La Russie des Tsars pendant la Grande Guerre/11

Maurice Paléologue
La Russie des Tsars pendant la Grande Guerre
Revue des Deux Mondes7e période, tome 7 (p. 782-816).
LA RUSSIE DES TSARS
PENDANT LA GRANDE GUERRE [1]
(NOUVELLE SÉRIE)

IV [2]
LA ROUMANIE ENTRE EN GUERRE


Jeudi, 29 juin 1916.

L’armée russe de Galicie s’étend à 50 kilomètres au sud du Dniester jusqu’à Koloméa : elle accentue sa conversion vers le nord-ouest, en marchant sur Stanislau.

Pendant le mois de juin, elle a fait 217 000 prisonniers, dont 4 500 officiers : elle a capturé en outre 230 canons et 700 mitrailleuses.

Le général Alexéïew vient d’expédier une note au général Joffre pour lui signaler l’avantage que l’armée de Salonique aurait actuellement à prendre l’offensive contre les Bulgares ; il estime que cette offensive obligerait sans doute la Roumanie à se déclarer enfin pour l’Entente. Les conclusions de cette note me semblent très fortes : Il ne peut guère, à l’avenir, se représenter une situation qui, plus que l’actuelle, assurerait le succès d’une opération partant de Salonique. L’armée russe a produit dans les lignes de défense austro-allemandes une large brèche et les opérations en Galicie ont repris le caractère de la guerre de mouvement. L’Allemagne et l’Autriche attirent dans cette région toutes leurs nouvelles forces et s’affaiblissent dans les Balkans. Un coup frappé sur la Bulgarie garantirait les derrières de la Roumanie et constituerait une mesure sur Buda-Pesth. L’entrée en action, nécessaire et avantageuse, de la Roumanie, deviendrait ainsi inévitable.

Le Haut-Commandement britannique se refuse à entreprendre actuellement une offensive contre les Bulgares ; il juge l’opération trop périlleuse. Briand insiste à Londres pour faire prévaloir l’opinion du général Alexéïew.



Samedi, 1er juillet.

En Galicie, les Russes, qui viennent d’occuper Koloméa, poursuivent les Austro-Allemands vers Stanislau. En Bukovine, ils consolident leurs succès.

Depuis le 4 juin, les armées du général Broussilow ont fait 217 000 prisonniers.

En France, une grande offensive anglo-française s’engage sur la Somme.



Dimanche, 2 juillet.

Ma dernière intervention au sujet du chemin de fer d’Arkhangelsk n’a pas été vaine. Sazonow m’annonce que, sur un ordre de l’Empereur, le nombre des wagons qui assurent le trafic quotidien de la ligne est porté de 300 à 450 et bientôt à 500.

Bratiano continue de soutenir à Paris que la mauvaise volonté de la Russie est le seul motif qui l’empêche de prendre la décision suprême, ce qui attire sur moi un flot de télégrammes impatients. Pour couper court au jeu équivoque du Gouvernement roumain, le général Alexéïew vient de lui faire savoir « que le moment actuel lui apparaît le plus propice à l’intervention armée de la Roumanie et que c’est aussi le seul moment où cette intervention puisse intéresser la Russie. »

J’en parle à Diamandy qui déjeune chez moi ce matin.

— Les atermoiements de M. Bratiano, lui dis-je, me semblent une faute grave. Je comprendrais parfaitement qu’il ne voulût pas la guerre ; c’est une politique qui se défend, car on ne fait pas la guerre sans risques. Mais, puisque vous m’affirmez qu’il veut la guerre, puisqu’il l’affirme lui-même, puisqu’il a fixé d’avance sa part de butin, puisqu’il s’est déjà compromis, autant qu’on peut l’être, dans la politique des revendications nationales, comment ne voit-il pas que, stratégiquement, c’est l’heure ou jamais pour la Roumanie de marcher ? Les Russes sont en plein élan d’offensive ; les Austro-Hongrois sont encore tout étourdis de leur défaite ; les Italiens se sont ressaisis et mordent ferme ; les Anglais et les Français attaquent, de toutes leurs forces, sur la Somme. Qu’est-ce que M. Bratiano veut de plus ? Ignore-t-il donc que les belles occasions passent vite, en temps de guerre ?

— Je suis personnellement de votre avis. Mais je ne doute pas que M. Bratiano n’ait, de son côté, des raisons très fortes pour ajourner encore sa décision finale. Songez qu’il va jouer l’existence même de la Roumanie !...



Lundi, 3 juillet.

Les parlementaires russes, qui s’étaient rendus à l’invitation des parlementaires anglais, français et italiens, viennent de rentrer à Pétrograd. Ils ont rendu compte aujourd’hui de leur mission au Conseil de l’Empire et à la Douma. Même en faisant la part de la phraséologie officielle, leurs discours témoignent qu’ils sont pénétrés d’admiration pour l’effort militaire de leurs alliés, de la France surtout.

J’assistais, avec Buchanan et Carlotti, à la séance du Palais Marie et à celle du Palais de Tauride : nous avons été chaleureusement acclamés.

Les membres du Conseil de l’Empire et les députés de la Douma, avec qui j’ai causé, en particulier, Gourko, le prince Lobanow-Rostowsky, Schébeko, Wiélopolski, Milioukow, Chingarew, etc., m’ont tous exprimé, à peu près dans la même forme, la même idée : « Ici, nous ne nous doutons pas de ce que c’est que la guerre. »



Mardi, 4 juillet.

Je déjeune à l’ambassade d’Italie ; j’y rencontre le président de la Douma, Rodzianko, le comte Sigismond Wiélopolski du Conseil de l’Empire et les deux députés « cadets » Milioukow et Chingarew.

Je cause longuement avec Milioukow sur les conclusions qu’il rapporte de son voyage en Occident :

— Avant tout, me dit-il, nous devons intensifier et coordonner notre effort national. Et ce n’est possible que par un étroit accord, par une intime collaboration du Gouvernement avec le pays et la Douma. Or ce n’est pas la tendance qui prévaut, en ce moment...

Il a été frappé de l’importance extrême que l’opinion française attache à l’intervention de la Roumanie ; il n’a qu’une confiance médiocre dans la valeur de l’armée roumaine ; il laisse percer, une fois de plus, sa vieille sympathie, son inépuisable indulgence pour les Bulgares.

Désirant l’interroger plus à fond sur la situation intérieure qui me préoccupe grandement, je l’invite à dîner, dans trois jours, avec Chingarew.

Wiélopolski me prend alors à part et me dit en confidence :

— Je sais, avec certitude, que l’Empereur convoquera prochainement ses ministres à Mohilew pour résoudre enfin la question de l’autonomie polonaise. Sturmer et la plupart de ses collègues y sont plus opposés que jamais. Néanmoins, je crois que Sazonow a chance de l’emporter : car c’est lui qui a pris décidément l’affaire en main : il a trouvé d’ailleurs chez le général Alexéïew un appui énergique.

Il ajoute qu’il a une occasion indirecte de faire bientôt passer une lettre sous les yeux de l’Empereur et qu’il voudrait y glisser une appréciation de moi. Je lui réponds :

— Vous pouvez dire, de ma part, que la proclamation de l’autonomie polonaise serait accueillie en France, non seulement comme le premier acte de réparation historique qui sera sorti de cette guerre, mais comme un acte éminemment politique, d’une portée considérable pour l’avenir, et qui peut faciliter singulièrement l’avance des armées russes en Pologne.


Les nouvelles de Galicie et de Bukovine continuent d’être excellentes. Le total des prisonniers s’élève maintenant à 233 000.

En France, l’offensive sur la Somme est extrêmement dure ; mais elle tourne à notre avantage.



Mercredi, 5 juillet.

Le général Polivanow vient déjeuner en tête-à-tête avec moi.

Malgré sa disgrâce, il est resté en relations intimes avec le général Alexéïew, qui l’apprécie hautement. Il est donc qualifié pour juger avec compétence la situation stratégique des armées russes. Tout en affirmant qu’il ne parle qu’à titre personnel, il me dit :

— L’offensive de nos armées en Bukovine et Galicie n’est que le prélude de notre offensive générale... Notre principal effort doit se porter sur les armées allemandes ; c’est par leur défaite seule que nous obtiendrons définitivement la victoire. Depuis la bataille de Verdun, l’Allemagne n’est plus capable d’entreprendre aucune offensive importante. Mais, pour ne parler que de notre front, nous devons nous attendre, de sa part, à une résistance opiniâtre en avant du Niémen et du Bug, puis plus tard sur le cours même de ces deux rivières et de la Vistule... J’ignore naturellement les intentions du général Alexéïew ; je présume néanmoins que son plan est de faire remonter toutes nos armées vers le Nord-Ouest, en pivotant autour de Riga. Le général Kouropatkine, qui est médiocrement doué pour l’offensive, mais qui est remarquable dans la défensive, a donc les qualités de la mission qui lui est confiée. Le général Evert et le général Broussilow, qui sont d’excellents « manœuvriers, » feront le reste. Je m’imagine qu’on leur assignera comme objectifs Wilna, Brest-Litovsk et Lublin.

— Et Cracovie ?

— Je ne crois pas. Du moins, cela dépend de l’attitude qu’adoptera la Roumanie. Si nous étions sûrs que l’armée roumaine entrera en scène à bref délai, notre aile gauche serait couverte et nous n’aurions plus qu’à nous tenir en liaison avec nos nouveaux alliés. En revanche, il est évident que, si la Roumanie reste neutre, nous serons obligés d’être beaucoup plus circonspects et toute l’opération générale en sera ralentie. Mais, quelle que soit la décision du Gouvernement roumain, nous avons besoin de la connaître immédiatement. On n’a pas l’air de se douter, à Bucarest, que nous sommes en pleine action...



Jeudi, 6 juillet.

Tandis que les Anglais développent leur offensive entre la Somme et l’Ancre, les Français dépassent la seconde ligne des positions ennemies au Sud de la Somme. Dans les deux zones d’attaque, les Allemands ont laissé environ 13 000 prisonniers.

Depuis le Stokhod jusqu’aux sources du Pruth, c’est-à-dire sur un front de 300 kilomètres, les Russes avancent méthodiquement. Au Nord, en Volhynie, ils menacent Kovel. Au Sud, en Galicie, ils occupent Delatyn, qui commande une des principales entrées des Karpathes, sur la ligne de Stanislau à Marmaros-Sziget.

Même activité en Arménie où les Turcs sont refoulés simultanément sur le littoral pontique et à l’Ouest d’Erzeroum.



Vendredi, 7 juillet.

J’ai à dîner les deux leaders « cadets, » Milioukow et Chingarew.

Je leur confie mes craintes sur la situation intérieure, sur tout ce que je sens qui se trame autour de Sturmer, et je leur demande :

— Croyez-vous à la possibilité, plus ou moins prochaine, d’événements graves ?

Milioukow, confirmé par Chingarew, me répond :

— Si vous entendez par événements graves des troubles populaires ou un coup de force contre la Douma, je peux vous rassurer, au moins pour le présent. Il y aura toujours des grèves, mais locales et sans violences. Les émeutes ne se produiraient que si nos armées subissaient une défaite ; l’opinion publique ne supporterait plus une nouvelle retraite de la Dounaïetz. De même, il faudrait s’attendre à des troubles sérieux, s’il y avait une crise de famine. A ce point de vue, je ne suis pas sans appréhension pour l’hiver prochain... Quant à un coup de force contre la Douma, je ne doute pas que Sturmer et sa bande n’y pensent. Mais nous ne lui en fournirons pas l’occasion ni même le prétexte. Nous sommes résolus à ne relever aucune provocation, à n’y opposer que la patience et la sagesse. Après la guerre, on verra. Mais cette tactique a pour nous un grand inconvénient : elle nous fait accuser de timidité par les milieux libéraux ; elle risque de nous faire perdre, peu à peu, le contact avec les masses qui iront alors aux hommes violents.

Je félicite mes hôtes d’une conduite si patriotique ; mais je conclus de leur langage que, si le danger n’est pas là, il se prépare.

Obligés de rentrer ce soir à Pavlovsk, ils me quittent à dix heures.

J’achève la soirée aux Iles.

C’est une des plus belles nuits d’été que j’aie encore vues à Pétrograd, une nuit tiède, tranquille et claire. Mais, est-ce réellement la nuit ? Non, car il n’y a pas d’ombre. C’est donc le jour ? Non, car il n’y a pas de lumière ; il n’y a que des lueurs de crépuscule et d’aurore. Sur la voûte blanchâtre du ciel, on distingue, çà et là une vague palpitation d’étoiles. A la pointe de l’île Iélaghine, les flots du golfe de Finlande oscillent sous une buée de vapeurs phosphorescentes et argentées. Dans une atmosphère opaline, les bouleaux et les chênes qui bordent les lacs semblent une forêt magique, un décor de rêve et d’incantation...



Samedi, 8 juillet.

Sur le front de Riga et dans la région du lac Narotch, les Russes enlèvent toute une série de positions allemandes.

Au centre, ils avancent sur Baranovitchy.

En Volhynie, ils franchissent le Stokhod et s’approchent de Kovel.

En Galicie, ils s’étendent le long des Carpathes.

Depuis le 4 juin, ils ont fait environ 266 000 prisonniers.

Sazonow me répète ce matin :

— C’est maintenant que les Roumains devraient marcher !

Malgré cette longue suite de succès, le public russe manque de confiance. Il n’admettrait pas qu’on mît fin à la guerre avant la victoire ; mais il croit de moins en moins à cette victoire.



Dimanche, 9 juillet.

Briand reconnaît enfin que, pour obtenir l’intervention de l’armée roumaine, ce n’est plus à Pétrograd qu’il faut agir, c’est à Bucarest. Il vient donc de faire pression sur Bratiano et de le mettre, en quelque sorte, au pied du mur.

Voici la conclusion des instructions adressées à notre ministre, Blondel :

Toutes les conditions posées par M. Bratiano sont aujourd’hui remplies. L’intervention de la Roumanie, pour avoir une valeur, doit être immédiate. L’attaque vigoureuse des armées autrichiennes décimées et en retraite est une tâche relativement facile pour les Roumains et extrêmement utile aux Alliés. Cette intervention achèverait de démoraliser un adversaire déséquilibré et permettrait à la Russie de concentrer toutes ses forces contre l’Allemagne, en donnant à son offensive son maximum d’efficacité. La Roumanie prendrait ainsi place dans la coalition au moment psychologique et assurerait légitimement, aux yeux de tous, la large satisfaction de ses aspirations nationales... L’heure présente est solennelle. Les Puissances occidentales n’ont cessé de faire confiance à M. Bratiano et au peuple roumain. Si la Roumanie ne saisit pas l’occasion présente, elle ne retrouvera plus la possibilité de devenir un grand peuple par la réunion de tous ses enfants.

Sazonow, à qui je communique ces instructions, me dit :

— Voilà qui est parfait ! Le général Alexéïew n’en sera pas moins heureux que moi.



Mardi, 11 juillet.

La grande offensive de la Somme tourne à la lutte d’usure. Après une pénible progression de deux ou trois kilomètres les assaillants sont, encore une fois, obligés de s’arrêter devant la puissance formidable des retranchements en profondeur.

La guerre de position, avec ses fastidieuses lenteurs, va donc recommencer. Au point de vue de la Russie, cette perspective est grave ; car l’opinion russe n’est déjà que trop encline à croire que l’Allemagne est désormais invincible.



Mercredi, 12 juillet.

Tous les ministres, y compris Sazonow, sont partis hier matin pour le Grand-Quartier général, où l’Empereur les a convoqués, afin de résoudre la question de l’autonomie polonaise.

L’offensive franco-anglaise sur la Somme est déjà terminée. Les résultats sont médiocres. On a avancé de deux à quatre kilomètres sur un front de vingt ; on a fait 10 000 prisonniers.



Jeudi, 13 juillet.

En l’absence de Sazonow, nous allons ce matin, Buchanan et moi, conférer avec l’adjoint du ministre, le discret, prudent et avisé Nératow.

Nous parlons de la Roumanie, quand brusquement la porte s’ouvre. Sazonow entre, dans sa tenue de voyage. Malgré la fatigue de vingt-quatre heures passées en chemin de fer, il a la mine fraîche, les yeux vifs. Il nous demande en riant :

— Je ne suis pas de trop ?

Puis, s’étant assis, il nous dit :

— Mes chers ambassadeurs, je vais vous donner une bonne nouvelle... Mais à une condition : c’est que, l’un et l’autre, vous me garderez rigoureusement le secret !

Nous levons la main en signe de serment.

Il nous déclare alors :

— L’Empereur a pleinement acquiescé à mes idées, à toutes mes idées, quoique la discussion ait été chaude, je vous l’assure ! N’importe ! J’ai triomphé sur toute la ligne. Aussi Sturmer et Khvostow faisaient une tête ! Mais il y a mieux encore. Sa Majesté a ordonné qu’on lui soumette d’urgence un projet de manifeste pour proclamer l’autonomie de la Pologne et c’est moi qu’Elle a chargé de préparer ce manifeste.

Sa figure est illuminée de joie et de fierté. Nous le félicitons de tout notre cœur. Il reprend :

— Maintenant, je vous dis adieu : je pars ce soir pour la Finlande, où je travaillerai à tête reposée. Vous me reverrez dans une huitaine de jours.

Mais je l’arrête :

— De grâce, donnez-moi quelques indications sur le programme d’autonomie que l’Empereur a accepté... Soyez généreux ! Je vous ai promis le secret.

— Un vrai secret ?

— Le secret du Saint-Office, dont la violation expose aux peines éternelles !

— Alors, je continue mes confidences...

Voici le programme adopté par l’Empereur :

1° Le Gouvernement du Royaume de Pologne comportera un Lieutenant de l’Empereur ou Vice-Roi, un Conseil des ministres et deux Chambres.

2° Toute l’administration du Royaume dépendra de ce Gouvernement, sauf l’armée, la diplomatie, les douanes, les finances d’intérêt commun et les voies ferrées d’intérêt stratégique, qui resteront affaires d’Empire.

3° Les litiges administratifs entre le Royaume et l’Empire seront déférés au Sénat de Pétrograd (qui réunit les attributions de notre Conseil d’État et de notre Cour de cassation) ; une section spéciale sera instituée à cet effet, avec participation égale de sénateurs russes et de sénateurs polonais.

4° L’annexion ultérieure de la Pologne autrichienne et de la Pologne prussienne sera prévue par une formule de ce genre : Si Dieu bénit le succès de nos armes, tous les Polonais, qui deviendront sujets de l’Empereur et Roi, bénéficieront des dispositions qui viennent d’être édictées.

Là-dessus, nous laissons Sazonow en tête-à-tête avec Nératow et nous rentrons, Buchanan et moi, à nos ambassades.



Lundi, 17 juillet.

L’accord est enfin établi entre les Puissances alliées pour demander collectivement à la Roumanie d’adhérer, sans plus de retard, à leur alliance.

Le général Alexéïew a fixé au 7 août la date extrême, à laquelle l’armée roumaine devra entrer en campagne.



Mardi, 18 juillet.

Près de Loutzk, à la frontière de Volhynie, les Russes bousculent les Austro-Allemands, qui leur laissent 13 000 prisonniers.

En Bukovine, les avant-gardes russes franchissent les Carpathes.



Jeudi, 20 juillet.

En arrivant ce matin avec Buchanan, chez Nératow, nous sommes frappés de son air grave. Il nous dit :

— J’ai des motifs sérieux de croire que nous allons perdre M. Sazonow.

— Que se passe-t-il ?

— Vous savez que M. Sazonow est depuis longtemps combattu et par qui. Son succès de l’autre jour au sujet de la Pologne a été exploité contre lui. Une personne qui lui est très attachée et qui m’inspire toute confiance, m’assure que Sa Majesté a décidé de lui enlever ses fonctions.

D’un homme aussi réservé, aussi prudent que Nératow, de telles paroles ne laissent aucune place au doute.

Nous n’avons pas besoin de nous consulter, Buchanan et moi, pour mesurer toutes les conséquences de ce qui se prépare.

Buchanan demande :

— Avez-vous l’impression que, M. Paléologue et moi, nous puissions agir encore pour conjurer la disgrâce de M. Sazonow ?

— Peut-être.

— Mais que faire ?

Pour fixer nos idées, je prie Nératow de préciser les renseignements qui l’ont si justement inquiété :

— La personne de qui je tiens ces renseignements, nous dit-il, a vu le projet de lettre que Sa Majesté a ordonné de préparer et qui, libellé d’ailleurs en termes amicaux, relève simplement M. Sazonow de ses fonctions pour raisons de santé.

Je m’empare de ces derniers mots, qui me paraissent offrir aux ambassadeurs de France et d’Angleterre un légitime prétexte d’intervention. Puis, m’étant assis quelques instants à la table de Nératow, je rédige un télégramme que nous adresserions simultanément, Buchanan et moi, aux chefs de nos missions militaires à Mohilew, en les invitant à le placer sous les yeux du ministre de la Cour. Voici ce télégramme :

On me rapporte, que la santé de M. Sazonow l’aurait déterminé à offrir sa démission à Sa Majesté. Veuillez vérifier très officieusement cette nouvelle auprès du ministre de la Cour.

S’il en est ainsi, veuillez exposer d’urgence au comte Fréederickz qu’une parole réconfortante de Sa Majesté obtiendrait sans doute de M. Sazonow un nouvel effort, qui lui permettrait de mener sa tâche à terme.

Mon collègue d’Angleterre (... de France) et moi, nous ne pouvons pas en effet ne pas être émus par la pensée des commentaires que la démission du ministre des Araires étrangères de Russie ne manquerait pas de provoquer en Allemagne ; car la fatigue dont il souffre actuellement ne suffirait certes pas à justifier sa retraite.

A cette heure décisive de la guerre, tout ce qui risque d’apparaître comme un changement dans la politique des Alliés pourrait avoir les conséquences les plus fâcheuses.

Nératow approuve entièrement ce télégramme. Nous rentrons aussitôt, Buchanan et moi, à nos ambassades, pour l’expédier à Mohilew.


Dans l’après-midi, je recueille, à bonne source, quelques indications sur l’intrigue ourdie contre Sazonow. Mon informatrice ne sait pas encore à quel point les choses en sont venues et je me garde de le lui apprendre ; mais elle me dit :

― La situation de Sazonow est très compromise ; il a perdu la confiance des Majestés.

— Mais, que lui reproche-t-on ?

— On lui reproche de ne pas s’entendre avec Sturmer, de s’entendre trop bien, au contraire, avec la Douma... Et puis, Raspoutine le déteste, cela suffit.

— Alors, la partie est tout à fait liée entre l’Impératrice et Sturmer ?

— Oui, tout à fait... Sturmer, qui est un malin, a réussi à lui persuader qu’elle peut seule sauver la Russie. Et elle la sauve, en ce moment même ; car elle est partie, hier soir, à l’improviste, pour Mohilew !



Vendredi 21 juillet.

En Arménie, les Russes poursuivent brillamment leur offensive.

Sur le littoral pontique, ils occupent Vaksi-Kébir, à l’Ouest de Trébizonde, et leurs avant-gardes pénètrent dans la vallée du Kelkit-Irmak. A l’intérieur, la prise de Gémisch-Kaneh les rend maîtres de la grande route qui, partant de Trébizonde, bifurque vers Erzeroum et Erzinghian. Ils menacent enfin cette dernière ville par une marche rapide sur le cours supérieur de l’Euphrate.



Samedi, 22 juillet.

Le général Janin et le général Williams se sont acquittés de leur communication au ministre de la Cour. Voici la réponse du général Janin :

Le ministre de la Cour, bien que n’étant pas d’accord en tout avec M. Sazonow, avait déjà représenté à l’Empereur que son départ, dans les circonstances présentes, produirait certainement une mauvaise impression. L’Empereur lui avait répondu que l’extrême fatigue dont souffre M. Sazonow et qui ne lui laisse ni appétit ni sommeil, ne lui permet vraiment pas de continuer sa tâche : que d’ailleurs sa décision souveraine était prise. Le comte Fréederickz a promis néanmoins de montrer à l’Empereur les télégrammes identiques des ambassadeurs de France et d’Angleterre, mais il a ajouté qu’il ne demanderait pas à Sa Majesté d’y répondre.

Sazonow, qui est encore en Finlande, a été informé hier de sa disgrâce. Il a reçu la nouvelle avec le calme et la dignité qu’on pouvait attendre de son caractère :

— Au fond, a-t-il dit, Sa Majesté a raison de renoncer à mes services. Sur trop de questions, j’étais en désaccord avec Sturmer.

A la fin de l’après-midi, Nératow me déclare, par un ordre exprès de Sa Majesté, que le changement du ministre des Affaires étrangères ne modifiera en rien la politique extérieure de l’Empire.



Dimanche, 23 juillet.

Ce matin, les journaux annoncent officiellement la retraite de Sazonow [3] et son remplacement par Sturmer. Aucun commentaire. Mais les premières impressions qu’on m’apporte sont de stupeur et d’indignation.

Le soir, je dîne, à Tsarskoïé-Sélo, chez la Grande-Duchesse Marie-Pavlowna, avec la princesse Paley, Mme Hélène Narischkine et le service d’honneur.

Après le dîner, la Grande-Duchesse me mène au fond du jardin, me fait asseoir auprès d’elle et nous causons.

— Je ne peux pas, me dit-elle, vous exprimer à quel point je suis navrée pour le présent et inquiète pour l’avenir... D’après vous, comment les choses se sont-elles passées ? Je vous confierai, moi, le peu que je sais.

Nous mettons nos renseignements en commun. Voici nos conclusions :

Entre l’Empereur et Sazonow, l’entente était parfaite sur la politique étrangère. Ils s’accordaient pareillement sur la question polonaise, puisque l’Empereur s’était rallié à toutes les idées de son ministre et l’avait même chargé de préparer le manifeste au peuple polonais. Sur les autres sujets de la politique intérieure, les tendances libérales de Sazonow n’avaient actuellement aucune occasion de s’affirmer ; il ne pouvait d’ailleurs les traduire qu’à titre d’opinion personnelle, et elles étaient des plus modérées. Enfin, il était dans les meilleurs termes avec le général Alexéïew. Sa disgrâce éclatante ne s’explique donc par aucun motif avouable. L’explication qui malheureusement s’impose est que la camarilla, dont Sturmer est l’instrument, a voulu mettre la main sur le ministère des Affaires étrangères. Depuis quelques semaines, Raspoutine répétait : « J’en ai assez, de Sazonow, j’en ai assez !... » Poussé par l’Impératrice, Sturmer s’est rendu au Grand-Quartier général pour demander le renvoi de Sazonow. L’Impératrice est venue ensuite à la rescousse. L’Empereur a cédé.

La grande-duchesse me demande en terminant :

— Alors, n’est-ce pas, votre impression est mauvaise ?

— Oui, très mauvaise... La monarchie française a vu, elle aussi, d’excellents ministres congédiés par l’influence d’une faction de la cour ; ces ministres s’appelaient Choiseul et Necker : Votre Altesse Impériale sait ce qui a suivi.


En Volhynie, au confluent de la Lipa et du Styr, l’armée du général Sakharow a mis en déroute les Austro-Allemands et fait 12 000 prisonniers.



Mardi, 25 juillet.

Je télégraphie à Paris :

Au point de vue de l’avenir, voici comment je considère la situation :

Je ne crains aucun changement immédiat ni même prochain dans la politique extérieure de la Russie et la déclaration que l’Empereur m’a fait parvenir le 22 juillet par M. Nératow, m’inspire toute confiance pour le présent. L’action officielle de la diplomatie impériale va donc vraisemblablement se poursuivre telle qu’auparavant. Il faut cependant nous attendre à voir des figures nouvelles et un esprit nouveau s’insinuer peu à peu au ministère des Affaires étrangères. Nous devons nous attendre pareillement à ce que les secrets de nos négociations ne restent pas ignorés de certaines personnes qui, par leurs tendances germanophiles, par leurs relations indirectes avec l’aristocratie ou la finance allemandes, par leur aversion du libéralisme et de la démocratie, sont tout acquises à l’idée d’une réconciliation avec l’Allemagne.

A l’heure actuelle, ces personnes ne peuvent agir que très sournoisement, très prudemment, dans le sens de leur désir. L’élan national est encore si fort qu’elles se briseraient en découvrant leur jeu. Mais si, dans quelques mois, à la veille de l’hiver, notre effort militaire n’avait pas réalisé toutes nos espérances ; si la victoire s’était montrée plus favorable aux armées russes qu’aux nôtres, alors le parti allemand de Pétrograd deviendrait dangereux par les complicités dont il disposerait au ministère des Affaires étrangères.



Mercredi, 26 juillet.

Les journaux annoncent que l’ex-ministre de la Guerre, le général Soukhomlinow, détenu à la forteresse des Saints-Pierre-Saint-Paul, est atteint d’une affection mentale qui oblige à le transférer dans une maison de santé.

D’après mes renseignements, il souffre d’une simple neurasthénie. Personne d’ailleurs ne croit au motif allégué pour justifier le transfert.



Jeudi, 27 juillet.

Le colonel Rudéanu, attaché militaire de Roumanie à Paris, a négocié, avec les délégués des états-majors alliés, une convention qui fixe à 150 000 hommes l’effectif que le Haut-Commandement roumain emploiera à une attaque immédiate de la Bulgarie, cette attaque devant être conjuguée avec une offensive de l’armée de Salonique. La convention, qui règle en outre les relations des deux groupes d’armées, a été signée le 23 juillet.

L’idée de cette double opération, ayant Sofia pour objectif géographique, est excellente ; elle suffirait à justifier notre long effort à Salonique.

Mais il m’est revenu hier, d’une source secrète, que, loin de se préparer à attaquer la Bulgarie, le Gouvernement roumain est en conversation clandestine avec le tsar Ferdinand. Le renseignement est, en partie, vérifié par un télégramme que Buchanan a reçu ce matin du ministre d’Angleterre à Bucarest et d’après lequel « le Président du Conseil roumain n’a jamais admis la pensée d’attaquer la Bulgarie ni même de lui déclarer la guerre. »



Vendredi, 28 juillet.

Le ministre de Russie à Bucarest, Poklewski, télégraphie que Bratiano se refuse catégoriquement à attaquer la Bulgarie ; son collègue d’Angleterre, sir George Barclay, insiste pour que les Puissances alliées renoncent à réclamer cette attaque, « sous peine de perdre irrévocablement le concours de la Roumanie. »

Nous délibérons, Buchanan et moi, avec Nératow. Celui-ci estime que les Puissances alliées doivent exiger de Bratiano l’exécution des engagements spécifiés dans la convention Rudéanu.

Buchanan appuie l’opinion de Barclay. J’appuie l’opinion de Nératow.

Je rappelle tous les sacrifices que la France s’est imposés pour soutenir la cause des Alliés dans la Péninsule balkanique :

— Le public français, dis-je, ne comprendrait pas que l’offensive fût prise à Salonique, sans une contre-partie sur le Danube ; il s’indignerait à l’idée que des soldats français se feraient tuer en Macédoine pour permettre aux Roumains d’annexer plus facilement la Transylvanie. Et puis, sans être grand clerc en stratégie, je crois que les Roumains eux-mêmes ont intérêt à mettre les Bulgares hors de cause avant de s’engager au Nord des Carpathes. Quant aux conversations secrètes qui s’échangent, me dit-on, entre Bucarest et Sofia, je ne doute pas qu’elles échouent. Et, si elles devaient réussir, j’en serais désolé ; car, alors, toutes les forces bulgares se retourneraient contre notre armée de Salonique.

Nératow me donne entièrement raison.



Samedi, 29 juillet.

L’armée russe a remporté hier une victoire à Brody, en Galicie.


Cet après-midi, Sturmer vient me faire sa visite officielle.

Cérémonieux et doucereux, à son habitude, il me déclare, qu’en lui confiant le portefeuille des Affaires étrangères, l’Empereur lui prescrit de diriger la politique extérieure de l’Empire selon les mêmes principes qu’auparavant, c’est-à-dire en étroite union avec les Gouvernements alliés.

— Je tiens particulièrement, ajoute-t-il, à marcher d’accord avec le Gouvernement de la République. Je vous demande donc tout votre concours et toute votre confiance.

Je le remercie de ses déclarations, en l’assurant du zèle amical que j’apporterai à notre collaboration et je le félicite d’inaugurer ses fonctions sous le présage de la victoire de Brody.

Puis, j’essaie de l’amener à s’expliquer sur l’objet final de sa politique, sur sa façon de concevoir le sort futur de l’Allemagne. Il me semble n’avoir, à cet égard, que des vues très vagues ; il paraît même ignorer les idées personnelles de l’Empereur ; il prononce pourtant une phrase que j’ai entendu tomber plusieurs fois de la bouche impériale :

— Pas de grâce, pas de miséricorde pour l’Allemagne !

Il prend congé de moi par de longs salamalecks obséquieux. Sur le pas de la porte, il répète :

— Pas de grâce, pas de miséricorde pour l’Allemagne !



Dimanche, 30 juillet.

Le Gouvernement britannique demande aujourd’hui au Gouvernement russe de ne pas insister pour que la Roumanie attaque la Bulgarie.

Interrogé par Nératow, je reprends mes arguments d’avant-hier. J’ajoute que je ne pourrais d’ailleurs comprendre à quoi servirait l’envoi de 50 000 Russes dans la Dobroudja, s’ils devaient y rester l’arme au pied, tandis que l’armée de Salonique supporterait tout le choc des armées bulgares.

A la fin de l’après-midi, Nératow me fait savoir que le général Alexéïew n’admettrait pas d’envoyer 50 000 Russes dans la Dobroudja, s’ils n’avaient pour mission d’attaquer immédiatement les Bulgares.



Lundi, 31 juillet.

Poursuivant leur offensive sur un front de 150 kilomètres, les armées russes de Volhynie et de Galicie ont bousculé les Austro-Allemands vers Kovel, Wladimir-Volynsky et Lemberg, en leur prenant 60 000 hommes. Depuis le début de cette vaste opération, les Russes ont fait ainsi 345 000 prisonniers.

En Arménie, les Turcs, chassés d’Erzinghian, fuient vers Karpout et Siwas.


Mardi, 1er août.

Briand me télégraphie :

Quant à la déclaration de guerre de la Roumanie à la Bulgarie, j’estime comme sir Edward Grey et d’accord avec le général Joffre, que nous pourrions en dernière analyse ne pas exiger une déclaration de guerre immédiate à la Bulgarie ; car il est tout à fait probable que les Allemands pousseront les Bulgares à attaquer tout de suite les Roumains et il sera loisible aux divisions russes d’engager les hostilités.

Il est tout à fait probable également que les Roumains, n’ayant pas préparé leur action au Sud du Danube et ayant concentré la masse de leurs forces dans les Carpathes, recevront un mauvais coup des Bulgares.



Jeudi, 3 août.

Sazonow, revenu de Finlande et qui a fait hier ses adieux au personnel du ministère des Affaires étrangères, vient me voir.

Longue et affectueuse causerie. Je le trouve tel que j’étais sûr qu’il serait : calme, digne, sans la moindre amertume, heureux pour lui-même de son indépendance reconquise, affligé et inquiet pour l’avenir de la Russie.

Il me confirme tout ce que j’ai appris sur les circonstances de sa disgrâce :

— Voilà un an, me dit-il, que l’Impératrice m’est hostile. Elle ne m’a jamais pardonné d’avoir supplié l’Empereur de ne pas prendre le commandement des armées. Elle a tant insisté pour obtenir mon renvoi, que l’Empereur a fini par céder. Mais pourquoi ce scandale ? Pourquoi ce coup de théâtre ? Il était si facile de préparer ma démission sous le prétexte de ma santé ! Je m’y serais prêté si loyalement !... Enfin, pourquoi l’Empereur m’a-t-il fait un accueil si confiant, si affectueux, la dernière fois que je l’ai vu ?

Puis, avec un accent de profonde tristesse, il résume, pour ainsi dire, son aventure en ces mots :

— C’est l’Empereur qui règne ; mais c’est l’Impératrice qui gouverne... sous l’inspiration de Raspoutine. Hélas ! Que Dieu nous protège !



Vendredi, 4 août.

Promenade solitaire en automobile, sur la route de Sestroretzk, qui borde au Nord la baie de Cronstadt. L’azur profond du ciel, la sérénité de la lumière, l’éloignement infini de l’horizon, la respiration large et paisible des flots composent un merveilleux décor de recueillement.

Je réfléchis aux perspectives sombres que la disgrâce de Sazonow m’oblige à entrevoir. Plus que jamais, l’avenir m’apparaît, selon la belle expression de Bossuet, « une nuit d’énigmes et d’obscurités. » Dorénavant, je dois admettre comme possible une défection de la Russie : c’est une éventualité qui doit entrer désormais dans les calculs politiques et stratégiques du Gouvernement français. Certes, l’empereur Nicolas demeurera jusqu’au bout fidèle à notre alliance ; je n’éprouve aucune inquiétude à cet égard. Mais il n’est pas immortel. Combien de Russes, à l’heure présente, même et surtout dans son entourage intime, souhaitent secrètement sa disparition ! Que se passerait-il avec un changement de règne ? Là-dessus, je ne me fais pas d’illusion : la défection de la Russie serait immédiate. D’ailleurs n’y a-t-il pas un précédent historique ? Puis-je oublier la fin de la guerre de Sept Ans et que Pierre III, à peine monté sur le trône, n’eut rien de plus pressé que de lâcher l’alliance française pour se réconcilier honteusement avec Frédéric II ?... J’examine tous les aspects et toutes les conséquences de cette hypothèse. Quelque sévérité que j’apporte à cet examen, ce m’est un grand soulagement de reconnaître que ma foi dans notre victoire finale reste inébranlable... Mais une idée qui, à plusieurs reprises déjà m’avait traversé l’esprit, s’arrête et s’affirme au fond de moi comme la conclusion logique de mes réflexions. Ma conception première de notre victoire finale était trop simpliste. Que l’Allemagne et l’Autriche soient vouées à la défaite, nul doute, c’est sur ce point que ma foi reste inébranlable. Mais, avant que le destin des Empires germaniques ne s’accomplisse, un temps très long s’écoulera, d’autant plus long que l’effort russe sera moins énergique. Si la Russie ne trouve pas en soi la force de jouer son rôle d’alliée jusqu’à la dernière heure, si elle se retire prématurément de la lutte ou si elle tombe dans les convulsions révolutionnaires, elle dissociera inévitablement sa cause de la nôtre ; elle se mettra elle-même dans l’impossibilité de participer aux profits de notre victoire et sa défaite se confondra avec celle des Empires centraux.



Samedi, 5 août.

Le général Alexéïew, se rangeant à l’opinion du général Joffre et de Briand, consent à ce que l’effort de l’armée roumaine soit exclusivement dirigé contre l’Autriche ; il accepte donc que les opérations contre la Bulgarie soient différées ; il croit d’ailleurs que ces opérations se déclencheront d’elles-mêmes. Il insiste enfin pour qu’on mette fin aux tergiversations de Bratiano, en fixant irrévocablement la date à laquelle l’armée roumaine devra entrer en action.



Dimanche, 6 août.

Les atermoiements et les marchandages de Bratiano continuent ; je les explique surtout par l’espoir qu’il garde encore d’arriver à une entente directe avec les Bulgares. Fidèle à son jeu, il impute ses retards à la mauvaise volonté de la Russie. D’où, de nouveaux tiraillements entre Paris et Pétrograd.

Ce matin, je suis chargé de faire parvenir à l’Empereur un télégramme du Président de la République.

En remettant ce télégramme à Sturmer, je reprends les arguments dont je l’ai harcelé ces derniers temps et dont le principal, le plus vrai à mes yeux, est l’énormité des sacrifices que la France a déjà consentis à la cause commune, l’usure de nos effectifs depuis les carnages de Verdun.

Sturmer, qui ne redoute rien tant que d’être mis en cause auprès de l’Empereur, me répond d’abord par des protestations de fidélité à l’Alliance, par un panégyrique de Verdun. Il poursuit :

— Je n’attache donc pas moins de prix que votre Gouvernement à obtenir le concours immédiat de la Roumanie. Vous connaissez, d’ailleurs, les idées du général Alexéïew à cet égard. Dans les questions militaires, il a toute autorité auprès de l’Empereur. Or, vous vous rappelez que c’est lui qui a voulu couper court aux tergiversations de M. Bratiano en fixant un terme aux négociations. Comme il avait raison !... Croyez-moi. Nous avons eu grand tort de rouvrir la discussion avec le Gouvernement roumain ; nous aurions dû nous en tenir aux propositions si libérales de notre mémorandum du 17 juillet et ne plus admettre aucun marchandage. Ne voyez-vous donc pas que M. Bratiano ne cherche qu’à gagner du temps ? L’échéance fixée primitivement par le général Alexéïew était le 7 août ; il a fallu la proroger au 14 août. En exigeant aujourd’hui que votre armée de Salonique prenne l’offensive dix jours avant que la Roumanie n’entre en scène, M. Bratiano ne vise manifestement qu’à se faire accorder un nouveau délai. Je vous le répète : nous avons grand tort de nous prêter ainsi à son jeu, qui n’est que trop évident. Je vous promets néanmoins de rapporter fidèlement à Sa Majesté tout ce que vous venez de me dire.

En me parlant ainsi, Sturmer est sincère, pour un motif qui me dispense d’en chercher aucun autre : c’est que le général Alexéïew a pris en main l’affaire roumaine et que l’Empereur l’approuve dans toutes ses idées. Or, Sturmer, qui sait que le général Alexéïew le dénigre et le méprise, n’est pas homme à lui faire opposition : il le ménage, au contraire, et file doux devant lui.



Mercredi, 9 août.

Voici la réponse de l’Empereur au télégramme que je lui ai fait parvenir, il y a trois jours, de la part du Président de la République :

Parfaitement d’accord avec vous, M. le Président, quant à la nécessité de l’entrée en action immédiate de la Roumanie, j’ai ordonné à mon ministre des Affaires étrangères d’autoriser mon ministre à Bucarest à signer la convention qui sera arrêtée entre M. Bratiano et les représentants des Puissances alliées.


L’arrivée de renforts allemands et turcs ralentit l’avance des armées russes sur le front galicien ; elles approchent néanmoins de Tarnopol et de Stanislau.



Jeudi, 10 août.

A déjeuner : le général Léontiew, qui va commander une des brigades russes en France, Dimitry Benckendorff, le comte Maurice Zamoÿski, le comte Ladislas Wiélopolski, etc.

Au fumoir, long aparté avec Zamoÿski et Wiélopolski. Ils me confient l’inquiétude, l’angoisse que leur causent les dispositions nouvelles du Gouvernement russe à l’égard de la Pologne : ils savent que l’Empereur persévère dans ses intentions libérales ; mais ils ne le croient pas capable de résister aux manigances du parti réactionnaire, à l’influence quotidienne, harcelante, de Raspoutine et de l’Impératrice.

Zamoÿski devant partir bientôt pour Stockholm, je l’invite à revenir déjeuner avec moi dans quelques jours.



Vendredi, 11 août.

Les Italiens sont entrés avant-hier à Goritz, où ils ont fait 15 000 prisonniers : ils poursuivent leur attaque vers l’Est.

Sur la rive droite du Séreth, les Austro-Allemands sont encore une fois bousculés. Les Russes s’emparent de Stanislau.

Ah ! si les Roumains étaient entrés en ligne il y a un mois !...



Samedi, 12 août.

Quand je récapitule tous les signes de décomposition politique et sociale que j’ai sous les yeux, je regrette que le génie satirique de Gogol n’ait pas d’héritier dans la littérature russe pour nous donner une nouvelle édition, quelque peu amplifiée et assombrie, des Ames mortes.

Et je comprends l’exclamation que la lecture de cet âpre chef-d’œuvre arrachait à Pouchkine : « Dieu ! Que la Russie est triste ! »



Dimanche, 13 août.

J’ai eu, ces derniers temps, l’occasion de m’entretenir avec des industriels et des négociants, français ou russes, habitant la province, Moscou, Simbirsk, Voronèje, Toula, Rostow, Odessa, le Donetz, et je leur ai demandé à tous si, dans les milieux qu’ils fréquentent, on considère toujours comme le but essentiel de la guerre la conquête de Constantinople.

Leurs réponses ont été presque identiques ; je les résume ci-après.

Dans les masses rurales, le rêve de Constantinople, qui n’a jamais été précis, est de plus en plus vague, lointain, irréel. De temps à autre, un pope rappelle que c’est, pour le peuple russe, un devoir sacré, une obligation sainte d’arracher Tsarigrad aux infidèles et de rétablir la croix orthodoxe sur la coupole de Sainte-Sophie. On l’écoute avec une attention soumise et recueillie, mais sans attacher à son langage une signification .plus positive, plus immédiate que s’il avait parlé du Jugement dernier et des peines infernales. Il importe aussi de noter que le moujik, qui est éminemment pacifique et compatissant, qui est toujours prêt à fraterniser avec son ennemi, témoigne une horreur croissante pour les cruautés de la guerre.

Dans les milieux ouvriers, on ne s’intéresse aucunement à Constantinople. On estime que la Russie est déjà bien assez vaste et que, au lieu de verser le sang du peuple pour des conquêtes absurdes, le Gouvernement du Tsar ferait beaucoup mieux de soulager les misères du prolétariat.

A un étage supérieur, parmi les bourgeois, les marchands, les chefs d’industrie, les ingénieurs, les avocats, les médecins, etc., on reconnaît l’importance du problème que le sort de Constantinople pose devant la Russie ; on n’ignore pas que la voie du Bosphore et des Dardanelles est nécessaire à l’exportation des blés russes et l’on ne veut plus qu’un ordre venu de Berlin puisse intercepter cette voie. Mais on écarte, on réprouve même la thèse historique et mystique des slavophiles et l’on arrive à conclure qu’il suffirait d’obtenir, sous la garantie d’un organisme international, la neutralisation des Détroits.

L’idée d’annexer Constantinople à l’Empire ne conserve plus d’adeptes que dans le camp assez restreint des nationalistes et dans le groupe des libéraux doctrinaires.

Mais, la question de Constantinople et des Détroits mise à part, les dispositions du peuple russe par rapport à la guerre sont généralement satisfaisantes. Sauf dans le parti social-démocrate et dans l’extrême-droite du parti réactionnaire, il n’est personne qui ne soit résolu â poursuivre la guerre jusqu’à la victoire.



Lundi, 14 août.

Se disposant à partir bientôt pour Stockholm, le comte Maurice Zamoÿski revient déjeuner en tête-à-tête avec moi. Patriote ardent, esprit droit, clairvoyant et pratique. Notre conversation, qui dure deux heures, porte exclusivement sur la Pologne et son avenir.

Dans tout ce qu’il me dit ou me laisse entendre, je retrouve l’écho des discussions qui, depuis la disgrâce de Sazonow, passionnent les cercles polonais de Pétrograd, Moscou et Kiew.

Il n’est pas douteux que l’autorité croissante du parti réactionnaire dans le Gouvernement impérial ajourne et complique le règlement de la question polonaise. D’une part, et malgré les succès de l’armée russe en Galicie, les Polonais sont convaincus que la Russie ne sortira pas victorieuse de la guerre et que le tsarisme aux abois se prépare dès maintenant à négocier avec les Empires germaniques une réconciliation dont la Pologne fera les frais. Sous l’aiguillon de cette pensée, ils sentent se ranimer toutes leurs haines de jadis ; ils y ajoutent un mépris sarcastique du colosse russe, dont la faiblesse, l’impuissance, les infirmités morales et physiques s’étalent aujourd’hui en pleine lumière. Mais, par cela même qu’ils n’ont plus aucune foi en la Russie, ils se croiraient dégagés de toute obédience comme de tout scrupule envers elle. Concentrant désormais leurs espoirs sur la France et l’Angleterre, ils élargissent démesurément leurs revendications nationales. L’autonomie sous le sceptre des Romanow ne leur suffit plus : il leur faut l’indépendance totale et absolue, la résurrection intégrale de l’État polonais ; ils n’auront de cesse qu’ils n’aient fait triompher leur cause au Congrès de la paix. Plus que jamais, ils dénient à l’Empire des Tsars le droit de régenter les peuples slaves, de parler en leur nom, de présider à leur évolution historique ; les Russes doivent enfin comprendre que, dans la hiérarchie de la civilisation, ils sont primés de beaucoup par les Polonais et les Tchèques...



Mardi, 15 août.

Chez un grand nombre de Russes, — je dirai presque : chez la plupart des Russes, — l’instabilité morale est telle qu’ils ne se plaisent jamais là où ils sont et qu’ils ne peuvent jouir de rien jusqu’au bout. Il leur faut sans cesse du nouveau, de l’imprévu, des émotions plus intenses, des secousses plus fortes, des joies plus pimentées. D’où, la recherche continuelle des excitants et des narcotiques, un insatiable appétit d’aventures et le goût passionné des égarements.

Pour résumer la conversation qui vient de m’inspirer cette note, je n’ai qu’à transcrire le mélancolique aveu que Tourguenef met sur les lèvres d’une de ses héroïnes, la séduisante Anna-Serguéïewna Odintsow : « Pourquoi, même quand nous jouissons d’une audition musicale, d’une belle soirée ou d’une intime causerie avec quelqu’un qui nous est sympathique, pourquoi cette jouissance nous paraît-elle une allusion à un bonheur inconnu et lointain, plutôt qu’un bonheur réel dont nous jouirions positivement ? » Et l’ami, qui l’écoute, lui répond : « On n’est bien que là où l’on n’est pas ! »



Mercredi, 16 août.

Entre le Dniester et la Zlota-Lipa, les Russes poursuivent leur avance. Ils se sont emparés hier de Jablonitza.

Les négociations de Bucarest sont à la veille d’aboutir...



Vendredi, 18 août.

Bratiano et les ministres des Gouvernements alliés ont signé hier, à Bucarest, le traité d’alliance.

L’histoire dira si Bratiano a bien choisi son heure. Pour moi, je persiste à croire que, par excès de prudence ou de finesse, il a laissé déjà passer trois occasions beaucoup plus favorables que la conjoncture actuelle.

La première occasion était au début de septembre 1914, quand les Russes entraient à Lemberg. A cette époque, l’Autriche et la Hongrie, déconcertées, affolées, étaient incapables de défendre la frontière des Carpathes ; les Roumains auraient trouvé toutes les routes libres devant eux.

La seconde occasion était au mois de mai 1915. A cette date, l’Italie venait d’entrer en scène. Politiquement, et militairement, la Russie était dans toute sa force. Venizélos régnait à Athènes. Et la Bulgarie hésitait encore sur le parti à prendre.

La troisième occasion, enfin, était il y a deux mois et demi, au début de la grande offensive russe, avant l’arrivée des renforts allemands et turcs en Galicie et Transylvanie, avant que Hindenburg, « le maréchal de fer, » eût dirigé sur le front oriental tous les efforts de sa virtuosité stratégique.

Mais, dans l’action, il ne faut jamais s’attarder aux hypothèses rétrospectives ; elles ne sont légitimes, elles ne sont utiles que dans la stricte mesure où elles éclairent le présent. A ce point de vue, il est manifeste que la politique dilatoire de Bratiano a rendu beaucoup plus difficile, beaucoup plus aventureuse, l’entreprise où s’engage la Roumanie. Je constate en outre que, par sa faute, le concours des armées russes, leur approvisionnement, leur transport, l’adaptation de leur effort au plan d’action balkanique, ne sont pas préparés. Les choses en sont encore au point où elles étaient, il y a six mois, lors de mes conversations avec Philippesco...



Dimanche, 20 août.

J’ai causé, ces derniers jours, avec beaucoup de personnes et de tous les camps. Si je résume leurs confidences et, plus encore peut-être, leurs réticences, j’arrive aux conclusions suivantes.

En dehors et à l’insu de l’Empereur, la camarilla de l’Impératrice s’efforce d’imprimer à la diplomatie russe une orientation nouvelle, je veux dire de préparer une réconciliation avec l’Allemagne. La raison prédominante est la crainte que le parti réactionnaire éprouve à voir la Russie entretenir un commerce si intime et si prolongé avec les Puissances démocratiques de l’Occident ; j’ai noté, plusieurs fois déjà cette considération. Il y a ensuite la communauté d’intérêts industriels et commerciaux qui existait avant la guerre entre l’Allemagne et la Russie et qu’on est impatient de rétablir. Il y a enfin le médiocre résultat que l’offensive des armées russes a obtenu récemment sur la Dvina, et qui prouve que la résistance militaire de l’Allemagne est bien loin d’être épuisée. En revanche, les succès remportés en Galicie et en Arménie ont accrédité l’idée que les profits de la guerre doivent être recherchés du côté de l’Autriche et de la Turquie plutôt que de l’Allemagne...



Mardi, 22 août.

L’ancien ministre de l’Agriculture, Krivochéïne, qui est certainement l’esprit le plus ouvert et le plus distingué parmi les impérialistes libéraux, me parlait naguère de la résistance obstinée, invincible, à laquelle on se heurte chez l’Empereur, lorsqu’on lui conseille de faire évoluer le tsarisme vers la monarchie parlementaire ; il terminait par ce propos découragé :

— L’Empereur restera toujours l’élève de Pobédonostzew !

C’est en effet au célèbre Procureur suprême du Saint-Synode, ami et collaborateur intime d’Alexandre III, que Nicolas II doit toute son éducation morale et politique. Juriste éminent, théologien érudit, champion fanatique de l’autocratisme orthodoxe, Pobédonostzew apportait à la défense de ses doctrines réactionnaires une foi ardente, un patriotisme exalté, une conscience haute et inflexible, une vaste culture, une rare puissance de dialectique, enfin, — ce qui semblerait contradictoire, — une simplicité parfaite, un grand charme de manières et de conversation. Absolutisme, nationalisme, orthodoxie, tout son programme se résumait dans ces trois points et il en poursuivait l’application avec une rigueur outrancière, avec un mépris souverain des réalités qui lui faisaient obstacle. Conséquemment, il maudissait « l’esprit nouveau, » les principes démocratiques, l’athéisme occidental. Son action opiniâtre et quotidienne laissa, dans le cerveau malléable de Nicolas II, une empreinte indélébile.

En 1896, à l’époque même où il achevait l’instruction politique de son jeune souverain, Pobédonostzew publia un volume de Pensées. Je viens de le lire ; j’en extrais ces réflexions qui sont suggestives :

« Un des principes politiques les plus faux est le principe de la souveraineté populaire, l’idée, malheureusement répandue depuis la Révolution française, que tout pouvoir vient du peuple et a sa source dans la volonté nationale... Le plus grand des maux du régime constitutionnel est la formation des ministères selon la méthode parlementaire, fondée sur l’importance numérique des partis... On ne peut séparer le corps de l’esprit. Le corps et l’esprit vivent d’une vie unique et inséparable... L’État athée n’est qu’une utopie, car l’athéisme est la négation même de l’État. La religion est la force spirituelle qui crée le droit. C’est pourquoi les pires ennemis de l’ordre public ne manquent jamais de proclamer que la religion est une affaire personnelle et privée... La facilité avec laquelle on se laisse séduire par les lieux communs de la souveraineté populaire et de la liberté individuelle aboutit à la démoralisation générale et à l’affaiblissement du sens politique. La France nous offre aujourd’hui un exemple frappant de cette démoralisation et de cet affaiblissement ; la contagion gagne déjà l’Angleterre... »



Dimanche, 27 août.

L’armée russe développe brillamment ses opérations dans la Haute-Arménie. Elle vient d’occuper Mouch, à l’Ouest du lac de Van. Les Turcs battent en retraite de Bitlis sur Mossoul.



Lundi, 28 août.


Hier, l’Italie a déclaré la guerre à l’Allemagne, consommant ainsi sa rupture avec le germanisme, et la Roumanie a déclaré la guerre à l’Autriche-Hongrie.



Mardi, 29 août.

L’ancien président du Conseil, Kokovtsow, étant de passage à Pétrograd, je vais le voir cet après-midi.

Je le trouve plus pessimiste que jamais. Le renvoi de Sazonow et du général Biélaiew l’inquiète au plus haut point :

— L’Impératrice, me dit-il, est désormais toute-puissante. Sturmer, qui est un incapable et un vaniteux, mais qui a de l’astuce, et même de la finesse, quand ses intérêts personnels sont en jeu, a fort bien su la prendre. Il va régulièrement au rapport chez Elle ; il l’informe de tout ; il la consulte sur tout ; il la traite en Régente ; il l’entretient dans l’idée que l’Empereur, ayant reçu ses pouvoirs de Dieu, n’a de compte à rendre qu’à Dieu seul et que, par suite, quiconque se permet de contredire la volonté impériale est sacrilège. Vous jugez si un pareil langage a de la prise sur le cerveau d’une mystique !... C’est ainsi que Khvostow, Krivochéïne, le général Polivanow, Samarine, Sazonow, le général Biélaïew et moi, nous sommes considérés aujourd’hui comme des révolutionnaires, des traîtres, des impies !

— Et vous ne voyez aucun remède à cette situation ?

— Aucun !... C’est une situation tragique.

— Tragique ?... Le mot n’est-il pas excessif ?

— Non. Croyez-moi ! C’est une situation tragique. Égoïstement, je me félicite de n’être plus ministre, de n’avoir aucune responsabilité dans la catastrophe qui se prépare. Mais, comme citoyen, je pleure sur mon pays.

Des larmes lui montent aux yeux. Pour se ressaisir, il parcourt deux ou trois fois la longueur de son cabinet. Puis, il me parle de l’Empereur, sans amertume, sans récrimination, mais avec une profonde tristesse :

— L’Empereur est judicieux, modéré, travailleur. Ses idées sont le plus souvent sages. Il a un sentiment élevé de son rôle et la pleine conscience de ses devoirs. Mais son instruction est insuffisante et la grandeur des problèmes, qu’il a mission de résoudre, dépasse trop souvent la portée de son intelligence. Il ne connaît ni les hommes, ni les affaires, ni la vie. Sa méfiance de soi-même et des autres le met en garde contre toutes les supériorités. Aussi n’admet-il autour de lui que des nullités. Enfin, il est très pieux, d’une piété étroite et superstitieuse, qui le rend très jaloux de son autorité souveraine, puisqu’elle lui vient de Dieu.

Nous reparlons de l’Impératrice :

— Je proteste, dit-il, de toutes mes forces contre les infâmes rumeurs qu’on fait courir sur elle, à propos de Raspoutine. C’est une femme très noble et très pure. Mais c’est une malade, une névrosée, une hallucinée, qui finira dans les délires du mysticisme et de la mélancolie... Je n’oublierai jamais les étranges propos qu’elle m’a tenus, en septembre 1911, lorsque j’ai remplacé le malheureux Stolypine [4] à la présidence du Conseil. Comme je lui exposais la difficulté de ma tâche et que je citais l’exemple de mon prédécesseur, elle m’a arrêté net : « Wladimir-Nicolaïéwitch, ne parlez plus de cet homme. Il est mort, parce que la Providence avait décidé qu’il disparaîtrait ce jour-là. C’est donc fini de lui ; n’en parlez plus jamais. » Elle s’est d’ailleurs refusée à aller prier sur son cercueil et l’Empereur n’a pas daigné assister aux obsèques, parce que Stolypine, tout dévoué qu’il fût aux souverains, dévoué jusqu’à la mort, avait osé leur dire que l’édifice social avait besoin d’être un peu réformé !...



Mercredi, 30 août.

Depuis le Stokhod jusqu’aux Carpathes, c’est-à-dire sur un front de 320 kilomètres, les armées russes poursuivent leur progression.

Mais elles n’avancent plus que très lentement, ce qui s’explique par la fatigue des hommes et des chevaux, par la difficulté croissante des communications à l’arrière, par l’usure de l’artillerie, enfin par la nécessité de ménager les munitions.

Ainsi, la Roumanie entre dans la guerre au moment où l’offensive russe est à bout de souffle.



Samedi, 2 septembre

Le forban policier, Manouïlow, dont Sturmer a fait le chef de son secrétariat, vient d’être arrêté ; il serait inculpé de chantage à l’égard d’une banque, ce qui est prouvé d’avance ; car l’escroquerie est son gagne-pain normal, le plus habituel comme le plus véniel de ses péchés.

L’incident ne vaudrait pas d’être noté, si l’arrestation n’avait été décidée par le ministre de la Justice, Khvostow, et opérée à l’insu de Sturmer. Il y a donc quelque dessous, plus ou moins scandaleux, qui apparaîtra bientôt.



Dimanche, 3 septembre.

En Galicie, les Russes progressent vers Kalicz.

Au Nord des Alpes Transylvaniennes, les Roumains s’emparent de Brasso. Dans la région supérieure du Séreth moldave, ils opèrent en liaison avec les Russes et franchissent les Carpathes.

Du côté de Salonique, l’armée du général Sarrail attaque avec prudence.

Sur la Somme, reprise énergique de l’offensive anglo-française.



Lundi, 4 septembre.

A l’heure du thé, chez Mme S..., nous parlons de l’ennui, qui est le mal chronique de la société russe.

Debout, haute et souple, les mains croisées derrière le dos, comme elle se tient d’habitude, la jolie princesse D... nous écoute en silence. Un regard sceptique et rêveur brille au fond de ses yeux fauves. Soudain, elle laisse tomber négligemment ces mots :

— C’est curieux. Vous autres hommes, quand l’ennui vous prend, il vous abat, il vous fauche les jambes ; vous n’êtes plus bons à rien ; on s’éreinte à vous remonter. Nous autres femmes, au contraire, l’ennui nous réveille, nous fouette, nous donne envie de faire toutes les sottises imaginables, toutes les folies possibles. Et c’est encore plus difficile de nous retenir que de vous remonter.

L’observation est juste. Généralement, les hommes s’ennuient, par fatigue, par satiété, pour avoir abusé des plaisirs, de l’alcool, du jeu, tandis que, chez les femmes, l’ennui est le plus souvent provoqué par la monotonie de leur existence, par leur insatiable besoin d’émotions, par les appels secrets de leur cœur et de leurs sens. D’où la dépression des uns et l’excitation des autres.



Jeudi, 7 septembre.

La faute, que Bratiano a commise en désavouant la convention Rudéanu et que ses alliés ont partagée en acceptant ce désaveu, commence à porter ses conséquences.

Tandis que les troupes roumaines s’avancent au delà des Carpathes, occupant Brasso, Hermannstadt et Orsova, les Austro-Bulgares pénètrent dans la Dobroudja et s’approchent de Silistrie. Un corps roumain, aventuré sur la rive droite du Danube, aux environs de Tourtoukaï, a même subi un grave échec ; il se serait laissé enlever une douzaine de mille hommes et deux cents canons.

Sous le coup de la nouvelle, on s’est affolé à Bucarest ; l’émotion a été d’autant plus forte que, depuis trois jours, la ville est constamment bombardée par les avions ennemis.



Vendredi, 8 septembre.

Le général Joffre, justement inquiet du péril qui menace la Roumanie, réclame l’envoi immédiat de 200 000 Russes dans la Dobroudja.

Je soutiens énergiquement sa demande auprès de Sturmer, en lui démontrant que toute la politique de l’Alliance et l’issue même de la guerre sont en jeu. Il me répond :

— Lors de mon récent voyage à Mohilew, j’ai examiné avec le général Alexéïew s’il n’y aurait pas moyen d’intensifier notre action contre la Bulgarie. Le général ne méconnaît certes pas l’énorme avantage que nous aurions à rétablir promptement nos communications avec Salonique. Mais il m’a affirmé que les ressources lui manquent. Le problème en effet n’est pas simplement d’expédier 200 000 hommes dans la Dobroudja : c’est de constituer ces 200 000 hommes en corps d’armée, avec les officiers, les chevaux, l’artillerie et tous les services accessoires. Cela représenterait cinq corps d’armée ; nous ne les avons pas en réserve ; il faudrait donc les prélever sur le front. Et vous savez qu’il n’y a pas un point de notre ligne où l’on ne se batte actuellement. Le général Alexéïew poursuit ses opérations avec d’autant plus de vigueur que la mauvaise saison approche. Je doute donc qu’il accepte de proposer à Sa Majesté l’envoi d’une armée au Sud du Danube. Réfléchissez d’ailleurs au temps qu’il faudrait pour organiser et transporter cette armée. Six semaines, au moins !... Ne serait-ce pas une lourde faute de neutraliser ainsi 200 000 hommes pendant un si long temps ?...

— Et l’Empereur ?... Lui en avez-vous parlé ?

— L’Empereur approuve tout à fait le général Alexéïew.

— La question est assez grave pour mériter un nouvel examen. Je vous prie donc d’insister auprès de Sa Majesté en Lui faisant connaître mes arguments.

— Je rendrai compte aujourd’hui même de notre conversation à Sa Majesté.



Samedi, 9 septembre.

Un financier russe, d’origine danoise, qui est en rapports suivis avec la Suède et qui, par cette voie, est toujours bien renseigné sur l’opinion allemande, me dit :

— Depuis quelques semaines, l’Allemagne traverse une crise générale de lassitude et d’appréhension. Personne ne croit plus à la victoire foudroyante qui donnera la paix triomphale. Seuls, les outranciers du pangermanisme affectent d’y croire encore. La résistance insurmontable des Français à Verdun et l’avance des Russes en Galicie ont causé une déception profonde, qui ne s’atténue pas. On commence aussi à répéter que la guerre sous-marine est une erreur et une sottise, qu’elle n’empêche nullement la France et l’Angleterre de se ravitailler, qu’elle expose les Puissances germaniques à voir les États-Unis se déclarer bientôt contre elles, etc.. Enfin le malaise économique augmente et les émeutes, causées par les restrictions alimentaires, se multiplient, surtout dans l’Allemagne du Nord... Pour enrayer cette crise de pessimisme, le Kaiser vient de nommer le maréchal Hindenburg chef d’état-major général, en remplacement du général Falkenhayn. Cette nomination a déjà relevé un peu les courages. Désormais, tous les espoirs du peuple allemand se concentrent sur le sauveur de la Prusse orientale, le vainqueur de Tannenberg. La presse officieuse exalte, en termes dithyrambiques, la noblesse de son caractère, la grandeur de ses conceptions, la géniale virtuosité de ses manœuvres ; elle ne craint pas de l’égaler à Moltke, de le comparer au Grand Frédéric. On présume qu’il voudra justifier sans retard cette confiance enthousiaste. Comme aucune victoire n’est possible actuellement ni sur le front russe ni sur le front occidental, on suppose qu’il cherchera son coup d’éclat en Roumanie.



Mardi, 12 septembre.

La princesse Paleÿ m’a invité à dîner ce soir avec la grande-duchesse Marie-Pavlowna.

La réunion est tout intime : je suis d’autant plus à l’aise pour causer avec la Grande-Duchesse, que je n’ai pas revue depuis la disgrâce de Sazonow.

Nous reprenons notre conversation au point où nous l’avions laissée et nous mesurons le chemin parcouru. Nos renseignements concordent : l’Impératrice s’immisce de plus en plus dans la politique générale ; l’Empereur lui résiste de moins en moins.

— Ainsi, me dit la Grande-Duchesse, l’Empereur déteste Sturmer ; il le sait incapable et malhonnête ; il devine son jeu auprès de l’Impératrice et il en est impatient, car il n’est pas moins jaloux de son autorité vis-à-vis de l’Impératrice que vis-à-vis de tout autre. Mais il n’a pas eu le courage de soutenir Sazonow et il s’est laissé imposer Sturmer.

— Il n’a donc personne auprès de lui pour l’éclairer ?

— Personne... Vous connaissez son entourage !... C’est encore le vieux Fréederickz qui lui parle avec le plus de franchise. Mais il n’a aucune autorité... Puis, ne croyez pas que l’Empereur ait tant besoin d’être éclairé. Il sait très bien ce qu’il fait ; il a pleinement conscience de ses erreurs et de ses fautes. Son jugement est presque toujours droit. Aussi je suis sûre que, à l’heure actuelle, il se reproche amèrement le renvoi de Sazonow.

— Alors, pourquoi les commet-il, ces erreurs et ces fautes ? Car, en fin de compte, les conséquences retombent directement sur lui.

— Parce qu’il est faible ! Parce qu’il n’a pas l’énergie de résister aux exigences et aux scènes de l’Impératrice !... Et puis, pour une autre raison encore et bien plus grave, celle-là : c’est qu’il est fataliste. Quand les choses vont mal, au lieu de réagir, il se répète que Dieu l’a voulu ainsi et il s’abandonne à Dieu !... Je l’ai déjà vu dans cet état d’esprit, après les désastres de Mandchourie et pendant les troubles de 1905.

— Mais, actuellement, est-il dans cet état d’esprit ? -

— Je crains qu’il n’en soit pas loin ; je sais qu’il est triste, qu’il s’inquiète de voir la guerre se prolonger sans résultat.

— Le croyez-vous capable de renoncer à la lutte et de faire la paix ?

— Non, jamais ; du moins tant qu’il y aura un soldat ennemi sur le territoire russe. Il en a fait le serment devant Dieu et il sait que, s’il y manquait, il compromettrait son salut éternel. Enfin, il a un haut sentiment de l’honneur et il ne trahira pas ses alliés. Là-dessus, il sera toujours inébranlable. Je crois vous l’avoir déjà dit ; plutôt que de signer une paix honteuse, une paix de trahison, il irait jusqu’à la mort...



Mercredi, 13 septembre.

Le général Janin me rend compte d’un entretien qu’il a eu avant-hier avec l’Empereur, à Mohilew, et qui malheureusement me confirme ce que Sturmer me disait il y a cinq jours.

L’Empereur lui a déclaré qu’il n’est pas en état d’expédier 200 000 hommes dans la Dobroudja ; il a allégué que les armées de Galicie et d’Asie ont subi de très lourdes pertes ces dernières semaines, et qu’il est obligé de leur envoyer tous les renforts disponibles. En terminant, il a demandé au général Janin de télégraphier au général Joffre qu’il le prie instamment de prescrire au général Sarrail une action plus énergique. L’Empereur a répété : « C’est une prière que j’adresse au général Joffre. »



Jeudi, 14 septembre.

Depuis quelque temps, le bruit courait que Raspoutine et Sturmer ne s’accordaient plus : on ne les rencontrait plus ensemble ; ils n’allaient plus l’un chez l’autre.

Pourtant, ils se voient et confèrent quotidiennement. Leurs conciliabules ont lieu le soir, à l’endroit le plus secret de Pétrograd, à la Forteresse des Saints-Pierre-et-Paul.

La Bastille des Romanow a comme gouverneur le général Nikitine, dont la fille est parmi les plus ferventes dévotes du staretz. C’est par elle que s’échangent les messages entre Sturmer et Grichka : c’est elle qui va chercher Raspoutine en ville et qui l’amène dans sa voiture à la Forteresse ; c’est dans la maison du gouverneur, c’est dans la chambre même de Mlle Nikitine que se rejoignent les deux complices.

Pourquoi s’enveloppent-ils d’un pareil mystère ? Pourquoi ont-ils choisi ce lieu caché ? Pourquoi ne se réunissent-ils qu’à la tombée de la nuit ? Peut-être, sentant la haine universelle peser sur eux, veulent-ils cacher au public l’intimité de leurs relations. Peut-être craignent-ils que la bombe d’un anarchiste ne vienne troubler leurs entrevues.

Mais, de tous les spectacles tragiques dont la terrible prison d’État conserve le souvenir, en est-il un plus sinistre que les rencontres nocturnes de ces deux scélérats qui perdent la Russie ?


MAURICE PALÉOLOGUE

  1. Copyright by Maurice Paléologue, 1921.
  2. Voyez la Revue des 15 décembre 1921, 1er et 15 janvier 1922.
  3. Voici le rescrit adressé par l’Empereur à M. Sazonow :
    Serge-Dimitriéwilch, depuis votre entrée au service de l’État, ayant consacré votre activité au ministère des Affaires étrangères, vous avez occupé d’importantes fonctions dans la diplomatie et, en 1910, je vous ai appelé au poste responsable du ministère des Affaires étrangères. Exécutant le devoir important de la direction du dit ministère, avec un zèle infatigable, vous vous êtes appliqué entièrement à réaliser mes indications, inspirées par les exigences de la justice et l’honneur de notre chère patrie.
    Malheureusement, votre santé, ébranlée par l’excès de travail, vous a déterminé à me demander de vous libérer de la fonction que vous occupiez.
    Acquiesçant à cette demande, je considère comme un devoir de vous exprimer pour votre service zélé ma reconnaissance sincère.
    Je reste pour vous toujours bienveillant et sincèrement reconnaissant.
    NICOLAS.
    Au Quartier Impérial, le 7 juillet 1916.
  4. Assassiné à Kiew, le 14 septembre 1911. Il était le beau-frère de M. Sazonow.