La Russie des Tsars pendant la Grande Guerre/10

Maurice Paléologue
La Russie des Tsars pendant la Grande Guerre
Revue des Deux Mondes7e période, tome 7 (p. 383-416).
LA RUSSIE DES TSARS
PENDANT LA GRANDE GUERRE [1]

III [2]
LA MISSION DE MM. VIVIANI ET ALBERT THOMAS À PÉTROGRADE


Lundi, 24 avril 1916.

Briand me télégraphie que Viviani, Ministre de la Justice, et Albert Thomas, Sous-secrétaire d’État de l’Artillerie et des Munitions, sont envoyés en mission à Pétrograde pour établir un contact plus intime encore entre le Gouvernement français et le Gouvernement russe.

J’en informe aussitôt Sazonow, qui me promet d’assurer à ces deux missionnaires le meilleur accueil. Mais, sous la promesse officielle qui est formulée avec toute la courtoisie et toute la spontanéité nécessaires, je devine une inquiétude vague : il me questionne, en effet, longuement sur Albert Thomas, dont le socialisme ardent et contagieux n’est pas fait pour lui plaire. Je lui expose le rôle qu’Albert Thomas a joué dans la guerre, son patriotisme, sa rare intelligence, sa puissance de travail, ses loyaux efforts pour maintenir l’accord entre ouvriers et patrons, enfin tout ce qu’il a dépensé de force et de talent au service de « l’union sacrée. »

Sazonow, qui ne manque pas de cœur, se laisse toucher par mon panégyrique :

— Je répéterai à l’Empereur tout ce que vous venez de me dire... Mais vous ferez bien de le répéter vous-même à MM. Sturmer et consorts.



Mardi, 25 avril.

Je vais prendre le thé cet après-midi chez la princesse L..., vieille dame fort agréable, dont le visage resté fin et la parole toujours vive expriment d’une façon charmante l’ouverture d’esprit, la richesse de cœur, l’indulgente raison des êtres qui ont beaucoup vécu, beaucoup aimé. Je la trouve seule avec sa fidèle amie, la comtesse F..., dont le mari occupe un des plus hauts emplois de la Cour.

Mon arrivée interrompt brusquement leur dialogue, qui devait porter sur un sujet pénible : car toutes deux ont l’air consterné. La comtesse F... se retire presque aussitôt.

Dans la conversation qui se poursuit entre la princesse et moi, je crois apercevoir au fond de ses yeux le flottement d’une pensée douloureuse, obsédante, qui m’intrigue.

Alors, me rappelant que le comte F... vit dans l’intimité quotidienne des souverains et qu’il n’a pas de secrets pour sa femme, je demande insidieusement à mon interlocutrice :

— Comment va l’Empereur ?... Il y a longtemps que je n’ai eu de ses nouvelles.

— L’Empereur est toujours à la Stavka et je crois qu’il ne s’est jamais mieux porté.

— Il n’est donc pas revenu à Tsarskoïé-Sélo pour les offices de Pâques ?

— Non. C’est même la première fois qu’il ne célèbre pas les liturgies pascales avec l’Impératrice et ses enfants. Mais il n’a pu s’absenter de Mohilew : on dit que nos troupes vont bientôt prendre l’offensive.

— Et l’Impératrice, que devient-elle ?

A cette simple question la princesse répond par un regard et un geste désespérés. Je la supplie de s’expliquer. Elle finit par me dire :

— Imaginez-vous que jeudi dernier, quand l’Impératrice a reçu la sainte communion au Féodorowsky Sobor, elle a voulu, elle a ordonné que Raspoutine communiât en même temps qu’elle. Et ce misérable a reçu les saintes espèces, le corps et le sang du Christ, à côté d’elle !... C’est de cela que ma vieille amie, la comtesse F... me parlait, il y a un instant. N’est-ce pas lamentable ?... Vous m’en voyez encore toute bouleversée.

— Oui, c’est désolant. Mais, au fond, l’Impératrice est conséquente avec elle-même. Puisqu’elle a foi en Raspoutine ; puisqu’elle voit en lui un Juste, un Saint, persécuté par les calomnies des Pharisiens comme la victime du Calvaire ; puisqu’elle fait de lui son guide et son refuge spirituels, son médiateur auprès du Christ, son témoin et son intercesseur auprès de Dieu, n’est-ce pas naturel qu’elle veuille le sentir à côté d’elle quand elle accomplit l’acte le plus important de sa vie religieuse ?... J’avoue que cette pauvre âme égarée m’inspire une pitié profonde.

— Oh ! oui, ayez pitié d’elle, monsieur l’ambassadeur..., et de nous aussi ! Car enfin quel avenir tout cela nous prépare !



Mercredi, 26 avril.

Nitchevo !... C’est assurément le mot qui revient le plus souvent dans la bouche des Russes. A tout instant, à tout propos, on les entend dire avec un geste d’insouciance ou de renoncement : Nitchevo ! « Cela ne fait rien ! Cela n’a aucune importance ! »

L’expression est si usuelle, si répandue, qu’on est obligé d’y reconnaître un trait du caractère national.

De tout temps, il y a eu des épicuriens et des sceptiques pour proclamer la vanité des efforts humains, pour se délecter même à la pensée de l’universelle illusion. Qu’il s’agisse de puissance ou de volupté, de richesse ou de plaisir, Lucrèce ne manque jamais de laisser tomber : Nequicquam ! « C’est si vain ! »

Très différente est la signification du nitchevo russe. Cette façon sommaire de déprécier l’objet d’un désir ou d’affirmer par avance l’inanité d’une entreprise, n’est généralement qu’un prétexte qu’on se donne à soi-même pour ne pas persévérer dans l’effort.


Voici quelques détails complémentaires, d’une provenance directe et secrète, sur la participation de Raspoutine à la communion de l’Impératrice.

La messe était célébrée par le Père Wassiliew dans la crypte mystérieuse et rutilante du Féodorowsky Sobor, — cette petite église aux formes archaïques dont la svelte coupole se profile si étrangement sur les futaies du parc impérial, comme une survivance ou une évocation du passé moscovite. La tsarine y assistait avec ses trois filles aînées ; Grigory se tenait derrière elle. accompagné de Mme Wyroubow et de Mme Tourowitch. Quand Alexandra-Féodorowna s’est approchée de l’iconostase pour recevoir le Pain eucharistique et le Précieux Sang, elle a fait signe du regard au staretz qui, l’ayant suivie, a communié aussitôt après elle. Puis, devant l’autel, ils ont échangé le baiser de paix, que Raspoutine a déposé sur le front de l’Impératrice et qu’elle lui a rendu sur la main.

Pendant les jours qui ont précédé, le staretz a passé de longues heures en prière à Notre-Dame de Kazan, où il s’est confessé, le mercredi soir, au Père Nicolas. Ses ferventes amies, Mlle G... et Mme T..., qui ne l’ont presque pas quitté, ont été frappées de sa tristesse. Plusieurs fois, il leur a parlé de sa mort prochaine. Il a dit notamment à Mme T... : « Sais-tu que je mourrai bientôt dans des souffrances atroces ?... Mais que faire ? Dieu m’a imposé la mission sublime d’être immolé pour le salut de nos chers souverains et de la sainte Russie. Malgré mes péchés, qui sont épouvantables, je suis un Christ en miniature, malenkii Kristos... » Une autre fois, passant avec ses deux amies devant la Forteresse des Saints-Pierre-et-Paul, il a formulé cette prophétie : « Je vois là beaucoup de personnes torturées ; je ne dis pas des personnes par unités, mais en foule ; je vois des entassements, des nuées de cadavres, toutchy troupow, plusieurs grands-ducs et des centaines de comtes, neskolko velikikh kniaseï i sotni grafiew... La Néwa sera toute rouge de sang. »

Raspoutine est parti dans la soirée du vendredi saint pour son village de Pokrowskoïé, près de Tobolsk, où Mme T... et Mlle G... sont allées le rejoindre...



Jeudi, 27 avril.


Visite à Mme D... qui se dispose à partir pour ses terres, dans Le Tchernoziom, au Sud de Voronèje.

Sérieuse et active, elle s’intéresse beaucoup à la vie des paysans ; elle s’occupe, avec intelligence, de leur bien-être, de leur instruction, de leur moralité. Je la questionne sur leurs sentiments religieux. Elle me décrit leur piété comme très simple et très naïve, quoique profonde, rêveuse, toute imprégnée de mysticisme et pleine de superstitions. Leur foi au miracle est particulièrement ingénue. Rien ne leur paraît moins surnaturel, plus normal, qu’une intervention directe de la divinité dans les affaires humaines. Puisque Dieu est tout-puissant, qu’y a-t-il de surprenant à ce qu’il exauce nos prières, à ce qu’il nous accorde un témoignage exceptionnel de sa miséricorde et de sa bonté ? Dans leur esprit, le miracle est un phénomène rare, insolite, inexplicable, sur lequel on ne peut pas compter, mais parfaitement naturel. L’idée contraire que nous nous faisons du miracle suppose en effet une notion très forte de la nature et de ses lois. Pour croire au surnaturel ou le rejeter, la première condition est de savoir qu’il y a des méthodes rationnelles et des sciences physiques.

Mme D… me signale ensuite, comme un des traits les plus caractéristiques et les plus inquiétants, du paysan russe, la brusquerie, la soudaineté avec laquelle il saute parfois d’un extrême à l’autre, de la soumission à la révolte, de l’inertie à la fureur, de l’ascétisme à la luxure, de la douceur à la férocité ; elle conclut par ces mots :

— Ce qui rend nos moujiks si difficiles à comprendre, c’est que la même âme porte en elle toutes les possibilités contraires… Quand vous serez rentrés chez vous, prenez votre Dostoïewsky, cherchez dans les Frères Karamazow le portrait du « rêveur, » et vous n’oublierez plus ce que je viens de vous dire.

Voici ce portrait :

« C’est une forêt en hiver, au milieu de laquelle se tient un moujik, vêtu d’un caftan loqueteux. Il semble réfléchir ; mais il ne réfléchit pas : il est perdu dans un rêve obscur. Si on le touchait, il tressauterait et regarderait sans comprendre, comme un dormeur qui s’éveille. Il reviendrait probablement très vite ; mais si on lui demandait quel était son rêve, il ne saurait le dire, ne se souvenant de rien. Pourtant, il garde de cet engourdissement des impressions profondes qui le délectent, et elles s’accumulent en lui inconsciemment… Un jour, peut-être après une année de telles rêveries, il partira, il quittera tout, il s’en ira jusqu’à Jérusalem pour faire son salut, ou bien il incendiera son village, ou bien fera-t-il d’abord le crime, puis le pèlerinage. Il y a beaucoup de semblables types dans notre peuple… »



Dimanche, 30 avril.

La Kchéchinskaïa danse, ce soir, au Théâtre Marie, Gisèle et Paquita, chefs-d’œuvre de l’ancienne chorégraphie, de l’art conventionnel et acrobatique où triompha jadis la virtuosité des Fanny Elssler et des Taglioni. L’archaïsme des deux ballets est encore accentué par les défauts et les qualités de la principale interprète. La Kchéchinskaïa est totalement dépourvue de charme, d’émotion et de poésie ; mais son style sévère et froid, la vigueur inlassable de ses pointes, la précision mécanique de ses entrechats, l’agilité vertigineuse de ses pirouettes font le ravissement des vieux dilettantes.

Au dernier entr’acte, je vais passer quelques minutes dans l’arrière-loge du directeur des Théâtres impériaux, Téliakowsky, où l’on célèbre en termes dithyrambiques les prouesses de la Kchéchinskaïa et de son partenaire Wladimirow. Un vieil aide de camp général de l’Empereur me dit, avec un sourire assez fin :

— Notre enthousiasme doit vous paraître un peu excessif, monsieur l’ambassadeur ; mais l’art de la Kchéchinskaïa représente pour nous, du moins pour les hommes de mon âge, quelque chose que vous n’apercevez peut-être pas.

— Et quoi donc ?

Il m’offre une cigarette et reprend sur un ton mélancolique :

— Les anciens ballets, qui ont fait la joie de ma jeunesse, — hélas ! c’était vers 1875, sous le règne du cher empereur Alexandre II... — ces ballets nous donnaient une très juste image de ce qu’était, de ce que devrait être la société russe. Partout, de l’ordre, de la correction, de la symétrie, du travail bien fait. Et, comme résultat, un plaisir élégant, une jouissance de haut goût... Tandis que les affreux ballets d’aujourd’hui, les Ballets russes, comme vous les appelez à Paris, cet art dissolu et empoisonné, c’est de la révolution, c’est de l’anarchie !...



Lundi, 1er mai.

Les Anglais ont subi, le 29 avril, en Mésopotamie, un échec grave. Le général Townshend, qui s’était retranché dans Kut-el-Amara, sur le Tigre, a été obligé de capituler, faute de vivres et de munitions, après un siège de cent quarante-huit jours ; la garnison n’était plus que de 9 000 hommes.

En même temps, une insurrection grave, fomentée par des agents allemands, a éclaté en Irlande. Une véritable bataille entre les rebelles et les troupes anglaises a mis Dublin à feu et à sang. L’ordre paraît enfin rétabli.



Mercredi, 3 mai.

Échange de télégrammes entre le Haut-Commandement russe et le Haut-Commandement français au sujet du concours militaire que la Roumanie nous promet depuis si longtemps.

Le général Alexéïew fait valoir combien sont excessives, déraisonnables, les prétentions nouvelles de l’État-major roumain ; le général Iliesco déclare en effet qu’il ne se contenterait plus des deux conditions précédemment acceptées, c’est-à-dire : 1° une attaque de l’armée de Salonique ayant pour objet d’attirer sur elle une partie importante des forces bulgares, et 2° une intervention de forces russes dans la Dobroudja pour neutraliser le reste de l’armée bulgare ; il exige aujourd’hui que les Russes occupent entièrement la région de Roustchouk, sur la rive droite du Danube. Le général Alexéïew expose très judicieusement au général Joffre : « Cette nouvelle prétention aurait pour conséquence de nous obliger à occuper la ligne Varna, Schoumla, Razgrad et Roustchouk. Même si nous acceptions cette condition qui déplacerait le centre de gravité de nos opérations vers le Sud et à l’extrémité de notre aile gauche, les Roumains émettraient certainement une nouvelle exigence selon leur habitude, afin de gagner du temps jusqu’au moment où ils seront certains d’atteindre sans effort le résultat qu’ils se proposent. Il faut faire comprendre aux Roumains que l’adhésion de la Roumanie n’est pas un besoin absolu pour les Puissances alliées. La Roumanie peut compter pour l’avenir sur une compensation qui correspondra exactement aux efforts qu’elle aura déployés et à ses actions militaires. »

Le général Joffre me confirme absolument l’opinion du général Alexéïew : « Je pense comme lui qu’il serait utile de faire connaître à la Roumanie que son concours, tout en étant désirable, ne nous est pas indispensable et que ce pays, s’il veut obtenir ultérieurement les compensations qu’il désire, doit se résoudre à prêter aux armées alliées le concours effectif de ses armes dans la forme où nous le lui demandons... »



Jeudi, 4 mai.

Viviani et Albert Thomas arriveront demain soir à Pétrograd. Leur mission, annoncée hier par la presse, a mis en émoi tous les partis. Le nom d’Albert Thomas surtout produit un grand effet dans les milieux ouvriers et un non moindre effet, en sens contraire, dans la coterie autocratique.

Konovalow, député libéral de Moscou, richissime filateur, esprit généreux, acquis à toutes les utopies humanitaires, vient me voir, au nom du « Comité industriel de guerre, » dont il est le vice-président. Il est accompagné d’un de ses amis politiques, Joukowsky, président du « Comité de l’industrie et du commerce. » Après m’avoir exposé que le président du « Comité industriel, » Goutchkow, n’a pu venir, étant retenu par la maladie en Crimée, Konovalow m’exprime le désir d’entrer, le plus tôt possible, en relations avec Albert Thomas :

— Notre comité central, qui centralise l’activité de tous les comités russes, comprend 120 délégués, nommés par l’Union des villes, par l’Union des Zemstvo, par les municipalités de Pétrograde et de Moscou, par les administrations gouvernementales, enfin par les ouvriers eux-mêmes. Sur ces 120 membres, il y a dix ouvriers. Mes amis et moi, nous souhaitons vivement que M. Albert Thomas assiste à une de nos délibérations : il nous dirait certainement des choses excellentes et qu’on se répéterait dans toutes les usines.

Je réponds qu’une visite d’Albert Thomas au comité central me paraît, non seulement possible, mais désirable : qu’il excelle en effet à se faire entendre des ouvriers comme des patrons ; que je compte toutefois sur la sagesse du Comité pour que la visite ne dégénère pas en manifestation politique...



Vendredi, 5 mai.

Le général Soukhomlinow, ancien Ministre de la Guerre, a été arrêté ce matin et conduit à la forteresse des Saints-Pierre-et-Paul. Qu’il soit coupable de prévarication, c’est notoire. Qu’il ait trahi, comme on l’affirme, j’en doute, si, par « trahison, » on entend le fait d’intelligence avec l’ennemi. Je ne crois pas qu’il ait été complice du colonel Miassoïédow, pendu en mars 1915 ; il se bornait vraisemblablement à fermer les yeux sur les crimes du traître, qui était son pourvoyeur de pots-de-vin. Mais je suis prêt à croire que, par haine du grand-duc Nicolas et par calcul politique, il a contrecarré, sous main, les plans du Haut-Commandement. C’est à son inertie voulue et à ses dissimulations conscientes qu’est due la crise des munitions, cause des premiers désastres.


Arrivant de Bergen par Christiania, Stockholm et Tornéo, Viviani, Mme Viviani et Albert Thomas débarquent, un peu avant minuit, à la gare de Finlande.

Ces vingt-deux mois écoulés ont sensiblement marqué Viviani, qui en paraît plus grave, plus digne, plus contenu. Mme Viviani porte, sur son visage calme et pur, l’empreinte d’un deuil inconsolable, — le deuil d’un fils né d’un premier mariage et qui fut tué au début de la guerre. Albert Thomas, que je ne connaissais pas, respire la santé physique et morale, l’énergie, l’intelligence, l’entrain.

J’accompagne mes voyageurs à l’hôtel de l’Europe, où ils sont hébergés par la Maison de l’Empereur. Un souper leur est préparé.

Tandis qu’ils se restaurent, Viviani m’expose l’objet de leur mission :

— Nous sommes venus, me dit-il en substance : 1° constater les ressources militaires de la Russie et chercher à les développer ; 2° insister pour l’expédition de 400 000 hommes en France par envois successifs de 40 000 ; 3° presser Sazonow afin que l’État-major russe se montre plus accommodant à l’égard de la Roumanie ; 4° essayer d’obtenir quelque promesse en faveur de la Pologne.

Je réponds : Sur le premier point, vous vous ferez vos impressions à vous-mêmes ; je crois que vous ne serez pas mécontents du travail accompli depuis quelques mois, surtout par l’Union des Zemstvo et le Comité industriel de guerre. Quant à l’expédition des 400 000 hommes, le général Alexéïew s’y est toujours refusé, en alléguant que le nombre des réserves instruites dont dispose l’année russe est tout à fait insuffisant par rapport à l’immensité des fronts, et il a convaincu l’Empereur ; mais, en insistant, vous obtiendrez peut-être l’envoi de quelques brigades. Quant à la Roumanie, vous trouverez Sazonow et le général Alexéïew tout acquis à vos idées ; mais la difficulté n’est pas ici : elle est à Bucarest. Enfin, quant à la Pologne, je vous conseille d’ajourner toute conversation jusqu’à la veille de votre départ ; vous jugerez vous-même alors si le sujet peut être abordé ; j’en doute.



Samedi, 6 mai.

Après un déjeuner intime à l’Ambassade, nous partons, Viviani, Albert Thomas et moi, pour Tsarskoïé-Sélo.

Pendant le voyage, Viviani a l’air soucieux ; il est visiblement préoccupé de l’accueil que Nicolas II réserve aux demandes qu’il a mission de lui présenter. Albert Thomas, au contraire, se montre joyeux, plein de verve, tout amusé par l’idée de comparaître devant l’Empereur. Il s’écrie : « Ah ! mon vieux Thomas, tu vas donc te trouver face à face avec Sa Majesté le Tsar autocrate de toutes les Russies !... Quand tu seras dans son palais, ce qui t’étonnera le plus, ce sera de t’y voir. »

A la gare de Tsarskoïé-Sélo, deux voitures de la Cour nous attendent. Je monte dans la première avec Albert Thomas. Viviani et le maître des cérémonies, Tiéplow, qui nous accompagnent, occupent la deuxième.

Après un silence méditatif, Albert Thomas m’insinue :

— Il y a quelques personnes que je voudrais bien rencontrer pendant mon séjour à Pétrograde... oh ! très discrètement. Mais je serais gêné vis-à-vis de mon parti, si je rentrais en France sans les avoir vues. Il y a Bourtzew d’abord.

— Oh !

— Il s’est très bien conduit pendant la guerre ; il a tenu un langage très patriotique aux camarades français et russes.

— Je le sais. Et c’est l’argument dont je me suis surtout servi pour obtenir son retour de Sibérie, quand le Gouvernement m’a chargé, l’an dernier, de cette commission délicate. Mais je sais aussi qu’il a toujours l’idée fixe d’assassiner l’Empereur... Or, veuillez vous rappeler à qui je vais vous présenter dans un instant. Regardez cette belle livrée rouge sur le siège. Et vous comprendrez que votre idée de rencontrer Bourtzew me séduise médiocrement.

— Alors, cela vous paraît impossible ?

— Attendez la fin de votre séjour. Nous en recauserons.

Devant le Palais Alexandre, un grand mouvement d’équipages. Toute la famille impériale, qui est venue saluer l’Impératrice pour sa fête, reprend le chemin de Pétrograde.

On nous conduit pompeusement au vaste salon d’angle qui termine la façade orientée vers le jardin. Sous le ciel radieux, le parc développe ses perspectives lumineuses : les arbres, libérés enfin de leur manteau de neige, semblent étirer au soleil leurs ramures fines. Il y a quelques jours, la Néwa charriait encore des glaçons. Aujourd’hui, c’est presque déjà le printemps.

L’Empereur entre ; il a le teint clair, le regard souriant.

Après les présentations et les compliments rituels, un long silence.

Lorsque l’Empereur a surmonté l’embarras que lui causent toujours les premiers contacts, il porte la main au plastron de sa tunique, orné de deux décorations seulement, la Croix de Saint-Georges et la Croix de guerre française.

— Vous voyez, messieurs, dit-il, je porte toujours votre Croix de guerre, quoique je n’en sois pas digne.

— Pas digne ! se récrie Viviani,

— Mais non, puisque c’est la même récompense qu’on accorde aux héros de Verdun.

Nouveau silence. Je prends la parole :

— Sire, M. le président Viviani est venu vous parler de graves questions, de questions qui dépassent la compétence de vos états-majors et de vos ministres. C’est donc à votre autorité souveraine que nous faisons appel...

Viviani commence alors son exposé ; il s’en acquitte avec cette séduction de parole, cette chaleur et cette douceur de la voix, qui le rendent parfois si persuasif. Quand il montre la France épuisée de sang, ayant irréparablement perdu l’élite et la fleur de sa race, il trouve des accents qui émeuvent l’Empereur. Il s’étend, avec un heureux choix d’exemples, sur les prodiges d’héroïsme qu’on a vus chaque jour s’accomplir à Verdun. L’Empereur l’interrompt :

— Et l’Allemagne qui prétendait avant la guerre que le Français n’était plus capable d’être soldat !

A quoi Viviani réplique très judicieusement :

— En effet, Sire, le Français n’est pas soldat ; il est guerrier.

Maintenant, c’est Albert Thomas qui parle, apportant de nouveaux arguments à la même thèse. Sa culture classique et normalienne, le désir de plaire, l’importance de la discussion, l’intérêt historique de la scène, communiquent à son discours et même à sa personne une vertu singulière de rayonnement.

L’Empereur, que ses ministres n’ont pas habitué aux prestiges de l’éloquence, parait ému ; il promet de « faire tout le possible » pour développer les ressources militaires de la Russie, l’associer encore plus intimement à l’effort de ses alliés. Je prends acte de ses paroles. Et l’audience est finie.

Vers quatre heures, nous rentrons à Pétrograde.



Lundi, 8 mai.

Déjeuné chez Mme Sazonow avec Viviani, Mme Viviani et Albert Thomas. Les autres convives sont le Président du Conseil et Mme Sturmer, le Ministre des Finances et Mme Bark, le Ministre de la Guerre, le Ministre de la Marine, etc.

Le déjeuner se passe bien. Viviani cause agréablement ; Mme Viviani ne peut qu’éveiller la sympathie par sa physionomie douloureuse ; Albert Thomas plaît par sa bonne humeur et la vivacité de son intelligence.

Après le déjeuner, les groupes se forment ; on parle d’affaires.

Un instant, j’aperçois Albert Thomas en colloque avec Sturmer. Je m’approche et j’entends :

— Vos usines ne travaillent pas assez, dit Albert Thomas ; elles pourraient produire dix fois plus. Vous devriez militariser vos ouvriers.

— Militariser nos ouvriers ! s’écrie Sturmer... Mais nous soulèverions toute la Douma contre nous !

Ainsi devisaient, en l’an de grâce 1916, les représentants les plus qualifiés du socialisme français et de l’autocratisme russe !



Mardi, 9 mai.

Viviani et Albert Thomas, qui partent cet après-midi pour le Grand-Quartier général, viennent déjeuner à l’Ambassade, avec Mme Viviani. Je n’ai convié personne autre ; car, après leur avoir tant parlé de la Russie, je voudrais qu’ils me parlent un peu de la France, dont je suis éloigné depuis deux ans.

Tout ce qu’ils me racontent de l’âme française est superbe et me remplit de confiance. Mais que de médiocrités, que de petitesses dans le monde politique ! C’est à croire que le Palais Bourbon oublie parfois que nous sommes en guerre. Si cruel que soit l’exil, j’y aurai du moins gagné de ne voir la France que dans le recul où la verra l’Histoire, dans son aspect glorieux et sublime.



Mercredi, 10 mai.

Mon nouveau collègue d’Amérique, Romuald Francis, qui succède au sympathique Marye, vient me faire sa première visite.

Après l’échange des banalités protocolaires, j’essaie d’amener mon visiteur à parler de la guerre, à s’expliquer sur les intentions de son pays. Mes efforts restent vains. Francis se dérobe ou ne laisse tomber que des phrases insignifiantes, d’où je conclus que la conscience américaine est encore insensible aux grands intérêts moraux qui se débattent dans le monde...



Jeudi, 11 mai.


Viviani revient du Grand-Quartier général, tandis qu’Albert Thomas est allé visiter des usines en province.

Il n’est qu’à demi satisfait de son voyage. L’accueil qu’il a reçu du chef d’État-major général a été froid ou, du moins, réservé, ce qui ne me surprend pas. Le général Alexéïew est un réactionnaire farouche, un passionné de la tradition et de la hiérarchie, de l’autocratisme et de l’orthodoxie. L’intrusion d’un civil dans les affaires militaires, et quel civil !... un socialiste !... doit naturellement lui paraître un scandale abominable.

Pour engager la conversation, Viviani lui a remis une lettre personnelle du général Joffre, en le priant de la lire immédiatement. Le général Alexéïew l’a lue, sans un mot d’observation.

Viviani a repris :

— M. le général Joffre m’a chargé, en outre, d’une confidence verbale pour Votre Excellence. Il espère pouvoir entreprendre, du 1er au 15 juillet, une opération de large envergure ; il serait heureux si, de votre côté, vous pouviez prendre l’offensive, au plus tôt le 10 juin, afin qu’il ne s’écoule pas plus d’un mois entre les deux attaques et qu’ainsi, les Allemands n’aient pas le temps de transporter des renforts d’un front vers l’autre.

Le général Alexéïew a répondu brièvement :

— Je vous remercie ; je traiterai la question avec M. le général Joffre, par l’entremise du général Gilinsky [3].

Une conférence a été tenue ensuite, sous la présidence de l’Empereur. Viviani a éloquemment réclamé l’expédition de 400 000 Russes en France, par envois mensuels de 40 000. Le général Alexéïew s’est peu à peu détendu. La discussion n’en a pas moins été longue et difficile. A la fin, l’Empereur a affirmé sa volonté. La décision suivante a été prise : outre la brigade déjà expédiée en France et celle qui doit partir le 15 juin pour Salonique, cinq brigades, de 10 000 hommes chacune, seront envoyées en France, entre le 14 août et le 15 décembre.

Je félicite Viviani de ce résultat, qui a bien sa valeur. Mais nous sommes loin encore des 400 000 hommes qu’on avait espérés.



Vendredi, 12 mai.

Le général Janin, qui remplace le général de Laguiche à la tête de notre mission militaire, vient d’arriver en Russie.

Je le reçois à déjeuner ce matin. De caractère simple et gai, d’intelligence ouverte, souple et nuancée, il plaira aux Russes.



Samedi 13 mai.

Je reçois d’une amie varsovienne, qui est réfugiée à Kiew, une lettre pleine de critiques, de soupçons, de reproches, d’excommunications, d’anathèmes, à l’égard de tous les Polonais qui, plus ou moins habilement, travaillent à la restauration de la Pologne. Nul ne trouve grâce devant son patriotisme, impulsif et turbulent. Hélas ! fera-t-on jamais comprendre aux Polonais la nécessité de la discipline dans l’effort commun ?

Toute l’histoire de la Pologne avant et depuis les partages pourrait servir d’argument à une étude sur les effets de l’individualisme en politique.



Lundi, 15 mai.

Dans l’après-midi, je reçois à l’Ambassade la colonie française de Pétrograde, pour lui faire connaître Viviani et Albert Thomas.

Livrée de gala, buffet, discours, présentations, orchestre, foule énorme et qui s’attarde... Avant la guerre, ce genre de réception me semblait une corvée odieuse. Aujourd’hui, où l’exil est si cruel, on éprouve comme une dilatation du cœur à se sentir entre Français.



Mardi, 16 mai.


La grande-duchesse Marie-Pavlowna a invité Viviani et Albert Thomas à déjeuner ; Mme Viviani, souffrante, s’est excusée.

Afin de pouvoir placer Viviani à sa droite et Albert Thomas à sa gauche, elle m’a prié de m’asseoir en face d’elle. Les autres convives sont la princesse Wladimir Orlow, le prince Serge Bélosselsky, la comtesse Schouvalow, Dimitry Benckendorff, et le service d’honneur.

Déjeuner très animé. De part et d’autre, on se prodigue les égards.

L’Altesse Impériale semble radieuse. En dépit, ou en raison de ses origines germaniques, elle ne manque jamais l’occasion d’affirmer sa sympathie pour la France. Et cela suffirait à expliquer les invitations d’aujourd’hui. Mais il y a plus. La Grande-Duchesse entretient depuis longtemps le rêve secret de voir un de ses fils, Boris ou André, monter sur le trône. Aussi est-elle toujours attentive à se saisir des rôles extérieurs que l’Impératrice néglige. Sous ce rapport, il n’est pas indifférent qu’on sache dans le public que, seule de la famille impériale, elle a reçu à sa table les missionnaires du Gouvernement français.


Ce soir, la Douma de l’Empire et le Conseil municipal de Pétrograde offrent un banquet à Viviani et Albert Thomas.

Le président de la Douma, Rodzianko, a pris l’initiative de cette manifestation. Ç’a été assez pour mettre les ministres de l’Empereur en défiance, d’autant plus que les adhésions ont afflué et que c’est devenu presque un événement politique. Il n’y a pas moins de 400 convives ! Tous les partis, même l’extrême-droite, mais surtout la gauche, sont représentés. Aucun des ministres n’a cru pouvoir se dérober. Mes collègues du Japon, d’Angleterre et d’Italie sont venus également.

La question des discours n’a pas été réglée sans difficulté. Les ministres ont estimé d’abord qu’ils n’avaient pas à prendre la parole dans une réunion d’un caractère privé. J’ai dû laisser entendre à Sazonow que, si aucun membre du Gouvernement impérial ne consentait à parler, je conseillerais à Viviani de ne pas assister au banquet. Finalement, tout s’est arrangé. Il a été convenu que Sazonow porterait un toast au nom du Gouvernement.

A notre entrée dans la salle du banquet, nous sommes accueillis très chaleureusement. Rodzianko préside la table d’honneur ; je suis placé à sa droite, Viviani à sa gauche ; j’ai, à ma droite, le président du Conseil Sturmer, qui a lui-même Albert Thomas comme voisin de droite.

Le festin sera long ; car le menu est interminable et le service très lent ; puis il y aura les discours. J’en ai au moins pour deux heures de contact avec le président de la Douma et le président du Conseil.

De Rodzianko, je n’ai plus grand’chose à apprendre. Sa haute et vigoureuse carrure, son œil direct, sa voix profonde et chaude, son activité bourdonnante, ses maladresses mêmes de langage et de conduite, tout révèle en lui la franchise, la droiture, le courage. Depuis longtemps, nous entretenons les plus confiantes relations. Il se dépense infatigablement à prêcher la bonne cause.

De Sturmer, au contraire, j’ai beaucoup à apprendre. Je ne sais s’il mourra « en odeur de sainteté, » comme disent les mystiques ; mais je sais qu’il dégage une insupportable « odeur de fausseté. » Sous sa bonhomie apparente et sa politesse affectée, on le devine bas, intrigant et perfide. Son regard aigu et doucereux, fureteur et clignotant, est l’expression même de l’hypocrisie, d’une hypocrisie ambitieuse et madrée. Mais il ne manque pas de culture ; il a le goût de l’histoire, surtout de l’histoire anecdotique et pittoresque. Chaque fois qu’une occasion nous rapproche, je l’interroge sur le passé de la Russie et sa conversation ne m’ennuie pas. Enfin, dans la position exceptionnelle, prééminente, où les circonstances l’ont placé, le personnage vaut qu’on l’étudie.

Ce soir donc, nous parlons d’Alexandre Ier et de sa fin mystérieuse, de Nicolas Ier et de son agonie morale pendant la guerre de Crimée. Cela me conduit à faire ressortir l’intérêt que la Russie et la France ont toujours eu à s’entendre et à s’allier ; je rappelle que, dès 1856, mon brillant prédécesseur, Morny, eut l’idée de l’alliance et que, si on l’eût écouté, nous n’en serions pas où nous sommes aujourd’hui. Sturmer reprend :

— Le duc de Morny ! Comme il m’aurait plu !... Je crois avoir lu tout ce qu’on a publié à son sujet. Hé bien ! il me semble qu’il avait les qualités essentielles d’un homme de gouvernement : l’amour de son pays, l’énergie et l’audace.

Je l’interromps :

— Il en avait deux autres, peut-être plus précieuses encore : le sens du réel et le doigté dans l’exécution.

— En effet, ces deux qualités-là sont bien nécessaires. Mais, lorsqu’on gouverne, il faut, avant tout, savoir prendre des responsabilités et saisir le joint des événements... Tenez : voici là-bas notre sympathique Préfet de police, le prince Alexandre-Nicolaïéwitch Obolensky. C’est un excellent serviteur de l’Empereur et j’ai pour lui beaucoup d’amitié. Mais il y a une chose que je ne lui pardonne pas. Il était gouverneur de Riazan, en 1910, quand Tolstoï est allé mourir si étrangement dans la petite gare d’Astapovo. Vous vous rappelez que la famille montait la garde autour du mourant, afin qu’aucun prêtre ne put approcher [4]. A la place d’Obolensky, je n’aurais pas hésité : j’aurais fait enlever la famille par mes gendarmes et j’aurais introduit de force un prêtre. Obolensky objecte qu’il n’avait pas d’instructions, que les enfants de Tolstoï étaient malheureusement dans leur droit, etc. Mais peut-il être question de droit et a-t-on besoin d’instructions, lorsqu’il s’agit de reconquérir l’âme de Tolstoï pour notre sainte Église ?

Que penseraient Viviani et Albert Thomas, s’ils entendaient ?

L’heure des toasts est venue. Le toast de Rodzianko est patriotique, banal et boursouflé ; le mien est tout protocolaire ; celui de Sazonow est terne et guindé.

Dans l’intervalle, les assistants ont entonné l’hymne russe. Puis Chaliapine, le génial Chaliapine a chanté la Marseillaise ; il y a mis un art de diction, une ampleur de style, une puissance de lyrisme et de passion, qui a fait passer sur l’assemblée un souffle d’enthousiasme révolutionnaire, un souffle de Danton. J’ai mesuré alors comme le public russe est inflammable.

C’est dans cette atmosphère brûlante que Viviani prend la parole. En grand ténor parlementaire, il sent tout de suite que son auditoire ne demande qu’à vibrer. Sa voix ardente, son geste large et varié, son regard tour à tour pathétique et tendre, ses périodes d’un rythme puissant et prolongé font merveille. Lorsqu’il s’écrie : « Pas de paix séparée ! La guerre commune ! voilà le pacte d’honneur qui nous lie ! Nous irons ainsi ensemble jusqu’au bout, jusqu’au jour où le droit profané sera vengé... Nous le devons à nos morts ; car ils seraient tombés en vain. Nous le devons aux générations qui nous suivent, etc., » on lui laisse à peine achever sa tirade et la salle croule sous les applaudissements. Chaliapine, le visage inspiré, les yeux pleins de larmes, s’est peu à peu avancé jusqu’à la table d’honneur. On lui redemande la Marseillaise ; il remonte sur l’estrade, et, de nouveau, l’hymne sublime soulève l’auditoire.

Les ministres de l’Empereur se regardent avec une vague inquiétude : ils semblent se dire : « Ah çà ! où allons-nous ?... Que va-t-il se passer ? »

Enfin, le leader du parti « cadet » à la Douma, Basile-Alexéïéwitch Maklakow, se lève. Dans un français excellent, avec une articulation mordante et un geste tranchant, il rappelle qu’il a été un pacifiste et il ajoute qu’il reste un pacifiste impénitent, ce qui ne l’empêche pas d’être passionnément belliqueux : « car cette guerre sera le suicide de la guerre : car, au jour de la paix, nous ferons une carte de l’Europe qui rendra désormais la guerre inutile... » Sa péroraison est une invocation à la France, « à la France dont l’univers a besoin d’entendre la voix, à la France qui, au XVIIIe siècle, a proclamé les principes immortels, symboles de l’idée pacifiste, à la France de l’avenir qui va fonder la paix éternelle qu’on nomme déjà la paix française !... »

L’enthousiasme du public est au comble. La figure des ministres s’est encore assombrie. En les regardant, je comprends que toute visite d’un homme d’État français en Russie est, par soi seul, un acte de propagande démocratique.

Pendant tout le discours de Maklakow, Albert Thomas a peine à se contenir. Ses yeux flamboient. Je m’attends à le voir se lever soudain et se lancer dans une improvisation oratoire.

Mais Rodzianko prononce les paroles d’adieu. Nous sortons au milieu des acclamations.

Dans le vestibule, durant quelques minutes, nous échangeons, Viviani, Albert Thomas et moi, nos impressions sur la soirée. A propos du discours de Maklakow, je dis :

— Beau discours et qui produira grand effet en Russie. Mais quelle chimère de croire que la paix prochaine sera éternelle ! Je me figure, au contraire, que le monde va entrer dans une ère de violences et que nous semons actuellement le germe de guerres nouvelles.

Après un instant de réflexion, Albert Thomas me répond :

— Oui, après cette guerre, dix ans de guerres... dix ans de guerres !



Mercredi, 17 mai.

Viviani et Albert Thomas ont fait ce matin leur visite d’adieu à Sazonow. Je ne les accompagnais pas, afin d’enlever toute apparence officielle à leur entretien, qu’ils voulaient diriger principalement sur la Roumanie et la Pologne.

Quant à la Roumanie, Sazonow a protesté qu’il souhaite vivement son accession à notre cause :

— Mais je ne peux, a-t-il ajouté, la considérer comme un facteur sérieux, tant que M. Bratiano se refusera à négocier avec nous une convention militaire.

Quant à la Pologne, Sazonow a insisté, dans les termes les plus pressants, sur le danger que ferait courir à l’Alliance une immixtion, même discrète, du Gouvernement français dans la question polonaise.

Les résultats de la mission Viviani se réduisent donc à l’envoi de 50 000 hommes en France, ou plutôt à la promesse de cet envoi.

Mais l’influence d’Albert Thomas a été réellement efficace. Son activité prodigieuse, son sens pratique ont galvanisé les services industriels de la guerre... pour combien de temps ? Il a été fort habilement secondé dans son œuvre par un de ses adjoints, le grand entrepreneur de travaux publics, Loucheur, un des hommes qui ont le plus contribué au réveil industriel de la France.

A une heure, Viviani et Albert Thomas viennent prendre leur dernier déjeuner à l’ambassade, avec le grand-duc Nicolas Michaïlowitch, mes collègues du Japon, d’Angleterre et d’Italie.

Nicolas-Michaïlowitch, « Nicolas-Égalité, » toujours curieux des idées avancées et des hommes nouveaux, m’avait dit :

— Je tiens énormément à connaître Albert Thomas.

Et cette connaissance paraît lui être fort agréable, car il le comble d’attentions.

A sept heures du soir, toute la mission repart pour la France, par la voie d’Arkhangelsk.



Jeudi, 18 mai.

Ce soir, au Narodny Dom, on représente Don Quichotte. Je retrouve, à entendre Chaliapine, mes belles impressions d’il y a deux mois ; j’imagine que Cervantès lui-même serait ravi d’une interprétation qui donne à son hidalgo un caractère si individuel et si large, si comique et si touchant, si caricatural et si humain. Le génie du grand ironiste n’a jamais été mieux compris.

Le public n’est pas moins intéressant que la dernière fois ; j’y observe les mêmes sourires d’indulgence, le même courant de sympathie pour la personne de l’aventureux chevalier, pour la figure de ce héros doux, généreux, pitoyable, patient, résigné, sage autant que fou, non moins lucide qu’extravagant, crédule à toutes les chimères, docile à tous les enchantements, désemparé devant toutes les réalités.



Vendredi, 19 mai.

Le général Alexéïew presse, avec une implacable sévérité, les préparatifs de la grande offensive qu’il médite pour les premiers jours de juin. L’action principale se développera en Galicie, sur la Strypa et le Pruth, entre Tarnopol et Czernowitz ; l’opération sera commandée par le général Broussilow. On m’assure que le moral des troupes, ranimé par le retour de la belle saison, est excellent.


Ce soir, j’ai à dîner mon collègue d’Espagne, le comte de Cartagena, la princesse Orlow, la princesse Serge Bélosselsky, la princesse Cantacuzène, le comte Sigismond Wiélopolski, le comte Koutousow, lady Muriel Paget, lady Sibyl Grey, etc.

La princesse Bélosselsky et la princesse Cantacuzène ont reçu dernièrement des lettres de leurs maris, qui se battent l’un en Arménie et l’autre en Bukovine ; elles me confirment, d’après ces lettres, que les soldats sont pleins d’ardeur. La même note m’est donnée par lady Muriel et lady Sibyl, qui viennent d’inspecter leurs ambulances de Volhynie.



Dimanche, 21 mai.

Le chef du cabinet de Sturmer, le digne exécuteur de ses basses œuvres, l’ineffable Manouïlow, vient me voir pour m’apprendre qu’il m’a fait donner satisfaction dans une insignifiante affaire de police. Puis nous causons. Avec un accent de sincérité qui me frappe, — car il ne ment pas toujours, — il me décrit la situation intérieure sous des couleurs très sombres ; il allègue notamment le progrès de l’esprit révolutionnaire dans l’armée.

Je lui objecte les impressions si favorables qu’on me donnait avant-hier sur le moral des troupes.

— Oh ! me répond-il, cela n’est pas vrai seulement des troupes combattantes. L’armée de l’arrière est pourrie. D’abord, les hommes sont désœuvrés ou, du moins, très peu occupés. Vous savez que l’hivernage est toujours une mauvaise période pour l’instruction militaire. Mais, cette année, il a fallu réduire et simplifier encore les exercices parce qu’il n’y a pas assez de fusils, de mitrailleuses, de canons et, plus encore peut-être, parce qu’on manque d’officiers. Ajoutez que les soldats sont très mal logés dans les casernes. On les entasse les uns sur les autres, n’importe comment. Au quartier des Préobrajensky, où il y a place pour douze cents hommes, on en a logé quatre mille. Vous les voyez d’ici, dans leurs chambres enfumées, sans aération, sans éclairage : ils pérorent depuis la soupe du soir jusqu’au matin. N’oubliez pas qu’on trouve parmi eux des gens appartenant à toutes les races de l’Empire, à toutes les nationalités, a toutes les religions, à toutes les sectes, même des Juifs. Ah ! c’est un fameux bouillon de culture pour les idées révolutionnaires. Nos anarchistes n’ont pas été les derniers à s’en apercevoir !

— Et M. Sturmer, que pense-t-il de tout cela ?

— M. Sturmer demande simplement qu’on le laisse faire, et je vous garantis. Excellence, qu’il ferait de la bonne besogne.



Lundi, 22 mai.

La mission Viviani et Albert Thomas a laissé derrière elle, dans tous les milieux, un sillage d’émotion.

Ici même, Joseph de Maistre, qui fut un des observateurs les plus sagaces de la Révolution française, faisait une remarque, dont j’éprouve aujourd’hui la justesse : « Il y a dans le caractère des Français, il y a dans leur langue surtout une certaine force prosélytique qui passe l’imagination. La nation entière n’est qu’une vaste propagande. »



Mardi, 23 mai.

Au Trentin, entre l’Adige et la Brenta, une violente offensive des Autrichiens oblige les Italiens à abandonner leurs lignes. L’émotion est forte en Italie, où l’on se représente déjà l’armée du Frioul contrainte de battre en retraite, pour n’être pas coupée de la Lombardie par une irruption de l’ennemi sur Vicence et Padoue.

Autour de Verdun, la lutte a repris avec fureur. Après un magnifique assaut, les troupes françaises ont enlevé l’ancien fort de Douaumont.



Mercredi, 24 mai.

En 1839, Nicolas Ier disait au marquis de Custine : « Je conçois la république ; c’est un gouvernement net et sincère ou qui, du moins, peut l’être. Je conçois naturellement la monarchie absolue, puisque je suis le chef d’un semblable régime. Mais je ne conçois pas la monarchie représentative ; c’est le gouvernement du mensonge, de la fraude, de la corruption, et, plutôt que de l’adopter jamais, j’aimerais mieux reculer jusqu’à la Chine. » Nicolas II pense comme son aïeul.



Vendredi, 26 mai.

Bilan de ma journée :

Ce matin, P... m’apporte des renseignements inquiétants sur la propagande révolutionnaire dans les usines et les casernes.

A cinq heures, la comtesse N..., qui, sans appartenir à la coterie de l’Impératrice, est intimement liée avec Mme Wyroubow, me raconte comment Raspoutine a démontré l’autre jour à la souveraine « qu’on doit servilement obéir à un homme de Dieu ; » il lui a ensuite confié que, depuis sa dernière communion de Pâques, il se sent des forces nouvelles contre ses ennemis et qu’il se considère plus que jamais comme le défenseur providentiel de la famille impériale et de la sainte Russie : Alexandra-Féodorowna s’est alors jetée à ses genoux en implorant sa bénédiction avec des larmes de ravissement.

Ce soir, au club, je surprends ce propos : « Si l’on ne supprime pas la Douma, nous sommes perdus !... » Puis une longue tirade pour établir la nécessité de ramener immédiatement le tsarisme aux pures traditions de l’orthodoxie moscovite.

Comme conclusion, je me répète l’oracle que Mme de Tencin prononçait, vers 1740, sur la monarchie française : « A moins que Dieu n’y mette personnellement la main, il est physiquement impossible que l’État ne culbute. »

Mais je crois qu’il ne se passera pas quarante ans, ni même quarante mois, avant que l’État russe ne culbute,



Samedi, 27 mai.

Le roi Victor-Emmanuel a télégraphié à l’Empereur pour le prier de hâter, le plus possible, l’offensive générale des armées russes, afin de décongestionner le front italien.

Mon collègue Carlotti se prodigue en démarches dans le même sens...



Lundi, 29 mai.

La foi dans le Tsar, dans sa justice, dans sa bonté, reste encore vive parmi les moujiks. Et cela explique le succès personnel que Nicolas II est assuré d’obtenir lorsqu’il entre en contact direct avec les paysans, les soldats et les ouvriers.

Réciproquement, le peuple est plus que jamais convaincu que les bureaucrates, les tchinovniks, trahissent ou paralysent toutes les bonnes intentions du monarque. Jamais on n’a plus souvent répété ces deux proverbes :

« Le Tsar est bon ; ses valets sont méchants. »

« L’Empereur dit oui ; mais son petit chien aboie non. »



Mardi, 30 mai.

La comtesse N..., amie de Mme Wyroubow, m’a prié mystérieusement de venir prendre le thé. Après m’avoir fait promettre le secret, elle me dit :

— Je crois que Sazonow va être renvoyé et j’ai voulu tout de suite vous prévenir. Il est très mal vu des Majestés. Sturmer mène contre lui, dans l’ombre, une campagne très vive.

— Mais qu’a-t-il à lui reprocher ?

— Il lui reproche ses idées libérales et ses ménagements pour la Douma. Il lui reproche encore, — mais vous m’avez promis le secret ! — de subir beaucoup trop votre influence et celle de Buchanan... Vous savez que, malheureusement, l’Impératrice déteste Sazonow ; elle ne lui pardonne pas son attitude envers Raspoutine, qu’il traite d’Antéchrist, alors que Raspoutine affirme, au contraire, que Sazonow est marqué du Diable.

— Mais Sazonow est la piété même !... Et l’Empereur, que dit-il ?

— En ce moment, il est tout à fait dominé par l’Impératrice.

— C’est de Mme Wyroubow que vous avez appris cela ?

— Oui, c’est d’Annie... Mais, de grâce, n’en dites rien à personne !



Mercredi, 31 mai.

Depuis l’avènement de Sturmer, l’autorité de Raspoutine s’est beaucoup accrue. Le moujik thaumaturge tourne, de plus en plus, à l’aventurier politique et à l’escroc. Une bande de financiers juifs et de spéculateurs tarés, Rubinstein, Manus, etc., ont lié partie avec lui et le rémunèrent généreusement. Sur leur indication, il envoie des notes aux ministères, aux banques, à tous les personnages influents. J’ai vu plusieurs de ces notes, d’une écriture informe et d’un style grossièrement impératif. On n’ose jamais se dérober à ses demandes. Nominations, avancements, sursis, grâces, dispenses, subsides, on lui accorde tout.

Quand l’affaire est plus importante, il remet directement sa note à la Tsarine :

— Tiens ! Fais faire cela pour moi !

Et elle en donne l’ordre aussitôt, ne se doutant pas qu’elle travaille pour Manus et Rubinstein qui, eux, travaillent notoirement pour l’Allemagne.



Jeudi, 1er juin.

Ce matin, en arrivant chez Sazonow, je suis frappé de sa mauvaise mine, de ses yeux caves, de son air abattu. Il se plaint d’une grande fatigue nerveuse, qui lui enlève le sommeil et l’appétit ; il parle d’aller prendre un repos « de quelques semaines » en Finlande.

Bien des fois, depuis le début de la guerre, je l’ai vu fatigué, souffrant de migraine et d’insomnie. C’est notre sort à tous. On ne porte pas impunément, sous un pareil climat, un fardeau si lourd, si continu, si obsédant, de labeur et de soucis. Mais cette fois, quelque amitié que j’aie pour lui, ce n’est pas sa santé qui m’inquiète le plus ; ce sont les ennuis secrets qui l’ont mis dans cet état et que la confidence reçue avant-hier m’a clairement révélés.



Vendredi, 2 juin.

L’attitude du Gouvernement hellénique est devenue intolérable ; sa collusion avec le Gouvernement bulgare est manifeste. La complicité personnelle du roi Constantin n’est pas douteuse.

Longue conversation, à ce sujet, avec Sazonow de qui j’obtiens de pouvoir télégraphier à Paris qu’il approuve, par avance, toutes les mesures que la France et l’Angleterre croiront devoir prendre contre la Grèce.

Entre l’Adige et la Brenta, les Italiens commencent à se ressaisir. L’offensive autrichienne est presque arrêtée.



Dimanche, 4 juin.

Pour satisfaire aux instances du roi Victor-Emmanuel, l’Empereur a ordonné de précipiter l’offensive qui se préparait en Volhynie et Galicie. L’opération, engagée avec vigueur par le général Broussilow, s’annonce bien.



Mardi, 6 juin.

Je parle des moujiks avec la princesse Sch... qui préside une société de propagande pour le travail, de Koustarni vechtchy, ces ouvrages et ustensiles de bois, de cuir, de corne, de fer, d’étoffe, où se révèlent le sens artistique des paysans russes, leur goût si original et si ingénieux de l’ornementation.

Elle est ainsi amenée à déplorer les changements profonds que l’extension des grandes industries mécaniques opère depuis une quinzaine d’années dans l’esprit et la moralité des classes rurales :

— Ces raffineries de sucre, ces distilleries d’alcool, ces filatures, ces forges, ces fabriques, ces innombrables usines, qu’on voit maintenant s’élever partout au milieu des terres, ont répandu parmi nos moujiks, des habitudes, des besoins, des idées, auxquels leur passé ne les préparait aucunement. L’initiation a été trop brusque pour leurs cerveaux primitifs... Le gain et l’appât des gros salaires industriels ont démoralisé des régions entières. Songez que, en dehors des villes, la monnaie était rare jusqu’à ces dernières années. Dans beaucoup de villages, les transactions se faisaient couramment par des trocs : on échangeait de l’avoine contre une touloupe ou de la vodka ; on payait un cheval ou une charrue avec des journées de travail... Aujourd’hui, tout cela est changé. La plupart de nos paysans ont perdu leurs qualités simples et naïves, mais en restant trop arriérés pour s’adapter moralement à leur vie nouvelle. Ils sont désorientés, ahuris, détraqués... Si Dieu ne nous épargne pas la révolution après la guerre, il y aura de grands malheurs dans les campagnes.



Jeudi, 8 juin.

L’offensive du général Broussilow se poursuit brillamment ; elle prend même une allure de victoire.

En quelques jours, le front austro-allemand a été enfoncé sur une étendue de 150 kilomètres. Les Russes ont capturé 40 000 hommes, 80 canons et 150 mitrailleuses.

Du côté italien, à l’Est du Trentin, les combats continuent ; mais l’avance autrichienne est arrêtée.



Vendredi, 9 juin.

Depuis les temps lointains de la Moscovie, les Russes n’ont peut-être jamais été aussi Russes que maintenant.

Avant la guerre, leur vagabondage natif les poussait périodiquement vers l’Occident. Les mondains essaimaient, une ou deux fois l’an, à Paris, à Londres, à Biarritz, à Cannes, à Rome, à Venise, à Bade, à Gastein, à Carlsbad, à Saint-Moritz. Les moins fortunés, la foule des « intellectuels, » avocats, professeurs, savants, médecins, artistes, ingénieurs, etc., allaient faire des stages d’études, des cures balnéaires, des voyages de vacances en Allemagne, en Suède, en Norvège, en Suisse. Bref, la majeure partie de la société brillante ou pensante, laborieuse ou oisive, prenait un contact régulier, souvent même prolongé, avec la civilisation européenne. Des milliers et des milliers de Russes allaient ainsi s’approvisionner de robes et de cravates, de bijoux et de parfums, de meubles et d’automobiles, de livres et d’objets d’art. Inconsciemment, ils rapportaient aussi des idées plus modernes, un esprit plus pratique, une conception plus positive, plus ordonnée, plus rationnelle de la vie générale. Ils y étaient d’ailleurs prédisposés par la faculté d’assimilation que les Slaves possèdent à un degré si éminent et que le grand « occidentaliste » Herzen appelait « l’acceptivité morale. »

Mais, depuis vingt-deux mois, la guerre a élevé entre la Russie et l’Europe une barrière infranchissable, une muraille de Chine. Depuis près de deux ans, les Russes sont confinés dans leur pays, astreints à vivre sur eux-mêmes. La médication tonifiante et régulatrice qu’ils allaient chercher en Occident leur manque et à l’instant où elle leur est le plus nécessaire. C’est un fait d’observation courante que les névropathes à tendance dépressive ont besoin de distraction et que le voyage leur convient spécialement parce qu’il stimule leur activité, soutient leur attention, ranime leur conscience.

Je ne m’étonne donc pas de noter sans cesse autour de moi, chez des personnes qui, naguère encore, me semblaient parfaitement saines, de la fatigue, de la mélancolie, du nervosisme, du désarroi, de l’incohérence, une crédulité maladive, des obsessions étranges, un pessimisme superstitieux et dissolvant.



Samedi, 10 juin.

L’intrigue contre Sazonow aurait-elle échoué ? Sentirait-il sa position raffermie ? En tout cas, il a meilleure mine, il se plaint moins de sa fatigue. Toutefois, il laisse encore entendre qu’il a grand besoin de repos.



Dimanche, ii juin.

Le financier G..., qui a de gros intérêts industriels à Varsovie et dans la région de Lodz, me dit très justement :

— Le problème de Pologne réserve plus d’une surprise aux négociateurs de la paix. On a l’habitude de n’envisager ce problème qu’au point de vue national, à travers les catastrophes du passé, à travers la légende héroïque et romantique. Mais, quand viendra l’heure des solutions positives, on verra surgir au premier plan deux éléments d’une importance capitale, l’élément socialiste et l’élément juif... La social-démocratie polonaise a pris dans ces trente dernières années un développement énorme, qu’on peut mesurer par le chiffre croissant de la population ouvrière. Songez qu’une ville comme Lodz, qui comptait à peine 25 000 habitants vers 1850 et 100 000 vers 1880, en compte aujourd’hui 460 000 ! Et les centres usiniers de Sosnowice, de Tomaszow, de Dombrowa, de Lublin, de Kielce, de Radom, de Zgierz, se développent aussi avec une rapidité extraordinaire. Le prolétariat y est organisé très fortement et manifeste partout une vitalité puissante. Les rêves historiques des grands patriotes polonais ne l’intéressent en aucune façon. Dans la résurrection prochaine de la Pologne, il ne voit qu’une occasion de réaliser son programme économique et social. Soyez sûr qu’il parlera haut et fort... Les Juifs ne manqueront pas non plus de jouer un grand rôle. Tout en partageant les idées de la social-Démocratie polonaise, ils ont une organisation spéciale, exclusivement juive ; ils agiront en tant que prolétariat juif. Avec cela, très intelligents, très audacieux, très fanatiques. Tous les ghettos polonais sont des foyers d’anarchie...


Jeudi, 15 juin

Les Russes progressent, sans arrêt, vers Tarnopol et Czernowitz ; ils ont franchi la Strypa et le Dniester. Le total de leurs prisonniers s’élève aujourd’hui à 153 000.



Vendredi, 16 juin,

A dîner, quelques intimes.

La table est dressée dans la salle des fêtes, devant la grande baie vitrée qui s’ouvre au Nord, sur la Néwa, et le service est commandé pour neuf heures et demie, afin que nous puissions jouir de l’extraordinaire spectacle que le ciel nocturne de la Russie septentrionale offre dans la semaine du solstice.

Quand le repas commence, il fait grand jour encore. Mais, depuis Okhta jusqu’à la Forteresse, toute la rive s’enlumine de couleurs fantastiques. Au premier plan, le fleuve étale sa nappe d’un vert sombre et métallique, où se glissent par instants des coulées rougeâtres, semblables à des flots de sang. Plus loin, les toits des casernes, les coupoles des églises, les cheminées des usines se détachent sur un fond tragique de pourpre, d’améthyste, de bitume et de soufre. Le décor change incessamment. De minute en minute, et comme sous la main d’un alchimiste prodigieux, d’un Tubalcaïn titanique, les couleurs surgissent, rayonnent, s’exaltent, se dégradent, se fondent, se transmuent, se volatilisent. Les apparences les plus diverses, toutes les combinaisons imaginables se succèdent. On dirait tour à tour des cataclysmes de la nature, des éruptions volcaniques, des écroulements de murailles, des rutilations de fournaises, des incandescences de météores, des éblouissements d’apothéoses.

Mais, vers onze heures, le ciel se décolore peu à peu, la fantasmagorie s’éteint. Depuis la terre jusqu’au zénith, le firmament se voile d’une vapeur diaphane, une vapeur d’argent et de perles. Çà et là une fluorescence trahit la palpitation d’une étoile. Dans une harmonie de pénombre et de silence, la ville s’endort avec sérénité.

A minuit et demi, quand mes hôtes me quittent, une éclaircie rose annonce déjà l’aurore, aux confins de l’Orient...



Dimanche, 18 juin.

L’armée russe de Bukovine a franchi le Pruth et occupé Czernowitz ; les avant-gardes sont déjà sur le Séreth moldave, aux environs de Storotzynetz.



Lundi, 19 juin.

Le général Biélaïew, chef d’État-major général, un des officiers les plus instruits, les plus consciencieux, les plus honorables de l’armée russe, va se rendre bientôt en France pour y régler diverses questions relatives aux commandes d’artillerie et de munitions. Il vient déjeuner ce matin avec moi.

Tout d’abord, je le félicite des succès que le général Broussilow continue de remporter en Galicie et qui, hier, ont amené ses troupes à Czernowitz. Il accepte mes félicitations avec réserve, ce qui est conforme à sa prudence et à sa modestie habituelles.

A table, il m’expose en détail les dernières opérations du front galicien, s’exprimant toujours avec cette sagesse et cette précision qui, depuis longtemps, me font estimer si haut ses opinions.

Puis, revenus dans le grand salon et nos cigares allumés, je lui demande :

— Où en sommes-nous de la guerre et sous quelle impression allez-vous partir ?

Pesant bien ses mots, il me répond :

— L’Empereur est résolu plus que jamais à poursuivre cette guerre jusqu’à notre victoire totale, jusqu’à ce que l’Allemagne soit obligée de subir nos conditions, toutes nos conditions. Ce que Sa Majesté a daigné me dire, lors de mon dernier rapport, ne me laisse aucun doute à cet égard. Mais, si notre situation militaire s’est beaucoup améliorée ces derniers jours en Galicie, nous n’avons même pas commencé d’attaquer les forces allemandes. A mettre les choses au mieux, nous devons prévoir une lutte très dure encore et très longue. Je ne considère, bien entendu, que les conditions stratégiques du problème : je n’ai pas à tenir compte des conditions financières, diplomatiques et autres. C’est en vue de ce grand effort suprême que je vais négocier à Paris, afin que notre armée, qui est si riche en hommes, ne soit plus arrêtée par l’insuffisance de son armement... Mais il y a une question plus urgente et plus importante que toutes : l’artillerie lourde. Le général Alexéïew m’en réclame chaque jour et je n’ai plus un canon, plus un projectile à lui envoyer.

— Pourtant, vous avez 70 pièces lourdes, débarquées à Arkhangelsk !

— Oui ; mais les wagons nous manquent. Vous savez dans quelle pénurie nous sommes, sous ce rapport. Toute la suite de notre offensive, si brillamment engagée, risque d’en être paralysée.

— C’est grave. Mais pourquoi votre administration des chemins de fer n’a-t-elle pas un peu plus d’ordre et d’activité ? Voilà des mois que Buchanan et moi nous en parlons à M. Sazonow, que nous lui remettons note sur note. Et nous n’obtenons rien. Nos attachés militaires et navals multiplient aussi leurs démarches. Ils n’obtiennent pas davantage. N’est-ce pas désolant de penser que la France prélève une part considérable de sa production industrielle pour approvisionner vos armées et que, par désordre, par inertie, vos armées n’en profitent pas ! Depuis que le port d’Arkhangelsk est rouvert à la navigation, les navires français y ont débarqué, en plus des 70 canons lourds, un million et demi de projectiles, six millions de grenades, cinquante mille fusils ! Et tout ce matériel reste en détresse sur les quais ! Il faut, à tout prix, que le débit quotidien de la voie ferrée soit augmenté. Trois cents wagons par jour, c’est dérisoire. On m’assure que, avec un peu de méthode et d’énergie, ce chiffre serait facilement doublé.

— Je m’épuise à lutter contre l’administration des chemins de fer et l’on ne m’écoute pas beaucoup plus que vous... Mais, comme vous dites, c’est si grave que nous n’avons pas le droit de nous décourager. Aussi, je vous prie, parlez-en de nouveau à M. Sazonow, demandez-lui d’intervenir encore, de votre part, devant le Conseil des ministres.

— Comptez sur moi. Dès demain, je reviendrai à la charge...



Samedi, 24 juin.

Depuis quelques semaines, je constate dans les cercles politiques de Pétrograde, un curieux mouvement de réaction contre le projet d’annexer Constantinople à la Russie.

On fait valoir que cette annexion, loin de résoudre la question d’Orient, ne ferait que la perpétuer en l’aggravant, car ni l’Allemagne, ni l’Autriche, ni les États danubiens ne se résigneraient jamais à laisser les clefs de la Mer-Noire dans les serres de l’aigle russe. L’essentiel, pour la Russie, est de s’assurer le libre passage des Détroits ; il suffirait donc qu’un État neutre, garanti par les Puissances, fût créé sur les deux rives. On allègue aussi que l’incorporation du Patriarcat grec à l’Église russe soulèverait des problèmes inextricables et très douloureux pour la conscience orthodoxe. Enfin, sous le rapport de la politique intérieure et de l’évolution sociale, on estime que la Russie commettrait une grave imprudence en faisant pénétrer dans son organisme les virus turco-byzantins.

Ces raisons me paraissent la sagesse même. On aurait pu toutefois s’en aviser plus tôt.



Dimanche, 25 juin.

C’est en Russie qu’il faut venir pour bien comprendre cette pensée de Tocqueville : « La démocratie immatérialise le despotisme. »

Par essence, la démocratie n’est pas nécessairement libérale ; elle peut, sans faillir à son principe, se concilier avec toutes les formes de l’oppression, politique, religieuse, sociale, etc. Mais, sous le régime démocratique, le despotisme est insaisissable, parce qu’il est épars dans les institutions, parce qu’il ne s’incarne en personne, parce qu’on le retrouve à la fois partout et nulle part ; c’est comme une vapeur diffuse, invisible et asphyxiante, qui se confond pour ainsi dire avec le climat national. On s’en irrite, on en souffre, on s’en plaint ; mais on ne sait à qui se prendre. Aussi, le plus souvent, on finit par s’accommoder à son mal et s’y résigner ; car on ne peut pas haïr fortement ce qu’on ne voit pas.

Au contraire, sous le régime autocratique, le despotisme se réalise à l’état le plus dense, le plus massif, le plus concret. Il se personnifie dans un homme, dans un seul homme : il provoque le maximum de haine.



Mardi, 27 juin.

L’entrée des Russes à Kimpoloung, au Sud-Ouest de Czernowitz, les rend maîtres de toute la Bukovine et les amène au pied des Carpathes.

Tandis que nous regardons, sur une carte, le progrès des opérations, Sazonow me dit :

— C’est maintenant que les Roumains devraient marcher !... Ils trouveraient la route libre jusqu’à Hermannstadt, jusqu’à Témeswar... jusqu’à Pesth !... Mais Bratiano n’est pas l’homme des décisions simples et franches. Vous verrez qu’il laissera passer ainsi toutes les occasions !...



Mercredi, 28 juin.

D’une source intime et sûre :

« L’Impératrice traverse une mauvaise phase. Excès de prières, de jeûnes, de pratiques ascétiques. Agitation, insomnies. Elle s’exalte et, se concentre de plus en plus dans l’idée qu’elle a mission de sauver la Sainte Russie orthodoxe et que les lumières, les grâces, la protection de Raspoutine lui sont indispensables pour y réussir. A tout propos, elle fait demander au staretz un conseil, un encouragement, une bénédiction. »


Les relations de la tsarine et de Grichka ne demeurent pas moins fort secrètes. Aucun journal n’y fait jamais allusion. Et les gens du monde n’en parlent qu’à voix basse, entre intimes, comme d’un mystère humiliant qu’il vaut mieux ne pas approfondir : on ne se gêne pas d’ailleurs pour inventer mille détails fantastiques.

En principe, Raspoutine franchit assez rarement les grilles de la résidence impériale. Ses rencontres avec la souveraine ont presque toujours lieu chez Mme Wyroubow, dans le petit cottage de la Sredniaïa : il y reste quelquefois durant des heures, enfermé seul avec les deux femmes, tandis que les policiers du général Spiridowitch font le vide et le guet autour de la maison.

Dans le cours ordinaire de la vie, c’est par les colonels Loman et Maltzew que s’opèrent pratiquement les communications incessantes du Palais avec le staretz et sa clique.

Le colonel Loman, adjoint au Commandant des Palais impériaux et curateur de l’église préférée de la Tsarine, le Féodorowsky Sobor, est le secrétaire particulier d’Alexandra-Féodorowna, dont il possède toute la confiance ; il s’est donné comme auxiliaire, pour ses rapports quotidiens avec Raspoutine, le colonel d’artillerie Maltzew, qui est, d’autre part, préposé à la défense aérienne de Tsarskoïé-Sélo.

Pour les commissions intimes, l’Impératrice emploie d’habitude une jeune religieuse, attachée à l’hôpital militaire du Palais, la sœur Akilina.

Il y a quelques années, cette nonne résidait au couvent d’Okhtaï, qui s’abrite dans les forêts de l’Oural, non loin d’Ekaterinbourg. D’origine paysanne et de santé robuste, elle manifesta un jour des troubles étranges, qui s’aggravèrent bientôt en devenant périodiques. Sous le regard de ses compagnes atterrées, elle éprouvait tour à tour des accès convulsifs, des extases délirantes, des sensations effroyables ; on vit ainsi apparaître en elle tous les signes de la possession démoniaque. C’est pendant une de ces crises qu’elle connut Raspoutine. Voyageant alors en pèlerin, en strannik, à travers l’Oural, il vint un soir demander l’hospitalité au couvent d’Okhtaï. On l’accueillit comme un messager providentiel et on l’amena immédiatement auprès de la pauvre possédée, qui se débattait contre les assauts torturants de l’Esprit infernal. Resté seul avec elle, il l’exorcisa en quelques minutes, par une adjuration si impérative et compulsive, que le Diable n’osa plus jamais la toucher. Depuis cette délivrance, la sœur Akilina s’est vouée de toute son âme au staretz.


MAURICE PALÉOLOGUE.

  1. Copyright by Maurice Paléologue, 1921.
  2. Voyez la Revue du 15 décembre 1921 et du 1er janvier 1922.
  3. Représentant du Haut-Commandement russe au Grand Quartier général français.
  4. Voici quelques détails sur l’étrange fin de Tolstoï. — Agé de quatre-vingt-deux ans, il partit brusquement de Yasnaïa Poliana le 10 novembre 1910 au soir, accompagné du docteur Makovitsky ; sa fille Alexandra, que Tchertkov appelle sa « collaboratrice la plus intime, » était dans le secret du départ. Il arriva le lendemain au couvent d’Optina ; il y passa la nuit à écrire un long article sur la peine de mort. Dans la soirée du 12, il alla au monastère de Chamordino, où sa sœur Marie était nonne : il dîna avec elle, et lui exprima le désir qu’il avait de finir sa vie à Optina, « en s’acquittant des plus humbles besognes, mais à condition qu’on ne l’obligeât point à entrer dans l’église. » Le soir, il eut la surprise de voir arriver sa fille Alexandra. Sans doute le prévint-elle que sa retraite était connue, qu’on était à sa poursuite ; ils repartirent aussitôt pour Kozelsk, avec l’intention de gagner les provinces du Sud. En route, Tolstoï tomba malade, à la gare d’Astapovo, et dut s’y aliter, atteint de congestion pulmonaire. On l’installa dans le logement du chef de gare.
    Son état s’étant subitement aggravé, des médecins de Moscou furent appelés en consultation ; la famille accourut de son côté.
    Le soir du 18 novembre, l’higoumène d’Optina, le Père Varsonofi, descendit à la gare d’Astapovo et demanda qu’on le laissât pénétrer auprès du mourant : il déclarait que le Saint-Synode l’avait chargé de réconcilier Tolstoï avec l’Église orthodoxe. Les médecins et la famille, invoquant l’état du malade, refusèrent l’entrevue sollicitée. En effet, les forces de Tolstoï déclinaient rapidement, bien qu’il gardât son entière connaissance. Le 19, il eut deux crises cardiaques, dont la seconde faillit l’emporter.
    Tolstoï s’éteignit doucement le 20 novembre à six heures du matin, il avait eu le temps de formuler sa dernière volonté : des obsèques sans rites, sans couronnes, sans fleurs. Deux jours après, le corps fut ramené à Yasnaïa Poliana, où s’accomplirent très simplement les funérailles.