exemple, le public se montre nerveux. D’autre part, les denrées ne manquent pas, sauf quelques produits qui nous venaient de l’étranger. Mais les moyens de transport sont insuffisants et la méthode de distribution est défectueuse. Des mesures énergiques vont être ordonnées. Je vous assure que, d’ici peu, la situation s’améliorera ; j’espère même que, dans un mois au plus tard, le malaise actuel aura disparu.

Il ajoute sur un ton confidentiel :

— J’aimerais causer tranquillement avec vous, monsieur l’ambassadeur. Quand pourriez-vous me recevoir ?

— C’est moi qui irai vous voir. Il vaut mieux que notre conversation ait lieu à votre ministère.

Jetant un coup d’œil sur Sturmer, il reprend :

— Oui, cela vaut mieux.

Nous prenons rendez-vous pour après-demain.

Je m’approche du baron Wrangell qui cause avec mon attaché militaire, le lieutenant-colonel Lavergne, et mon attaché naval, le capitaine de frégate Gallaud. Aide de camp du grand-duc Michel, frère de l’Empereur, il leur confie les impressions qu’il rapporte de Galicie.

— Le front russe, dit-il, est désormais bloqué, d’un bout à l’autre. Ne comptez plus sur aucune offensive de notre côté. D’ailleurs, nous sommes impuissants contre les Allemands ; nous ne les vaincrons jamais.



Jeudi, 19 octobre.

Trépow me reçoit à deux heures et demie dans son cabinet du ministère des Voies de communication, qui prend jour sur les jardins Youssoupow.

Au sujet de la crise économique, il me répète, en précisant par des chiffres, ce qu’il me disait avant-hier soir à l’ambassade. Puis, avec cette franchise, parfois brutale, qui est un des traits de son caractère, il me parle de l’Alliance et des buts qu’elle s’est assignés. Il conclut :

— Nous sommes a une heure critique. Ce qui se décide actuellement entre le Danube et les Carpathes, c’est l’issue ou plutôt la durée de la guerre ; car l’issue de la guerre ne peut plus... ne doit plus être mise en doute. Tout récemment, j’ai fait mon rapport à l’Empereur, qui m’a permis de lui parler librement et j’ai eu la satisfaction de le trouver d’accord avec moi sur la nécessité, non seulement de soutenir la Roumanie, mais encore d’attaquer à fond la Bulgarie, dès que l’armée roumaine sera un peu renforcée et aguerrie. C’est dans la péninsule balkanique et non ailleurs que nous pouvons espérer obtenir, à bref délai, un résultat décisif. Sinon, la guerre se prolongera indéfiniment... et avec quels risques !

Je le félicite d’exprimer aussi résolument les idées que je soutiens, depuis plus d’un mois, devant Sturmer :

— Mais, puisque nous causons en toute confiance, je ne vous cacherai pas que je suis très mal impressionné, dans le sens contraire, par les rumeurs pessimistes qu’on propage de divers côtés. J’en suis d’autant plus affecté, que cette propagande est manifestement inspirée par des personnes d’une haute situation sociale ou politique.

— Vous faites allusion aux personnes qui réclament la fin de la guerre à tout prix et le retour de la Russie au système des alliances germaniques ?... Laissez-moi d’abord vous dire que ces personnes sont folles. La paix sans la victoire, sans une victoire complète, c’est la révolution immédiate. Et ce sont ces mêmes personnes qui en seraient les premières victimes !... Mais il y a plus : il y a la volonté de l’Empereur ; or, cette volonté est inébranlable ; aucune influence quelconque ne le fera céder. L’autre jour encore, il m’a répété qu’il ne pardonnera jamais à l’empereur Guillaume ses injures et ses perfidies ; qu’il se refusera à traiter de la paix avec les Hohenzollern ; qu’il poursuivra la guerre jusqu’à la destruction de l’hégémonie prussienne.

— Alors, pourquoi confie-t-il le pouvoir à M. Sturmer, à M. Protopopow, qui trahissent notoirement ses intentions ?

— Parce qu’il est faible !... Mais il n’est pas moins entêté que faible. C’est bizarre ; c’est pourtant comme cela !

— Ce n’est pas bizarre. Les psychologues vous expliqueront que l’entêtement n’est qu’une forme de la faiblesse. Aussi, son obstination d’aujourd’hui ne me rassure qu’à moitié. Comme on connaît sa nature, on ne la heurtera pas de face ; on agira derrière lui et en dehors de lui. Un beau jour, on le mettra en présence de faits accomplis. Alors il cédera, ou, plus exactement, il s’abandonnera, il se résignera.

— Non, non !... J’ai confiance en mon souverain... Mais encore faut-il qu’on ait le courage de lui dire la vérité.

Notre conversation dure depuis plus d’une heure. Je me lève pour me retirer. Mais, avant de gagner la porte, je m’arrête une minute à la fenêtre, devant le décor des jardins Youssoupow, qui longent l’hôtel du ministre. Il fait déjà presque nuit et il neige ; on dirait que la nuit tombe avec la neige, dans une lente chute de flocons et de brumes.

Après un silence perplexe, Trépow se rapproche de moi. Puis, comme s’il venait de prendre soudain une résolution audacieuse, il me dit, sur un ton énergique et bref :

— Dans quelques jours, je reverrai l’Empereur. M’autorisez-vous à lui rapporter notre entretien ?

— Je ne vous y autorise pas seulement : je vous en prie.

— Et s’il me demande à quelles personnes vous avez fait allusion ?

— Vous lui nommerez M. Sturmer et M. Protopopow ; vous pourrez ajouter que, si je n’ai officiellement aucun grief positif à formuler contre eux, je n’en suis pas moins convaincu qu’ils sont hostiles à l’Alliance, qu’ils la servent à contre-cœur et qu’ils se préparent à la trahir.

— Je le lui répéterai, mot pour mot... Vous comprenez combien tout ce que nous venons de dire est grave ! Puis-je compter que vous me garderez un secret absolu ?

— Je vous le promets.

— Adieu !... Notre conversation aura peut-être de grandes conséquences !

— Cela dépend de vous... Adieu !...



Samedi, 21 octobre.

Parmi tous les agents secrets que l’Allemagne entretient dans la société russe, je ne crois pas qu’elle en ait de plus actifs, de plus adroits, de plus opérants que le financier Manus.

De confession hébraïque, ayant obtenu par les moyens habituels l’autorisation de résider à Pétrograd, il s’est acquis, ces dernières années, une fortune considérable par le courtage et la spéculation. Le génie des affaires lui inspira de lier partie avec les plus farouches défenseurs du trône et de l’autel. C’est ainsi qu’il se subordonna servilement au vieux prince Mestchersky, le célèbre directeur du Grajdanine, l’intrépide champion de l’absolutisme orthodoxe. En même temps, ses discrètes et ingénieuses libéralités lui gagnaient peu à peu tout le clan de Raspoutine.

Depuis le début de la guerre, il mène campagne pour une prompte réconciliation de la Russie avec les Puissances germaniques. On l’écoute beaucoup dans le monde de la finance et il s’est créé des attaches dans la plupart des journaux. Il est en relations constantes avec Stockholm… c’est-à-dire Berlin. Je le soupçonne fort d’être le principal distributeur des subsides allemands. Il offre, chaque mercredi, un dîner à Raspoutine. L’amiral Nilow, aide de camp général de l’Empereur et attaché à son service intime, est invité, par principe, en raison de sa magnifique tenue sous le vin. Un autre convive de fondation est l’ancien directeur du Département de la police, le redoutable Biéletzky, aujourd’hui sénateur, mais qui a gardé toute son influence à l’Okhrana et qui entretient, par Mme Wyroubow, des rapports constants avec l’Impératrice. Naturellement, il y a aussi quelques femmes agréables pour égayer le festin. Parmi les habituées, est une ravissante Géorgienne, Mme E..., souple, insinuante et enjôleuse comme une sirène. On boit toute la nuit ; Raspoutine est très vite soûl ; il bavarde alors intarissablement. Je ne doute pas qu’un récit détaillé de ces orgies soit expédié, le lendemain, à Berlin..., avec commentaires et précisions à l’appui.



Dimanche, 22 octobre.

Le général Biélaïew, qui va représenter le Haut-Commandement russe en Roumanie, vient me faire ses adieux.

Il me confie que, outre les deux corps d’armée russes déjà expédiés en Moldavie et qui doivent essayer de pénétrer en Transylvanie par Palanka, un troisième corps partira le 7 novembre, pour la Valachie, où il opérera, de concert avec l’armée roumaine, entre le Danube et les Carpathes. Il est chargé de déclarer au roi Ferdinand que « l’Empereur n’exclut pas la possibilité d’envoyer ultérieurement d’autres renforts. »

Je représente au général Biélaïew que cet envoi « ultérieur » me paraît d’une extrême urgence :

— Les opérations du théâtre balkanique prennent, de jour en jour, un caractère plus décisif... et dans quel sens ! La Dobroudja est perdue. Constantza va tomber. Tous les défilés des Alpes transylvaniennes sont forcés. L’hiver approche... Le moindre retard est irréparable.

Il en convient :

— J’ai insisté, de toutes mes forces, auprès de l’Empereur et du général Alexéïew, pour qu’une armée de trois ou quatre corps soit dirigée, sans délai, sur Bucarest. Là, elle s’amalgamera avec l’armée roumaine. Nous aurions ainsi, au cœur de la Roumanie, une belle masse de manœuvre qui nous permettrait, non seulement de barrer les passes des Carpathes, mais encore d’envahir la Bulgarie. L’Empereur est acquis à cette idée ; il reconnaît la nécessité d’obtenir promptement un gros succès dans les Balkans. Mais le général Alexéïew ne consent pas à dégarnir le front russe ; il craint que les Allemands n’en profitent pour improviser une offensive du côté de Riga.

— Cependant, c’est l’Empereur qui commande. Le général Alexéïew n’est que son conseiller technique, l’exécuteur de ses ordres !

— Oui, mais Sa Majesté se fait un grand scrupule d’imposer sa volonté au général Alexéïew.

J’interroge le général Biélaïew sur la disposition morale de l’Empereur. Il me répond, avec une gêne visible :

— Sa Majesté est triste, absorbée. Par moments, lorsqu’on lui parle, elle a l’air de ne pas vous entendre... Je n’ai pas eu bonne impression.

En me quittant, il me rappelle toutes les graves confidences que nous avons échangées depuis le début de la guerre et il me remercie de l’accueil qu’il a toujours trouvé auprès de moi. Il termine par ces mots :

— Nous aurons encore des jours difficiles, très difficiles...



Mardi, 24 octobre.

Contrairement aux prévisions de Trépow, la situation économique, loin de s’améliorer, s’aggrave. D’après un de mes informateurs, qui a parcouru hier les quartiers industriels de la Galernaïa et de la Narwskaïa, le peuple souffre et devient mauvais. On accuse ouvertement les ministres d’entretenir la disette pour provoquer des émeutes et avoir ainsi un prétexte à sévir contre les organisations socialistes. Dans les usines, on se passe de main en main des brochures qui incitent les ouvriers à se mettre en grève et à réclamer la paix. D’où viennent ces brochures ? Personne ne le sait. Les uns prétendent qu’elles sont distribuées par des agents allemands, les autres par l’Okhrana. Partout, on répète que « cela ne peut durer. » Les bolcheviki ou « extrémistes » s’agitent, organisent des conciliabules dans les casernes, annoncent que « le grand jour du prolétariat est proche. »

Je demande à mon informateur, qui est intelligent, suffisamment honnête, et qui fréquente les milieux libéraux :

— Croyez-vous qu’on puisse raisonnablement attribuer à un Sturmer ou un Protopopow l’idée machiavélique d’entretenir la disette pour provoquer des émeutes et rendre impossible, par contre-coup, la continuation de la guerre ?

Il me répond :

— Mais, monsieur l’ambassadeur, c’est toute l’histoire de la Russie !... Depuis Pierre le Grand et sa fameuse Chancellerie secrète, c’est toujours la police qui a suscité les mouvements populaires pour se donner ensuite la gloire de sauver le régime. Si la continuation de la guerre met le tsarisme en péril, soyez sûr que M. Sturmer et M. Protopopow recourront aux procédés classiques de l’Okhrana. Mais, cette fois, cela ne se passera pas comme en 1905...



Mercredi, 25 octobre.

Avant-hier, les Austro-Bulgares ont pris Constantza. Nous ne perdons pas seulement la rive droite du Danube et la possibilité d’une offensive ultérieure vers les Balkans ; nous perdons encore le delta danubien et, par suite, la voie la plus directe entre la Russie méridionale et la Roumanie, entre Odessa et Galatz. L’approvisionnement des armées russe et roumaine deviendra bientôt un problème insoluble.

Diamandy vient me voir ; il est désespéré :

— Je m’épuise en démarches pour obtenir qu’on envoie de nouveaux contingents russes. A l’État-major, on déclare qu’on ne peut que s’en référer au général Alexéïew ; je sais ce que cela signifie. Quand je m’adresse à Sturmer, il se borne à lever les yeux au ciel, en me répétant : — Ayez confiance !... La Providence est grande et elle est si bonne !... si bonne !

— Cela prouve que Sturmer n’est pas janséniste ; car M. de Saint-Cyran aimait, au contraire, à répéter : Dieu est terrible !... Dieu est terrible !

— Alors, que faire ?

— Voyez l’Empereur.

— C’est sérieusement que vous me donnez ce conseil ?

— Hélas ! que pouvez-vous faire d’autre ?...



Vendredi, 27 octobre.

La grande-duchesse Marie-Pavlowna inaugure, cet après-midi, au coin du Champ-de-Mars et de la Moïka, une exposition d’appareils prothétiques pour les mutilés de la face. Elle m’a fait demander de l’y rejoindre.

Au dehors, le temps est d’une tristesse infinie. Le ciel, couleur d’ardoise et de plomb, ne laisse tamiser qu’une lueur éteinte, blême, décolorée, une lueur d’éclipse. Dans l’air, des flocons de neige tournoient lentement. Le sol de l’immense esplanade n’est plus qu’un marécage de boue gluante et de flaques saumâtres. A l’arrière-plan, l’église expiatoire de la Résurrection s’enveloppe dans la brume, comme dans un voile de crêpe.

J’accompagne la grande-duchesse de salle en salle. Le jour blafard, qui filtre par les fenêtres, accentue encore l’aspect sinistre de cette exposition. Dans chaque vitrine, des photographies, des masques de plâtre, des figures de cire alternent avec les appareils pour en démontrer le mécanisme et l’emploi. Tous ces visages déchiquetés, arrachés, aveuglés, fracassés, désossés, ayant perdu parfois jusqu’à l’apparence humaine, composent un spectacle atroce qui n’a vraiment de nom dans aucune langue. L’imagination la plus délirante ne réussirait pas à concevoir un pareil musée d’épouvante. Goya lui-même n’a pu atteindre à ces visions de cauchemar ; les terribles eaux-fortes, où il s’est complu à nous représenter des scènes de massacre et de torture, pâlissent auprès de ces monstrueuses réalités.

A tout instant, la grande-duchesse exhale un soupir de pitié ou porte la main devant ses yeux. Quand nous avons terminé le parcours des galeries, elle va se reposer quelques minutes dans un salon réservé. Là, elle me fait asseoir près d’elle ; puis, affectant un air détaché, car on nous regarde, elle murmure :

— Ah ! mon cher ambassadeur, dites-moi, dites-moi vite quelque chose de réconfortant... J’avais déjà l’âme très noire, lorsque je suis entrée ici. Les atrocités que nous venons de voir ont achevé de me bouleverser. Oui ; réconfortez-moi vite !

— Mais pourquoi aviez-vous l’âme si noire en venant ici ?

— Parce que... parce que... Ai-je donc besoin de vous le dire ?

Alors, rapidement, elle énumère les motifs de son inquiétude. Sur le front russe, l’offensive Broussilow est arrêtée, sans aucun résultat décisif. En Roumanie, la catastrophe est inévitable, imminente. A l’intérieur de l’Empire, la fatigue, le découragement, l’irritation croissent de jour en jour. L’hiver commence sous les plus sombres auspices.

Je la remonte par quelques variations sur mon thème habituel. Quoi qu’il advienne, dis-je, la France et l’Angleterre continueront de se battre jusqu’à la victoire intégrale. Et cette victoire ne peut plus leur échapper, car il est désormais établi que l’Allemagne est aussi incapable de les écraser que de prolonger indéfiniment la lutte. Si, par impossible, la Russie se séparait aujourd’hui de ses alliés, elle se trouverait le lendemain dans le camp des vaincus ; ce ne serait pas seulement pour elle une honte indélébile ; ce serait un suicide national. En terminant, je demande à la grande-duchesse :

— Pour être si inquiète, n’auriez-vous donc plus confiance dans l’Empereur ?

Surprise par la brusquerie de ma question, elle me fixe un instant avec des yeux hagards. Puis, elle répond à voix basse :

— L’Empereur ?... J’aurai toujours foi en lui. Mais il y a aussi l’Impératrice !... Je les connais bien, tous les deux. Plus les événements iront mal et plus Alexandra-Féodorowna prendra d’influence, parce qu’elle a une volonté agissante, intervenante, harcelante. Lui, au contraire, n’a qu’une volonté négative. Quand il doute de lui-même, quand il se croit abandonné de Dieu, il ne réagit plus ; il ne sait que s’enfermer dans une obstination inerte et résignée... Voyez comme l’Impératrice est déjà puissante aujourd’hui. Avant peu, c’est elle seule qui conduira la Russie !...



Samedi, 28 octobre.

Réfléchissant à ma conversation d’hier avec la grande-duchesse Marie-Pavlowna, je me dis :

— En somme, et toute réserve faite quant aux aberrations mystiques, il y a chez l’Impératrice un caractère plus trempé que chez l’Empereur, une volonté plus tenace, un esprit plus vigoureux, des vertus plus actives, une âme plus militante et plus souveraine... Son idée de sauver la Russie en la ramenant aux traditions de l’absolutisme théocratique est une folie ; mais l’altière opiniâtreté qu’elle y déploie ne manque pas de grandeur. Le rôle qu’elle s’est arrogé dans l’État est funeste : du moins le joue-t-elle en tsarine... Quand elle comparaîtra « dans cette terrible vallée de Josaphat, » v’ietoï oujassnoï doline Josaphata, dont Raspoutine lui parle sans cesse, elle pourra invoquer non seulement l’irréprochable droiture de ses intentions, mais encore la parfaite conformité de ses actes avec les principes de droit divin sur lesquels est fondé l’autocratisme russe...



Mardi, 31 octobre.

Depuis deux jours, toutes les usines de Pétrograd sont en grève. Les ouvriers ont quitté les ateliers, sans formuler aucun motif, sur un simple mot d’ordre venu d’un comité mystérieux.

Ce soir, dîner au ministère des Affaires étrangères en l’honneur de Motono.

A sept heures et demie, comme j’achève de m’habiller, on m’annonce que deux industriels français, Sicaut et Beaupied, demandent à me voir pour une affaire urgente. Représentants de la fabrique d’automobiles « Louis Renault, » ils dirigent une grande usine dans le quartier de Viborg.

Je les reçois immédiatement ; ils me racontent :

— Vous savez, monsieur l’ambassadeur, que nous n’avons jamais eu qu’à nous louer de nos ouvriers, parce qu’ils n’ont eu, eux-mêmes, qu’à se louer de nous. Aussi ont-ils refusé de participer à la grève générale... Cet après-midi, pendant que le travail battait son plein, une bande de grévistes, venant des usines Baranowsky, a assiégé notre maison, en hurlant : « A bas les Français ! Assez de la guerre ! » Nos ingénieurs et nos contre-maîtres ont voulu parlementer. On leur a répondu à coups de pierres et à coups de revolver. Un ingénieur et trois contre-maîtres français ont été grièvement blessés. La police qui, sur ces entrefaites, était accourue, a bientôt reconnu qu’elle n’était pas de force. Un peloton de gendarmes a réussi alors à traverser la foule et est allé chercher deux régiments d’infanterie, qui sont casernés tout près de là. Les deux régiments sont arrivés quelques minutes après ; mais, au lieu de dégager l’usine, ils ont tiré sur la police.

— Sur la police !

— Oui, monsieur l’ambassadeur ; vous pouvez venir voir sur nos murs la trace des feux de salve... Beaucoup de gorodovoï et de gendarmes sont tombés. Puis, ç’a été une grande bagarre... Enfin, nous avons entendu le galop des cosaques ; il y en avait quatre régiments. Ils ont chargé les soldats d’infanterie et les ont ramenés à coups de lance jusqu’à la caserne. Maintenant, l’ordre est rétabli.

Je les remercie de m’avoir informé sans retard, ce qui me permettra de signaler l’incident, ce soir même, au président du Conseil.

Au ministère, la mise en scène n’est pas moins somptueuse et ostentatoire qu’elle ne l’était récemment pour le prince Kanin. Après avoir salué Mme Sturmer, j’attire à part le président du Conseil et je lui parle de ce qui vient de se passer devant l’usine Renault. Il essaie de me prouver que c’est un épisode sans importance ; il ajoute que le préfet de police lui en a déjà rendu compte par le téléphone et que toutes les mesures sont prises pour la protection de l’usine.

— Il n’en reste pas moins, dis-je, que la troupe a tiré sur la police. Et c’est cela qui est grave... très grave.

— Oui, c’est grave ; mais la répression sera sans pitié. Je le laisse à ses invités, qui affluent.

Pour passer à table, nous traversons une forêt de palmiers ; il y en a tant et leur feuillage est si luxuriant qu’on se croirait dans la jungle.

Je prends place entre Mme Narischkine, grande-maîtresse de la cour, et lady Georgina Buchanan. L’excellente et sympathique douairière qu’est Mme Narischkine me raconte sa vie à Tsarskoïé-Sélo. « Dame d’honneur à portrait de LL. MM. les Impératrices, » « dame de l’ordre de Sainte-Catherine, » « Haute-Excellence, » elle porte ses soixante-quatorze ans avec une bonne grâce indulgente et affable, qui aime à s’épancher en souvenirs. Ce soir, elle est mélancolique :

— Ma charge de grande-maîtresse ne m’occupe guère. De temps à autre, une audience privée, une cérémonie intime, et c’est tout. Les Majestés vivent de plus en plus retirées. Quand l’Empereur revient de la Stavka, il ne veut voir personne en dehors de ses heures de travail, et il s’enferme dans ses appartements particuliers. Quant à l’Impératrice, elle est presque toujours souffrante... Il faut beaucoup la plaindre. Elle me parle ensuite des nombreuses œuvres dont elle s’occupe personnellement, asiles de retraite, ambulances de guerre, écoles d’apprenties, patronages de détenues, etc.

— Vous voyez, poursuit-elle, que je ne reste pas inactive. Le soir, après dîner, je vais régulièrement chez mes vieux amis Benckendorff. Ils habitent, comme moi, le Grand-Palais, mais à l’autre extrémité. Nous nous entretenons un peu du présent et beaucoup du passé. Vers minuit, je les quitte. Pour gagner mon appartement, il faut que je traverse la file interminable des immenses salons que vous connaissez. De loin en loin, brille une lampe électrique. Un vieux domestique passe devant moi pour m’ouvrir les portes. C’est long, ce voyage, et ce n’est pas gai... Je me demande souvent si ces salons reverront jamais les splendeurs et les gloires d’autrefois !... Ah ! monsieur l’ambassadeur, que de choses sont en train de finir !... Et comme elles finissent mal !... Je ne devrais pas vous dire cela. Mais nous vous considérons tous comme un véritable ami et nous pensons tout haut devant vous.

Je la remercie de sa confiance et j’en profite pour lui affirmer que l’horizon s’éclairerait bien vite si l’Empereur se tenait en plus étroite communion avec son peuple, s’il s’adressait plus directement à la conscience nationale. Elle me répond :

— C’est ce que nous lui disons quelquefois, timidement. Il nous écoute avec douceur... et il parle d’autre chose.

A l’exemple de son auguste maître, elle me parle aussi d’autre chose.

Incidemment, je prononce le nom de la belle Marie-Alexandrowna N..., ci-devant comtesse K..., qui, par l’élégante pureté de ses formes et le rythme onduleux de ses lignes, me fait toujours penser à la Diane de Houdon. Mme Narischkine me dit :

— Cette charmante femme a suivi la mode nouvelle, la mode générale. Elle a divorcé. Et pourquoi ? Pour rien ! Serge-Alexandrowitch K... était parfait à son égard ; elle n’a jamais pu formuler contre lui aucun grief. Mais, un beau jour, elle s’est éprise ou elle a cru s’éprendre de N..., qui est si médiocre, si inférieur sous tous les rapports à Serge-AIexandrowitch, et, bien qu’elle ait deux filles de celui-ci, elle l’a quitté pour épouser l’autre... Je vous assure que, autrefois, on divorçait très rarement ; il fallait des motifs très graves, exceptionnels. Et la situation d’une femme divorcée était des plus pénibles.

— La fréquence des divorces est, en effet, une des choses qui m’ont le plus frappé ici. Je calculais, l’autre jour, que, dans mon groupe de société, plus de la moitié des ménages compte un ou deux époux divorcés... Avez-vous remarqué, madame, que l’aventure d’Anna Karénine ne se comprend plus aujourd’hui ? Et pourtant, l’œuvre, je crois, ne date que de 1876 ! Aujourd’hui, Anna aurait immédiatement divorcé pour se remarier avec Vronsky, et le roman en serait resté là.

— C’est vrai !... Vous mesurez ainsi quelle plaie sociale est devenu le divorce.

— Mais le Saint-Synode n’en est-il pas grandement responsable ? Car, enfin, c’est de lui et de lui seul que dépendent les divorces.

— Hélas ! le Saint-Synode lui-même n’est plus la grande autorité morale qu’il était jadis.

Le dîner s’achève. Nous sommes restés plus d’une heure à table.

Au fumoir, j’entreprends Sturmer sur les grèves et les incidents de cet après-midi. Mais sa réception le rend si joyeux et si fier que je ne réussis pas à entamer son optimisme.


MAURICE PALÉOLOGUE.

  1. Copyright by Maurice Paléologue, 1921.
  2. Voyez la Revue des 15 décembre 1921, 1er et 15 janvier, 15 février.