La Russie des Tsars pendant la Grande Guerre/08

La Russie des Tsars pendant la Grande Guerre
Revue des Deux Mondes7e période, tome 6 (p. 763-799).
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LA RUSSIE DES TSARS
PENDANT LA GRANDE GUERRE [1]
(NOUVELLE SÉRIE)

I
LA RÉOUVERTURE DE LA DOUMA


Samedi, 1er  janvier 1916.

Le ministre de Serbie, Spalaïkowitch, vient me voir : sa mine est ravagée ; ses yeux brillent de fièvre et de larmes. Il s’effondre, accablé, sur le fauteuil que je lui offre :

— Vous savez, me dit-il, comment s’est achevée notre retraite ? Vous connaissez les détails ?… C’est un martyre sans nom !

Il a reçu, ce matin, quelques renseignements sur le tragique exode que l’armée serbe vient d’accomplir à travers les Alpes glacées de l’Albanie, sous des rafales cinglantes de neige, sans abri, sans vivres, épuisée de souffrances, abrutie de fatigue, jalonnant sa route derrière elle par une traînée continue de cadavres. Et, quand elle arrive enfin à Saint-Jean de Médua, sur l’Adriatique, elle y trouve, comme épreuve suprême, la famine et le typhus.

Penché sur une carte que j’ouvre entre nous, il me montre l’itinéraire de cette funèbre hégire :

— Vous voyez, poursuit-il, nous avons repassé par toutes les étapes historiques de notre vie nationale…

En effet, la retraite a commencé à Belgrade, où Pierre Karageorgéwitch obligea les Turcs à le reconnaître prince de Serbie, en 1806. Puis, c’est Kragoujévatz, la résidence du prince Miloch Obrénowitch, aux premières années de l’autonomie serbe ; puis, Nisch, la cité chrétienne du grand roi Stéphan Némania qui, au XIIe siècle, libéra la Serbie de la domination byzantine ; puis Kroujévatz, la capitale du tsar martyr Lazare Brankowitch, décapité en 1389 sur le champ de bataille de Kossowo, sous les yeux du sultan Mourad agonisant ; puis Kraliéwo, où l’Église autocéphale de Serbie fut fondée au XIIIe siècle par saint Sava ; puis Rachka, le premier berceau du peuple serbe et l’antique fief des Némania ; puis Uskub, où l’illustre Douchan se fit sacrer en 1346 « Tsar et Autocrate des Serbes, des Grecs, des Albanais et des Bulgares ; » puis Ipek, dont le patriarcat fut, pendant la longue nuit de la sujétion turque, le refuge de la conscience nationale ; bref, tous les sanctuaires du patriotisme serbe. Spalaïkowitch ajoute :

— Représentez-vous ce qu’a dû être cette retraite, sans parler des milliers de fugitifs qui suivaient notre armée. Représentez-vous…

Et, d’une voix que l’émotion précipite, il me décrit le vieux roi Pierre, moribond, ne voulant à aucun prix abandonner ses troupes et voyageant sur un caisson d’artillerie traîné par des bœufs ; le vieux voïvode Poutnik, aussi malade que son roi et chargé sur une civière ; enfin, un long cortège de moines, portant sur leurs épaules les reliques des églises, marchant jour et nuit dans la neige, un cierge à la main et psalmodiant leurs prières.

— Mais, dis-je, c’est une épopée, c’est une chanson de geste, que vous me racontez là !…


Mardi, 4 janvier.

La fête des Chevaliers de Saint-Georges a offert à l’Empereur l’occasion d’affirmer une fois de plus sa volonté de poursuivre la guerre ; il a adressé à son armée une proclamation qui se termine ainsi :

Soyez fermement assurés que, ainsi que je l’ai dit au début de la guerre, je ne conclurai pas la paix tant que nous n’aurons pas chassé le dernier ennemi de notre territoire. Je ne conclurai cette paix qu’en plein accord avec nos Alliés, auxquels nous sommes liés, non par des traités de papier, mais par une véritable amitié et par le sang… Que Dieu vous garde !

C’est la meilleure réponse aux avances qui sont naguère venues d’Allemagne par l’entremise du Grand-Duc de Hesse et du comte Eulenbourg…


Jeudi, 6 janvier.

D’après mon informateur L… qui a des accointances avec l’Okhrana, les chefs des divers groupes socialistes se sont réunis secrètement, il y a une quinzaine de jours, à Pétrograde comme ils ont déjà fait au mois de juillet dernier ; le conciliabule était présidé cette fois encore par le député « travailliste » Kérensky. L’objet principal de la réunion était d’examiner un programme d’action révolutionnaire que le « maximaliste » Lénine, réfugié en Suisse, a récemment développé devant le congrès socialiste international de Zimmerwald.

La délibération ouverte par Kérensky aurait abouti à un accord unanime sur les points suivants : 1o Les défaites ininterrompues de l’armée russe, le désordre et l’incurie des administrations publiques, les légendes terribles qui courent sur l’Impératrice, enfin les scandales de Raspoutine, ont achevé de discréditer le tsarisme dans l’esprit des masses. — 2o Le peuple est profondément écœuré de la guerre, dont il ne comprend plus ni le motif ni le but. Aussi, les réservistes des dépôts répugnent-ils chaque jour davantage à partir pour le front, de sorte que la valeur militaire de l’armée combattante décline rapidement. D’autre part, les difficultés économiques s’accumulent et s’aggravent sans cesse.— 3o Il est donc vraisemblable que, dans un avenir plus ou moins proche, la Russie sera obligée de répudier ses alliances et de faire séparément la paix. Tant pis pour les Alliés !… — 4o Mais, si cette paix est négociée par le Gouvernement impérial, ce sera évidemment une paix réactionnaire, une paix monarchique. Or, il faut, à tout prix, que ce soit une paix démocratique, une paix socialiste. Et Kérensky aurait clos le débat par cette conclusion pratique : « Aussitôt que nous verrons venir la crise finale de la guerre, nous devrons renverser le tsarisme, prendre nous-mêmes le pouvoir et installer une dictature socialiste. »


Vendredi, 7 janvier.

Combats très durs et très meurtriers dans la région de Czartorysk, qui avoisine les marais de Pinsk. Toutes les attaques russes sont brisées.

Plus au Sud, dans la Galicie orientale, en face de Czernowitz, les Autrichiens fléchissent un peu.

Le colonel Narischkine, aide de camp de l’Empereur et qui l’approche quotidiennement, me dit :

— Sa Majesté est très affligée par le désastre des Serbes ; elle nous demande, à chaque instant, de la renseigner sur l’agonie de cette malheureuse armée.


Samedi, 8 janvier.

Sous l’influence de Raspoutine et de sa bande, l’autorité morale du clergé russe s’avilit de jour en jour.

Un des faits récents, qui ont le plus choqué la conscience des fidèles, est le conflit que la canonisation de l’archevêque Jean de Tobolsk a soulevé, l’automne dernier, entre l’évêque Varnava et le Saint-Synode.

Il y a deux ans et demi, Varnava n’était qu’un moine ignare et crapuleux, quand Raspoutine, son ami d’enfance, son joyeux compagnon de Pokrowskoïé, eut la fantaisie de le faire élever à l’épiscopat. Cette promotion, que le Saint-Synode avait courageusement combattue, ouvrit l’ère des grands scandales religieux.

Or, à peine investi de sa haute dignité, Mgr Varnava conçut l’idée de créer dans son diocèse un lieu de pèlerinage, qui servirait à la fois les intérêts sacrés de l’Église et ses intérêts personnels. Les pèlerins afflueraient certainement, les dons aussi ; car les miracles ne manqueraient pas. Raspoutine avait tout de suite aperçu les beaux résultats qu’on pouvait espérer de cette pieuse entreprise. Il estima néanmoins que, pour rendre les miracles plus certains, plus abondants, plus merveilleux, on devrait se procurer des reliques neuves, les reliques d’un nouveau saint ou, mieux encore, les reliques d’un saint canonisé tout exprès ; il avait, en effet, souvent observé que les nouveaux saints aiment à faire montre de leur puissance thaumaturgique, tandis que les vieux glorifiés semblent n’y plus éprouver aucun plaisir. Ces reliques neuves, on les avait précisément sous la main : c’était le cadavre de l’archevêque Jean-Maximowitch, mort en odeur de sainteté à Tobolsk, en 1715. Mgr Varnava engagea immédiatement la procédure de canonisation ; mais le Saint-Synode, ayant pénétré tous les dessous de l’affaire, ordonna de surseoir à l’instance. L’évêque passa outre et, de son autorité propre, au mépris de toutes les règles, il décréta la canonisation de l’archevêque Jean, « serviteur de Dieu ; » puis il sollicita directement l’approbation impériale, formalité indispensable et définitive de toute sanctification. Une fois de plus, l’Empereur se laissa forcer la main par l’Impératrice et Raspoutine : il signa lui-même le télégramme qui annonçait à Mgr Varnava la confirmation suprême.

Au Saint-Synode, le clan de Raspoutine exulta. Mais la majorité de l’assemblée décida qu’elle ne laisserait pas s’accomplir une si éclatante infraction aux lois de l’Église. Le Procureur suprême Samarine, homme intègre et courageux, que la noblesse de Moscou venait justement d’imposer au choix du Tsar pour succéder au vil Sabler, soutint de toutes ses forces les protestataires. Sans même en référer à l’Empereur, il appela de Tobolsk Mgr Varnava et lui enjoignit d’abroger son décret L’évêque refusa, d’un ton péremptoire et insolent : « Tout ce que le Saint-Synode peut dire ou penser m’est égal.. Le télégramme de confirmation que j’ai reçu de Sa Majesté me suffit… » Alors, sur l’initiative de Samarine, le Saint-Synode ordonna que le prélat contempteur des lois ecclésiastiques serait destitué de sa fonction épiscopale et relégué dans un couvent. Mais, là encore, il fallait obtenir la sanction impériale. Samarine entreprit bravement de convertir l’Empereur ; il y dépensa tout ce qu’il avait d’éloquence et d’énergie, de loyalisme et de piété. Nicolas II l’écoutait d’un air ennuyé, avec des gestes nerveux ; il finit par dire : « Mon télégramme à l’évêque n’était peut-être pas très correct. Mais ce qui est fait restera fait. Et je saurai imposer à tous le respect de ma volonté. »

Huit jours plus tard, le Procureur suprême Samarine était remplacé par un fonctionnaire obscur et servile, un familier de Raspoutine, Alexandre Woljine. Et, peu après, le président du Saint-Synode, Mgr Wladimir, métropolite de Pétrograde, qui avait eu dans ce conflit l’attitude la plus méritoire, était transféré au siège de Kiew, pour céder la première dignité religieuse de l’Empire à une autre créature de Raspoutine, à l’archevêque de Vladikaukaz, Mgr Pitirim.

Dimanche, 9 janvier.

Un signe curieux des préoccupations habituelles à l’esprit russe est la complaisance avec laquelle les littérateurs s’appliquent à décrire la vie qu’on mène dans les prisons, dans les bagnes, dans les résidences de relégation. C’est un thème familier à tous les romanciers ; chacun se croit obligé d’encadrer quelque aventure pathétique dans le décor sinistre d’une maison de force ou d’un pénitencier sibérien.

Dostoïewsky a commencé, en transposant ses souvenirs personnels dans le livre qui est, selon moi, son chef-d’œuvre : les Souvenirs de la Maison des Morts. Tolstoï, dans Résurrection, nous initie avec un réalisme implacable aux moindres détails matériels, administratifs, moraux, de la réclusion et de la transportation. Korolenko, Gorky, Tchékow, Véressaïew, Andréiew, Dymow, etc. apportent également leur contribution à ce musée d’horreurs, dont les tableaux ont pour fond la forteresse des Saints-Pierre-et-Paul, la citadelle de Schlüsselbourg, les solitudes sépulcrales de Tourouchansk et de Yakoutsk, les rivages glacés de Sakhalin. Il est probable que la plupart des lecteurs se disent intérieurement : « J’irai peut-être là, un jour. »


Mardi, 11 janvier.

Malgré la rigueur du froid et l’extrême difficulté des communications, les armées russes de Galicie sont remarquables d’initiative et d’entrain.

Le prince Stanislas Radziwill, qui arrive de cette zone, me raconte que, la semaine dernière, un officier allemand, qui venait d’être capturé, l’ayant entendu parler polonais, s’est rapproché de lui et lui a glissé à l’oreille, dans la même langue :

— Les Allemands sont claqués. Tenez bon !… Vive la Pologne !


Mercredi, 12 janvier.

Les troupes anglaises et françaises ont achevé, sans accident, d’évacuer la presqu’île de Gallipoli.

L’échec est complet, mais le désastre est évité.

L’effort turc va désormais se porter sur la Mésopotamie, l’Arménie et la Macédoine.


Jeudi, 13 janvier.

Par ses principes et sa constitution, le tsarisme est obligé d’être infaillible, impeccable, parfait. Nul gouvernement n’a autant besoin d’intelligence, d’honnêteté, de sagesse, de raison ordonnatrice, de clairvoyance, de talent ; car, en dehors de lui, c’est-à-dire en dehors de son oligarchie administrative, il n’existe rien : ni mécanismes de contrôle, ni rouages autonomes, ni partis constitués, ni groupements sociaux, nulle organisation légale ou traditionnelle de la volonté publique.

Aussi, quand une faute est commise, on s’en aperçoit toujours trop tard et il n’y a personne pour la réparer.


Vendredi, 14 janvier.

À l’occasion du 1er  janvier orthodoxe, l’Empereur s’adresse à son armée en ces termes :

Au seuil de l’année 1916, je vous envoie mes salutations, ô mes vaillants guerriers. De cœur et de pensée, je suis avec vous dans les combats et les tranchées… Retenez bien ceci : notre Russie bien-aimée ne peut assurer son indépendance ni ses droits, sans avoir remporté une victoire décisive sur l’ennemi. Pénétrez-vous de cette idée qu’il ne peut y avoir et qu’il n’y aura pas de paix sans victoire. Quelques efforts, quelques sacrifices que cette victoire puisse nous coûter, nous devons la donner à la Patrie.


Samedi 15 janvier.

Les Autrichiens sont entrés avant-hier à Cettigné, que les Monténégrins semblent leur avoir abandonné très complaisamment.

Le général B… qui me communique la nouvelle, ajoute :

— Voilà une retraite qui pue la trahison !


Dimanche, 16 janvier.

L’évacuation de Gallipoli par les troupes anglo-françaises produit un effet désastreux sur l’opinion russe. De toutes parts, je recueille la même note : « Maintenant, la question est réglée : nous n’obtiendrons jamais Constantinople… Alors, à quoi bon poursuivre la guerre ? »


Mercredi, 19 janvier.

Sous la forte impulsion du général Alexéïew, la dotation de l’armée russe en fusils s’améliore sensiblement. Voici les ressources actuelles :

1o Fusils en service sur le front : 1 200 000 ;

2o Fusils débarqués à Arkhangelsk : 155 700 ;

3o Fusils débarqués à Alexandrowsk : 530 000 ;

4o Fusils en partance d’Angleterre : 113 000.

Les transports dans la Mer Blanche s’effectuent à l’aide de brise-glaces, au prix de difficultés inouïes. Pour la région d’Alexandrowsk, on a organisé un vaste système de traîneaux tirés par des rennes. Et la distance de Mourmansk à Pétrosavodsk n’est pas moindre que mille kilomètres !

D’ici à la fin d’avril, on escompte un arrivage de 850 000 fusils en surplus.

Malheureusement, les pertes que l’armée russe vient de subir en Galicie sont terribles : 60 000 hommes ! Sur un seul point, à Czartorysk, 11 500 hommes, aveuglés par une tourmente de neige, ont été fauchés, jusqu’au dernier, en quelques minutes, par l’artillerie allemande.


Vendredi, 21 janvier.

Sur le front de Bessarabie, au Nord-Est de Czernowitz, les Russes ont entrepris une nouvelle et opiniâtre offensive, qui leur a permis d’enlever tout un secteur des positions autrichiennes. Ce résultat leur a coûté fort cher : 70 000 hommes tués ou blessés et 5 000 prisonniers. Malheureusement, l’opinion publique est devenue beaucoup plus sensible aux pertes qu’aux succès.


Lundi, 24 janvier,

Les perpétuels atermoiements de Bratiano placent la Roumanie dans une situation périlleuse. Voici, en effet, que les Puissances germaniques commencent à prendre, vis-à-vis d’elle, un ton comminatoire.

Le ministre de Russie à Bucarest, Poklewski, a pressé Bratiano de s’expliquer sur ses intentions. Le Président du conseil lui a répondu :

— J’hésite entre deux opinions. Ou bien le langage des agents allemands et austro-hongrois ne trahit chez leurs Gouvernements qu’un mouvement de mauvaise humeur, motivé par la question des blés roumains. En ce cas, il me sera facile d’accorder à l’Allemagne et à l’Autriche-Hongrie quelques satisfactions. Ou bien, ce langage est le prélude d’un ultimatum qui exigerait, par exemple, la démobilisation immédiate de notre armée. En ce cas, j’espère rester maître de notre opinion publique, et je repousserai l’ultimatum.

— Dans cette dernière prévision, a repris Poklewski, votre État-major devrait conférer immédiatement avec le nôtre. Il n’y a pas un jour à perdre.

Bratiano en est convenu ; il a ajouté :

— L’arrivée rapide d’une armée russe à l’embouchure du Danube nous serait indispensable pour nous couvrir contre une attaque des Bulgares dans la Dobroudja.

Sazonow, de qui je tiens ces détails, a prié le général Alexéïew d’étudier la question, sans retard.

L’arrière-pensée de Bratiano n’est que trop manifeste. Il veut laisser à la Russie la charge d’arrêter les Bulgares, afin de diriger tout l’effort de l’armée roumaine vers la Transylvanie, objet des ambitions nationales.

L’État-major russe pourra-t-il concentrer de nouveau une armée en Bessarabie ? J’en doute, d’après une conversation téléphonique que Sazonow vient d’avoir, devant moi, avec le Ministre de la guerre. Le général Polivanow ne croit pas en effet qu’il soit possible de prélever sur le front une armée de 150 000 ou 200 000 hommes pour l’expédier vers la Moldavie ; les armées de Bukovine et de Galicie sont engagées dans une opération très rude ; on ne peut songer à les ramener en arrière, à 600 kilomètres de leur base actuelle.


Mardi, 25 janvier.

J’ai prié le Ministre de Roumanie, Diamandy, de venir déjeuner avec moi aujourd’hui et je lui représente, une fois de plus, les dangers de l’altitude équivoque dans laquelle se complaît son ami Bratiano :

— Comment M. Bratiano ne voit-il pas, lui dis-je, qu’il s’expose par cette attitude aux pires déconvenues ? C’est surtout lorsqu’on traite avec les Russes qu’on ne saurait être assez positif, assez prévoyant, assez précis. Quand je songe que, à l’heure présente, sous le coup d’un ultimatum allemand, vous n’avez même pas ébauché une convention militaire avec l’État-major russe, toute votre politique me paraît une folie.

— Vous savez que M. Bratiano se méfie beaucoup des Russes. Il ne veut s’engager envers eux qu’à la dernière heure. Et, cette heure, il la fixera lui-même, lui seul.

— Mais, dans une crise aussi colossale, personne n’est maître de l’heure !… Puis, vous imaginez-vous qu’on improvise, au dernier instant, un plan de campagne, une base d’approvisionnements, un système de transports ?… La méfiance de M. Bratiano à l’égard des Russes n’est, selon moi, justifiée qu’en un point, je veux dire leur incapacité d’organisation. Raison de plus pour concerter le plus tôt possible un programme pratique de coopération et en préparer secrètement l’exécution. Dans quelque région que les troupes russes doivent être envoyées, que ce soit en Moldavie ou dans la Dobroudja, leur ravitaillement constitue, à lui seul, un problème énorme, dont la solution exige peut-être plusieurs mois. N’oubliez pas que les chemins de fer russes et roumains n’ont pas la même largeur de voie et que leur raccordement se réduit à la ligne d’Ungeny, puisque la ligne Kichinew-Reni n’aboutit qu’au delta danubien. Tant que ce problème ne sera pas résolu, tant que les conditions préalables et nécessaires d’une coopération russo-roumaine ne seront pas réalisées, la Roumanie sera abandonnée à ses seules forces et, je le crains, toute ouverte à l’invasion.

Diamandy, assez ému, me répond :

— Oui, notre situation serait critique ; car, avec nos 500 000 hommes, nous ne pouvons pas protéger à la fois 500 kilomètres de Danube et 700 kilomètres de Carpathes. C’est pourquoi il faut absolument que les Russes nous couvrent, dans la Dobroudja, contre une offensive des Bulgares.

— Je ne sais à quelle décision s’arrêtera le Haut-Commandement russe ; mais je sais déjà, par le général Polivanow, que, dans l’état présent des voies ferrées, le ravitaillement d’une armée russe au Sud du Danube semble impossible.

Depuis quelques jours, les Allemands attaquent avec force dans la région de Dvinsk. Les Russes résistent bien et remportent même quelques avantages.


Mercredi, 26 janvier.

Souvent, lorsque je réfléchis à tout ce qu’il y a d’archaïque et d’arriéré, de primitif et de suranné dans les institutions sociales et politiques de la Russie, je me dis : « Voilà pourtant où en serait l’Europe, si nous n’avions eu ni la Renaissance, ni la Réforme, ni la Révolution française !… »


Jeudi, 27 janvier.

Après avoir étudié les divers moyens dont la Russie dispose pour soutenir éventuellement la Roumanie, le général Alexéïew s’est arrêté aux conclusions suivantes :

1o Une armée de dix divisions pourrait être affectée au soutien de la Roumanie.

2o La distance, la difficulté des transports, l’état des voies ferrées en Roumanie s’opposent à l’envoi de cette armée sur le Danube, notamment dans la région qui est la plus menacée par les Bulgares, c’est-à-dire au Sud de Bucarest.

3o L’armée de soutien devrait être concentrée dans la Moldavie septentrionale, de manière à menacer le flanc droit des armées austro-allemandes ; cette concentration s’effectuerait assez rapidement.

4o Une offensive énergique serait aussitôt entreprise vers le Nord-Ouest, en liaison avec les opérations engagées sur le front général.

5o L’armée roumaine pourrait ainsi employer toutes ses forces à repousser l’attaque des Bulgares au Sud et à couvrir la frontière du côté de la Transylvanie.

6o Il importe qu’un officier de l’État-major roumain soit envoyé d’urgence au Grand-Quartier général des armées russes pour négocier les bases d’une convention militaire.


Vendredi, 28 janvier.

Ferdinand de Cobourg, Tsar de Bulgarie, vient de se surpasser lui-même dans la turpitude. Qualis artifex !

Il y a dix jours, l’empereur Guillaume s’est rendu à Nisch, où le Tsar Ferdinand lui a offert un déjeuner de gala. Certes, la rencontre était solennelle et le choix de Nisch, « ville natale de Constantin le Grand, » en rehaussait encore la signification historique. Je ne m’étonne donc pas que Ferdinand, si sensible aux prestiges du passé et aux spectacles de l’histoire, se soit délecté, ce jour-là, dans son orgueil maladif.

Mais le souverain, que j’ai entendu tant de fois tirer gloire d’être le petit-fils de Louis-Philippe, le descendant direct de saint Louis, de Henri IV et de Louis XIV, ne pouvait-il donc accomplir, en toute conscience, en toute plénitude, son devoir politique et national, sans insulter sa patrie d’origine ? Voici le début de son toast :

Sire,

La journée d’aujourd’hui est d’une importance hautement historique. Il y a deux cent quinze ans, Frédéric Ier votre grand aïeul, a mis, d’une main puissante, sur sa tête, la couronne royale de Prusse. Le 18 janvier 1871, prit naissance, sous l’aïeul de Votre Majesté, le nouvel Empire allemand. Guillaume le Grand a renouvelé, à Versailles, la gloire impériale allemande. Aujourd’hui, le 18 janvier 1916, son glorieux neveu, dont la ferme décision a vaincu tous les obstacles, traverse la partie Nord-Ouest de la Péninsule balkanique, habitée jadis par les Serbes, et entre, d’un pas victorieux, dans le castrum Romanorum de Nissa, etc.

Que penseraient sa mère, la princesse Clémentine, ses nobles oncles Nemours, Joinville, d’Aumale, Montpensier, s’ils avaient pu l’entendre évoquer ainsi, en présence d’un empereur germanique, le plus douloureux souvenir de l’histoire de France, la proclamation de l’Empire d’Allemagne à Versailles, et se complaire à cette évocation pendant que le territoire français est envahi et que les armées allemandes sont à vingt lieues de Paris !

Dans l’ordre des félonies et des apostasies, rien, de sa part, ne m’étonnera jamais. Cet outrage gratuit à la France ne me surprend donc pas. Mais qu’il ait prononcé le nom de Versailles, cela me déconcerte un peu. À défaut de dignité, de pudeur, je lui attribuais du goût. Or, personne n’a peut-être senti plus profondément que lui le charme de Versailles. À chacun de ses séjours en France, il y faisait de longues visites. Plus de vingt fois, il m’en a parlé, avec une admiration aussi intelligente qu’émue, avec un si juste sentiment d’art et de poésie !

Soucieux probablement des annalistes et des épigraphistes futurs, le dynaste bulgare a terminé son toast par cette phrase, d’un latinisme tout lapidaire :

Ave Imperator, Cæsar et Rex, victor et gloriose. Ex Naïssa antiqua, omnes Orientis populi te salutant, redemptorem, ferentem oppressis prosperitatem atque salutem. Vivas !

Puisque Ferdinand a un si vif souci d’élaborer dès maintenant les matériaux de sa statue et de sa gloire, je me ferais scrupule de laisser ignorer à ses biographes quelques documents qui projettent une éclatante lumière sur la beauté de son âme. On vient de voir comme il est chevaleresque dans le succès ; on va voir à quelle hauteur de courage, de fierté, d’abnégation, il peut s’élever dans l’infortune.

C’était au mois de juillet 1913. La seconde guerre balkanique, déchaînée par la folie ambitieuse du Cobourg, se terminait par un épouvantable désastre. Ayant définitivement perdu tout le fruit de ses victoires précédentes, l’armée bulgare accomplissait des prodiges pour sauver au moins l’indépendance nationale. Devant cette catastrophe, aussi foudroyante qu’imprévue, les énergies de la nation entière se tendaient à l’extrême. Quelle était-en cette heure solennelle, l’attitude morale du Roi ? Sans doute, son cœur battait comme celui de son peuple, du même rythme violent, intense et régulier… Que ce serait le mal connaître !

Les documents auxquels je viens de faire allusion et qui portent sa signature, nous le montrent, au contraire, affolé de terreur, écrasé par sa responsabilité, tremblant pour sa vie, rejetant le fardeau de ses fautes sur ses hommes d’État, sur ses généraux, sur ses diplomates, sur tous ceux qui n’ont pas su comprendre le génie de ses conceptions grandioses, puis soudain cherchant à s’enfuir, « préparant secrètement ses malles pour se réfugier dans ses chères Carpathes, » enfin vomissant à pleine bouche tout ce qu’il y a de fiel et de couardise dans sa nature pompeuse et faisandée. Ces invraisemblables documents révèlent d’ailleurs la main d’un artiste. Par les saccades et les raccourcis du style, par la violence agressive et insultante des images, ils font penser à Shakspeare et à Saint-Simon : ils ne provoquent pas moins un immense dégoût…

Qui sait pourtant si le dernier mot que l’avenir prononcera sur Ferdinand de Cobourg ne sera pas une expression de pitié ? Le personnage triomphe aujourd’hui. Mais quelle sera sa fin ? Avec le héros mélancolique de Comme il vous plaira, je dirai : « Quelle sera la dernière scène qui terminera cette étrange histoire accidentée ? »

That ends this strangeLast scène of all,
That ends this strange eventful history !


Dimanche, 30 janvier.

L’armée du Grand-Duc Nicolas-Nicolaïéwitch fait merveille dans l’Arménie septentrionale. À travers un chaos de montagnes abruptes et glacées, elle bouscule les Turcs devant elle et s’approche rapidement d’Erzeroum.


Lundi, 31 janvier.

Jamais, et en aucun pays, la parole publique ne fut et n’est encore plus étouffée qu’en Russie. Assurément, depuis une vingtaine d’années, la police a un peu atténué ses rigueurs envers la presse ; mais elle a gardé toutes ses traditions d’implacable sévérité pour les manifestations oratoires, pour les conférences et les discours. À son point de vue, elle a raison : les Russes sont infiniment plus sensibles à la parole qu’à l’écriture. D’abord, la race est imaginative ; par suite, elle éprouve toujours le besoin d’entendre et de voir ceux qui s’adressent à elle. Puis, les huit dixièmes de la population ne savent pas lire. Enfin, les longues veillées hivernales et les discussions du mir exercent, depuis des siècles, le moujik aux improvisations verbales. Chaque hiver, de cinq à sept mois selon la région, les travaux agricoles sont entièrement suspendus. Les paysans restent enfermés, entassés dans leurs isbas et ne s’interrompent de sommeiller que pour discuter indéfiniment. Les délibérations du mir, c’est-à-dire de la communauté rurale, où l’on règle l’allotissement et l’exploitation des propriétés collectives, terres de labour, pâturages, rivières, étangs, etc. offrent de même au moujik une fréquente occasion de pérorer. Ainsi s’explique le rôle énorme que les orateurs des assemblées paysannes ont joué dans toutes les insurrections agraires. On l’a vu au temps de Pougatchew ; on l’a revu dans la longue série d’émeutes locales qui ont précédé l’abolition du servage ; on l’a revu enfin, sous l’aspect le plus tragique, pendant les troubles de 1905 ; on le reverra d’autant plus que les masses rurales tendent rapidement à se confondre avec le prolétariat socialiste et révolutionnaire.


Mercredi, 1er  février.

On reproche souvent aux Russes leur imprévoyance. En effet, il leur advient constamment d’être surpris par les conséquences de leurs actes, de se fourvoyer dans des impasses, de se meurtrir à la dure logique des événements. On ne peut dire néanmoins qu’ils soient insouciants de l’avenir ; ils y pensent beaucoup, au contraire, mais sans le prévoir, parce qu’ils ne le voient pas. Leur imagination est ainsi faite qu’elle ne dessine et ne précise jamais les contours ; elle ne se plaît qu’aux horizons lointains et fuyants, aux perspectives diffuses, vaporeuses, indéfinies. Présente ou future, la réalité ne leur apparaît qu’à travers des effluves de rêve. Là encore, je reconnais l’action du climat et de la géographie. Lorsqu’on file en traîneau sur le steppe et que la neige vous enveloppe de toutes parts, comment ne serait-on pas sans cesse désorienté puisqu’on ne distingue rien devant soi ?


Mercredi, 2 février.

Le Président du Conseil, Gorémykine, est relevé de ses fonctions pour raison de santé et remplacé par Boris-Wladimirowitch Sturmer, membre du Conseil de l’Empire, ancien Directeur des cérémonies, ancien Gouverneur de Jaroslawl, etc.

Gorémykine est réellement affaibli par l’âge (il a quatre-vingt-sept ans !) et, si ses facultés d’observation, de critique, de prudence, sont intactes, il manque par trop de commandement et d’activité. Il n’aurait certes pas été capable d’affronter les discussions de la Douma, dont la réunion est prochaine, et qui est résolue à le prendre personnellement à partie pour sa politique réactionnaire.

Je regretterai ce vieillard sceptique et malicieux. Dans son for intérieur, il ne devait avoir qu’une médiocre sympathie pour le système des Alliances, pour ce commerce intime et prolongé de la Russie avec les Puissances démocratiques d’Occident. Et, d’après les subtiles questions qu’il me posait parfois sans avoir l’air d’y toucher, je présume qu’il ne s’exagérait, ni les forces de son pays, ni l’épuisement de nos adversaires, ni les profits probables de la victoire. Mais il n’en tirait aucune conclusion pratique et je n’ai jamais appris qu’il ait contrarié, en rien, l’œuvre loyale du ministre des Affaires étrangères.

C’est pourquoi Sazonow, qui s’entendait mal avec Gorémykine sur le terrain de la politique intérieure, m’a paru, ce matin, très ennuyé de sa retraite. Après m’avoir fait un éloge banal et tout officiel de Sturmer, il a insisté sur le principe qui, en Russie, réserve au ministre des Affaires étrangères et à lui seul la direction de la politique extérieure ; il a conclu, d’un ton un peu sec :

— Le ministre des Affaires étrangères n’a de comptes à rendre qu’à l’Empereur ; les affaires diplomatiques ne sont jamais délibérées par le Conseil des ministres et le Président du Conseil les ignore totalement.

Je lui demande, en riant :

— Alors, pourquoi siégez-vous au Conseil des ministres ?

— Pour me prononcer sur les questions qui ressortissent légalement au Conseil, c’est-à-dire sur les affaires communes à plusieurs ministères et sur celles que l’Empereur lui renvoie par une décision spéciale, jamais sur les affaires de la guerre et de la diplomatie.

J’essaie d’obtenir de lui quelques renseignements plus précis au sujet de Sturmer ; mais il se dérobe, en me montrant un télégramme qu’il a reçu, ce matin, de Bucarest :

— Bratiano, me dit-il, s’est montré satisfait de la communication que Poklewski lui a faite au nom du général Alexéiew et qui lui paraît offrir une bonne base de négociation. Mais il a décliné l’envoi d’un officier roumain au Grand-Quartier général russe, par crainte que l’Allemagne n’en soit informée. Il veut que les conversations soient engagées, à Bucarest, avec notre attaché militaire. Au fond, Bratiano tient à conduire, en personne, les pourparlers. Mais je crains que ce ne soit là, pour lui, un moyen de traîner l’affaire en longueur.


Jeudi, 3 février.

Tandis que le Président du Conseil, Gorémykine, prend sa retraite, le ministre de l’Intérieur, Alexis-Nicolaïéwitch Khvostow, est congédié. Sturmer recueille l’une et l’autre succession.

La disgrâce de Khvostow est un coup droit de Raspoutine. Depuis quelque temps, c’était, entre les deux personnages, un duel à mort. On colporte, là-dessus, les contes les plus extravagants, les plus fantastiques. On affirme notamment que Khvostow a voulu faire assassiner Grichka par un agent à sa dévotion, Boris Rjevsky, en complicité avec l’ancien ami de Raspoutine, devenu son pire ennemi, le moine Héliodore, qui vit maintenant à Christiania. Mais le directeur du Département de la Police, Biéletsky, créature de Raspoutine, aurait surpris les preuves du complot et les aurait livrées tout droit à l’Impératrice. D’où, la brusque destitution du ministre.


Samedi, 5 février.

Depuis trois jours, je me suis renseigné de toutes parts sur le nouveau Président du Conseil et je n’ai pas à me féliciter de ce que j’ai appris.

Agé de soixante-sept ans, le personnage est au-dessous du médiocre : intelligence pauvre, esprit mesquin, caractère bas, probité suspecte, aucune expérience ni aucun sens des grandes affaires ; toutefois, un talent assez ingénieux de ruse et de flatterie.

Ses origines familiales sont germaniques, comme son nom l’indique ; il est le petit-neveu du baron Sturmer, qui fut commissaire du Gouvernement autrichien pour la garde de Napoléon à Sainte-Hélène.

Ni sa valeur personnelle, ni son passé administratif, ni sa situation sociale ne le désignaient pour l’éminente fonction qui vient de lui être confiée et qui surprend tout le monde. Mais sa nomination s’explique, si l’on admet qu’il n’a été choisi qu’à titre d’instrument, c’est-à-dire en raison même de son insignifiance et de sa servilité. Ce choix a été inspiré par la camarilla de l’Impératrice et vivement patronné auprès de l’Empereur par Raspoutine, avec qui Sturmer est familièrement lié. Cela nous prépare d’heureux jours !

Dimanche, 6 février.

Le colonel Tatarinow, attaché militaire à Bucarest, quitte Pétrograde demain pour rejoindre son poste.

Les conférences qu’il vient d’avoir avec le Chef d’État-major général et le ministre des Affaires étrangères lui permettent de faire connaître avec précision, à l’État-major roumain, les mesures que la Russie pourrait prendre éventuellement pour secourir la Roumanie.

Quant à la conclusion d’une convention militaire, qui est un acte gouvernemental au premier chef, il est indispensable que Bratiano se déclare expressément prêt à la négocier, comme Sazonow le lui a proposé.

Or, jusqu’ici, le ministre de Roumanie à Pétrograde, qui est, l’interprète officiel et nécessaire de son Gouvernement auprès du Gouvernement russe, n’a reçu aucune instruction. Interrogé par Sazonow sur les intentions de Bratiano, il a dû répondre :

— Je les ignore absolument…


Lundi, 7 février.

Sturmer a choisi, comme directeur de son secrétariat, Manassiéwitch Manouïlow. Ce choix, qui fait scandale, est significatif.

Je connais un peu Manouïlow, ce qui désole l’honnête Sazonow. Mais ai-je le droit d’ignorer le chef du service des informations du Novoïé-Vrémia, qui est le plus important journal de Russie ? D’ailleurs, nos relations sont antérieures à mon ambassade. Je l’ai entrevu jadis, vers 1900, à Paris, où il travaillait comme agent de l’Okhrana, sous les ordres du fameux chef de la police russe en France, Ratchkowsky.

Le personnage est des plus curieux. D’origine juive, d’esprit vif et retors, aimant la vie large, les plaisirs et les objets d’art, dénué de toute conscience, il est à la fois mouchard, espion, aigrefin, escroc, tricheur, faussaire, ruffian, un mélange singulier de Panurge, de Gil Blas, de Casanova, de Robert Macaire et de Vidocq : « au demeurant, le meilleur fils du monde. »

Pendant ces dernières années, il a participé à quelques beaux exploits de l’Okhrana ; car ce forban a la passion des aventures et ne manque pas de courage. Au mois de janvier 1905, il fut, avec le pope Gapone, un des principaux instigateurs de la manifestation ouvrière qui offrit aux autorités le prétexte d’une exécution sanglante sur la place du Palais d’hiver. Quelques mois plus tard, on retrouve sa main dans la préparation des pogroms qui dévastèrent les quartiers juifs de Kiew, d’Alexandrowsk et d’Odessa. Enfin, c’est lui qui, au mois d’avril 1906, se serait chargé de faire assassiner Gapone, dont les bavardages devenaient compromettants pour l’Okhrana. Que de titres à la confiance de Sturmer !…


Mardi, 8 février.

Sanglé dans une belle redingote, les cheveux pommadés, la démarche imposante, Manouïlow vient me faire visite. Une joie orgueilleuse éclaire sa face de coquin. Je l’accueille avec tous les égards dus à sa dignité nouvelle.

Il me parle de la fonction qu’il va remplir auprès de Sturmer ; il énumère complaisamment ses attributions pour m’en faire sentir l’importance qui n’est que trop réelle. Se rengorgeant, il formule cet aphorisme :

— Dans un Empire autocratique de cent quatre-vingts millions d’habitants, le directeur du secrétariat du Président du Conseil, ministre de l’Intérieur, est nécessairement un personnage.

— Nécessairement !

Puis, il entreprend un éloge emphatique de son maître :

— M. Sturmer, dit-il, est un esprit supérieur : il a l’étoffe d’un grand homme d’État ; je le mets à cent archines au-dessus des Gorémykine et des Sazonow ; il va reprendre enfin la tradition des Nesselrode et des Gortchakof… Soyez sûr, monsieur l’ambassadeur, qu’il laissera un nom dans l’histoire !

Pour ne pas avoir l’air trop dupe de son panégyrique, j’objecte :

— Il y a plusieurs manières de laisser un nom dans l’histoire.

— Oh ! la manière de M. Sturmer sera la bonne… Vous n’en douterez plus, quand vous connaîtrez un peu M. le Président du Conseil. Et ce sera bientôt, car il est impatient d’entrer en rapports avec Votre Excellence ; il espère même que ces rapports deviendront tout à fait cordiaux et intimes. Ai-je besoin de vous dire combien je le souhaite moi-même ?

Ces effusions terminées, il se lève. Tandis que je le mène jusqu’à la porte, je retrouve soudain en lui le Manouïlow que j’ai connu antérieurement. S’arrêtant, il me glisse à voix basse :

— Si vous avez besoin de n’importe quoi, Excellence, veuillez me faire signe. M. Sturmer a en moi une confiance absolue et ne me refusera jamais rien… Donc, à votre service !

Je n’oublierai de longtemps l’expression de son regard en cette minute, un regard sournois et dur, cynique et madré. J’ai devant moi toute l’ignominie de l’Okhrana


Mercredi, 9 février.

Voici la relation exacte des faits mystérieux qui ont motivé dernièrement la disgrâce du ministre de l’Intérieur, Alexis Khvostow : ils projettent une triste lumière dans les dessous du régime.

Quand Alexis Khvostow a reçu, au mois d’octobre dernier, le portefeuille de l’Intérieur, sa nomination a été non seulement suggérée, mais imposée à l’Empereur par Raspoutine et Mme Wyroubow. L’escroc de haut vol qui s’appelle le prince Michel Andronnikow et qui est le compagnon familier du staretz, son courtier habituel, son principal entremetteur, a joué un rôle très actif dans la circonstance. La désignation de Khvostow a donc été un succès pour la camarilla de l’Impératrice.

Mais bientôt un conflit personnel s’est élevé entre le nouveau ministre et son adjoint, le rusé Directeur du Département de la Police, Biéletzky. Dans ce milieu de basses intrigues, de compétitions jalouses, de rivalités occultes, la méfiance est réciproque et les disputes continuelles. Khvostow s’est trouvé ainsi peu à peu brouillé avec toute la bande qui l’avait porté au pouvoir. Alors, se sentant perdu, il a secrètement changé ses batteries. Et comme son ambition est faite surtout de cynisme, d’audace et d’orgueil, il a tout de suite aperçu le rôle magnifique, le rôle national, qu’il pourrait se tailler en délivrant la Russie de Raspoutine.

Il venait précisément d’apprendre que le moine Héliodore, célèbre par sa liaison d’autrefois avec le staretz, puis devenu son mortel ennemi et obligé maintenant de vivre en exil à Christiania, avait préparé un livre plein de révélations scandaleuses sur ses rapports avec la Cour et avec Grichka. Khvostow a tenté aussitôt d’acquérir le manuscrit où il pensait trouver une arme toute-puissante pour contraindre l’Empereur à chasser Raspoutine, sinon même à répudier l’Impératrice. Mais, se défiant à juste titre de sa police officielle, il n’a pas voulu mettre l’Okhrana dans la confidence de l’affaire et il a expédié à Christiania un de ses agents personnels, un journaliste véreux, ayant déjà subi plusieurs condamnations, Boris Rjewsky. Comme celui-ci s’apprêtait à gagner la Norvège par la Finlande, sa femme, restée à Pétrograde et ayant à se venger de sa brutalité, dénonça toute la machination à Raspoutine, qui appela immédiatement au secours son ami le Directeur de la Police, Biéletzky. Ce haut fonctionnaire a toutes les qualités de l’emploi, étant plein de ressources et d’astuce, n’ayant aucun scrupule, n’admettant d’autre principe que la raison d’État et capable de n’importe quoi pour conserver la faveur souveraine. Avec sa promptitude habituelle de décision, il résolut, à l’instant même, de prendre son ministre au piège. La manœuvre était délicate. Il la confia à l’un de ses meilleurs exécutants, le colonel de gendarmerie Tufaïew, qui était de service à Biélo-Ostrow, sur la frontière finlandaise. À l’arrivée du train dans cette gare, Boris Rjewsky se précipite vers le buffet. Le colonel Tufaïew, qui s’est mis sur son passage, fait semblant d’être bousculé par lui et, comme s’il perdait l’équilibre, il lui écrase le pied d’un coup de botte. Rjewsky pousse un hurlement de douleur, que l’officier feint de prendre pour une insulte. Deux gendarmes, apostés là, empoignent l’insolent et le conduisent au bureau de police. On lui demande ses papiers ; on le fouille ; il allègue d’abord qu’il voyage par ordre du ministre de l’Intérieur et pour un objet dont il ne doit compte qu’à Son Excellence. On affecte de ne pas le croire ; on le presse de questions insidieuses…, comme l’Okhrana sait presser les gens qui tombent entre ses griffes ; on le « cuisine » à fond. Pris de peur, mais devinant bientôt ce qu’on veut obtenir de lui, il déclare enfin qu’il a reçu de Khvostow la mission d’organiser avec Héliodore l’assassinat de Raspoutine. On dresse un procès-verbal de ses aveux et, on l’expédie au Directeur de la Police qui le porte immédiatement à Tsarskoïé-Sélo. Le lendemain, Khvostow n’est plus ministre.

Jeudi, 10 février.

Passant vers quatre heures sur la Liteïny, je m’arrête chez Soloview, le marchand de livres rares et de gravures anciennes. Tandis que j’examine, au fond du magasin solitaire, quelques belles éditions françaises du XVIIIe siècle, je vois entrer une svelte jeune femme d’une trentaine d’années qui va s’asseoir devant une table où l’on dépose un portefeuille d’estampes.

Elle est exquise à observer. Toute sa toilette révèle un goût sobre, personnel et raffiné. Sa pelisse de chinchilla, qu’elle entrouvre, laisse apercevoir une robe de taffetas gris d’argent, garnie de dentelles. Une toque de fourrure pâle s’harmonise à ses cheveux d’un blond chatoyant et cendré. Son visage hautain et pur a des modelés charmants, ses yeux clairs ont un regard velouté. À son cou, un rang de perles magnifiques scintille sous les rayons du lustre qu’on vient d’allumer. Elle regarde chaque estampe avec une attention sérieuse, qui l’oblige par moments à cligner des paupières en fléchissant la nuque. De temps à autre, elle se penche à droite vers un tabouret où l’on a posé un second portefeuille. Une grâce lente, onduleuse, caressante, émane de ses moindres gestes…

Quand je sors du magasin, je remarque un élégant automobile qui stationne derrière le mien. Mon chasseur, toujours avisé, me demande :

— Son Excellence n’a pas reconnu cette dame ?

— Non. Qui est-elle ?

— C’est la comtesse Brassow, la femme de Son Altesse Impériale le Grand-Duc Michel-Alexandrowitch.

Je n’avais encore jamais eu l’occasion de la rencontrer ; car, avant la guerre, elle vivait à l’étranger et, depuis, elle demeure presque toujours à Gatchina.

Son roman, qui fit un si grand scandale, est assez ordinaire. Fille d’un avocat de Moscou et d’une Polonaise, la jeune Nathalie-Serguéïewna Chérémétewsky épousa en 1902 un négociant de la ville, Mamantow, dont elle divorça trois ans plus tard pour se remarier avec un officier de la Garde, le capitaine de Woulfert. Le régiment des Cuirassiers bleus, où servait son nouveau mari, était commandé par le Grand-Duc Michel, frère de l’Empereur. Elle devint tout de suite sa maîtresse, au sens le plus complet du mot ; car dès lors il n’exista plus que par elle.

Il avait toujours été la faiblesse même : faible de caractère, faible d’esprit ; mais bon, modeste et affectueux. Quelques années auparavant, il s’était épris d’une demoiselle d’honneur de sa sœur, la Grande-Duchesse Olga, Mlle Kossikowsky, dont il avait facilement tourné la tête en lui promettant le mariage. Mais, quand il avait dû s’en ouvrir à sa redoutable mère, l’impératrice Marie, celle-ci avait jeté les hauts cris, tempêté, vitupéré. Et l’idylle en était restée là.

Mme de Woulfert, aussi intelligente qu’astucieuse et tenace, conduisit sa fortune avec une magistrale habileté. D’abord, elle divorça de Woulfert. Puis, elle eut un enfant. Alors et malgré les objurgations de l’Empereur, le Grand-Duc annonça publiquement sa résolution de l’épouser.

Au mois de juillet 1913, les deux amants s’installèrent à Berchtesgaden, sur les confins de la Haute-Bavière et du Tyrol. Un matin, à l’improviste, ils partirent pour Vienne, où un homme de confiance les avait précédés. À cette époque, le Gouvernement serbe entretenait dans la capitale de l’Autriche une chapelle du rite orthodoxe, destinée à ses nationaux. Pour un millier de couronnes, le pope consentit à la célébration d’un mariage hâtif et clandestin.

Rentré à Berchtesgaden, le Grand-Duc informa l’Empereur. La colère de Nicolas II fut terrible. Par un manifeste solennel, il retira à son frère les droits de régence éventuelle qu’il lui avait octroyés à la naissance du Césaréwitch. De plus, par un ukase enregistré au Sénat, il le mit en tutelle, comme on fait pour un mineur ou un incapable. Enfin, il lui interdit le séjour de l’Empire.

Pourtant, il fallut bien se résigner à certaines conséquences du fait accompli et, par exemple, attribuer un nom à celle qui était désormais devant Dieu l’épouse du Grand-Duc Michel-Alexandrowitch. Son mariage n’étant que morganatique et la laissant au seuil de la famille impériale, elle ne pouvait prétendre au nom auguste des Romanow : elle prit alors le titre de « comtesse Brassow, » du nom d’une terre appartenant au Grand-Duc ; l’Empereur consentit même à sanctionner le titre de « comte Brassow » pour le fils de son frère.

Dans leur exil doré, les deux époux s’organisèrent une existence des plus agréables, qui se partageait entre Paris, Londres, l’Engadine et Cannes. Ainsi, tout s’accordait aux vœux de Nathalie-Serguéïewna.

Quand la guerre éclata, le couple obtint la permission de rentrer en Russie, où le Grand-Duc reçut le commandement d’une brigade cosaque. Il se battit avec bravoure. Mais sa santé, qui avait toujours été frêle, se délabra vite, en sorte qu’il dut échanger son commandement actif contre une vague inspection, qui lui permit de résider tantôt à Gatchina, tantôt à Pétrograde.

On dit que la comtesse Brassow travaille à lui procurer une revanche sur un autre terrain. Ambitieuse, habile, dénuée de tout scrupule, elle affiche depuis quelque temps les opinions les plus libérales. Son cercle, tout restreint qu’il soit, s’ouvre fréquemment à des députés de gauche. Dans le monde de la Cour, on l’accuse déjà de trahir le tsarisme : elle en est ravie, car cela souligne son altitude et prépare sa popularité. Elle s’émancipe de plus en plus ; elle tient des propos d’une hardiesse étonnante, qui, dans toute autre bouche que la sienne, seraient payés par vingt ans de Sibérie…


Dimanche, 13 février.

La faveur croissante, dont Sturmer jouit manifestement auprès de l’Impératrice et le crédit de confiance que lui accorde l’Empereur, entretiennent une vive fermentation dans le Saint-Synode. Tout le clan de Raspoutine exulte. Le métropolite Pitirim, les évêques Varnava et Isidore se sentent déjà les maîtres de la hiérarchie ecclésiastique ; ils annoncent l’épuration prochaine et radicale du haut clergé, c’est-à-dire le sacrifice de tous les prélats, higoumènes et archimandrites qui refusent encore de s’incliner devant l’érotomane mystique de Pokrowskoïé, parce qu’ils voient en lui l’Antéchrist. Des listes de disgrâces et de destitutions circulent depuis quelques jours, même des listes d’exil dans ces couvents lointains de Sibérie d’où l’on ne revient pas.

Et l’on chante hosannah aussi, chez « les mères de l’Eglise, » chez la comtesse I… et Mme G… !

L’ancien ministre Krivochéine, désolé, écœuré, me disait hier :

— Ce qui se passe et qui se prépare est abominable. Jamais le Saint-Synode n’était encore tombé si bas !… On chercherait à détruire dans le peuple tout respect de la religion, toute foi religieuse, on ne s’y prendrait pas autrement… Que restera-t-il bientôt de l’Église orthodoxe ? Le jour où le tsarisme en danger voudra s’appuyer sur elle, il ne trouvera plus rien… Moi aussi, je commence à croire que Raspoutine est l’Antéchrist…


Mardi, 15 février.

Il y a quelques jours, la grande-duchesse Marie-Pavlowna m’avait fait savoir qu’il lui serait agréable de venir dîner « intimement » à l’Ambassade : je l’ai invitée pour ce soir. Autour d’elle, j’ai groupé M. et Mme Sazonow, sir George et lady Georgina Buchanan, le général Nicolaïew, le prince Constantin Radziwill, Dimitry Benckendorff et mon personnel.

Selon les rites de la Cour impériale, j’attends la Grande-Duchesse au pied de l’escalier, où je lui offre le bras. Tandis que nous montons vers les salons, elle me dit :

— Je suis heureuse de me trouver à l’Ambassade de France, c’est-à-dire sur le territoire français. Voilà longtemps qu’on m’a appris à aimer la France. Et, depuis lors, j’ai toujours eu foi en elle… Aujourd’hui, ce n’est plus seulement de l’amitié que j’éprouve pour votre patrie, c’est de l’admiration et de la vénération.

Après quelques mots échangés avec les autres convives, nous nous dirigeons vers la salle à manger. D’un ton affectueux et s’appuyant sur mon bras, la Grande-Duchesse me glisse à l’oreille :

— Je vous remercie de m’avoir si bien entourée. Avec Sazonow, Buchanan et vous, je me sens en pleine confiance. Et j’ai tant besoin d’être en confiance !… Je suis sûre que je vais passer une excellente soirée.

À table, nous effleurons divers sujets d’actualité, sauf la politique. Puis, la Grande-Duchesse me parle de ses œuvres hospitalières, qui sont innombrables : ambulances, trains sanitaires, asiles de réfugiés, écoles professionnelles d’aveugles et de mutilés, etc. elle s’y adonne avec autant de zèle que d’intelligence et de cœur. Elle me confie ensuite un projet qu’elle a formé comme présidente de l’Académie impériale des Beaux-Arts :

— Aussitôt après la guerre, je voudrais organiser à Paris une exposition d’art russe. Nous avons, dans nos églises, des trésors insoupçonnés de peinture et d’orfèvrerie ; je pourrais vous montrer des icônes du moyen âge aussi belles, aussi émouvantes que des fresques de Giotto. On exposerait également les ouvrages décoratifs de nos paysans, ces Koustarni vechtchi, qui témoignent chez notre peuple un goût si original et si varié. Provisoirement, je garde mon idée pour moi ; d’ailleurs, elle n’est pas au point. Mais je ne tarderai pas trop à la laisser filtrer dans le public. Les mauvaises langues ne manqueront pas de dire qu’elle est prématurée ; elle prouvera du moins que je ne doute pas de notre victoire…

Après le diner, elle a un long aparté avec Buchanan ; puis elle fait signe à Sazonow, qui vient s’asseoir auprès d’elle.

Sazonow a de l’estime et de la sympathie pour la grande-duchesse Marie-Pavlowna ; il la croit capable de courage, d’élévation, de jugement ; il prétend qu’elle n’a jamais eu l’occasion de donner sa mesure ; il explique ses travers de frivolité par les rôles de second plan où elle a toujours été reléguée. Une fois, il est allé jusqu’à me dire : « C’est elle qu’il nous aurait fallu comme impératrice ! Elle aurait peut-être débuté médiocrement dans son métier de souveraine ; mais elle y aurait pris goût, elle en aurait bien compris les devoirs et peu à peu elle s’y serait perfectionnée. »

De loin, j’observe leur entretien. Elle l’écoute, avec une attention grave, que déride par instant un sourire factice. Mais Sazonow, si nerveux de tempérament, si direct et sincère dans ses paroles, ignore l’art de maîtriser sa figure et ses gestes. Aussi, rien qu’à l’éclat de ses yeux, aux crispations de ses traits, au tapotement de ses doigts sur son genou, je devine qu’il épanche devant la Grande-Duchesse toute l’amertume qu’il a dans le cœur.

Tandis qu’il cède la place à lady Georgina Buchanan, on introduit une cantatrice du Théâtre-Lyrique, Mlle Bryan, qui a une voix de soprano très pure et d’un timbre exquis. Elle nous chante des mélodies de Balakirew, de Massenet, de Fauré, de Debussy. Dans l’intervalle des morceaux, on cause avec entrain autour de la Grande-Duchesse.

Lorsqu’on sert le thé, je m’approche de l’Altesse Impériale, qui, sous le prétexte d’admirer les Gobelins de l’Ambassade, me propose de la conduire à travers les salons. Devant le Triomphe de Mardochée, prestigieux décor de de Troy, elle m’arrête :

— Asseyons-nous, me dit-elle tristement. Tout ce que Sazonow vient de me dire est déplorable ; l’Impératrice est folle et l’Empereur aveugle ; ni l’un ni l’autre ne voient, ni l’un ni l’autre ne veulent voir où on les mène.

— Il n’y a donc aucun moyen de leur ouvrir les yeux ?

— Aucun.

— Et l’Impératrice-douairière ?

— J’ai passé deux heures, l’autre jour, avec Marie-Féodorovna. Nous n’avons pu que nous lamenter ensemble.

— Pourquoi ne parle-t-elle pas à l’Empereur ?

— Ce n’est pas le courage ni l’envie qui lui manquent. Mais il vaut mieux qu’elle s’abstienne… Elle est trop franche, trop vive. Dès qu’elle se met à sermonner son fils, elle s’emporte ; elle lui dit parfois le contraire de ce qu’il faudrait lui dire ; elle l’offense ; elle l’humilie. Alors, il se cabre ; il rappelle à sa mère qu’il est l’Empereur. Ils se quittent brouillés.

— Ainsi, Raspoutine est toujours en gloire ?

— Plus que jamais.

— Pensez-vous, madame, que l’Alliance soit en péril ?

— Oh ! non. L’Empereur restera toujours fidèle à l’Alliance, je vous le garantis ; mais je crains que nous n’allions à de grosses difficultés intérieures. Et, nécessairement, notre activité militaire s’en ressentira.

— Ce qui équivaut à dire que la Russie, sans renier positivement sa signature, n’accomplirait pas tous ses devoirs d’alliée. En ce cas, quel profit pourrait-elle espérer de cette guerre ? Les conditions de la paix dépendront forcément des résultats militaires. Si les armées russes ne soutiennent pas leur effort jusqu’au bout et avec une extrême énergie, les énormes sacrifices que le peuple russe s’impose depuis vingt mois auront été consentis en pure perte. Non seulement la Russie n’aura pas Constantinople, mais elle perdra la Pologne et peut-être d’autres territoires encore.

— C’est ce que Sazonow me disait tout à l’heure.

— Dans quelles dispositions personnelles l’avez-vous trouvé ?

— Je l’ai trouvé triste, préoccupé, très agacé de l’opposition qu’il rencontre chez certains de ses collègues. Mais, grâce à Dieu, il ne m’a laissé voir aucun découragement. Il est, au contraire, plein d’ardeur et de résolution.

— C’est une âme généreuse et un très digne caractère.

— En retour, je peux vous assurer qu’il a beaucoup d’amitié pour Buchanan et pour vous, il s’accorde si bien avec vous deux !… Mais voilà qu’il se fait tard, mon cher Ambassadeur ; je vais prendre congé de vous et de vos invités.

Après les adieux, je lui offre le bras pour la mener jusqu’au vestibule. En descendant l’escalier, elle ralentit le pas pour me dire :

— Nous entrons évidemment dans une période ingrate, dangereuse même, et que je sentais venir depuis longtemps. Je n’ai pas grande influence, et, pour plusieurs motifs, je suis tenue à une stricte réserve. Mais je vois beaucoup de personnes qui savent et quelques autres qui ont parfois le moyen de se faire entendre. Dans cette mesure, je vous aiderai de tout mon pouvoir. Comptez sur moi.

— Je remercie chaleureusement Votre Altesse Impériale.


Mercredi, 16 février.

Parmi tous les problèmes que la politique intérieure pose devant les hommes d’État russes, il en est peut-être de plus pressants, il n’en est pas de plus complexes ni de plus graves que le problème agraire et le problème ouvrier. J’ai eu, ces derniers temps, l’occasion d’en parler avec des personnes d’opinions et de conditions très diverses, avec l’ancien ministre de l’Agriculture Krivochéine, avec l’ancien Président du Conseil et ministre des Finances Kokovtsow, avec le grand propriétaire foncier comte Alexis Bobrinsky, avec le président de la Douma Rodzianko, avec le grand métallurgiste et financier Poutilow, avec le député « cadet » Chingarew, etc. Voici les idées principales que je dégage de nos conversations.

La réforme agraire, promulguée par le célèbre ukase du 22 novembre 1906, a instauré d’une façon assez heureuse la liquidation de l’ancien régime rural, dont les défauts et les vices devenaient chaque jour plus criants. L’inspirateur de la réforme, Stolypine, considérait le mir, c’est-à-dire la propriété communale, comme la cause essentielle de la pauvreté, de l’ignorance, de la misère physique et morale où vit le moujik. On ne peut imaginer, en effet, un mode de tenure et d’exploitation plus contraire aux lois agronomiques, moins propice au développement de l’énergie et de l’initiative individuelles. Dissoudre la communauté de biens, organiser le partage de la terre entre les associés, constituer ainsi peu à peu une sorte de tiers-état paysan, tel fut le programme de Slolypine. Jusqu’alors, les champions de l’autocratisme avaient toujours vu dans le mir un dogme intangible, un rempart contre la révolution, une des assises historiques de l’ordre social. La tourmente agraire de 1905 ruina cette doctrine. Mais le principe de l’indivision, sur lequel est fondé le mir, a enraciné depuis des siècles, chez le paysan, la conviction que la terre n’appartient à personne, ou plutôt que Dieu la réserve à ceux qui la cultivent. De plus, l’égalité des lots et les partages périodiques entre les membres du mir ont fait continuellement sentir au moujik l’insuffisance des nadiels qui lui sont alloués ; d’où la conclusion que l’État a le devoir d’accroître leur superficie par le rachat forcé des terres seigneuriales, sinon même par un prélèvement sur les domaines de l’Église et de la Couronne. On devine le parti que les chefs du socialisme agraire, les Tchernow, les Lénine, les Rojkow, les Kérensky, savent tirer de ces conceptions. Si le cours des événements et l’issue de la guerre permettent d’appliquer la réforme de 1906 pendant une dizaine d’années encore ; si la situation financière de la Russie permet d’amplifier largement les opérations de la Banque paysanne, qui sert d’intermédiaire entre le barine vendeur et le moujik acheteur ; si, enfin, par certaines mesures d’ordre fiscal, les grands propriétaires sont encouragés à vendre spontanément une partie de leurs domaines, la grande et la moyenne propriétés seront sauvées. Sinon, les utopies socialistes s’imposeront de plus en plus à l’imagination simple du paysan. Nombreux sont déjà les systèmes qui s’offrent à faire son bonheur. La combinaison que le groupe « travailliste » de la Douma propage actuellement peut se formuler ainsi : réunion de toutes les terres en un fonds national, distribuable entre tous les agriculteurs qui travaillent de leurs mains. Pour apprécier la valeur pratique de cette combinaison, quelques chiffres suffisent. À ne considérer que la Russie d’Europe, on estime que le fonds national serait d’environ deux cents millions d’hectares ; qu’il y aurait approximativement vingt-cinq millions de « chefs de famille » participant à la distribution ; qu’il faudrait une armée permanente de 300 000 arpenteurs pour établir le cadastre et les plans de bornage ; que le travail géodésique ne durerait pas moins de quinze ans, parce que la neige et le dégel rendent tout mesurage impossible pendant cinq ou six mois de l’année ; que, durant cet intervalle de quinze ans, l’accroissement normal de la population élèverait le nombre des « chefs de famille » à une trentaine de millions ; que, par suite, les bases premières de la répartition seraient à changer entièrement. Le partage intégral des terres ne peut donc aboutir qu’à un désordre inextricable, à une crise épouvantable de pillage, de ruine et d’anarchie.

Le problème ouvrier n’apparaît pas moins troublant. L’industrie russe s’est développée avec une rapidité extraordinaire. On calcule que, avant 1861, il y avait 4 300 usines et fabriques dans l’Empire ; on en comptait 15 000 en 1900 ; il y en a plus de 25 000 aujourd’hui. La condition matérielle et morale des ouvriers n’en est pas moins très arriérée. D’abord, la plupart ne savent ni lire ni écrire, ce qui réduit beaucoup leur capacité productive. Puis, le nombre de paysans qui désertent la campagne pour chercher un emploi dans les villes augmente chaque jour. L’afflux de travailleurs qu’entraîne cet exode rural a pour conséquence de maintenir les salaires à un taux infime qui, le plus souvent, ne permet pas à l’ouvrier de pourvoir au strict nécessaire de sa nourriture, de son gîte et de son vêtement. D’autre part, l’extension du machinisme, en diminuant la valeur de la force musculaire, détermine fréquemment le patron à substituer le travail des femmes et des enfants au travail des hommes. D’où, cette répercussion sociale : la destruction de la famille ouvrière, puisqu’il n’y a plus personne au foyer. Cette situation générale, déjà si fâcheuse en soi-même, s’aggrave de toutes les erreurs, fautes et iniquités, que la bureaucratie impériale ne cesse de commettre envers le prolétariat. La législation russe en matière de politique ouvrière a pour principe et pour idéal l’État-providence. En fait, c’est l’État-policier. Les fonctionnaires du tsarisme se considèrent comme les arbitres naturels et absolus des conflits entre le capital et le travail. La manière dont ils exercent leur magistrature arbitrale entretient parmi les ouvriers une rage sourde, une continuelle pensée de lutte, de révolte et de destruction. En aucun pays, les grèves ne sont aussi fréquentes, aussi violentes. Mais ce qui est tout à fait spécial à la Russie, ce qui est peut-être la plus ignoble tare du régime, c’est le rôle provocateur que la police joue dans les grèves. Le système est fort ancien ; il n’a pris cependant toute sa vigueur que depuis une dizaine d’années, depuis le ministère du fameux Plehve, assassiné en 1904. La sinistre Okhrana entretient, dans les milieux industriels, un nombreux personnel d’affidés, non pour surveiller le parti révolutionnaire, mais pour le tenir en main, l’alimenter et le faire agir à l’occasion. Quand les « constitutionnels-démocrates » de la bourgeoisie ou de la Douma élèvent trop la voix, quand l’Empereur trahit quelque timide velléité de libéralisme, aussitôt une grève tumultueuse éclate. Le spectre de la Révolution se détache un instant sur le ciel, dans une traînée de lueurs sanglantes, comme pour annoncer « le grand soir. » Mais voici déjà les Cosaques. Tout rentre dans l’ordre. Une fois de plus, l’Okhrana a sauvé l’autocratisme et la société… en attendant qu’elle les perde irrémissiblement…


Vendredi, 18 février.

Sazonow, qui a l’air triste et le visage névralgique, me laisse entendre combien il déplore l’esprit réactionnaire et vexatoire qui, depuis l’arrivée de Sturmer aux affaires, domine entièrement la politique intérieure. Pour l’amener à plus de précision, je lui demande :

— Vous qui êtes si dévoué au tsarisme, comment vous représentez-vous que l’Empereur puisse concilier son autocratisme avec les principes de la monarchie constitutionnelle que vous souhaitez ?

Il m’objecte avec force :

— Mais l’Empereur lui-même a défini et restreint son autocratisme, quand il a promulgué en 1906 nos Lois fondamentales !… D’abord, il faut savoir ce que signifie réellement le titre d’Autocrate. C’est Ivan le Grand qui, à la fin du XVe siècle, a pris le titre de Tsar-Autocrate, et, par ce titre, il voulait faire comprendre que la principauté de Moscovie était désormais un État souverain, un État indépendant, qui ne paierait plus le tribut annuel au Khan des Tartares. Voilà ce qu’il a voulu dire et rien autre… Dans la suite, le terme d’Autocrate a impliqué l’idée d’une omnipotence absolue, illimitée, d’un despotisme arbitraire et sans contrôle. C’est la conception que Pierre le Grand et Nicolas Ierse faisaient de leur pouvoir ; c’est malheureusement aussi celle que Pobédonostzew et Katkow avaient inculquée au très noble Alexandre III et dont Nicolas II a beaucoup trop hérité[2]. On retrouve cette théorie dans l’article 4 des Lois fondamentales, qui proclame que « l’Empereur détient le pouvoir suprême autocrate et que Dieu même ordonne de lui obéir. » Mais ce principe est atténué, dans ce qu’il a d’excessif, par l’article 7, qui déclare que « l’Empereur exerce le pouvoir législatif, d’accord avec le Conseil et la Douma d’Empire. » Vous voyez la conséquence : le peuple russe est devenu ainsi un des organes directeurs de l’Empire et le tsarisme, tout en restant de droit divin, se rattache à la théorie juridique des États modernes.

— Si je comprends bien votre pensée, les Lois fondamentales n’ont conservé à l’Empereur le titre d’Autocrate que pour sauvegarder le prestige de l’autorité suprême et pour ménager une transition avec le passé.

— Oui, à peu près… Je dis à peu près, parce que je suis très éloigné de ne voir dans le titre d’Autocrate qu’une survivance historique, une simple formule de chancellerie. J’estime que, chez nous, étant donné nos traditions, notre état de culture et notre caractère national, le pouvoir suprême doit être extrêmement fort et je suis prêt à lui reconnaître toutes les prérogatives, tous les moyens de commandement et de coercition. Mais je voudrais qu’il fût contrôlé et, plus encore, éclairé. Or, aujourd’hui, il n’est pas contrôlé et vous savez quelles gens s’arrogent le monopole de l’éclairer.

Après un silence, je reprends :

— Puisque nous touchons à ce sujet délicat, laissez-moi vous poser une question… en ami.

— Oh ! Je crains de deviner ce que vous allez me dire… N’importe ! Je vous écoute.

— Ne me serait-il pas possible d’agir avec discrétion dans le sens de vos idées ?

— Gardez-vous-en bien ! vous surtout, qui représentez une république !… On me traite déjà en suspect, moi, parce que je personnifie l’alliance avec les démocraties occidentales. Que serait-ce de vous, si l’on avait le moindre prétexte à vous accuser d’intervenir dans notre politique intérieure !…


Dimanche, 20 février.

Qu’il s’agisse de leur caractère national ou de leur caractère privé, les Russes sont l’instabilité même. La guerre, qui soumet leurs nerfs à une tension continuelle, a exagéré encore cette disposition de leur nature, de sorte que le phénomène me frappe à chaque instant.

Leur personnalité se résume tout entière dans leurs sensations et leurs pensées de la minute présente. Ce qu’ils sentaient et pensaient hier ne les affecte déjà plus, n’existe plus pour eux. Leur état de conscience actuel abolit parfois en eux jusqu’au souvenir de leurs états antérieurs.

Assurément, l’évolution est la loi universelle de la vie morale comme de la vie organique, et nous ne cessons de changer que pour mourir. Mais, dans les races d’une mentalité saine, les modifications sont toujours progressives ; les tendances contradictoires s’équilibrent plus ou moins ; il n’y a jamais de scission brusque dans la personne intime ; les métamorphoses les plus rapides, les plus complètes, impliquent inévitablement des transitions, des retours, des gradations. Ici, le plateau de la balance n’oscille même pas : il est entraîné d’un seul coup. Images, désirs, passions, idées, croyances, tout l’édifice intérieur s’effondre subitement. Pour la plupart des Russes, le rêve du bonheur est un perpétuel changement de décor.

J’y pensais, l’autre soir, au Théâtre Marie, où l’on jouait le poétique ballet de Tchaïkowsky, la Belle au Bois dormant. Du haut en bas de la salle, le visage des spectateurs s’est épanoui de joie, quand l’étang, chargé de brumes, sur lequel voguait la barque enchantée, se transforma soudain en un palais étincelant.

… Et je me disais aussi que la barque russe vogue pareillement sur un étang chargé de brumes. Mais, quand le changement de décor s’opérera, je crains que nous ne voyions surgir tout autre chose qu’un palais étincelant…


Lundi, 21 février.

Le Grand-Duc Nicolas-Nicolaïéwitch a fait hier son entrée à Erzeroum, où il a été reçu par le général Youdénitch.

La perte d’Erzeroum coûte aux Turcs 40 000 hommes tués ou blessés, 43 000 prisonniers, 323 canons et 9 drapeaux.

Les Russes sont maintenant les maîtres de l’Arménie.

En Perse, au Sud du Kurdistan, l’occupation imminente de Kermanchah leur ouvre la route de Bagdad.


Mardi, 22 février.

La Douma de l’Empire a repris aujourd’hui ses travaux.

Cette reprise avait été tant de fois ajournée par Gorémykine, que le mécontentement public devenait dangereux.

L’Empereur l’a senti, et l’instinct de sagesse qui lui tient lieu de flair politique, lui a même inspiré un geste heureux. Il s’est rendu en personne au Palais de Tauride, afin d’inaugurer la session.

Sa décision a été prise, hier soir et gardée secrète jusqu’à la dernière minute. C’est à une heure seulement que les ambassadeurs des Puissances alliées ont été priés, par téléphone, de se trouver au Palais de Tauride à deux heures très précises, sans que nul motif nous fût indiqué.

Depuis l’institution du régime représentatif en Russie, c’est la première fois que l’Empereur vient à la Douma. Antérieurement, c’était, au contraire, les députés qui allaient saluer le Tsar au Palais d’hiver.

J’arrive en même temps que les voitures de la Cour.

Dans la grande salle hypostyle où Potemkine, jadis, émerveillait Catherine par ses fêtes splendides, un autel est dressé pour la récitation des prières inaugurales. Les députés sont groupés alentour, en rangs serrés. Le public, qui a quitté les tribunes de la salle des séances, se presse dans la galerie circulaire du premier étage.

Dès que l’Empereur approche de l’autel, le service religieux commence, avec ces chants merveilleux, tantôt si larges et si puissants, tantôt si purs et si éthérés, qui traduisent ineffablement les aspirations infinies du mysticisme orthodoxe et de la sensibilité slave.

Une grave émotion domine toute l’assemblée. Dans le parti réactionnaire, parmi les champions de l’autocratisme absolu, on échange des regards furieux ou consternés, comme si l’Empereur, l’élu de Dieu, l’oint du Seigneur, était en train de commettre un sacrilège. Dans les partis de gauche, au contraire, c’est une allégresse radieuse et frémissante. Sur plusieurs figures, je vois briller des larmes. Sazonow, qui est à côté de moi, prie avec ferveur ; car il est pour beaucoup dans l’acte qui s’accomplit. Le général Polivanow, ministre de la Guerre, dont je connais les tendances libérales, me glisse à l’oreille :

— Sentez-vous toute l’importance, toute la beauté de ce spectacle ?… C’est une heure solennelle pour la Russie ; c’est une ère nouvelle qui s’ouvre dans son histoire.

À deux pas devant moi, l’Empereur. Derrière lui, le grand-duc Michel-Alexandrowitch, son frère, puis le comte Fréederickz, ministre de la Cour, le colonel Swetchine, aide de camp de service, et le général Woyéïkow, commandant des Palais impériaux.

L’Empereur écoute, avec son recueillement habituel, l’office et les chants. Il est très pâle, presque livide. Sa bouche se contracte à chaque instant, comme s’il faisait effort pour avaler. Plus de dix fois, cédant à son tic familier, il porte la main droite à son col ; la main gauche, quittent les gants et la casquette, se crispe incessamment : son trouble est manifeste. Le 10 mai 1906, quand il ouvrit, au Palais d’hiver, la session de la première Douma, on crut qu’il allait s’évanouir, tant il avait la face angoissée et cadavérique.

Mais les prières de grâces sont finies ; le clergé se retire.

L’Empereur prononce alors quelques paroles de patriotisme et d’union :

« Je suis heureux de me trouver parmi vous, au milieu de mon peuple, dont vous êtes ici les représentants, et j’invoque la bénédiction de Dieu sur vos travaux. Je crois fermement que vous introduirez dans votre labeur, dont vous êtes responsables devant la Patrie et devant moi, toute votre expérience, toute votre connaissance des conditions locales et tout votre amour du pays, vous laissant exclusivement guider par cet amour qui vous servira d’étoile conductrice. Aussi, de tout mon cœur, je souhaite à la Douma d’Empire des travaux féconds et un succès complet. »

Pendant cette allocution, Nicolas II est pénible à regarder. La voix sort à peine de la gorge étreinte. Après chaque mot, un arrêt, un trébuchement. La main gauche est agitée d’un tremblement fébrile ; la main droite s’est accrochée nerveusement au ceinturon. Le malheureux est à bout de souffle, quand il balbutie sa dernière phrase.

Un « hourrah » de stentor lui répond ; c’est la basse éclatante et profonde du président de la Douma, Rodzianko, qui répond ensuite à l’allocution impériale en ces termes :

« Majesté,

« Profondément émus, nous avons écouté vos paroles significatives. Nous sommes remplis de joie de voir notre Tsar parmi nous. En cette époque pénible, vous avez raffermi aujourd’hui cette union avec votre peuple qui nous montre le chemin de la victoire… Hourrah pour notre Tsar !… Hourrah ! »

Tout le public vocifère avec enthousiasme. Seuls, les membres de l’extrême-droite se taisent. Pendant quelques minutes, le palais de Potemkine retentit d’acclamations.

L’Empereur, subitement rasséréné, a retrouvé son charme ; il serre des mains ; il prodigue les sourires. Puis, il se retire, en traversant la salle des séances.


Mercredi, 23 février.

Sazonow, que je vais voir comme d’habitude vers midi, se déclare enchanté de la cérémonie d’hier, dont le retentissement est profond en Russie :

— Voilà, me dit-il, de la saine politique ! Voilà du bon libéralisme ! Plus l’Empereur sera en contact avec son peuple, plus il sera fort pour résister aux courants extrêmes. Je lui demande :

— Est-ce vous qui avez eu l’idée d’amener l’Empereur au Palais de Tauride ?

— Non, ce n’est pas moi, malheureusement. C’est, — vous ne le devineriez certes pas, — c’est… Fréederickz, le ministre de la Cour.

— Le vieux comte Fréederickz, qui est si conservateur, si réactionnaire, si suranné ?

— Lui-même !… Mais il est si dévoué à l’Empereur qu’il a compris ce que la circonstance commandait à Sa Majesté ; c’est lui qui a posé la question devant l’Empereur et le Président du Conseil. L’Empereur a tout de suite acquiescé ; Sturmer n’a pas osé protester ; l’affaire a été enlevée immédiatement. Je vous confierai même que l’Empereur redoutait une scène de l’Impératrice ; il s’attendait à une avalanche de reproches. Elle a en effet désapprouvé, mais sans violence, avec une sévérité froide et réticente, qui est souvent chez elle la plus forte expression de la réprobation.


Jeudi, 24 février.

Je reçois à dîner, ce soir, la princesse P… j’ai invité en outre mon collègue d’Italie le marquis Carlotti, et une vingtaine de personnes, dont le général Nicolas Wrangel, aide de camp du grand-duc Michel.

La réouverture de la Douma est le principal sujet des conversations. La princesse P… approuve hautement la présence de l’Empereur à la cérémonie :

— Je ne vous étonnerai pas, ajoute-t-elle, en vous disant que ce geste libéral n’a pas été goûté de l’Impératrice, qui n’en est pas remise encore.

— Et Raspoutine ?

— L’Homme de Dieu se répand en lamentations et en mauvais présages !

Le général Wrangel, qui est fin et sceptique, n’attribue qu’une médiocre importance à la manifestation du Tsar :

— Croyez-moi, me dit-il, pour Sa Majesté l’Empereur, l’autocratisme restera toujours un dogme inébranlable.


MAURICE PALÉOLOGUE.

  1. Copyright by Maurice Paléologue, 1921.
  2. Lorsque Alexandre III monta sur le trône en 1881, le Manifeste qu’il adressa à son peuple fut rédigé par le fameux panslaviste, Katkow. Le Tsar s’y exprimait en ces termes :
    La voie de Dieu Nous ordonne de Nous mettre avec assurance à la tête du pouvoir absolu. Confiant dans la Providence divine et sa suprême sagesse, plein d’espoir dans la justice et dans la force de l’Autocratie que Nous sommes appelé à affirmer, Nous tâcherons, avec la grâce de Dieu, de ramener Notre pays dans ses voies traditionnelles, et Nous prendrons soin des destinées de Notre Empire, qui seront désormais discutées avec tranquillité entre Dieu et Nous