La Russie des Tsars pendant la Grande Guerre/06
Samedi, 24 avril 1915.
La grande offensive, que l’Empereur m’annonçait naguère à Baranovitchi, est commencée.
Dans les Carpathes septentrionales, les Russes déploient de vigoureux efforts devant Uszok, dont la possession leur est indispensable pour marcher ensuite sur Cracovie.
L’Empereur parcourt actuellement le front galicien ; il était hier à Lvow.
Mardi, 4 mai 1915.
Depuis deux jours, les Allemands et les Austro-Hongrois attaquent en force la partie du front russe qui s’étend de la Vistule aux Carpathes. Ils avancent irrésistiblement vers l’Est ; leur aile gauche a déjà franchi le cours inférieur de la Dounaïetz, qui se jette dans la Vistule, à 65 kilomètres en amont de Cracovie.
Jeudi, 6 mai 1915.
Entre les Carpathes et la Vistule, la situation des Russes devient critique. Après des combats très durs à Tarnow, à Gorlice, à Iaslo, ils se retirent en hâte derrière la Dounaïetz et la Wisloka. Les pertes sont énormes ; le nombre des prisonniers s’élèverait à 40 000.
Dimanche, 9 mai 1915.
Depuis le col d’Uszok jusqu’à la Vistule, c’est-à-dire sur un espace de 200 kilomètres, la bataille de Galicie se poursuit avec acharnement.
Partout, les Russes reculent. La rapidité de leur retraite risque de rendre bientôt intenable leur position sur la ligne de la Nida, qui s’étend au Nord de la Vistule.
Mercredi, 12 mai 1915.
Aux Dardanelles, les Anglo-Français avancent avec méthode, en consolidant chaque nuit par des retranchements le terrain gagné pendant le jour. Les Turcs résistent avec une extrême énergie.
Le public russe s’intéresse au moindre détail des combats ; il ne doute pas de leur résultat final, qu’il croit prochain. Dans le jeu de son imagination, il voit déjà les escadres alliées franchir l’Hellespont et s’embosser devant la Corne d’Or ; il en oublie presque les défaites de Galicie. Comme toujours, il demande au rêve l’oubli de la réalité.
Jeudi, 20 mai 1915.
D’après les calculs de l’État-major russe, les forces austro-allemandes engagées contre la Russie ne comptent pas moins de 55 corps d’armée et 20 divisions de cavalerie. Sur ces 55 corps, trois sont arrivés tout récemment de France.
Mercredi, 26 mai 1915.
Les échecs successifs de l’armée russe offrent à Raspoutine l’occasion de satisfaire l’implacable rancune qu’il a vouée depuis longtemps au Grand-Duc Nicolas. Il ne cesse de vitupérer contre le généralissime, qu’il accuse de ne rien connaître à l’art militaire et de chercher uniquement à se créer dans les troupes une popularité de mauvais aloi avec l’arrière-pensée de supplanter l’Empereur. Tout le caractère et tout le passé du Grand-Duc suffiraient à démentir ce dernier grief ; mais je sais que les souverains en sont émus...
Lundi, 31 mai 1915.
Cet après-midi, je fais visite au Président de la Douma, Rodzianko, dont le patriotisme ardent et la robuste énergie m’ont souvent réconforté.
Mais la première impression que j’ai de lui m’affecte péniblement. Il a le visage maigri, le teint verdâtre, les narines serrées. Sa taille de colosse, d’habitude si droite, semble fléchir sous un poids trop lourd. Et, quand il s’assied en face de moi, il s’effondre tout d’une masse. Après un long hochement de tête et un profond soupir, il me dit :
— Vous me voyez très sombre, mon cher ambassadeur... Oh ! rien n’est perdu, au contraire !... Il nous fallait sans doute cette épreuve pour secouer notre somnolence, pour nous obliger à nous ressaisir et a nous rénover... Mais nous nous réveillerons, nous nous ressaisirons, nous nous rénoverons ! Je vous en donne ma parole !
Il m’expose ensuite que les récentes défaites de l’armée russe, les pertes effroyables qu’elle a subies, la situation très périlleuse où elle se débat encore avec tant d’héroïsme, ont violemment ému la conscience publique. Dans ces dernières semaines, il a reçu de province plus de trois cents lettres, qui révèlent à quel point le pays est inquiet et indigné. De tous les côtés, la même plainte s’élève : la bureaucratie est incapable d’organiser l’effort industriel de la nation et de créer l’outillage de guerre, faute duquel l’armée ira de désastre en désastre.
— Aussi, poursuit-il, j’ai demandé une audience a l’Empereur, qui a daigné me recevoir immédiatement. Je lui ai dit toute la vérité ; je lui ai montré tout le danger ; je n’ai pas eu de peine à lui prouver que notre administration est impuissante à résoudre par ses seuls moyens les problèmes techniques de la guerre et que, pour mettre en œuvre toutes les forces vives du pays, pour intensifier la production des matières premières, pour coordonner le travail des usines, il faut nécessairement faire appel aux concours privés. L’Empereur a bien voulu le reconnaître, et j’ai même obtenu de lui, séance tenante, une réforme très importante : un Conseil supérieur des munitions vient d’être constitué, sous la présidence du Ministre de la Guerre. Ce Conseil comprend quatre généraux, quatre députés de la Douma, dont moi, et quatre représentants de l’industrie métallurgique... Nous nous sommes mis à la besogne sans perdre un jour...
Mercredi, 2 juin 1915.
Je dîne, ce soir, dans l’intimité, avec le plus important métallurgiste et financier de la Russie, le richissime P... J’ai toujours grand plaisir et profit à rencontrer cet homme d’affaires, dont la psychologie est originale ; il possède à un très haut degré les qualités maîtresses d’un business-man américain : l’esprit d’initiative et de création, le goût des vastes entreprises, un sens exact du réel et du possible, des valeurs et des forces ; il reste slave néanmoins par certains aspects de sa nature intime et par une profondeur de pessimisme que je n’ai encore observée chez aucun Russe.
Il est un des quatre industriels qui siègent dans le Conseil supérieur des munitions, institué au ministère de la Guerre. Ses premières impressions sont déplorables ; ce n’est pas seulement un problème technique, un problème de travail et de fabrication, qu’il s’agit de résoudre ; c’est tout l’organisme administratif de la Russie qu’il faudrait réformer de fond en comble. Le dîner s’achève sans que nous ayons épuisé le sujet.
A peine les cigares allumés, on rapporte du champagne et nous devisons de l’avenir. P... donne libre cours à son pessimisme ; il se complaît à me dépeindre la suite fatale des catastrophes prochaines, le sourd travail de décadence et de dislocation qui mine l’édifice russe :
— Les jours du tsarisme sont comptés ; il est perdu, irrémédiablement perdu ; or, le tsarisme est la charpente même de la Russie et le seul lien de son unité nationale... La révolution est désormais inévitable ; elle n’attend plus qu’une occasion pour éclater. Cette occasion sera une défaite militaire, une famine en province, une grève à Pétrograd, une émeute à Moscou, un scandale ou un drame de palais, peu importe !... Mais la révolution n’est pas le pire malheur qui menace la Russie. Qu’est-ce qu’une révolution, au sens exact du mot ? C’est la substitution violente d’un régime à un autre. Une révolution peut être un grand bienfait pour un peuple, si, après avoir détruit, elle sait reconstruire, A ce point de vue, les révolutions d’Angleterre et de France me semblent avoir été plutôt bienfaisantes. Chez nous, la révolution ne peut être que destructive parce que la classe instruite ne représente dans le pays qu’une minorité infime, sans organisation ni expérience politique, sans contact avec les masses. Voilà, selon moi, le plus grand crime du tsarisme : il n’a voulu admettre, en dehors de sa bureaucratie, aucun foyer de vie politique. Et il y a si bien réussi que le jour où les tchinovniks disparaîtront, c’est l’État russe tout entier qui se dissoudra... Ce seront sans doute les bourgeois, les intellectuels, les « cadets, » qui donneront le signal de la révolution, en croyant sauver la Russie. Mais, de la révolution bourgeoise, nous tomberons tout de suite dans la révolution ouvrière et, bientôt après, dans la révolution paysanne. Alors, commencera une effroyable anarchie, une interminable anarchie... dix ans d’anarchie !... On reverra l’époque de Pougatchew et peut-être pis encore !...
Vendredi, 4 juin 1915.
Les Austro-Allemands continuant d’avancer sur la rive droite du San, les Russes n’ont pu se maintenir à Przemysl : la place a donc été évacuée hier.
Depuis les premiers combats du mois de mai sur la Dounaïetz, le nombre des prisonniers laissés par l’armée russe aux mains de l’ennemi s’élève à près de 300 000 hommes.
Dimanche, 6 juin 1915.
L’opinion russe est d’autant plus émue par les défaites de Galicie qu’elle garde peu d’illusions sur les chances d’un rapide succès aux Dardanelles.
Mais, dans toutes les classes du pays et surtout en province, un courant nouveau se dessine. Au lieu de se laisser abattre comme sous le coup des précédents échecs, l’esprit public proteste, s’indigne, tressaille, exige des sanctions et des remèdes, affirme sa volonté de vaincre. Sazonow, radieux, me dit ce matin :
— Voilà le vrai peuple russe ! Nous allons assister à un magnifique réveil du sentiment national !
Tous les partis politiques, sauf naturellement l’Extrême-droite, réclament la convocation immédiate de la Douma, pour mettre fin à l’impéritie de l’Administration militaire et organiser la mobilisation civile de la Russie.
Vendredi, 11 juin 1915.
Depuis quelques jours, il y avait de l’effervescence à Moscou. Des rumeurs de trahison circulaient dans le peuple ; on incriminait à haute voix l’Empereur, l’Impératrice, Raspoutine et tous les personnages influents de la Cour.
Des troubles graves ont éclaté hier et continuent aujourd’hui. Un grand nombre de magasins appartenant à des Allemands ou portant des enseignes à désinence allemande ont été saccagés.
Samedi, 12 juin 1915.
Le calme est rétabli à Moscou. Hier soir, la troupe a dû faire usage de ses armes.
Au début, la police a laissé faire les émeutiers, pour accorder une sorte de satisfaction aux sentiments de colère et d’humiliation que les défaites de Galicie ont provoqués dans le peuple moscovite. Mais le mouvement prenait de telles proportions qu’il a fallu en venir à la manière forte.
Dimanche, 13 juin 1915.
Les troubles de Moscou ont eu un caractère particulier de gravité, que les récits de la presse ont laissé dans l’ombre.
Sur la Krasnaïa Plochtchad, la fameuse « Place rouge » qui a vu se dérouler tant de scènes historiques, la foule a invectivé les souverains, réclamant l’incarcération de l’Impératrice dans un couvent, la déposition de l’Empereur, la transmission de la couronne au Grand-Duc Nicolas, la pendaison de Raspoutine, etc.
Des manifestations tumultueuses se sont aussi portées devant le monastère de Marthe-et-Marie, qui a pour abbesse la Grande-Duchesse Élisabeth-Féodorowna, sœur de l’Impératrice et veuve du Grand-Duc Serge. Cette charmante femme, qui s’épuise en œuvres de pénitence et de charité, a été couverte d’injures, le peuple de Moscou étant depuis longtemps convaincu qu’elle est une espionne allemande et même qu’elle abrite son frère, le Grand-Duc de Hesse, dans son couvent !
Ces nouvelles ont jeté la consternation à Tsarskoïé-Sélo. L’Impératrice récrimine avec véhémence contre le Prince Youssoupow. Gouverneur général de Moscou, qui, par imprévoyance, par faiblesse, a exposé la famille impériale à de pareils outrages.
L’Empereur a reçu hier le Président de la Douma, Rodzianko, qui a insisté de toutes ses forces pour la convocation immédiate de l’assemblée. L’Empereur l’a écouté avec sympathie ; mais il n’a rien laissé voir de ses intentions.
Lundi, 14 juin 1915.
Depuis l’évacuation de Przemysl, l’armée russe de la Galicie centrale résistait avec une extrême opiniâtreté entre le San et la Wisznia, pour couvrir Lvow. Son front vient d’être percé à l’Est de Iaroslaw. Les Allemands ont fait 15 000 prisonniers.
Mardi, 15 juin 1915.
Le Président du conseil, Gorémykine, accablé par l’âge et par les événements, a supplié l’Empereur d’accepter sa démission. N’ayant obtenu qu’une réponse évasive, il disait hier à l’un de ses amis : « L’Empereur ne voit pas que les cierges sont déjà allumés autour de mon cercueil et qu’on n’attend plus que moi pour la cérémonie ! »
Mercredi, 16 juin 1915.
D’après une confidence de Mme Wyroubow à la comtesse N..., le Ministre de l’Intérieur, Nicolas Maklakow, le Procureur suprême du Saint-Synode, Sabler, et le Ministre de la Justice, Stchéglovitow, font des efforts intenses auprès de l’Empereur pour le dissuader de convoquer la Douma et même pour lui démontrer que la Russie ne peut plus continuer la guerre.
Sur la question de la Douma, le Tsar reste impénétrable, malgré que la Tsarine appuie de toutes ses forces l’opinion des ministres. Quant à la poursuite de la guerre, Nicolas II s’est exprimé avec une violence qu’on ne lui connaissait pas : « Faire la paix actuellement, ce serait à la fois le déshonneur et la révolution. Voilà ce qu’on ose me proposer !... » L’Impératrice n’est pas moins énergique à déclarer que, si la Russie abandonnait aujourd’hui ses alliés, elle se couvrirait d’une honte éternelle ; mais elle conjure l’Empereur de ne faire aucune concession au parlementarisme et elle lui répète : « Souvenez-vous, plus que jamais, que vous êtes Autocrate par l’onction divine !... Dieu ne vous pardonnerait pas de manquer au rôle qu’il vous a confié ici-bas !... »
Vendredi, 18 juin 1915.
En nous retrouvant ce matin, Buchanan et moi, au ministère des Affaires étrangères, nous avons la même idée :
— C’est aujourd’hui le centenaire de Waterloo !
Mais l’heure n’est pas aux ironiques plaisirs des rapprochements historiques : nous venons en effet de recevoir une importante nouvelle. Le ministre de l’Intérieur, Maklakow, est relevé de ses fonctions et remplacé par le prince Nicolas-Borissovitch Stcherbatow, administrateur général des Haras de l’Empire.
Sazonow exulte. La retraite de Maklakow démontre clairement que l’Empereur reste fidèle à la politique de l’Alliance et résolu à la poursuite de la guerre.
Quant au nouveau ministre de l’Intérieur, il a vécu très retiré jusqu’à ce jour ; mais Sazonow nous le représente comme un esprit modéré, judicieux et d’un patriotisme éprouvé.
Samedi, 19 juin 1915.
Le Grand-Duc Constantin-Constantinowitch, né en 1858, petit-fils de l’Empereur Nicolas, frère cadet de la reine douairière de Grèce et marié à la princesse Élisabeth de Saxe-Altenbourg, est mort avant-hier à Pavlowsk, où il menait une existence effacée [3].
Aujourd’hui, à six heures, le corps est transféré en grande pompe à la cathédrale des Saints-Pierre-et-Paul, dans la forteresse, qui est à la fois la Bastille et le Saint-Denis des Romanow.
L’Empereur et tous les Grands-Ducs suivent à pied le char funèbre. Du portique de l’église jusqu’au catafalque érigé devant l’iconostase, ils portent à bras l’énorme cercueil.
La cérémonie, n’étant que le prélude des obsèques solennelles, est relativement courte pour la liturgie orthodoxe ; elle ne dure cependant pas moins d’une heure.
L’Empereur, l’Impératrice douairière, l’Impératrice régnante, les Grands-Ducs, les Grandes-Duchesses, tous les princes et princesses de la famille impériale sont là, debout, à la droite du catafalque ; le corps diplomatique est groupé à côté d’eux.
Je me trouve ainsi à quelques pas de l’Empereur et j’ai tout loisir de l’observer. Depuis trois mois, que je ne l’ai vu, il a sensiblement changé : les cheveux, plus clairsemés, ont grisonné par places ; la figure a maigri ; le regard est grave et lointain.
A sa gauche, l’Impératrice douairière se tient immobile, dressant la tête dans une attitude majestueuse et hiératique dont elle ne se relâche pas une minute, malgré ses soixante-huit ans. Près d’elle, l’Impératrice Alexandra-Féodorowna se raidit, se crispe ; par instant, son visage marbré devient blême, et sa respiration inégale, saccadée, soulève le haut de sa poitrine. Immédiatement après et sur le même rang, la Grande-Duchesse Marie-Pavlowna se dresse avec la même fixité, la même prestance que sa belle-sœur, l’Impératrice douairière. Les quatre filles de l’Empereur s’alignent ensuite ; l’aînée, Olga, glisse continuellement vers sa mère un regard inquiet.
Par une dérogation aux usages de l’Église orthodoxe, trois fauteuils ont été placés derrière les deux Impératrices et la Grande-Duchesse Marie-Pavlowna. Quatre fois, l’Impératrice Alexandra, pour qui c’est un supplice de rester debout, est obligée de s’asseoir. Chaque fois, elle porte la main à ses yeux, comme pour s’excuser de sa faiblesse. Loin de fléchir, ses deux voisines se redressent de leur mieux, opposant ainsi, dans une protestation muette, les grandes allures du règne précèdent à la déchéance de la Cour actuelle.
Pendant une longue et monotone litanie, le nouveau Ministre de l’Intérieur, le prince Stcherbatow, se fait présenter à moi. La figure est intelligente et ouverte, la voix chaude, toute la personne sympathique. Il me dit spontanément :
— Mon programme est simple. Les instructions que je vais adresser aux gouverneurs de l’Empire peuvent se résumer ainsi : Tout pour la guerre jusqu’à la victoire complète. Je ne tolérerai aucun désordre, aucune défaillance, aucun pessimisme.
Je le félicite de ces dispositions, en insistant sur l’urgence de faire désormais converger toutes les forces productrices du pays à l’approvisionnement de l’armée.
Maintenant, le clergé commence les prières finales. A travers les nuages d’encens, la perpétuelle et douloureuse invocation, qui semble condenser toute la piété de l’âme russe, monte vers le ciel : Gospodi pomilouï !... « Seigneur, ayez pitié de nous ! » En haut du campanile, les cloches de la cathédrale répètent le refrain.
Alors, je me rappelle un des souvenirs les plus émouvants que renferment les mémoires de Kropotkine. Incarcéré à deux pas d’ici dans la prison d’État, le grand révolutionnaire écoutait, jour et nuit, le tintement de ces mêmes cloches :
« A chaque quart d’heure, elles sonnaient un Gospodi pomilouï !... « Seigneur, ayez pitié de nous ! » Puis, la grosse cloche sonnait lentement les heures avec de longs intervalles entre chaque coup. A l’heure sombre de minuit, le cantique était en outre suivi d’un : Bojé tsaria kranié !... « Dieu protège le Tsar ! » [4]. La sonnerie durait un quart d’heure. A peine avait-elle pris fin qu’un nouveau Gospodi pomilouï !... annonçait au prisonnier privé de sommeil qu’un quart d’heure de son existence inutile venait de s’écouler et que beaucoup de quarts d’heure, beaucoup d’heures, beaucoup de jours, beaucoup de mois de cette vie végétative s’écouleraient encore avant que ses geôliers ou peut-être la mort vinssent le délivrer... »
Dimanche, 20 juin 1915.
Le réveil des énergies nationales s’est affirmé hier, à Moscou, par une manifestation saisissante. L’Union des Zemstvo et l’Union des Municipalités s’y sont réunies en congrès. Le prince Lvow, qui présidait, a mis en pleine lumière l’impuissance de l’administration à mobiliser les ressources du pays pour le service de l’armée : « Le problème qui se pose devant la Russie, a-t-il déclaré, dépasse de beaucoup les capacités de notre bureaucratie. La solution exige l’effort du pays tout entier... Après dix mois de guerre, nous ne sommes pas encore mobilisés. Toute la Russie doit devenir une vaste organisation militaire, un immense arsenal des armées... »
Un programme pratique a été aussitôt adopté. Voilà enfin la Russie dans la bonne voie !
Lundi, 21 juin 1915.
A dix heures et demie, je retourne à la cathédrale des Saints-Pierre-et-Paul, où j’assiste aux obsèques solennelles du Grand-Duc Constantin-Constantinowitch.
Épuisée par la cérémonie d’avant-hier, l’Impératrice Alexandra-Féodorowna n’a pu venir. L’Impératrice douairière et la Grande-Duchesse Marie-Pavlowna triomphent, seules au premier rang, à côté de l’Empereur.
L’office funèbre déroule, durant deux heures de suite, avec un luxe prodigieux, ses pompes grandioses et pathétiques.
L’Empereur est intéressant à observer. Pas une minute d’indifférence ou d’inattention ; un recueillement naturel et profond. Par instant, il ferme à demi les yeux ; quand il les rouvre, son regard semble éclairé d’une lumière intérieure.
... Cependant l’interminable liturgie s’achève : on distribue des cierges aux assistants, comme symbole des clartés éternelles qui vont se découvrir à l’âme du défunt. Toute l’église rayonne alors d’une splendeur éblouissante, qui fait scintiller merveilleusement l’or et les pierreries de l’iconostase. Immobile, la physionomie concentrée, les prunelles fixes, l’Empereur regarde loin devant lui, vers un but invisible, au delà des horizons terrestres, au delà de notre monde illusoire...
Mardi, 22 juin 1915.
Ce matin, l’Empereur préside au lancement d’un grand croiseur cuirassé de 32 000 tonnes, l’Ismaïl, construit sur les chantiers de Wassily-Ostrow, à l’endroit où la Néwa sort de Pétrograd ; le corps diplomatique et le gouvernement y assistent.
Le temps est radieux, la cérémonie aussi imposante que pittoresque. Mais personne ne semble s’intéresser au spectacle. On chuchote dans les groupes, avec des mines consternées : on vient d’apprendre en effet que l’armée russe se retire de Lvow.
L’Empereur accomplit impassiblement les rites de la cérémonie. Pendant la bénédiction du navire, il se découvre. La lumière crue du soleil lui dessine, aux angles des yeux, deux rides profondes et violacées qui n’y étaient pas hier.
Cependant, la nef énorme glisse d’un mouvement irrésistible et lent vers la Néwa ; un grand remous agite le fleuve ; les amarres se tendent : l’Ismaïl s’arrête majestueusement.
Avant de se retirer, l’Empereur visite les ateliers, où les ouvriers sont rentrés en hâte. Il y reste près d’une heure, s’arrêtant souvent pour causer, avec cette affabilité tranquille, confiante et digne, par laquelle il excelle à se rapprocher des humbles. Des acclamations chaleureuses et qui semblent sortir de toutes les poitrines, l’accompagnent jusqu’au bout de son parcours. Et pourtant, nous sommes ici au foyer même de l’anarchisme russe !...
Quand nous prenons congé de l’Empereur, je le félicite de l’accueil qu’il vient de recevoir dans les ateliers. Ses yeux s’éclairent d’un sourire mélancolique ; il me répond :
— Rien ne m’est plus bienfaisant que de me sentir en contact avec mon peuple... J’en avais besoin aujourd’hui.
Mercredi, 23 Juin 1915.
Le directeur du Novoïé-Vrémia, Souvorine, vient me voir pour me confier son découragement :
— Je n’ai plus d’espoir, me dit-il ; nous sommes voués désormais aux catastrophes.
Je lui objecte le sursaut d’énergie dont tout le peuple russe est secoué en ce moment et qui vient de se traduire à Moscou par des résolutions efficaces. Il reprend :
— Je connais mon pays. Ce sursaut n’aura qu’un temps. Avant peu, nous retomberons dans notre apathie... Aujourd’hui nous récriminons contre les tchinovniks ; nous les accusons de tout le mal qui nous arrive et nous avons raison ; mais nous ne pouvons pas nous passer d’eux. Et demain, par indolence, par faiblesse, nous irons nous remettre de nous-mêmes entre leurs griffes...
Jeudi, 24 juin 1915.
Me promenant cet après-midi aux Iles avec Mme V..., je lui rapporte les propos découragés que Souvorine me tenait hier.
— Soyez sûr, me dit-elle, qu’il y a des milliers de Russes qui raisonnent ainsi... Tourguénef, qui nous connaissait parfaitement, a écrit, dans une de ses nouvelles, que le Russe déploie une extraordinaire maestria à faire échouer toutes ses entreprises. Nous partons pour escalader le ciel. Mais, sitôt partis, nous nous apercevons que le ciel est bien haut. Alors, nous ne pensons plus qu’à tomber le plus vite possible, en nous faisant tout le mal possible...
Vendredi, 25 juin 1915.
L’Empereur est parti ce matin pour le Grand-Quartier général de Baranovitchi ; les ministres l’y accompagnent en vue d’une importante conférence avec le Grand-Duc Nicolas. Je sais que Sazonow, le ministre des Finances Bark, le ministre de l’Agriculture Krivochéïne et le ministre de l’Intérieur Prince Stcherbatow, s’efforceront d’obtenir la convocation immédiate de la Douma. Ils auront contre eux le Président du conseil Gorémykine, le ministre de la Justice Stchéglovitow, le ministre des Voies de communication Roukhlow et le Procureur suprême du Saint-Synode, Sabler.
Avant de quitter Tsarskoïé-Sélo, l’Empereur a pris spontanément une décision qui s’imposait depuis trop longtemps. Il a relevé de ses fonctions le général Soukhomlinow, Ministre de la Guerre et lui a donné pour successeur le général Alexis-Andréïéwitch Polivanow, membre du Conseil de l’Empire.
Le général Soukhomlinow porte une lourde responsabilité. Dans la crise des munitions, son rôle a été aussi néfaste que mystérieux. Le 28 septembre dernier, répondant à une question que je lui avais officiellement posée de la part du général Joffre, il m’avait affirmé, par une note, que toutes les mesures étaient prises afin d’assurer à l’armée russe toutes les munitions dont elle pourrait avoir besoin pendant une longue guerre. Sazonow, à qui je parlais de cette note, il y a huit jours, m’a prié de la lui confier pour la mettre sous les yeux de l’Empereur, qui en a été stupéfait. Non seulement aucune mesure n’avait été prise en vue de pourvoir aux besoins croissants de l’artillerie russe ; mais, depuis lors, le général Soukhomlinow s’est insidieusement appliqué à faire échouer toutes les innovations qu’on lui a proposées pour développer la fabrication des projectiles. Attitude étrange, énigmatique, dont il faut peut-être chercher l’explication dans la haine féroce que le ministre de la Guerre a vouée au Grand-Duc Nicolas, ne pouvant lui pardonner d’avoir été nommé généralissime, alors qu’il se croyait sûr d’obtenir la place.
Le général Polivanow est instruit, actif et laborieux ; il a le sens de l’organisation et du commandement. On lui attribue, en outre, des opinions libérales qui le rendent sympathique à la Douma.
Lundi, 28 juin 1915.
Sazonow, qui revient du Grand-Quartier général, en rapporte de bonnes impressions, au moins quant à l’esprit qui anime le Haut-Commandement :
— L’armée russe, me dit-il, poursuivra sa retraite aussi lentement que possible, en saisissant toute occasion de contre-attaquer l’ennemi et de le harceler. Si le Grand-Duc Nicolas constate que les Allemands retirent une partie de leurs forces pour les reporter vers le front occidental, il reprendra aussitôt l’offensive. Le plan d’opérations qu’il a adopté lui permet d’espérer que nos troupes pourront se maintenir dans Varsovie pendant deux mois encore... J’ai d’ailleurs trouvé, dans l’État-Major, un moral excellent...
Au point de vue politique, il m’annonce que l’Empereur va faire appel à toutes les forces du pays dans un rescrit solennel, qui annoncera simultanément la réunion prochaine de la Douma.
La question polonaise a été aussi examinée. L’Empereur a prescrit d’instituer une Commission, formée de six membres russes et de six membres polonais, qui, sous la présidence de Gorémykine, établira les bases de l’autonomie promise au Royaume par le manifeste du 16 août 1914. Le Ministre de la Justice, Stchéglovitow, et le Procureur suprême du Saint-Synode, Sabler, ont supplié, conjuré, l’Empereur de renoncer à cette idée, en lui représentant que l’autonomie d’une portion quelconque de l’Empire est incompatible avec les principes sacro-saints de l’absolutisme autocratique. Leur insistance, loin de convaincre l’Empereur, lui a déplu. On croit même qu’ils vont être relevés de leurs fonctions.
Mercredi, 30 juin 1915.
Les journaux publient ce matin, à la date du 27 juin, un Rescrit impérial, adressé au Président du conseil :
De tous les côtés de la terre natale, je reçois des appels attestant que tous les Russes veulent consacrer leurs forces à l’approvisionnement de l’armée. Je puise, dans cette unanimité nationale, l’assurance inébranlable d’un radieux avenir.
La guerre prolongée demande des efforts toujours nouveaux, mais nous raffermissons et trempons dans nos cœurs la résolution de mener la lutte, avec l’aide de Dieu, jusqu’au triomphe complet des armées russes.
L’ennemi devra être abattu, sans quoi la paix est impossible. Avec une foi ferme dans les ressources inépuisables de la Russie, j’attends que les institutions gouvernementales et publiques, l’industrie russe et tous les fidèles fils de la patrie, sans distinction de tendances ni de classes, travaillent solidairement et unanimement pour subvenir aux besoins de l’armée. C’est ce problème unique et national qui doit attirer désormais toutes les pensées de la Russie, invincible dans son unité...
Le Rescrit annonce enfin la convocation prochaine du Conseil de l’Empire et de la Douma.
Samedi, 3 juillet 1915.
Le Rescrit impérial, publié il y a trois jours, excite les esprits. De toutes parts, on réclame la convocation immédiate de la Douma ; on exige même que les ministres soient désormais responsables devant le Parlement, ce qui ne serait rien moins que la fin de l’autocratisme.
Parmi les ouvriers, il y a de l’effervescence. Un de mes informateurs, B..., me signale une recrudescence de la propagande socialiste dans les casernes, surtout dans celles de la Garde. Le régiment Pavlowsky et le régiment de Volhynie seraient assez contaminés.
Lundi, 12 juillet 1915.
D’après ce qu’on me rapporte, les Moscovites sont indignés au plus haut point contre la société de Pétrograd et le monde de la Cour, qu’ils accusent d’avoir rompu toute communion avec le sentiment national, de souhaiter la défaite, de préparer la trahison.
Le duel, qui, depuis bientôt deux siècles, se poursuit entre la métropole du slavisme orthodoxe et la capitale artificielle de Pierre le Grand, n’a peut-être jamais été plus vif, même aux temps héroïques de la lutte entre le Zapadnitchestvo et le Slavianophilstvo, entre l’Occidentalisme et la Slavophilisme.
A cette époque, c’est-à-dire vers 1860, l’ardent idéaliste, Constantin Aksakow, lançait à la mémoire de Pierre le Grand ces strophes enflammées : Tu as méconnu la Russie et tout son passé. Aussi, un sceau de malédiction est imprimé sur ton œuvre insensée. Impitoyablement, tu as répudié Moscou. Et tu es allé construire, en dehors de ton peuple, une ville solitaire ; car il ne vous était plus possible de vivre ensemble !
Vers la même date, son frère, Ivan Aksakow, écrivait à Dostoïewsky : « La première condition pour ranimer en nous le sentiment national, c’est de détester Saint-Pétersbourg de toutes nos forces, de toute notre âme, et de lui cracher dessus. »
Dimanche, 18 juillet 1915.
Depuis trois jours, le péril des armées russes s’est sensiblement aggravé : elles n’ont plus seulement à lutter contre l’irrésistible poussée des Austro-Allemands entre le Bug et la Vistule ; il leur faut encore soutenir une double offensive que l’ennemi vient d’engager au Nord, sur le front de la Narew et en Courlande.
Dans la région de la Narew, les Allemands ont enlevé les lignes de Mlawa, où ils ont fait 17.000 prisonniers. En Courlande, ils ont franchi la Windawa, se sont emparés de Windau et menacent Mitau qui n’est qu’à cinquante kilomètres de Riga.
Cette situation paraît fortifier l’Empereur dans la tendance qu’il a si opportunément affirmée par son manifeste du 27 juin. C’est ainsi qu’il vient de congédier le Procureur suprême du Saint-Synode, Sabler, l’instrument de la coterie pacifiste et germanophile, l’homme-lige de Raspoutine. Son remplaçant est Alexandre-Dimitriéwich Samarine, maréchal de la noblesse du gouvernement de Moscou : grande position sociale, patriotisme généreux, esprit large et ferme ; le choix est excellent.
Lundi, 19 juillet 1915.
La disgrâce qui a frappé hier le Procureur suprême du Saint-Synode atteint aujourd’hui le Ministre de la Justice, Stchéglovitow, qui, pour l’esprit d’absolutisme et de réaction, ne le cède en rien à Sabler. Son remplaçant, Alexandre-Alexéïévitch Khvostow, membre du Conseil de l’Empire, est un tchinovnik honnête et neutre.
Le renvoi successif de Maklakow, de Soukhomlinow, de Sabler, de Stchéglovitow, ne laisse plus au Gouvernement un seul ministre qui ne soit partisan de l’Alliance et résolu à la poursuite de la guerre. On remarque d’autre part que Sabler et Stchéglovitow étaient les principaux appuis de Raspoutine.
La comtesse N... me dit :
— L’Empereur a profité de son séjour à la Stavka pour prendre ces graves décisions. Il n’a consulté personne, pas même l’Impératrice... Quand la nouvelle est parvenue à Tsarskoïé-Sélo, Alexandra-Féodorowna en a été bouleversée ; elle se refusait même à y croire... Mme Wyroubow est consternée... Raspoutine déclare que tout cela présage de grands malheurs.
Mardi, 20 juillet 1915.
Conférence avec le chef d’État-major général de l’armée.
Le général Biélaïew m’indique sur la carte la position des armées russes.
Dans la Pologne méridionale, entre le Bug et la Vistule, leur front est jalonné par Grubieszow, Krasnostaw et Josephow, à 30 kilomètres au Sud de Lublin. Autour de Varsovie, elles ont abandonné le cours de la Pzura et de la Rawka pour rétrograder sur un arc de cercle passant par Nowo-Georgiewsk, Golovine, Blonie, Grodisk, où de forts retranchements sont préparés. Dans la région de la Narew, elles se tiennent approximativement sur le cours de la rivière, entre Nowo-Georgiewsk et Ostrolenka. A l’ouest du Niémen, elles défendent, vers Mariampol, les approches de Kowno. Enfin, dans le secteur de Courlande, après avoir évacué Windau et Tuckum, elles s’appuient sur Mitau et Schawli.
Après quelques réflexions peu réconfortantes sur cette situation, le général Biélaïew poursuit :
— Vous connaissez notre pénurie de munitions. Nous ne produisons pas plus de 24 000 obus par jour. C’est une misère pour un front aussi étendu !... Mais notre manque de fusils m’inquiète bien plus encore. Imaginez-vous que, dans plusieurs régiments d’infanterie qui ont pris part aux dernières batailles, un tiers au moins des hommes n’avaient pas de fusils. Ces malheureux attendaient patiemment, sous la rafale des shrapnells, que leurs camarades fussent tombés devant eux pour aller ramasser leurs armes. Qu’il n’y ait pas eu de panique dans ces conditions, c’est un miracle. Il est vrai que nos moujiks ont une telle force d’endurance et de résignation ! Cela n’en est pas moins affreux... Un de nos commandants d’armée m’écrivait l’autre jour : Au début de la guerre, lorsque nous avions des projectiles et des fusils, nous avons été vainqueurs. Lorsque les munitions et les armes ont commencé à manquer, nous nous sommes encore brillamment battus. Aujourd’hui, avec son artillerie et son infanterie muettes, notre armée se noie dans son sang... Combien de temps nos soldats supporteront-ils une pareille épreuve ? Car enfin, ces carnages sont trop effroyables !... A tout prix, il nous faut des fusils. La France ne pourrait-elle nous en céder ? Je vous en supplie, monsieur l’ambassadeur, plaidez notre cause à Paris !
— Je la plaiderai chaleureusement ; je télégraphierai aujourd’hui même.
Jeudi, 22 juillet 1915.
Raspoutine vient de partir pour son village natal de Pokrovskoïé, près de Tumen, dans le gouvernement de Tobolsk. Ses amies, les Raspoutnitsy, les « Raspoutiniennes, » comme on les a surnommées, prétendent qu’il est allé prendre quelque repos, « sur le conseil de son médecin, » et qu’il reviendra bientôt. La vérité est que l’Empereur lui a prescrit de s’éloigner.
C’est le nouveau Procureur suprême du Saint-Synode qui a obtenu l’ordre d’éloignement.
A peine installé dans ses fonctions, Samarine a représenté à l’Empereur qu’il lui serait impossible de les conserver, si Raspoutine continuait à régenter sous main l’administration ecclésiastique. Puis, invoquant l’ancienneté de ses origines moscovites et son titre de maréchal de la noblesse, il a décrit l’exaspération, mêlée de douleur, que les scandales de « Grichka » entretiennent à Moscou et qui ne s’arrête déjà plus devant le prestige de la majesté souveraine. Enfin, d’un ton résolu, il a déclaré :
— Dans quelques jours, la Douma va se réunir. Je sais que plusieurs députés se proposent de me questionner sur Grégoire Efimovitch et sur ses machinations occultes. Ma conscience m’obligera de dire toute ma pensée.
L’Empereur a simplement répondu :
— C’est bien. J’aviserai.
Jeudi, 29 juillet 1915.
Traversant le square qui borde la Fontanka, près du sinistre palais où, le 23 mars 1801, Paul Ier fut si prestement expédié de vie à trépas, je rencontre Alexandre-Serguéïéwitch Tanéïew.
Secrétaire d’État, grand-maître de la Cour, membre du Conseil de l’Empire, directeur de la Chancellerie privée de l’Empereur, Tanéïew est le père d’Anna Wyroubow et l’un des principaux soutiens de Raspoutine.
Nous faisons quelques pas ensemble dans le square. Il m’interroge sur la guerre. J’affirme un optimisme absolu et je le laisse venir. Il paraît d’abord acquiescer à tout ce que je lui dis ; mais bientôt, en phrases plus ou moins voilées, il épanche ses inquiétudes et ses tristesses. Un point, sur lequel il insiste, fixe mon attention ; car ce n’est pas la première fois qu’on me le fait observer :
— Les paysans russes, me dit-il, ont un sentiment profond de la justice, non pas de la justice légale, qu’ils ne distinguent pas très bien de la gendarmerie, mais de la justice morale, de la justice divine... C’est une chose bizarre : leur conscience, qui ne les gêne pas beaucoup d’habitude, est cependant si imprégnée de christianisme qu’elle pose à chaque instant devant eux le problème des rémunérations et des peines. Lorsqu’un moujik se croit victime d’une injustice, il s’incline le plus souvent et sans rien dire, parce qu’il est fataliste et résigné ; mais il rumine indéfiniment le tort qu’on lui a fait et il se répète que cela sera payé un jour ou l’autre, ici-bas ou devant le tribunal de Dieu... Soyez sûr, monsieur l’ambassadeur, qu’ils raisonnent tous de même pour la guerre. Ils accepteront n’importe quels sacrifices, pourvu qu’ils les sentent légitimes et nécessaires, c’est-à-dire conformes à l’intérêt supérieur de la Russie, à la volonté de l’Empereur et de Dieu. Mais, si on leur impose des sacrifices dont la justification leur échappe, tôt ou tard ils exigeront des comptes. Et quand le moujik cesse d’être résigné, il est terrible. Voilà ce qui me fait peur !...
Comme toute la psychologie du peuple russe est dans Tolstoï, je n’ai qu’à feuilleter quelques volumes pour y retrouver, sous une forme saisissante, ce que vient de me dire Tanéïew. Cherchant des arguments en faveur du végétarisme, l’apôtre de Yasnaïa Poliana termine un de ses articles par une hideuse description de boucherie : « On tuait un porc. L’un des assistants lui tranchait le cou par bandes avec un couteau. L’animal se mit à pousser des grognements perçants et lamentables ; un instant, il s’échappa des mains de son bourreau et s’enfuit tout sanglant. De loin, comme je suis myope, je ne voyais pas le détail de la scène ; j’apercevais seulement le corps du porc, rose comme un corps humain, et j’entendais son grognement désespéré. Mais le cocher qui m’accompagnait regardait obstinément tout ce qui se passait. On rattrapa le porc, on l’abattit et on acheva de le dépecer. Lorsque les grognements eurent cessé, le cocher exhala un profond soupir : « Est-ce possible, dit-il enfin, est-ce possible qu’ils n’aient pas à répondre de tout cela ? »
Depuis trois mois que le sang russe coule intarissablement sur les plaines de Pologne et de Galicie, combien de moujiks doivent penser : « Est-ce possible qu’ils n’aient pas à répondre de tout cela ? »
Vendredi, 30 juillet 1915.
La Douma rouvre sa session dans trois jours. Mais beaucoup de députés sont déjà revenus à Pétrograd et le Palais de Tauride est fort animé.
De toutes les provinces arrive le même cri : « La Russie est en péril ! Le gouvernement et le régime sont responsables du désastre militaire. Le salut du pays exige le concours direct et le contrôle incessant de la représentation nationale. Plus que jamais le peuple russe est résolu à poursuivre la guerre jusqu’à la victoire... » On entend aussi, dans presque tous les groupes, des récriminations violentes, exaspérées, contre le favoritisme et la corruption, contre le jeu des influences allemandes à la Cour et dans la haute administration, contre le général Soukhomlinow, contre Raspoutine, contre l’Impératrice.
En sens inverse, les députés de l’Extrême-droite, les membres du « Bloc noir, » déplorent les concessions que l’Empereur vient de faire au libéralisme et se prononcent avec force pour une réaction à outrance...
Samedi, 31 juillet 1915.
L’Empereur préside, ce matin, au lancement du croiseur-cuirassé Borodino, construit dans les chantiers de Galerny Ostrow, à l’embouchure de la Néwa. Le Corps diplomatique, la Cour et le Gouvernement assistent à la cérémonie, que favorise un ciel radieux.
Le 22 juin dernier, sur la rive d’en face, nous assistions au lancement de l’Ismaïl ; on venait d’apprendre l’évacuation de Lvow. Aujourd’hui, en arrivant à Galerny Ostrow, nous apprenons que les Austro-Allemands sont entrés hier à Lublin et que les Russes abandonnent Mitau !
La lumière violente du jour accuse la teinte plombée des visages et la tristesse anxieuse des physionomies. L’Empereur, fixé dans une attitude impassible, a le regard morne et absent. Plusieurs fois, sa bouche se contracte, comme s’il se retenait de bâiller. C’est tout au plus si un éclair anime sa figure, quand la carène du Borodino, s’échappant sur ses glissières, entre dans la Néwa.
La cérémonie achevée, nous procédons à la visite des ateliers. L’Empereur est partout acclamé. De temps à autre, il s’arrête pour causer avec des ouvriers en souriant. Lorsqu’il reprend sa marche, les acclamations redoublent.
Et pourtant, hier encore, on me signalait, dans ces mêmes ateliers, un travail inquiétant de fermentation révolutionnaire !
Dimanche, 1er août 1915.
La Douma a repris séance aujourd’hui, dans une atmosphère ardente, lourde et qui annonce l’orage. Les figures sont comme électrisées : l’expression dominante est la colère ou l’angoisse.
Parlant au nom de l’Empereur, le vieux président du Conseil, Gorémykine, enfle autant qu’il peut sa voix mourante pour déclarer : « Toutes nos pensées, tous nos efforts doivent se concentrer dans la conduite de la guerre. Le Gouvernement n’a qu’un programme à vous proposer, celui de la victoire. »
Puis, le général Polivanow, Ministre de la Guerre, résume avec une sobre et chaleureuse énergie ce programme de victoire : « Notre armée ne peut vaincre que si elle sent derrière elle le pays tout entier, organisé comme un immense réservoir d’où elle puisse tirer inépuisablement son alimentation. »
Lorsqu’il descend de la tribune, il est acclamé, car il rencontre dans l’assemblée autant de sympathie que son prédécesseur Soukhomlinow y soulevait de haine et de mépris.
La suite de la séance et les conversations des couloirs ne laissent aucun doute sur la volonté ou plutôt les volontés de la Douma : mettre fin aux abus et à l’impéritie de l’administration ; rechercher les responsabilités encourues, si hautes soient-elles ; exiger des sanctions éclatantes, organiser le concours de la représentation nationale et du Gouvernement pour mettre au service de l’armée toutes les forces productives du pays ; enfin, entretenir et vivifier dans l’esprit public la résolution inébranlable de poursuivre la guerre jusqu’à la victoire intégrale.
Jeudi, 5 août 1915.
Les débats sont de plus en plus ardents au Palais de Tauride. Séances publiques ou séances à huis-clos, c’est un réquisitoire continuel et implacable contre l’administration de la guerre. Toutes les fautes de la bureaucratie sont dénoncées, tous les vices du tsarisme étalés au grand jour. Et la même conclusion revient comme un refrain : « Assez de mensonges ! Assez de crimes !... Des réformes !... Des châtiments !... Le régime est à changer de fond en comble !... »
Par 345 voix sur 375 votants, la Douma vient d’inviter le Gouvernement à traduire en justice le général Soukhomlinow et tous les fonctionnaires coupables d’incurie ou de prévarication.
Vendredi, 6 août 1915.
Les Allemands sont entrés hier à Varsovie.
Au point de vue stratégique, la portée de l’événement est considérable. Les Russes perdent toute la Pologne avec ses ressources immenses ; ils vont être obligés de reculer sur le Bug, le haut Niémen et la Dwina.
Mais les conséquences morales m’inquiètent plus encore.
Le sursaut d’énergie nationale dont la Russie offre le spectacle depuis quelque temps ne risque-t-il pas d’être brisé par ce nouveau désastre, qui en présage d’autres à brève échéance, tels que la perte d’Ossowetz, de Kowno, de Wilna ?...
Vendredi, 13 août 1915.
Le coryphée très actif et même un peu exalté du « nationalisme libéral, » S..., ancien officier de la Garde, m’a demandé hier de le recevoir pour un long et confidentiel entretien.
Je le reçois cet après-midi et, si habitué que je sois à son pessimisme, je suis frappé de l’expression grave, concentrée, douloureuse, que je lis sur ses traits.
— Jamais, dit-il, je n’ai été aussi inquiet. La Russie est en danger de mort ; à aucune heure de son histoire, elle n’a couru un plus grand péril. Le virus allemand, qu’elle porte, depuis deux siècles, dans ses veines, est en train de la tuer. Elle ne peut plus être sauvée que par une révolution nationale..
— Une révolution en temps de guerre !... Vous n’y pensez pas !
— Oui, certes, j’y pense. La révolution, telle que je la prévois, telle que je la souhaite, serait une libération violente de tout le dynamisme national ; un réveil sublime de toutes les énergies slaves... Après quelques jours de troubles inévitables, mettons même un mois de désordre et de paralysie, la Russie se dresserait avec une grandeur que vous ne soupçonnez pas. Vous verriez alors ce qu’il y a de ressources morales dans le peuple russe ! Il renferme en lui des réserves incalculables de bravoure, d’enthousiasme, de générosité. C’est le plus grand foyer d’idéalisme qui soit au monde !
— Je n’en doute pas ; mais le peuple russe porte aussi en lui des ferments terribles de décomposition sociale et de dislocation nationale... Vous m’affirmez qu’une révolution entraînerait tout au plus un mois de désordre et de paralysie. Qu’en savez-vous ? Un de vos compatriotes, un des plus intelligents et des plus sagaces que je connaisse, me confiait l’autre jour l’effroi que lui cause la menace d’une révolution : « Chez nous, me disait-il, la révolution ne peut être que destructive et dévastatrice. Si Dieu ne nous en préserve, elle sera aussi épouvantable qu’interminable. Dix ans d’anarchie !... » Et il justifiait sa prévision par des arguments d’ordre positif et psychologique qui m’ont paru convaincants. Vous comprendrez qu’à la lueur de ce pronostic, je me méfie de votre révolution soi-disant nationale.
Il n’en persiste pas moins à me vanter les effets magiques de régénération qu’il attend d’un soulèvement populaire.
— C’est en haut, dit-il, c’est à la tête qu’il faudrait d’abord frapper. L’Empereur pourrait être maintenu sur le trône ; car, s’il manque de volonté, il est au fond assez patriote. Mais l’Impératrice et sa sœur la Grande-Duchesse Élisabeth, l’abbesse de Moscou, devraient être incarcérées dans un couvent de l’Oural, comme on eût fait sous nos grands Tsars de jadis. Puis toute la Cour de Potsdam, toute la clique des barons baltes, toute la camarilla de la Wyroubow et de Raspoutine, devraient être reléguées au fond de la Sibérie. Enfin, le Grand-Duc Nicolas-Nicolaïéwitch devrait abandonner immédiatement ses fonctions de généralissime...
— Le Grand-Duc Nicolas-Nicolaïéwitch !... Vous suspectez son patriotisme ? Vous ne le jugez pas assez russe, assez antiallemand ? Que vous faut-il donc ?... Et moi qui me plaisais à voir en lui le champion de la Sainte-Russie orthodoxe, autocratique et nationaliste !
— Je vous accorde qu’il est patriote et qu’il a de la volonté. Mais il est trop inférieur à sa tâche. Ce n’est pas un chef, c’est une icône. Or, nous avons besoin d’un chef.
Il termine par un tableau trop exact de l’armée :
— Elle est admirable encore d’héroïsme et d’abnégation ; mais elle ne croit plus à la victoire ; elle se sait immolée d’avance, comme un troupeau qu’on mène à la boucherie. Un jour, bientôt peut-être, ce sera le découragement total, la résignation passive ; elle reculera indéfiniment, elle ne luttera plus, elle ne résistera plus. Ce jour-là, notre parti allemand triomphera. Nous serons obligés de faire la paix... et quelle paix !
Je lui objecte que la situation militaire, si mauvaise qu’elle soit, est loin d’être désespérée ; que. le mouvement national, dont la Douma vient de prendre la direction, est fait pour inspirer confiance, et qu’avec de la méthode, de la persévérance, de l’activité, toutes les fautes passées peuvent encore être réparées.
— Non ! s’exclame-t-il d’un air sombre et violent, non ! La Douma n’est pas de taille à lutter contre les forces officielles ou occultes dont dispose le parti allemand. Je vous parie qu’avant deux mois elle sera réduite à l’impuissance ou dissoute. C’est tout le système gouvernemental qu’il faut changer. Notre dernière chance de salut est dans un coup d’État national... La situation, monsieur l’ambassadeur, est plus grave que vous ne croyez. Savez-vous ce que me disait, il y a une heure, le chef des octobristes, le président du Comité central des industriels, Alexandre-Ivanowitch Goutchkow, un homme à qui vous ne refuserez assurément ni la clairvoyance, ni le courage ? Eh bien ! Il me disait, avec des larmes dans les yeux : La Russie est perdue. Il n’y a plus d’espoir !
Samedi, 14 août 1915.
La séance de la Douma a été remplie aujourd’hui par un grave et pathétique débat.
On discutait l’institution d’un Comité des Munitions qui serait superposé au Ministère de la Guerre. La discussion, s’élargissant peu à peu, a tourné au procès du régime.
Un des orateurs les plus vifs du parti « cadet, » Adjémow, député de Nowotscherkask, a mis le feu aux poudres : « Dès le début de la guerre, l’opinion publique a compris le caractère et la grandeur de la lutte ; elle a compris que, sans une organisation de tout le pays, la victoire serait impossible. Le Gouvernement, lui, ne l’a pas compris, et quand l’opinion le lui a expliqué, il a refusé de comprendre, il a repoussé avec dédain tous ceux qui lui offraient leur concours. C’est que le ministre de la Guerre avait ses fournisseurs attitrés ; on se passait les commandes en famille ; il y avait tout un système de faveurs, de complaisances, de privilèges. Ainsi, non seulement on n’a pas organisé le pays, mais on l’a jeté dans un affreux désordre... Aujourd’hui enfin, le Gouvernement reconnaît que, sans le concours de tous les organismes sociaux, nos armées ne peuvent être victorieuses ; il avoue qu’une réforme totale est nécessaire et que cette réforme doit être opérée par nous. Cela, messieurs, c’est une victoire pour l’opinion publique et c’est aussi la leçon de cette terrible époque. M. Lloyd George disait récemment à la Chambre des Communes qu’en arrosant d’obus nos soldats, les Allemands brisent les chaînes du peuple russe. C’est la vérité même. Le peuple russe, désormais libre, va s’organiser pour la victoire ! »
Cette péroraison déchaîne, sur les bancs de la gauche et du centre, une rafale d’acclamations.
Excité par cette atmosphère d’orage, le député socialiste Tchenkéli gravit impétueusement la tribune et fulmine l’anathème contre « la tyrannie du tsarisme qui a conduit la Russie à l’abîme. » Mais il arrive bientôt à de telles injures, que le Président lui retire la parole. D’ailleurs, ses imprécations ont causé un malaise dans les partis du centre et de la gauche dont le libéralisme reste monarchique.
Le débat reprend son ampleur avec le grand avocat de Moscou, Basile Maklakow. Il démontre par une puissante dialectique la nécessité de créer, en dehors du ministère de la Guerre, un Comité des munitions et de confier la gestion supérieure des services techniques à un directeur général qui serait responsable devant ce Comité ; il s’attaque ainsi à l’omnipotence de la bureaucratie qui est la base et la condition mêmes de l’autocratisme. Après avoir montré que « la Russie est le modèle parfait d’un État où les gens ne sont pas à leur place, » il poursuit : « La plupart des nominations administratives sont un scandale, un défi à l’opinion publique. Et, quand l’erreur est parfois reconnue, il est impossible de la réparer : le prestige du pouvoir ne le permet pas. Le nouveau Gouvernement, dont la tâche est de vaincre l’Allemagne, se rendra bientôt compte qu’il est encore plus difficile de vaincre les fonctionnaires... Aux heures graves que nous traversons, il faut que cela finisse. Le pays s’épuise en sacrifices. Nous, ses représentants, nous faisons aussi beaucoup de sacrifices ; nous ajournons beaucoup de nos réclamations, nous refrénons toutes nos colères. Oubliant nos rancunes et nos haines légitimes, nous donnons notre concours à tout ce que nous combattions naguère. Nous avons donc le droit d’exiger que le Gouvernement agisse de même et qu’il se mette au-dessus de toutes les considérations de parti ou de coterie, pour n’avoir plus qu’une seule devise : The right men in the right places ! »
La droite, très gênée, mais patriote, somme toute, et forcée de reconnaître que les vices du fonctionnarisme perdent la Russie, se prononce, comme la majorité, pour la création d’un Comité des munitions.
Désormais, le duel est engagé entre la caste bureaucratique et la représentation nationale. Se réconcilieront-elles, dans une vue, haute de l’intérêt commun ?... Tout l’avenir de la Russie en dépend...
Mercredi, 18 août 1915.
Cette nuit, après une attaque de vive force, les Allemands sont entrés à Kowno.
Au confluent de la Vistule et du Bug, ils ont pris d’assaut les forts avancés du Nowo-Georgiewsk.
Plus au Sud, ils approchent de Brest-Litowsk.
La prise de Kowno produit, dans les couloirs de la Douma, une émotion violente. On accuse l’impéritie du Grand-Duc Nicolas ; on dénonce la trahison du parti allemand.
Jeudi, 19 août 1915.
Sazonow a, ce matin, ses yeux fébriles et son teint blême des mauvais jours :
— Ecoutez, me dit-il, ce que j’apprends de Sofia. Je n’en suis d’ailleurs nullement surpris.
Et il me lit un télégramme de Savinsky, affirmant, d’après une confidence digne de foi, que le Gouvernement bulgare est résolu d’ores et déjà, à soutenir les Puissances germaniques, et à attaquer la Serbie.
Vendredi, 20 août 1915.
La forteresse de Nowo-Georgiewsk, dernier rempart des Russes en Pologne, est aux mains des Allemands. Toute la garnison, soit environ 85 000 hommes, a été faite prisonnière.
Mon collègue du Japon, Motono, qui vient de passer quelques jours à Moscou, y a constaté au sujet de la guerre, un état d’esprit excellent : volonté de lutte à outrance, acceptation anticipée des plus grands sacrifices, foi absolue en la victoire finale, tous les sentiments de 1812.
Dimanche, 22 août 1915.
Raspoutine ne sera pas resté longtemps dans son village sibérien. Revenu depuis trois jours, il a déjà eu de longs entretiens avec l’Impératrice.
L’Empereur est aux armées.
Mardi, 24 août 1915.
Les désastres militaires provoquent naturellement de l’agitation dans les usines de Pétrograd, où les faits de grève et d’insubordination se répètent chaque jour. Le chef du parti « travailliste » à la Douma, l’avocat Kérensky, aurait déjà préparé, m’assure-t-on, un vaste programme d’action révolutionnaire, fondé sur la coopération des ouvriers et des soldats ; il aurait dit notamment : « Si nous n’avons pas l’armée pour nous, on s’en servira contre nous. » Il organise donc des comités mixtes de soldats et d’ouvriers qui, le jour de l’émeute, prendraient la direction du mouvement.
L’Okhrana, qui suit de près cette propagande, a effectué, ces derniers temps, de nombreuses arrestations dans les quartiers d’Okhta, de Vyborg et de Narva.
Mercredi, 25 août 1915.
Lorsque j’entre ce matin chez Sazonow, il me déclare immédiatement, sur un ton d’impassibilité officielle :
— Monsieur l’ambassadeur, j’ai à vous communiquer une décision importante que vient de prendre Sa Majesté l’Empereur et dont je vous prie de garder le secret jusqu’à nouvel avis. Sa Majesté a décidé d’enlever au Grand-Duc Nicolas-Nicolaïéwitch les fonctions de généralissime, pour lui confier celles de Lieutenant impérial au Caucase, en remplacement du comte Worontzow-Daschkow, que sa santé oblige à se retirer. Sa Majesté assumera en personne le commandement suprême de ses armées.
Je demande :
— Ce n’est pas seulement une intention, c’est une décision ferme que vous m’annoncez ?
— Oui, c’est une décision irrévocable. L’Empereur l’a notifiée hier à ses ministres, en ajoutant qu’il n’admettait aucune discussion.
— L’Empereur exercera-t-il le commandement effectif ?
— Oui, en ce sens qu’il résidera désormais au Grand-Quartier général et que la direction supérieure des opérations émanera de lui. Mais, pour les détails du commandement, il s’en remettra au nouveau chef d’État-Major, qui sera le général Alexéïew. Le Grand-Quartier général va d’ailleurs être rapproché de Pétrograd ; on l’installera probablement à Mohilew.
Nous restons quelque temps silencieux, en nous regardant. Puis, Sazonow reprend :
— Maintenant que je vous ai dit officiellement tout ce que j’avais à vous dire, je peux bien vous avouer, mon cher ami, que je suis désolé de la résolution que vient de prendre l’Empereur. Vous vous rappelez qu’au début de la guerre, il voulait déjà se mettre à la tête de ses troupes et que tous ses ministres, moi le premier, nous l’avons supplié de n’en rien faire. Nos objections d’alors ont encore plus de force aujourd’hui. Selon toute vraisemblance, nos épreuves ne sont pas près de finir. Il faut des mois et des mois pour réorganiser notre armée, pour lui donner les moyens de combattre. Que se passera-t-il pendant ce temps-là ? Jusqu’où serons-nous obligés de reculer ? N’est-ce pas effrayant de penser que désormais c’est l’Empereur qui sera personnellement responsable de tous les malheurs qui nous menacent ? Et si la maladresse d’un de nos généraux nous attire un désastre, ce ne sera pas seulement un désastre militaire, ce sera, du même coup, un désastre politique et dynastique.
— Mais, dis-je, pour quels motifs l’Empereur s’est-il déterminé à une mesure si grave, sans même vouloir écouter ses ministres ?
— Pour plusieurs motifs. D’abord, parce que le Grand-Duc Nicolas n’a pas réussi dans sa tâche. Il est énergique et il a la confiance des troupes ; mais il n’a ni la science, ni le coup d’œil qu’il faut pour diriger des opérations d’une pareille envergure. Comme stratège, le général Alexéïew lui est de beaucoup supérieur. Aussi, j’aurais très bien compris qu’Alexéïew eût été nommé généralissime.
J’insiste :
— Quels sont les autres motifs qui ont décidé l’Empereur à exercer lui-même le commandement ?
Sazonow me fixe un instant d’un regard triste et las. Puis, avec hésitation, il répond :
— L’Empereur a certainement voulu signifier que l’heure est venue pour lui d’exercer sa plus haute prérogative souveraine, la conduite de ses armées. Nul ne pourra plus dorénavant mettre en doute sa volonté de poursuivre la guerre jusqu’aux derniers sacrifices... S’il a eu encore d’autres motifs, je préfère les ignorer.
Je le quitte sur ces mots sibyllins.
Ce soir, j’apprends de la meilleure source que la disgrâce du Grand-Duc Nicolas est machinée depuis longtemps par son implacable ennemi, l’ancien ministre de la Guerre, le général Soukhomlinow, qui, malgré ses scandaleuses mésaventures, a conservé secrètement du crédit auprès des souverains. La suite des opérations militaires, surtout en ces derniers mois, ne lui a offert que trop de prétextes pour attribuer à l’incapacité du généralissime tous les malheurs de l’armée. C’est lui en outre qui, soutenu par Raspoutine et le général Woyéïkow, a peu à peu fait croire à l’Empereur et à l’Impératrice que le Grand-Duc Nicolas cherche à se créer dans les troupes et même dans le pays une popularité malsaine, avec l’arrière-pensée d’être porté au trône par un mouvement séditieux. Les acclamations enthousiastes qui, pendant les troubles récents de Moscou, ont plusieurs fois salué le nom du Grand-Duc ont procuré a ses ennemis un argument très fort. L’Empereur hésitait pourtant à prendre une mesure aussi grave qu’un changement de généralissime dans la phase la plus critique d’une retraite générale. Les meneurs de l’intrigue lui ont alors représenté qu’il n’y avait plus de temps à perdre : le général Woyéïkow, qui a dans ses attributions la Sûreté impériale, a prétendu en effet que sa police est sur la piste d’un complot machiné contre les souverains et dont le principal artisan serait un des officiers attachés à leur service personnel. Comme l’Empereur résistait encore, on a fait appel à sa conscience religieuse. L’Impératrice et Raspoutine lui ont répété, avec la plus pressante énergie : « Quand le trône et la patrie sont en péril, la place d’un Tsar autocrate est à la tête de ses armées. Abandonner cette place à un autre, c’est enfreindre la volonté de Dieu ! »
D’ailleurs, le staretz, qui est extrêmement bavard de nature, ne fait pas mystère du langage qu’il tient à Tsarskoïé-Sélo ; il en parlait hier encore dans une réunion intime, où il a péroré deux heures de suite, avec cette verve primesautière, fougueuse et débraillée, qui le rend parfois très éloquent. Autant que j’en peux juger par les bribes qu’on me rapporte de ses discours, les arguments qu’il invoque devant l’Empereur dépassent de beaucoup les contingences actuelles de la politique et de la stratégie : c’est une thèse religieuse qu’il soutient. A travers ses aphorismes pittoresques, dont beaucoup lui sont probablement soufflés par ses amis du Saint-Synode, une doctrine se dégage : « Le Tsar n’est pas seulement le guide et le chef temporel de ses sujets. L’onction sainte du sacre lui confère à leur égard une mission infiniment plus haute ; elle fait de lui leur représentant, leur intercesseur et leur caution devant le Souverain Juge ; elle l’oblige donc à prendre sur soi toutes les fautes et toutes les iniquités, comme aussi toutes les épreuves et toutes les souffrances de son peuple, pour répondre des unes et faire valoir les autres devant Dieu... » Je comprends maintenant une phrase de Bakounine, qui m’avait frappé jadis : « Dans la conscience obscure des moujiks, le Tsar est une sorte de Christ russe. »
Jeudi, 26 août 1915.
Les Allemands se sont emparés de Brest-Litovsk ; l’armée russe bat en retraite vers Minsk.
Dimanche, 29 août 1915.
Pour la première fois, Raspoutine est pris à partie par la presse. Jusqu’à ce jour, la censure et la police l’avaient protégé contre toute critique des journaux. C’est la Gazette de la Bourse qui mène la campagne.
Tout le passé du personnage, ses origines ignobles, ses vols, sa crapule, ses débauches, ses intrigues, le scandale de ses relations avec la haute société, les hauts fonctionnaires et le haut clergé, sont étalés en plein jour. Mais, très habilement, aucune allusion n’est faite à son intimité avec l’Empereur et l’Impératrice. « Comment, écrit l’auteur de ces articles, comment est-ce possible ? Comment un aventurier aussi abject a-t-il pu se moquer aussi longtemps de la Russie ? N’est-ce pas stupéfiant de penser que l’Église officielle, le Saint-Synode, l’aristocratie, les ministres, le Sénat, de nombreux membres du Conseil de l’Empire et de la Douma, ont pu pactiser avec cette canaille ?... N’est-ce pas la plus terrible accusation qu’on puisse formuler contre le régime ?... Hier encore, le scandale politique et social qu’évoque le nom de Raspoutine semblait tout naturel. Aujourd’hui la Russie veut que cela cesse... »
Quoique les faits et les anecdotes, rapportés par la Gazette de la Bourse, soient de notoriété générale, la publication n’en produit pas moins un grand effet. On admire le nouveau Ministre de l’Intérieur, prince Stcherbatow, d’avoir laissé imprimer cette diatribe ; mais on est unanime à prédire qu’il ne gardera pas longtemps son portefeuille.
Lundi, 30 août 1915.
Conférence avec le général Biélaïew, chef d’État-major général de l’armée. Voici le résumé de ses réponses à mes questions :
1° Les pertes de l’armée russe sont énormes. De 350 000 hommes par mois en mai, juin et juillet, elles se sont élevées à 450 000 en août. Depuis les premières défaites sur la Dounaïetz, l’armée russe a donc perdu environ 1 500 000 hommes.
2° Les ressources quotidiennes en projectiles d’artillerie sont actuellement de 35 000 ; elles seront bientôt de 42 000.
3° Les usines russes fabriquent actuellement 67 000 fusils par mois ; les usines étrangères en expédient 16 000 : soit, au total, 83 000. Ce chiffre restera fixe jusqu’au 15 novembre. A partir de cette date, les expéditions étrangères seront de 76 000 par mois. L’infanterie russe pourra donc compter sur une disponibilité mensuelle de 143 000 fusils.
4° Les armées allemandes qui opèrent dans la région de Brest-Litovsk ne semblent pas menaçantes pour Moscou, tant à cause de la distance (1 100 kilomètres), qu’en raison des obstacles naturels et de l’état des routes pendant l’automne.
5° Pour la défense de Pétrograd, quatre armées, comprenant seize corps et commandées par le général Roussky, sont disposées sur la ligne Pskow-Dvinsk-Wilna. Quand la section Dvinsk-Wilna ne sera plus tenable, les quatre armées reculeront en pivotant autour de Pskow. Dans ces conditions et si l’on tient compte encore de l’automne qui est imminent, il n’est pas vraisemblable que les Allemands s’emparent de Pétrograd.
Mardi, 31 août 1915.
C’est le général Polivanow, Ministre de la Guerre, qui est allé remettre au Grand-Duc Nicolas la lettre par laquelle l’Empereur l’a relevé de son commandement. Après avoir lu la missive impériale, le Grand-Duc a fait le signe de la croix et prononcé ces seuls mots : « Dieu soit loué ! L’Empereur me relève d’une tâche dont j’étais excédé. » Puis, il a parlé d’autre chose, comme si l’événement ne le concernait pas. On ne peut accepter avec plus de dignité une disgrâce éclatante.
Mercredi, 1er septembre 1915.
L’assemblée générale de la « Société industrielle et commerciale de Moscou » a terminé aujourd’hui ses travaux, en adoptant une motion par laquelle elle affirme : 1° que les intérêts vitaux de la Russie exigent la poursuite de la guerre jusqu’à la victoire ; — 2° qu’il est nécessaire d’appeler immédiatement au pouvoir des hommes jouissant de la confiance publique et de leur accorder une entière liberté d’action. L’assemblée exprime enfin sa conviction que « la voix fidèle du peuple moscovite sera entendue par le Tsar. »
Cet appel à l’Empereur pour l’institution immédiate d’un ministère responsable est d’autant plus significatif, qu’il émane de Moscou, la ville sainte, le foyer du nationalisme russe.
Ce qui est plus expressif encore, ce sont les commentaires qui ont accompagné le vote de la motion et dont la censure vient d’interdire la publication. Des critiques violentes ont été formulées contre les ministres actuels et l’Empereur a été personnellement mis en cause.
On me signale de l’excitation dans les milieux ouvriers.
Jeudi, 2 septembre 1915.
La comtesse de Hohenfelsen, épouse morganatique du Grand-Duc Paul, qui vient d’être créée princesse Paley, m’a téléphoné hier soir pour m’inviter à dîner aujourd’hui, en insistant pour que j’accepte, parce qu’on avait à me parler.
Je trouve dans le salon Mme Wyroubow, Michel Stakhovitch et Dimitry Benckendorff. Le Grand-Duc Dimitry-Pavlowitch est là aussi, arrivé ce matin du Grand-Quartier général.
Une tristesse anxieuse pèse sur le dîner. Deux fois pendant le repas, le suisse du palais, dans son grand manteau écarlate et brodé d’or, la casquette à la main, s’approche du Grand-Duc Dimitry et lui glisse quelques mots à l’oreille. Chaque fois, le Grand-Duc Paul interroge du regard son fils, qui répond simplement :
— Rien... Toujours rien !
La princesse Paley me dit, à voix basse :
— Le Grand-Duc vous racontera tout à l’heure pourquoi Dimitry est venu de la Stavka ; il a demandé, ce matin, dès son arrivée, une audience à l’Empereur. Impossible d’obtenir une réponse. Le suisse vient encore de téléphoner deux fois à la chancellerie du Palais Alexandre pour s’informer si Sa Majesté n’a pas fait connaître ses ordres. Toujours rien ! C’est d’un mauvais présage.
Tandis qu’on sert le café au salon, Mme Wyroubow m’offre un siège auprès d’elle et, sans autre exorde, elle me dit ;
— Vous n’ignorez pas, monsieur l’ambassadeur, la grave décision que l’Empereur vient de prendre. Hé bien ! qu’en pensez-vous ?... C’est Sa Majesté elle-même qui m’a chargée de vous le demander.
— Cette décision est-elle définitive ?
— Oh oui ! tout à fait.
— En ce cas, mes objections viendraient un peu tard.
— Les Majestés seront bien peinées, si je ne leur rapporte pas d’autre réponse. Elles sont si désireuses de connaître votre opinion !
— Mais comment puis-je émettre une opinion sur une mesure dont les vrais motifs m’échappent ? L’Empereur a dû avoir des motifs de la plus haute importance pour ajouter à tout le fardeau de son travail habituel la terrible responsabilité du commandement militaire... Quels sont ces motifs ?
Ma question la déconcerte. Braquant sur moi des yeux effarés, elle balbutie quelques mots vagues. Puis, d’une voix hésitante, elle me confie :
— L’Empereur a pensé que, dans des circonstances si graves, son devoir de Tsar est de se mettre à la tête de ses troupes et de prendre sur lui toutes les responsabilités de la guerre... Avant d’arriver à cette conviction, il a beaucoup réfléchi, beaucoup prié... Enfin, l’autre jour, après avoir entendu la sainte messe, il nous a dit : Peut-être faut-il une victime expiatoire pour sauver la Russie. Je serai cette victime. Que la volonté de Dieu s’accomplisse ! En nous disant cela, il était très pâle ; mais sa figure exprimait une soumission parfaite.
Cette parole de l’Empereur me fait frémir intérieurement. L’idée d’une prédestination au sacrifice et de la soumission parfaite à la volonté divine ne s’accorde que trop bien avec son caractère passif. Pour peu que la fortune militaire nous demeure adverse quelques mois encore, ne trouvera-t-il pas, dans la docilité aux ordres divins, un prétexte ou une excuse au relâchement de ses efforts, à l’abandon de ses espérances, à l’acceptation tacite de toutes les catastrophes ?
Je reste une minute silencieux ; car, à mon tour, je suis fort embarrassé de répondre. Je dis enfin à Mme Wyroubow :
— Ce que vous venez de me confier me rend plus difficile encore d’exprimer une opinion sur la décision que l’Empereur vient de prendre, puisque c’est affaire entre sa conscience et Dieu. D’ailleurs, cette décision étant irrévocable, il ne servirait à rien de la critiquer ; l’important est d’en tirer le meilleur parti possible. Or, dans ses fonctions nouvelles de généralissime, l’Empereur aura constamment l’occasion de faire sentir, non seulement à ses troupes, mais à son peuple, à tout son peuple, la nécessité de vaincre... Pour moi, comme ambassadeur de la France alliée, le programme militaire de la Russie se résume dans le serment que Sa Majesté a prononcé sur l’Évangile et sur l’icône de Notre-Dame de Kazan, le 2 août 1914. Vous vous rappelez la magnifique cérémonie du Palais d’Hiver. En renouvelant ce jour-là le serment de 1812, en jurant qu’il ne signerait pas la paix tant qu’il y aurait un soldat ennemi sur le territoire russe, l’Empereur a pris devant Dieu l’engagement de ne se laisser décourager par aucune épreuve, de poursuivre la guerre jusqu’à la victoire au prix de n’importe quels sacrifices. Maintenant que son autorité souveraine va s’exercer directement sur la conduite même des armées, cet engagement sacré lui sera plus facile à tenir. C’est ainsi qu’il, sera, selon moi, le sauveur de la Russie ; c’est dans ce sens que je me permets d’interpréter l’avertissement qu’il a reçu d’En-Haut ; veuillez le lui dire de ma part.
Elle cligna deux ou trois fois les yeux, dans un effort visible de récapitulation intérieure. Puis, comme si elle avait hâte de décharger sa mémoire, elle prend congé de moi :
— Je vais tout de suite rapporter aux Majestés ce que vous venez de me dire, et je vous en remercie bien.
Tandis qu’elle fait ses adieux à la princesse Paley, le Grand-Duc Paul m’attire dans son cabinet de travail avec son fils.
Le Grand-Duc Dimitry me raconte alors qu’il est arrivé ce matin de la Stavka, en train spécial, pour faire connaître à l’Empereur l’effet déplorable que la disgrâce du Grand-Duc Nicolas produirait sur les troupes. Adossé à la cheminée, avec des gestes nerveux dans les mains, il poursuit, en paroles saccadées :
— Je dirai tout à l’Empereur ; je suis résolu à tout lui dire. Je lui dirai même que, s’il ne renonce pas à son projet, comme il en est temps encore, les conséquences peuvent être incalculables, aussi funestes à la dynastie qu’à la Russie. Je lui proposerai enfin une combinaison qui, à la rigueur, pourrait tout concilier. L’idée vient de moi ; j’ai été assez heureux pour la faire accepter par le Grand-Duc Nicolas, qui s’est montré une fois de plus admirable de patriotisme et de désintéressement. Ma combinaison consisterait à ce que l’Empereur, tout en prenant le commandement suprême, gardât auprès de lui le Grand-Duc comme Major-général. Voilà ce que j’ai mission de proposer à l’Empereur, de la part du Grand-Duc... Mais vous voyez que Sa Majesté n’est pas pressée de me recevoir. Dès ce matin, à la descente du train, je lui ai fait demander une audience. Il est dix heures du soir. Pas un mot de réponse !... Que pensez-vous de mon idée ?
— En soi, elle me parait excellente. Mais je doute que l’Empereur y acquiesce ; j’ai des motifs sérieux de croire qu’il tient absolument à éloigner le Grand-Duc Nicolas de l’armée,
— Hélas ! soupire le Grand-Duc Paul, je crois comme vous, mon cher ambassadeur, que l’Empereur ne consentira jamais à garder Nicolas-Nicolaïéwitch auprès de lui.
Le Grand-Duc Dimitry jette sa cigarette au loin dans un geste de colère, arpente la pièce à longues enjambées, puis, croisant les bras, il s’écrie :
— Alors, nous sommes perdus ! Car désormais ce seront l’Impératrice et sa camarilla qui commanderont à la Stavka !... C’est navrant !
Après un silence, il se tourne vers moi :
— Monsieur l’ambassadeur, permettez-moi une question. Est-il exact que les Gouvernements alliés soient intervenus ou à la veille d’intervenir pour empêcher l’Empereur de prendre le commandement ?
— Non. La désignation du généralissime est une affaire de souveraineté intérieure.
— Vous me rassurez ! On m’avait dit, à la Stavka, que la France et l’Angleterre allaient exiger le maintien du Grand-Duc Nicolas. Ç’aurait été une faute énorme. Vous auriez détruit la popularité de Nicolas-Nicolaïéwitch et vous auriez eu tous les Russes, moi le premier, contre vous.
Le Grand-Duc Paul ajoute :
— Et puis, cela n’aurait servi à rien. Dans l’état d’esprit où est l’Empereur, il ne s’arrêtera devant aucun obstacle, il ira jusqu’aux mesures les plus extrêmes pour exécuter sa décision. Si les Alliés s’y opposaient, il briserait l’Alliance plutôt que de laisser contester sa prérogative souveraine, qui se double, pour lui, d’un devoir religieux...
Nous retournons au salon. La princesse Paley me demande :
— Eh bien ! que concluez-vous de tout ce qu’on vous a dit ce soir ici ?
— Je ne conclus pas... Quand le mysticisme remplace la raison d’État, on ne peut plus rien prévoir. Désormais, je m’attends à tout.
Vendredi, 3 septembre 1915.
Deux fois au cours de cet après-midi, la première fois sur le pont Troïtsky, la seconde sur le quai du canal Iékaterinsky, je croise un automobile de la Cour, au fond duquel j’aperçois l’Empereur et l’Impératrice, avec des figures très graves. Leur présence à Pétrograd est si insolite qu’elle fait tressauter de surprise tous les passants.
Les souverains se sont d’abord rendus à la cathédrale de la Forteresse, où ils ont prié devant les tombeaux d’Alexandre Ier, de Nicolas Ier, d’Alexandre II et d’Alexandre III. De là, ils ont été à la chapelle de la maison de Pierre le Grand, où ils ont embrassé l’image du Sauveur, dont Pierre-Alexeïéwitch se faisait constamment accompagner. Enfin, ils se sont fait conduire à Notre-Dame de Kazan, où ils sont restés longtemps prosternés sous l’icône miraculeuse de la Vierge. Toutes ces dévotions prouvent que l’Empereur est à la veille d’accomplir l’acte suprême qui lui apparaît comme nécessaire au salut et à la rédemption de la Russie.
J’apprends, d’autre part, que ce matin, avant de quitter Tsarskoié-Sélo, l’Empereur a reçu le Grand-Duc Dimitry, et qu’il a repoussé catégoriquement l’idée de maintenir le Grand-Duc Nicolas à la Stavka, en qualité de major-général.
Quand je récapitule tous les symptômes inquiétants que j’ai enregistrés ces dernières semaines, il me paraît évident qu’une crise révolutionnaire s’élabore au sein du peuple russe.
A quelle date, sous quelle forme, dans quelles circonstances la crise éclatera-t-elle ? La cause occasionnelle et déterminante sera-t-elle un désastre militaire, une disette, une grève sanglante, une sédition de caserne, un drame de palais ? J’ignore. Mais l’événement me semble s’annoncer dès maintenant avec le caractère inéluctable d’une fatalité historique. En tout cas, les probabilités sont déjà si fortes que je crois devoir prévenir le Gouvernement français ; j’adresse donc à Delcassé un télégramme qui, après lui avoir exposé les périls de la situation militaire, se termine ainsi : Pour la situation intérieure, elle n’est rien moins que rassurante. Jusqu’en ces derniers temps, on pouvait croire qu’il ne se produirait pas de désordres révolutionnaires avant la fin de la guerre. Je ne l’affirmerais pas aujourd’hui. La question qui se pose est donc de savoir si, à une échéance plus ou moins éloignée, la Russie sera encore capable de jouer efficacement son rôle d’alliée. Quelque incertaine que soit cette éventualité, elle doit entrer désormais dans les prévisions du Gouvernement de la République et dans les calculs du général Joffre.
Dimanche, 5 septembre 1915.
L’Empereur est parti hier soir pour le Grand-Quartier général, où il prend aujourd’hui le commandement.
Avant son départ, il a signé une décision qui étonne et afflige tout le monde : il a congédié, sans un mot d’explication, le chef de sa Chancellerie militaire, le prince Wladimir Orlow.
Lié à Nicolas II par une amitié de vingt ans, initié par ses fonctions à la vie quotidienne et la plus intime du souverain, mais ayant toujours gardé envers son maître l’indépendance de son caractère et la franchise de son langage, il ne cessait de combattre Raspoutine. Désormais, il n’y a plus, dans les entours des Majestés, une seule personne qui ne soit docile au staretz.
Lundi, 6 septembre 1915.
Ayant pris le commandement de toutes les forces militaires et navales, l’Empereur a publié l’ordre du jour suivant :
Aujourd’hui, j’ai pris le haut commandement de toutes les forces armées de terre et de mer opérant sur le théâtre de la guerre.
Avec une ferme foi en la divine clémence et avec une assurance inébranlable dans la victoire finale, nous remplirons notre devoir sacré de défense à outrance et nous ne laisserons pas déshonorer la patrie russe.
Donné à mon Quartier général, le 5 septembre 1915.
NICOLAS.
Il a, en outre, adressé au Grand-Duc Nicolas ce rescrit :
Au début de la guerre, des raisons d’ordre politique m’avaient empêché de suivre l’inclination de mon âme et de me mettre aussitôt à la tête de l’armée, c’est pourquoi je vous chargeai du haut-commandement de toutes les forces armées de terre et de mer.
Sous les yeux de toute la Russie, Votre Altesse Impériale a fait preuve, au cours de la guerre, d’une vaillance inébranlable, qui a suscité chez moi et chez tous les Russes une profonde confiance et des vœux ardents qui accompagnaient partout votre nom, dans les vicissitudes inévitables de la fortune militaire. Mon devoir envers la patrie dont Dieu m’a confié la charge m’ordonne, aujourd’hui que l’ennemi a pénétré dans l’intérieur de l’Empire, de prendre le haut-commandement des troupes combattantes, de partager avec mon armée les fatigues de la guerre et de sauvegarder avec elle la terre russe contre les attentats de l’ennemi.
... En conséquence, je vous nomme mon Lieutenant au Caucase et Commandant en chef de la vaillante armée de cette région.
J’exprime à Votre Altesse Impériale ma profonde reconnaissance et celle de la patrie pour toute votre œuvre à la guerre.
NICOLAS.
Sur le désir exprès de l’Empereur, le Grand-Duc Nicolas est parti directement pour Tiflis, sans passer par Pétrograd.
MAURICE PALÉOLOGUE.
- ↑ Copyright by Maurice Paléologue, 1921.
- ↑ Copyright by Maurice Paléologue, 1921.
Voyez la Revue des 15 janvier, 1er et 15 février, 15 mars, 1er avril 1921. - ↑ Son père, le Grand-Duc Constantin-Nicolaïéwitch, né en 1827 et mort en 1892, joua un rôle important sous le règne d’Alexandre II. D’esprit ouvert et libéral, il contribua beaucoup à l’abolition du servage en 1861. Il s’efforça même d’entraîner son frère dans la voie des réformes constitutionnelles. Et l’on put croire un instant que le tsarisme, pratiqué par des hommes tels que Miloutine, Abaza, le prince Tcherkassky et Samarine, allait enfin évoluer vers la conception de l’État moderne. Mais le soulèvement de la Pologne en 1863, et l’apparition du nihilisme, quelques années plus tard, ruinèrent le crédit du Grand-Duc Constantin. Il s’adonna dès lors tout entier à ses fonctions du Grand-Amiral.
- ↑ Sur ce point, Kropotkine commet une erreur. Le carillon de la Forteresse, construit au XVIIIe siècle, ne peut sonner l’hymne national, Bojé tsaria kranié, qui fut composé par le prince Lvow, sous le règne de Nicols Ier ; il sonne, à midi et à minuit, un vieil hymne religieux : Kol slaven...