La Russie des Tsars pendant la Grande Guerre/05

Maurice Paléologue
La Russie des Tsars pendant la Grande Guerre
Revue des Deux Mondes7e période, tome 2 (p. 549-584).
LA RUSSIE DES TSARS
PENDANT LA GRANDE GUERRE [1]

V [2]


XIV. — AUTOCRATISME ET ORTHODOXIE


Jeudi, 14 janvier 1915.

C’est aujourd’hui que s’ouvre l’année 1915, selon le calendrier orthodoxe. A deux heures, sous un soleil pâle et un ciel gris-perle qui projettent çà et là sur la neige des reflets de vif-argent, le corps diplomatique se rend à Tsarskoïé-Sélo pour offrir ses vœux à l’Empereur.

On a déployé, comme d’habitude, la pompe des grandes cérémonies, une richesse de décor, un appareil de puissance et de faste où la Cour de Russie n’a pas d’égale.

Les voitures s’arrêtent au perron de l’immense palais que fit construire l’impératrice Élisabeth, jalouse d’éclipser la Cour de Louis XV. Nous sommes introduits dans la Galerie des glaces, étincelante de dorures, de cristaux, de luminaire. Les missions se rangent par ordre d’ancienneté, chaque ambassadeur ou ministre ayant son personnel derrière soi.

Presque aussitôt, l’Empereur entre, suivi de son brillant cortège. Il a bonne mine, le regard ouvert et calme.

Devant chaque mission, il s’arrête quelques minutes.

Lorsqu’il arrive à moi, je lui présente mes souhaits, en les commentant par les assurances réconfortantes que le général Joffre m’a prié de transmettre au Grand-Duc Nicolas. J’ajoute que, dans sa récente déclaration aux Chambres, le gouvernement de la République a solennellement proclamé sa résolution de poursuivre la guerre à outrance et que cette résolution nous garantit la victoire finale. L’Empereur me répond :

— J’ai lu cette déclaration de votre Gouvernement et j’y ai applaudi de tout mon cœur. Ma résolution à moi n’est pas moins ferme. Je poursuivrai la guerre aussi longtemps qu’il faudra pour nous assurer une pleine victoire... Vous savez que je viens de visiter mon armée ; je l’ai trouvée superbe d’ardeur et d’élan ; elle ne demande qu’à se battre ; elle est sûre de vaincre. Malheureusement, le défaut de munitions arrête nos opérations. Il va falloir patienter quelque temps. Mais ce n’est là qu’un arrêt passager et le plan général du Grand-Duc Nicolas n’en sera aucunement modifié. Aussitôt que possible, mon armée reprendra l’offensive, et, tant que nos ennemis ne demanderont pas grâce, elle continuera la lutte... Le voyage que je viens de faire à travers toute la Russie m’a prouvé que je suis en intime communion avec mon peuple.

Je le remercie de ces paroles. Après un instant de silence, il redresse sa taille et, d’une voix vibrante, martelée, que je ne lui connaissais pas, il prononce :

— Je tiens encore à vous dire, monsieur l’ambassadeur, que je n’ignore pas certaines tentatives qu’on a faites, à Pétrograd même, pour accréditer l’idée que je suis découragé, que je ne crois plus à la possibilité d’écraser l’Allemagne, enfin que je songe à négocier la paix. Ce sont des misérables, ce sont des agents allemands, qui ont répandu ces bruits. Mais tout ce qu’ils ont pu inventer ou machiner n’a aucune importance. C’est ma volonté seule qui compte et vous pouvez être sûr qu’elle ne changera pas.

— Le Gouvernement de la République a dans les sentiments de Votre Majesté une confiance absolue. Il n’a donc pu que dédaigner les misérables intrigues auxquelles vous voulez bien faire allusion. Il n’en sera pas moins touché des affirmations que je vais lui rapporter au nom de Votre Majesté.

Sur quoi, me serrant la main, il reprend :

— Je vous exprime, pour vous personnellement, mon cher ambassadeur, mes vœux très amicaux.



Vendredi, 15 janvier.

Temps radieux ; c’est une joie si rare dans ces interminables hivers ! Malgré le froid très vif, je vais me promener seul aux Iles, où le soleil boréal déploie sa magie sur la nappe glacée du Golfe de Finlande. Quelques nuages roses, émaillés de feu, parcourent l’azur argenté du ciel ; des lueurs de météore baignent l’horizon. Les cristaux de givre qui couvrent les arbres, la neige immaculée qui tapisse le sol scintillent par instants comme si l’on y avait semé de la poussière de diamant.

Je réfléchis au langage que l’Empereur m’a tenu hier et qui grave une fois de plus dans mon souvenir la belle attitude morale, dont il ne s’est jamais départi depuis le début de la guerre. La conscience qu’il a de ses devoirs est certes aussi haute et pleine que possible, puisqu’elle est sans cesse entretenue, vivifiée, illuminée en lui par le sentiment religieux. Pour le reste, je veux dire : pour la science positive et l’exercice pratique du pouvoir suprême, il est manifestement inférieur à sa tâche. Je m’empresse d’ajouter que nul ne pourrait suffire à une pareille tâche ; car elle est ultrà vires, au-dessus des forces humaines. L’autocratisme correspond-il encore au caractère du peuple russe et à son état de civilisation ? C’est un problème sur lequel de très bons esprits hésitent à se prononcer ; mais ce qui ne fait pas doute, c’est qu’il n’est plus compatible avec l’extension territoriale de la Russie, avec la diversité de ses races, avec le développement de sa puissance économique. Auprès de l’Empire actuel qui ne compte pas moins de cent quatre-vingts millions d’habitants répartis sur vingt-deux millions de kilomètres carrés, qu’était la Russie d’Ivan le Terrible, de Pierre le Grand, de Catherine II, même de Nicolas Ier ?... Pour diriger un État devenu aussi colossal, pour commander tous les moteurs et tous les engrenages d’un système aussi énorme, pour unir et mettre en œuvre des éléments aussi complexes, hétérogènes, et disparates, il ne faudrait pas moins que le génie de Napoléon. Quelles que puissent être les vertus intrinsèques du tsarisme autocratique, il est un anachronisme géographique.



Dimanche, 17 janvier.

Le commandant Langlois, qui est agent de liaison entre le G. Q. G. français et le G. Q. G. russe, arrive de Baranovitchi et repart demain pour Paris par la Suède.

Il a laissé le Grand-Duc Nicolas « plein d’entrain et résolu à reprendre l’offensive aussitôt que son armée aura reçu des munitions. » L’état moral des troupes est bon ; les effectifs sont faibles à cause des pertes récentes.



Lundi, 18 janvier.

Je parle du paysan russe avec la comtesse P... qui fait chaque année de longs séjours sur ses terres, où elle remplit très noblement son rôle de barina. D’ailleurs, par inclination morale, par instinct de droiture et de charité, elle n’aime rien tant que la société des simples.

— En Occident, me dit-elle, on ne comprend pas nos moujiks. Parce qu’un très grand nombre d’entre eux ne savent ni lire ni écrire, on les croit bornés, abrutis, presque barbares. Quelle erreur ! ... Ils sont ignorants ; c’est-à-dire qu’ils ne savent pas, ils ne connaissent pas ; ils manquent de notions positives ; leur instruction scolaire est très faible, souvent nulle... Mais, pour être inculte, leur intelligence n’est pas moins remarquable de compréhension, de souplesse et même d’activité.

— D’activité, vraiment ?

— Oui certes. Leur esprit est toujours en travail. Les moujiks ne parlent pas beaucoup ; mais ils pensent, ils réfléchissent, ils méditent, ils rêvent continuellement.

— A quoi pensent-ils ? A quoi rêvent-ils ?

— D’abord à leurs intérêts matériels, à leur récolte, à leur bétail, à la misère qui les étreint ou qui les menace, au prix des vêtements et du thé, au poids des impôts et des corvées, à la prochaine réforme agraire, etc. Mais des pensées beaucoup plus hautes les occupent aussi, avec des résonances bien plus profondes dans leur être intime. C’est en hiver surtout, pendant les interminables veillées de l’isba ou les monotones parcours sur la neige. Une lente et mélancolique rêverie les absorbe alors tout entiers : ils songent à la destinée humaine, au sens de la vie, aux paraboles de l’Évangile, au devoir de l’aumône, au rachat des fautes par la souffrance, à la justice qui finira par triompher sur la terre de Dieu. Vous n’imaginez pas combien il y a parfois de puissance méditative et de sensibilité poétique dans l’âme de nos moujiks... Ajoutez enfin qu’ils se servent très habilement de leur intelligence. Ils sont de première force dans la discussion : ils argumentent avec beaucoup d’adresse et de subtilité ; ils ont souvent des réparties très spirituelles, des insinuations très malicieuses, des ironies très fines...


Mardi, 18 janvier.

Le ministre de la Justice, Stchéglovitow, chef de l’Extrême droite au Conseil de l’Empire, le plus radical et le plus intransigeant des réactionnaires, vient me voir pour me remercier d’un service insignifiant que j’ai pu lui rendre. Nous parlons de la guerre, dont je lui fais prévoir l’énorme longueur :

— Les illusions, dis-je, ne nous sont plus permises. L’épreuve, telle qu’elle se dessine, commence à peine et sera de plus en plus dure. Il nous faut donc faire une ample provision de forces matérielles et morales, comme on équipe un navire pour une traversée très dangereuse et très longue.

— Oui certes ! L’épreuve qu’il a plu à la Providence de nous infliger s’annonce terrible et nous n’en sommes évidemment qu’au début. Mais, Dieu aidant et avec le concours de nos bons alliés, nous la surmonterons. Je ne doute pas de notre victoire finale... Permettez-moi, cependant. Monsieur l’ambassadeur, d’insister sur un mot que vous venez de prononcer. Vous estimez avec raison que nous devons nous approvisionner de forces morales autant que de canons, de fusils et d’obus, car il est apparent que cette guerre nous réserve de grandes souffrances, des sacrifices terribles. J’en frémis d’horreur ! Mais, pour ce qui est de la Russie, ce problème des forces morales est relativement simple. Que le peuple russe ne soit pas troublé dans sa foi monarchique et il supportera tout, il accomplira des prodiges d’héroïsme et d’abnégation. N’oubliez pas que, aux yeux des Russes, — je veux dire des vrais Russes, — Sa Majesté l’Empereur incarne non seulement le pouvoir suprême, mais encore la religion et la patrie. Croyez-moi : en dehors du tsarisme, il n’y a pas de salut, parce qu’il n’y a plus de Russie...

Avec une chaleur, où l’on sent vibrer le patriotisme et la colère, il ajoute ;

— Le Tsar est l’oint du Seigneur, l’envoyé de Dieu pour être le tuteur suprême de l’Église et le chef tout-puissant de l’Empire [3]. Dans la foi populaire, il est même l’image du Christ sur la terre, le Christ russe. Et puisqu’il tient son pouvoir de Dieu, il n’en doit compte qu’à Dieu... L’essence divine de son autorité a cette autre conséquence que l’autocratisme et le nationalisme sont inséparables... Anathème donc aux insensés qui osent porter la main sur ces dogmes ! Le libéralisme constitutionnel est une hérésie avant d’être une chimère et une stupidité. Il n’y a de vie nationale que dans le cadre de l’autocratisme et de l’orthodoxie. Si des réformes politiques sont nécessaires, elles ne peuvent s’accomplir que dans l’esprit de l’autocratisme et de l’orthodoxie.

Je réponds :

— De tout ce que vous venez de me dire, Excellence, je retiens principalement que la force de la Russie a comme condition essentielle une étroite union de l’Empereur et du peuple. Pour des motifs différents des vôtres, j’arrive à la même conclusion. Je ne cesse donc pas de prêcher cette union.

Lorsqu’il s’est retiré, je réfléchis que je viens d’entendre exposer la doctrine du tsarisme intégral, telle que le fameux Procureur du Saint-Synode, Pobédonostsew, l’enseignait, il y a vingt ans, à son jeune élève Nicolas II, telle aussi que le grand écrivain Mérejkowsky la définissait naguère dans une magistrale étude sur les troubles insurrectionnels de 1905.



Jeudi, 21 janvier.

La propagande de pacifisme, que l’Allemagne poursuit si activement à Pétrograd, sévit aussi dans les armées du front. Sur plusieurs points, on a saisi des proclamations rédigées en russe, incitant les soldats à ne plus se battre et affirmant que l’empereur Nicolas, dans son cœur paternel, est déjà tout acquis à l’idée de la paix. Les troupes restent indifférentes à ces appels. Le Grand-Duc Nicolas a cru pourtant nécessaire de protester contre les allusions au Tsar. Dans un ordre à l’armée, il dénonce comme un crime abject ce procédé insidieux de l’ennemi et il termine ainsi : Tout sujet féal sait qu’en Russie, chacun, depuis le généralissime jusqu’au simple soldat, n’obéit qu’à la volonté sacrée et auguste de l’Oint de Dieu, notre Empereur hautement révéré, qui seul possède le pouvoir d’engager et de terminer la guerre.



Lundi, 25 janvier.

Quelques emplettes m’attirent cet après-midi à Wassily-Ostrow, l’île où se concentre la vie intellectuelle de Pétrograd, où sont groupés l’Académie des Sciences, l’Académie des Beaux-Arts, l’École des Mines, l’École navale, le Muséum de Zoologie, l’Institut d’Histoire et de Philologie, plusieurs gymnases, les Laboratoires de Physique et de Chimie, tous les grands établissements pédagogiques.

Profitant d’une éclaircie dans le ciel, je laisse là mon auto et je me promène à l’aventure dans les rues. Je croise, à chaque pas, des étudiants. Combien leurs physionomies diffèrent de celles qu’on observe dans le Quartier Latin de Paris ou dans les rues d’Oxford et de Cambridge ! Chez les étudiants français, le regard, le geste, la voix, toute la personne exprime habituellement la jeunesse, l’animation, l’insouciance, une joie légère de vivre et de comprendre ; même ceux dont le masque est fatigué laissent transparaître dans leurs prunelles une intelligence lucide et ouverte. Chez les étudiants anglais, au teint clair, aux membres découplés, ce qui prédomine, c’est l’air résolu, l’esprit positif, la raison froide, ferme, équilibrée. Ici, rien de tel. D’abord, l’extérieur est le plus souvent minable : les visages hâves, les traits tirés, les joues creuses, les torses émaciés, les bras grêles, les échines incurvées. Ces corps malingres, qu’enveloppent des vêtements avachis, loqueteux, attestent la condition misérable du prolétariat universitaire en Russie. Beaucoup d’étudiants n’ont pas plus de vingt-cinq roubles, soixante francs, à dépenser par mois, c’est-à-dire le tiers de ce qu’il faut strictement pour subvenir à une existence normale dans un climat si rude. L’insuffisance de la réparation physiologique n’a pas seulement pour effet de débiliter l’organisme ; combinée avec l’effort cérébral et les soucis moraux, elle entretient le système nerveux dans un éréthisme continu. De là, tant de figures sombres ou fébriles, anxieuses ou hagardes, fanatiques ou consumées, figures d’ascètes, de visionnaires, d’anarchistes. Je songe à la déclaration que Dostoïewsky attribue au juge Porphyre, dans Crime et Châtiment : « Le crime de Raskolnikow est l’œuvre d’un cœur surexcité par des théories. »


Les étudiantes, très nombreuses, ne sont pas moins instructives à observer. J’en remarque une qui sort d’un café, accompagnée de quatre jeunes gens, et qui s’arrête avec eux sur le trottoir pour continuer la discussion. Grande, assez jolie, les yeux vifs et durs sous la toque d’astrakan, elle pérore d’un air impératif. Deux autres étudiants, qui sortent peu après du traktir, viennent aussi se grouper autour d’elle J’ai peut-être là devant moi un des types les plus originaux de la femme russe : une propagandiste de la foi révolutionnaire.

Les romanciers russes, Tourguéniew en particulier, ont souvent observé que les femmes de leur pays sont très supérieures aux hommes pour l’énergie du caractère, l’assurance de la conduite et la trempe de la volonté. Dans le domaine de la vie sentimentale, ce sont presque toujours elles qui attaquent et qui entraînent, qui attisent et qui harcèlent, qui affirment et qui décident, qui ordonnent et qui imposent. Elles se montrent toutes pareilles dans un emploi très différent de leur activité morale, dans le domaine de l’action politique et subversive,

Aux temps déjà lointains du nihilisme, à l’époque héroïque de la Narodnaïa volia, les femmes et surtout les jeunes filles se distinguèrent immédiatement parmi les plus redoutables protagonistes. Elles excellèrent tout de suite dans leur rôle tragique. Dès leurs premiers coups, elles se dessinèrent comme de superbes Euménides.

Le 24 janvier 1878, Véra Zassoulitch ouvre le cortège en tirant à bout portant sur le Préfet de police de Saint-Pétersbourg, le général Trépow. Le 13 mars 1881, Sophie Pérovsky participe directement à l’assassinat d’Alexandre II. L’année suivante, Véra Figner fomente une sédition militaire à Kharkow. En 1887, Sophie Gunsbourg organise un attentat contre Alexandre III. Peu après, Catherine Brechkowsky entreprend avec Tchernow son inlassable propagande qui fait scintiller jusque dans l’âme obscure des moujiks les mirages de l’Évangile socialiste. En 1897, la très belle Marie Viétrow, incarcérée à la forteresse de Pétropavlosk et violée dans sa cellule par un officier de gendarmerie, verse sur elle-même le pétrole de sa lampe et meurt incendiée. En 1901, Dora Brylliant fonde avec Guerchouny, Savinkow et Bourtzew la Voïennaïa Organizatsya, l’ « Organisation de combat, » et, le 17 février 1905, elle fait le guet au Kremlin de Moscou, afin que son camarade Kalaïew puisse lancer d’une main sûre la bombe qui va mettre en pièces le grand-duc Serge.

Il est naturellement très difficile d’être renseigné sur l’action répressive de la police et de la justice russes en matière politique. Les procès que le public apprend, de temps à autre, sont toujours enveloppés d’ombre ; le huis-clos est appliqué avec rigueur et la censure n’admet dans les journaux qu’une mention sommaire. Je pourrais néanmoins citer une vingtaine de femmes qui, au cours de ces dernières années, se sont signalées dans les complots et les attentats : Sophie Ragozinnikow, Tatiana Léontiew, Marie Spiridonow, Séraphima Klitchoglou, Zynaïde Konopliannikow, Lydia Stouré, Nathalie Klimow, Maroussia Binewsky, Lydia Ezersky, Sophie Vénédiktow, Catherine Ismaïlowitch, Hélène Ivanow, Anastasie Bitzenko, Marie Chkolnik, etc. Le rôle de l’élément féminin dans les conjurations terroristes est donc très important et souvent même décisif.

D’où vient l’attrait que l’action révolutionnaire exerce sur les femmes russes ? Elles y trouvent évidemment de quoi satisfaire les instincts profonds de leur âme et de leur tempérament, — leur besoin d’exaltation, leur pitié pour la souffrance des humbles, leur aptitude au dévouement et au sacrifice, leur culte de l’héroïsme, leur mépris du danger, leur soif d’émotions fortes, leur appétit d’indépendance, leur goût du mystère et de l’aventure, de la vie fiévreuse, excessive et insurgée.



Mardi, 26 janvier.

B... qui a la curiosité des simples et qui a beaucoup vécu à la campagne, me cite un mot expressif d’une paysanne, rencontrée naguère :

— C’était, me dit-il, à la grande Lavra de Kiew, un jour de pèlerinage. Devant la Porte sainte, j’avise une vieille femme, qui avait pour le moins quatre-vingts ans. Elle était toute voûtée, toute brisée ; elle se traînait à peine. Je lui donne quelques kopecks pour entrer en conversation et je l’interroge : — « Tu as l’air bien fatiguée, ma pauvre vieille ! D’où viens-tu donc ? » — « Je viens de Tabinsk, là-bas, dans l’Oural. » — « Comme c’est loin ! » — « Oui, c’est très loin. » — « Mais tu es venue en chemin de fer ? » — « Non, je n’ai pas de quoi me payer le chemin de fer. Je suis venue à pied. » — « A pied, de l’Oural à Kiew ? ... Mais combien as-tu mis de temps ? » — « Des mois !... Je ne sais plus. » — « Au moins, tu avais des compagnons de route ? » — « Non, j’étais seule. » — « Seule ! ... » Je la regarde d’un œil étonné. Elle reprend : — « Oui, seule... avec mon âme... » Je lui ai glissé dans la main un billet de vingt roubles. C’était beaucoup pour elle ; mais le mot valait bien davantage.



Mercredi, 27 janvier.

Un remerciement pour l’envoi d’une brochure m’amène à la Serguievskaïa, chez le vénérable et sympathique Koulomzine, secrétaire d’État, membre du Conseil de l’Empire, chevalier de l’Ordre insigne de Saint-André. Il touche à ses quatre-vingts ans. Vieilli dans les plus hautes fonctions, il a conservé toute sa lucidité ; j’aime à m’entretenir avec lui, car il est plein d’expérience, de sagesse et de bonté.

Au sujet de la guerre, il me tient un langage excellent :

— Quelles que soient nos difficultés actuelles, la Russie est obligée d’honneur à les surmonter. Elle doit à ses alliés, elle se doit à elle-même de poursuivre la lutte, coûte que coûte, jusqu’à la défaite complète de l’Allemagne... Que nos alliés aient seulement un peu de patience ! D’ailleurs, la poursuite de la guerre ne dépend que de Sa Majesté l’Empereur et vous connaissez ses idées...

Puis, nous parlons de la politique intérieure. Je ne lui cache pas que je suis inquiet du mécontentement qui se manifeste de toutes parts, dans toutes les classes de la société. Il me concède que l’état de l’opinion publique le préoccupe aussi et que des réformes s’imposent ; mais il ajoute, avec un accent de fermeté qui me frappe :

— Les réformes, auxquelles je pense et qu’il serait trop long de vous exposer, n’ont rien de commun avec celles que réclament nos constitutionnels-démocrates de la Douma et moins encore, — excusez ma franchise, — avec celles que nous recommandent si instamment certains publicistes d’Occident. La Russie n’est pas un pays occidental et ne le sera jamais. Tout notre tempérament national répugne à vos méthodes politiques. Les réformes que je conçois s’inspirent, au contraire, des deux principes qui sont les piliers de notre régime actuel et qu’il faut maintenir à tout prix : l’autocratisme et l’orthodoxie... Ne perdez jamais de vue que l’Empereur a reçu sa puissance de Dieu même, par l’onction du sacre, et qu’il est non seulement le chef de l’État russe, mais encore le tuteur suprême de l’Église orthodoxe, l’arbitre suréminent du Saint-Synode. La séparation du pouvoir civil et du pouvoir religieux, qui vous paraît naturelle en France, est impossible chez nous : elle irait à l’inverse de toute notre évolution historique. Le tsarisme et l’orthodoxie sont enchaînés l’un à l’autre par un lien indissoluble, par un lien de droit divin. Le Tsar n’est pas plus libre de renoncer à l’absolutisme que d’abjurer la foi orthodoxe... En dehors de l’autocratisme et de l’orthodoxie, il n’y a place que pour la révolution. Et, par révolution, j’entends l’anarchie, la subversion totale de la Russie. Chez nous, la révolution ne peut être que destructive et anarchique. Voyez ce qui est arrivé à Tolstoï ! D’erreur en erreur, il a renié l’orthodoxie. Aussitôt, il est tombé dans l’anarchie. Sa rupture avec l’Église l’a conduit fatalement à la négation de l’État.

— Si je comprends bien votre pensée, la réforme politique devrait avoir comme corollaire ou même comme préface la réforme ecclésiastique, par exemple : la suppression du Saint-Synode, le rétablissement du Patriarcat...

Il me répond avec un visible embarras :

— Vous touchez là, Monsieur l’ambassadeur, à de graves questions, sur lesquelles les meilleurs esprits sont malheureusement partagés. Mais il y a beaucoup à faire dans cet ordre d’idées...

Après s’être dérobé par quelques phrases, il fait dévier la conversation vers l’éternel problème russe, qui implique tous les autres, le problème agraire. Nul n’est plus compétent à traiter cette grave question, puisqu’il a pris, en 1861, une part active à l’émancipation des serfs et qu’il a participé, depuis lors, à toutes les réformes successives. Il aura été l’un des premiers à découvrir l’erreur de la conception initiale et à professer qu’on aurait dû conférer immédiatement au moujik la propriété personnelle, la pleine et entière propriété de son lot. L’assujettissement de la terre au mir a entretenu en effet, chez le paysan russe, l’idée essentiellement communiste que la terre appartient, de droit exclusif, à ceux qui la cultivent. Les fameuses ordonnances, promulguées par Stolypine en 1906 et conçues dans un esprit si libéral, n’ont pas eu de plus chaleureux défenseur que Koulomzine. Il achève par ces mots :

— Transférer aux paysans la plus grande surface possible de terres, organiser fortement la propriété individuelle dans les masses rurales, c’est de là que dépend selon moi tout l’avenir de la Russie. Les résultats qu’on doit à la réforme de 1906 sont déjà très importants. Si Dieu nous préserve des folles aventures, j’estime que, dans quinze ou vingt ans, le régime de la propriété personnelle aura complètement remplacé, pour les paysans, le régime de la propriété communale.



Vendredi, 29 janvier.

Cet après-midi, passant près du Jardin de Tauride, je croise quatre soldats du service pénitentiaire qui, le sabre au poing, encadrent un pauvre diable de moujik, loqueteux, hâve, la figure contrite et résignée, traînant avec peine ses bottes avachies dans la neige. Le petit convoi se dirige vers la prison de la Chpalernaïa.

Sur leur passage, une femme s’arrête, une femme du peuple, engoncée dans un gros manteau de laine verdâtre et fourrée. Elle enlève ses gants, dégrafe sa pelisse, fouille dans ses jupes épaisses, tire une bourse, y prend une piécette et la donne au captif, en esquissant un signe de croix. Les soldats de l’escorte ralentissent le pas et s’écartent pour la laisser faire.

Je viens d’avoir sous les yeux la scène de Résurrection, où Tolstoï nous montre la Maslowa, transférée de la prison au tribunal entre deux gendarmes et recevant l’aumône d’un moujik qui l’aborde aussi en faisant le signe de la croix.

La pitié pour les prisonniers, pour les forçats, pour tous ceux qui tombent sous la griffe redoutable de la justice, est innée dans le peuple russe. Aux yeux du moujik, l’infraction aux lois pénales n’est pas une faute, encore moins une infamie ; c’est un malheur, une malchance, une fatalité, dont nous-mêmes peut-être nous serons demain la victime, s’il plaît à Dieu.


XV. — UN TÉLÉGRAMME OUBLIÉ DU TSAR À l’EMPEREUR GUILLAUME


Dimanche, 31 janvier.

Le Messager officiel de Pétrograd publie le texte d’un télégramme, en date du 29 juillet dernier, par lequel l’empereur Nicolas a proposé à l’empereur Guillaume de soumettre le litige austro-serbe au Tribunal de la Haye. Voici le texte de ce document :

Je te remercie de ton télégramme conciliant et amical, alors que les communications faites aujourd’hui par ton ambassadeur à mon ministre étaient d’un tout autre ton. Je te prie de tirer au clair cette différence. Il faudrait soumettre le problème austro-serbe à la Conférence de la Haye. J’ai confiance dans ta sagesse et ton amitié.

NICOLAS.


Le Gouvernement allemand n’a eu garde de publier ce télégramme dans la série des messages directement échangés entre les deux souverains pendant la crise qui a précédé la guerre.

Je demande à Sazonow :

— Comment se fait-il que, ni Buchanan ni moi, nous n’ayons connu un document de cette importance ?

— Je ne le connaissais pas plus que vous ! ... L’Empereur l’a rédigé spontanément, sans demander l’avis de personne. Dans sa pensée, c’était un appel direct, un appel de confiance et d’amitié à l’empereur Guillaume ; il aurait repris sa proposition sous la forme officielle, si la réponse du Kaiser avait été favorable. Or, le Kaiser n’a même pas répondu... En classant, l’autre jour, les papiers de Sa Majesté, on a retrouvé la minute du télégramme. J’ai fait vérifier par l’Administration des télégraphes que le message est exactement parvenu à Berlin.

— C’est consternant de penser que nos gouvernements n’aient pas connu ce télégramme. Ç’aurait été d’un si grand effet sur l’opinion publique de tous les pays !... Songez donc : le 29 juillet, au moment où la Triple Entente redoublait d’efforts pour sauver la paix !

— Oui, c’est consternant.

— Et quelle effroyable responsabilité l’empereur Guillaume a assumée, en laissant tomber sans un mot de réponse la proposition de l’empereur Nicolas !

— Il ne pouvait répondre à une telle proposition qu’en l’acceptant. Et c’est parce qu’il voulait la guerre qu’il n’a pas répondu.

— Cela lui sera compté par l’histoire. Car enfin il est maintenant établi que, dans cette journée du 29 juillet, l’empereur Nicolas a offert de soumettre à un arbitrage international le litige austro-serbe ; que, ce même jour, l’empereur François-Joseph a mis le feu aux poudres en ordonnant le bombardement de Belgrade et que, ce même jour encore, l’empereur Guillaume a présidé le fameux conseil de Potsdam qui a décidé la guerre générale.


XVI. — RÉOUVERTURE DE LA DOUMA


Lundi, 1er février.

Sur la rive gauche de la Vistule, dans la région de Sochaczew, les Russes procèdent à une série d’attaques partielles et courtes, qui correspondent bien à ce que le Grand-Duc Nicolas appelait « une défensive aussi active que possible. » En Bukovine, faute de munitions, ils rétrogradent lentement.



Vendredi, 5 février.

Je reçois la visite du Ministre de l’Agriculture, Krivochéïne. Parmi tous les membres du cabinet Gorémykine, il est, avec Sazonow, le plus libéral et le plus dévoué à l’Alliance.

Le Département de l’Agriculture est d’une importance capitale en Russie ; on peut dire qu’il régit toute la vie économique et sociale. Krivochéïne déploie dans sa tâche immense des qualités assez rares chez les Russes : une intelligence lucide et méthodique, le goût des faits exacts, la conception des principes directeurs et des cadres généraux, l’esprit d’initiative, de suite et d’organisation. L’œuvre colonisatrice qu’il a entreprise en Sibérie, au Turkestan, au Ferghana, dans la Mongolie extérieure, dans la Steppe kirghize, enregistre chaque année des résultats surprenants.

Je l’interroge sur les impressions qu’il a rapportées du Grand-Quartier général, où il s’est rendu récemment :

— Excellentes, me dit-il, excellentes ! ... Le Grand-Duc Nicolas est plein de confiance et de chaleur. Aussitôt que son artillerie aura des munitions, il reprendra l’offensive ; il est toujours résolu à marcher sur Berlin...

Il me parle ensuite de la Déclaration que le Gouvernement lira, mardi prochain, à la réouverture de la Douma.

— Cette déclaration produira, j’espère, un grand effet en Allemagne et en Autriche ; elle est, pour le moins, aussi énergique et péremptoire que celle dont votre Gouvernement a donné lecture naguère aux Chambres françaises. Je vous affirme qu’après cela on ne se demandera plus si la Russie veut ou non poursuivre la guerre jusqu’à la victoire...

Il me raconte enfin que l’Empereur lui a longuement exposé avant-hier ses idées sur les bases générales de la paix future et qu’il lui a plusieurs fois déclaré sa volonté d’abolir l’Empire d’Allemagne : « Je ne laisserai plus, a dit le Tsar d’un ton ferme, je ne laisserai plus jamais accréditer auprès de moi un ambassadeur du Kaiser allemand. »

M’autorisant de l’amicale franchise qui préside à nos rapports, je demande à Krivochéïne s’il ne craint pas que la conduite de la guerre ne soit bientôt gênée, peut-être même paralysée, par les difficultés de la politique intérieure. Après un instant d’hésitation, il me répond :

— J’ai confiance en vous, monsieur l’ambassadeur ; je vous parlerai librement... La victoire de nos armées ne me laisse aucun doute, à une seule condition : c’est qu’il y ait un accord intime entre le Gouvernement et l’esprit public. Cet accord fut parfait, au début de la guerre ; je dois reconnaître malheureusement qu’il est menacé. J’en ai parlé avant-hier encore à l’Empereur... Hélas ! la question ne date pas d’aujourd’hui. L’antagonisme entre le pouvoir impérial et la société civile est le plus grand fléau de notre vie politique. Je l’observe avec douleur depuis longtemps. Et, il y a quelques années, j’ai exprimé toute mon amertume dans une phrase qui eut alors un certain retentissement ; je disais : L’avenir de la Russie restera précaire tant que le Gouvernement et la société persisteront à se regarder comme deux camps adverses, tant que chacun des deux désignera l’autre par le mot « eux » et qu’ils n’emploieront pas le mot « nous » pour désigner la collectivité russe. A qui la faute ? Comme toujours, à personne et à tous ! ... Les abus et les anachronismes du tsarisme vous inquiètent. Vous n’avez pas tort. Mais peut-on entreprendre une réforme de quelque importance, pendant la guerre ? Non, certes ! car enfin, si le tsarisme a de graves défauts, il a aussi des qualités de premier ordre, des vertus irremplaçables : il est le lien puissant de tous les éléments hétérogènes que le travail des siècles a peu à peu groupés autour de l’ancienne Moscovie. C’est le tsarisme seul qui fait notre unité nationale. Rejetez ce principe vigoureux et vous verrez aussitôt la Russie se démembrer, tomber en déliquescence. Qui en profiterait ? Ce ne serait pas la France assurément... Un des motifs qui m’attachent le plus fortement au tsarisme, c’est que je le crois capable d’évolution. Il a déjà si souvent évolué ! L’institution de la Douma en 1905 est un fait énorme qui a changé toute notre psychologie politique. Je considère qu’une « limitation plus précise du pouvoir impérial est encore nécessaire et qu’il faudra étendre aussi le contrôle de la Douma sur l’administration ; j’estime enfin qu’il faudra opérer, dans tous nos services publics, une large décentralisation. Mais, je vous le répète, monsieur l’ambassadeur, cela ne pourra se faire qu’après la guerre... Pour l’instant, comme je le disais l’autre jour à Sa Majesté, le devoir essentiel des ministres est de dissiper la mésintelligence qui se manifeste depuis quelques mois entre le Gouvernement et l’opinion publique : c’est la condition sine quâ non de notre victoire...



Mardi, 9 février.

Aujourd’hui, vive animation au Palais de Tauride, où la Douma rouvre sa session.

La Déclaration du Gouvernement est bien telle que Krivochéïne me l’avait annoncée : je ne pouvais souhaiter un langage plus résolu. Tonnerre d’applaudissements, lorsque Gorémykine enfle autant qu’il peut sa faible voix pour lancer cette phrase :

La Turquie s’est ralliée à nos ennemis : mais ses forces militaires sont déjà ébranlées par nos glorieuses troupes du Caucase et, de plus en plus nettement, se dessine devant nous l’avenir radieux de la Russie, là-bas, sur les rives de la mer qui baigne les murs de Constantinople.

Puis, discours chaleureux de Sazonow qui, très prudemment, ne fait qu’une brève allusion à la question des Détroits :

« Le jour approche où seront résolus les problèmes d’ordre économique et politique que pose désormais la nécessité d’assurer à la Russie l’accès de la mer libre. »

Les orateurs qui montent ensuite à la tribune précisent les aspirations nationales. Le député de Moscou, Evgraf Kovalewsky, affirme que la guerre doit mettre fin au conflit séculaire de la Russie et de la Turquie. On l’applaudit à tout rompre, lorsqu’il prononce :

« Les Détroits sont la clef de notre maison ; ils doivent donc passer dans nos mains avec les territoires des rives. »

De même, le leader des « cadets, » Milioukow, soulève l’enthousiasme de la salle quand il remercie Sazonow de ses déclarations :

« Nous sommes heureux d’apprendre que la réalisation de notre tâche nationale est en bonne voie. Nous sommes maintenant assurés que l’acquisition de Constantinople et des Détroits s’accomplira, au moment opportun, par des mesures diplomatiques et militaires. »

Pendant une sorte d’entracte, je cause avec le Président Rodzianko et quelques députés, Milioukow, Chingariew, Protopopow, Kovalewsky, Basile Maklakow, le prince Boris Galitzine, Tchikhatchow, etc. Ils rapportent tous de leurs provinces la même impression : ils m’affirment tous que la guerre a profondément ému la conscience nationale et que le peuple russe s’insurgerait contre une paix qui ne serait pas victorieuse, qui ne donnerait pas Constantinople à la Russie. Chingariew me prend à part et me dit :

— Ce que vous venez de voir et d’entendre, monsieur l’ambassadeur, c’est la vraie Russie et je vous certifie que la France a en elle une alliée sûre, une alliée qui dépensera jusqu’à son dernier soldat et à son dernier kopeck pour remporter la victoire. Mais encore faut-il que la Russie elle-même ne soit pas trahie par certaines cabales occultes, ... qui deviennent dangereuses. Vous êtes mieux placé que nous, monsieur l’ambassadeur, pour voir beaucoup de choses dont nous n’avons que le soupçon... Vous ne sauriez être trop vigilant.

Chingariew, député de Moscou, membre du parti « cadet, » médecin de profession, est un esprit distingué, un caractère loyal ; il vient de traduire assez exactement ce que pense le public russe dans ses parties les plus saines [4].



Lundi 15 février.

Dans la région de Tilsitt sur le bas Niémen, jusqu’à celle de Plotzk sur la Vistule, c’est-à-dire sur un front de 450 kilomètres, l’armée russe recule. Elle a perdu ses retranchements de l’Angerap et tous les défilés des lacs de Mazurie, qui étaient si favorables à la défense ; elle se retire précipitamment vers Kowno, Grodno, Ossowetz et la Narew.

Je parle de la Pologne avec le comte R..., qui est un fougueux nationaliste.

— Avouez, dis-je, que les Polonais ont quelques motifs de ne pas porter la Russie dans leur cœur.

— C’est vrai ; nous avons eu parfois la main un peu dure avec la Pologne... Mais la Pologne nous l’a bien rendu.

— Et comment cela ?

— En nous donnant les Juifs.

Il est exact que la question juive n’existe pour la Russie que depuis les partages de la Pologne.

Jusqu’alors, le tsarisme n’avait eu d’autre politique envers les Juifs que de les expulser ou de les supprimer. Il fallut renoncer à ces procédés sommaires, quand on eut à régler le sort des grandes communautés Israélites établies sur les territoires annexés. On leur assigna une zone de résidence aux confins occidentaux de l’empire et on les soumit à quelques prescriptions de police qui n’étaient pas trop vexatoires.

Mais, pendant que se préparait le second partage, Catherine II inaugura brusquement à l’égard des Juifs le régime de rigueur et d’asservissement dont ils ne sont pas encore affranchis Par un ukaze en date du 23 décembre 1791, elle restreignit leur zone de résidence ; elle leur interdit le travail agricole ; elle les séquestra dans les villes comme dans des ghettos ; enfin, elle posa l’odieux principe qui n’a pas cessé de prévaloir et d’après lequel ce qui n’est pas expressément permis aux Juifs leur est défendu.

Cette manifestation de despotisme et d’iniquité a lieu de surprendre chez l’Impératrice-philosophe, chez l’amie de Voltaire, de d’Alembert et de Diderot, chez la souveraine qui prétendait puiser ses inspirations politiques dans l’Esprit des Lois. Mais un grief puissant, quoique indirect, la soulevait de colère contre les Juifs. Elle détestait la Révolution française ; elle la poursuivait de sa haine et de ses invectives ; elle y voyait une menace terrible pour tous les trônes, une entreprise criminelle et diabolique. Or, le 27 septembre 1794, l’Assemblée constituante avait émancipé les Juifs, en leur reconnaissant l’égalité des droits civils. Catherine II riposta par son ukase du 23 décembre, que des mesures postérieures aggravèrent encore.

Ainsi, par un contre-coup ironique du destin, l’initiative généreuse de la Révolution française ouvrit, à l’autre bout de l’Europe, une ère de persécutions qui comptera parmi les plus longues et les plus pénibles qu’Israël ait connues à travers les âges.



Mardi, 16 février.

La 9e armée a grand’peine à se dégager de la région forestière qui s’étend à l’Est d’Augustow et de Suwalki. Plus au Sud, à Kolno, sur la route de Lomza, une de ses colonnes a été cernée et anéantie. Les « communiqués » de la Stavka se bornent à déclarer que, sous la pression de forces importantes, les troupes russes se retirent vers la ligne fortifiée du Niémen. Mais le public comprend...

Cet après-midi, traversant le quartier industriel de Kolomna, je passe devant l’église de la Résurrection. Un convoi funèbre s’y arrête au même instant. Le cortège, assez nombreux, est uniquement composé d’ouvriers et de moujiks.

Je fais stopper mon automobile à l’angle de la Torgovaïa et, sous le regard scandalisé de mon chasseur, je vais me mêler à la foule populaire qui suit le cercueil.

Combien de fois l’ai-je observé ! Nulle part les visages russes ne sont aussi expressifs que dans les églises. La pénombre mystérieuse des nefs, le scintillement des cierges, l’irradiation des icônes et des reliquaires, le parfum de l’encens, l’émouvante beauté des chants, le hiératisme imposant des costumes sacerdotaux, la magnificence de tout l’appareil liturgique, la longueur même des offices ont comme une vertu d’incantation qui évoque les âmes et les extériorise.

Dans les physionomies que j’ai là devant moi, deux impressions se dégagent bientôt : la foi et la résignation, une foi simple, contemplative et sentimentale, une résignation muette, passive et endolorie.

Fatalisme et piété, c’est le fond de toutes les âmes russes. Pour la plupart d’entre elles, Dieu n’est que le synonyme théologique du Destin.



Jeudi, 18 février 1915.

La 10e armée n’a pas encore réussi à se dégager entièrement de l’étreinte allemande. Forte de quatre corps, soit une douzaine de divisions, elle aurait déjà laissé entre les mains de l’ennemi 50 000 prisonniers et 60 canons.

Je dîne à Tsarskoïé-Sélo, chez le Grand-Duc Paul, dans l’intimité.

Le Grand-Duc me questionne anxieusement sur les opérations qui viennent de faire perdre à la Russie l’inappréciable gage de la Prusse orientale, et chaque détail qu’il apprend de moi lui arrache un profond soupir :

— Où cela nous mène-t-il, grand Dieu ! ...

Puis, se ressaisissant avec un beau geste de résolution, il reprend :

— N’importe ! Nous irons jusqu’au bout. S’il faut reculer encore, nous reculerons ; mais je vous garantis que nous poursuivrons la guerre jusqu’à la victoire... Je ne fais d’ailleurs que vous répéter là ce que l’Empereur et l’Impératrice me disaient avant-hier. Ils sont admirables de vaillance, tous les deux. Jamais un mot de plainte, jamais un mot de découragement. Ils ne cherchent qu’à se soutenir l’un l’autre. Aussi, personne dans leur entourage, personne n’ose plus leur parler de la paix.



Dimanche, 21 février.

Le Communiqué de la Stavka annonce et explique sans trop de réticences l’évacuation de la Prusse orientale. Ce qui frappe surtout le public, c’est l’insistance de l’État-major russe à signaler la supériorité que les Allemands doivent à leur réseau ferré. Aussi, les pessimistes vont partout répétant : « Alors, nous ne battrons jamais les Allemands ! »

Au début de ce mois, le Duc de Guise (fils du Duc de Chartres) est arrivé incognito à Sofia, ayant accepté de Delcassé la mission d’agir sur le tsar Ferdinand pour le rallier à notre cause.

Ferdinand n’a mis aucun empressement à recevoir son neveu. Sous des prétextes divers, il ne lui a donné audience qu’après lui avoir infligé six jours d’attente. Introduit enfin au palais, le Duc de Guise a fait valoir fortement les raisons politiques qui devraient déterminer la Bulgarie à s’engager dans notre coalition ; il a invoqué avec plus de chaleur encore les « arguments de famille » qui imposent au petit-fils du roi Louis-Philippe le devoir de secourir la France. Le tsar Ferdinand l’a écouté de son air le plus attentif et le plus aimable ; mais il lui a déclaré sans ambages qu’il était résolu à garder sa liberté d’action. Puis, brusquement, avec un mauvais sourire, comme j’en ai tant vu se dessiner sur sa bouche, il a poursuivi : — « Maintenant que la mission dont tu t’es chargé est finie, redeviens mon neveu. » Et il n’a plus parlé que de choses banales.

Le Duc de Guise a été reçu trois fois au Palais pendant les jours suivants, mais sans pouvoir ramener la conversation sur le terrain politique. Il est parti le 13 février pour Salonique.

L’échec de sa mission est significatif.



Mardi, 23 février.

Les Allemands continuent de progresser entre le Niémen et la Vistule.

Constatant la fatigue de ses troupes et l’épuisement de ses munitions, le Grand-Duc Nicolas m’avait fait savoir discrètement, il y a quelques jours, qu’il serait heureux de voir l’armée française prendre l’offensive, afin d’arrêter le transport des forces allemandes vers le front oriental.

En communiquant ce désir au Gouvernement français, j’avais eu soin de rappeler que le Grand-Duc Nicolas n’avait pas hésité à sacrifier l’armée du général Samsonow, le 29 août dernier, pour répondre à notre demande de secours. La réponse est telle que je l’attendais : le général Joffre vient d’ordonner une attaque vigoureuse en Champagne.


XVII. — RENCONTRE DE RASPOUTINE


Mercredi, 24 février.

Cet après-midi, comme je fais visite à Mme O..., qui s’occupe activement d’œuvres hospitalières, la porte du salon s’ouvre tout à coup, avec fracas. Un homme de haute stature, habillé du long caftan noir que les moujiks aisés portent les jours de fête, chaussé de lourdes bottes, s’avance à grandes enjambées vers Mme O..., qu’il embrasse bruyamment. C’est Raspoutine.

Jetant sur moi un regard rapide, il demande :

— Qui est-ce ?

Mme O... me nomme. Il reprend :

— Ah ! c’est l’ambassadeur de France ! Je suis content de le connaître ; j’ai précisément quelque chose à lui dire.

Et il commence à parler avec volubilité. Mme O..., qui nous sert d’interprète, n’a même pas le temps de traduire.

J’ai ainsi le loisir de l’examiner. Cheveux bruns, longs et mal peignés ; barbe noire et drue ; front haut ; nez large et saillant ; bouche musclée. Mais toute l’expression de la figure se concentre dans les yeux, — des yeux bleu de lin, d’un éclat, d’une profondeur, d’une attirance étranges. Le regard est à la fois aigu et caressant, ingénu et astucieux, direct et lointain. Quand sa parole s’anime, on dirait que ses pupilles se chargent de magnétisme.

En phrases brèves et heurtées, avec beaucoup de gestes, il esquisse devant moi un pathétique tableau des souffrances que la guerre inflige au peuple russe :

— Il y a trop de morts, trop de blessés, trop de veuves, trop d’orphelins, trop de ruines, trop de larmes !... Songe à tous les malheureux qui ne reviendront plus et dis-toi que chacun d’eux laisse derrière lui cinq, six..., dix personnes qui pleurent ! Je connais des villages, de grands villages, où tout le monde est en deuil... Et ceux qui reviennent de la guerre, dans quel état, Seigneur Dieu !... Des estropiés, des manchots, des aveugles !... C’est effroyable !... Pendant plus de vingt ans, on ne moissonnera que de la douleur sur la terre russe !

— Oui, certes, dis-je, c’est affreux ; mais ce serait bien pire encore si de pareils sacrifices devaient rester vains. Une paix indécise, une paix de lassitude ne serait pas seulement un crime envers nos morts : elle entraînerait des catastrophes intérieures dont nos pays ne se relèveraient peut-être jamais.

— Tu as raison... Nous devons nous battre jusqu’à la victoire.

— Je suis heureux de te l’entendre dire, car je connais plusieurs personnes haut placées qui comptent sur toi pour amener l’Empereur à ne plus continuer la guerre.

Il me dévisage d’un œil méfiant et se gratte la barbe. Puis, brusquement :

— Il y a des imbéciles partout.

— Ce qui est fâcheux, c’est que ces imbéciles ont trouvé du crédit à Berlin. L’empereur Guillaume est convaincu que tes amis et toi, vous travaillez de toute votre influence pour la paix.

— L’empereur Guillaume... Mais tu ne sais donc pas que c’est le Diable qui l’inspire ? Toutes ses paroles, tous ses gestes lui sont commandés par le Diable. Je sais ce que je dis ; je m’y connais... C’est le Diable seul qui le soutient. Mais un beau jour, subitement, le Diable se retirera de lui, parce que Dieu en aura décidé ainsi. Et Guillaume tombera à plat, comme une vieille chemise qu’on jette au fumier.

— Alors, notre victoire est certaine. Le Diable ne peut évidemment pas être vainqueur.

— Oui, nous aurons la victoire. Mais je ne sais quand... Dieu choisit comme il lui plaît l’heure de ses miracles. Aussi nous ne sommes pas au bout de nos peines ; nous verrons couler encore beaucoup de sang et beaucoup de larmes...

Il revient à son thème initial, à la nécessité d’alléger les souffrances populaires :

— Cela coûtera des sommes énormes, des millions et des millions de roubles. Mais il ne faut pas regarder à la dépense... Car, vois-tu, quand le peuple souffre trop, il devient mauvais ; il peut être terrible ; il va même quelquefois jusqu’à parler de république... Tu devrais dire tout cela à l’Empereur.

— Je ne peux pourtant pas dire à l’Empereur du mal de la république !

— Non certes ! Mais tu peux lui dire que le bonheur du peuple ne se paie jamais trop cher et que la France lui donnera tout l’argent nécessaire... La France est si riche !

— La France est riche, parce qu’elle est très laborieuse et très économe... Tout dernièrement encore, elle a fait de grandes avances à la Russie.

— Des avances ?... Quelles avances ?... Je suis sûr que c’est encore une fois de l’argent pour les tchinovniks. Il n’en reviendra pas un kopeck aux paysans. Non, crois-moi ! Parle à l’Empereur comme je t’ai dit.

— Parle-lui toi-même ! Tu le vois beaucoup plus souvent que moi.

Ma résistance ne lui plaît pas. Relevant la tête et crispant la bouche, il réplique d’un ton presque insolent :

— Ça ne me regarde pas, ces affaires-là. Je ne suis pas le ministre des Finances de l’Empereur ; je suis le ministre de son âme !

— Eh bien ! soit ! ... A ma prochaine audience, je parlerai à l’Empereur dans le sens que tu désires.

— Merci ! Merci !... Un dernier mot. Est-ce que la Russie aura Constantinople ?

— Oui, si nous sommes vainqueurs.

— C’est sûr ?

— Je le crois fermement.

— Alors, le peuple russe ne regrettera pas d’avoir tant souffert et il acceptera de souffrir beaucoup encore.

Là-dessus, il embrasse Mme O..., me serre contre sa poitrine et sort à grands pas, en faisant claquer la porte.


XVIII. — LA QUESTION D’ORIENT


Samedi, 27 février.

La flotte anglo-française poursuit vigoureusement l’attaque des Dardanelles ; tous les forts extérieurs sont déjà réduits au silence. D’où un vif émoi dans le public russe qui s’attend avoir, d’un jour à l’autre, les navires alliés paraître devant la Corne d’or.

Le mirage byzantin fascine de plus en plus l’opinion, au point de la rendre presque indifférente à la perte de la Prusse orientale, comme si l’accomplissement du rêve byzantin n’avait pas, pour condition préalable, la défaite de l’Allemagne !



Lundi, 1er mars.

Ce matin, Sazonow nous prend à témoins, Buchanan et moi, de l’émotion que la question de Constantinople soulève dans toutes les classes du peuple russe :

— Il y a quelques semaines, nous dit-il, je pouvais croire encore que l’ouverture des Détroits n’impliquerait pas nécessairement l’occupation définitive de Constantinople. Aujourd’hui, je dois constater que le pays tout entier exige cette solution radicale... Or, jusqu’ici. Sir Edward Grey s’est borné à nous faire savoir que la question des Détroits devra être réglée conformément au vœu de la Russie. Mais l’heure est venue d’être plus explicite. Le peuple russe ne doit plus ignorer qu’il peut compter sur ses alliés pour la réalisation de sa tâche nationale. L’Angleterre et la France doivent déclarer hautement qu’elles accepteront, au jour de la paix, l’annexion de Constantinople à la Russie.

Le général Pau, qui, au début de la guerre, commandait l’armée d’Alsace et s’empara de Mulhouse, est arrivé à Pétrograd via Salonique, Sofia et Bucarest ; il est chargé de remettre des décorations françaises, à l’armée russe. Les impressions qu’il m’apporte de France sont excellentes.

J’offre ce soir un dîner en son honneur ; il communique à tous la confiance que respirent ses paroles et sa physionomie.



Mercredi, 3 mars.

Je présente aujourd’hui le général Pau à l’Empereur ; le général de Laguiche nous accompagne.

A une heure moins dix, le comte Benckendorff, Grand-Maréchal de la Cour, nous introduit auprès de Sa Majesté, dans un des petits salons de Tsarskoïé-Sélo. L’Empereur se montre, à son habitude, simple et cordial ; mais les questions qu’il pose au général Pau sur notre armée, sur nos approvisionnements, sur nos opérations, sont comme toujours banales et vagues. D’ailleurs, presque aussitôt, l’Impératrice, les quatre jeunes Grandes-Duchesses et le Césaréwitch font leur entrée avec la Grande-Maîtresse de la Cour, Mme Narischkine. Quelques mots de présentation et l’on passe à table

Selon le vieil usage russe, il n’y a pas de salle à manger au Palais Alexandre. Suivant les circonstances, le couvert est mis tantôt dans une pièce, tantôt dans une autre. Aujourd’hui, la table, une table ronde, une vraie table de famille, est dressée dans la bibliothèque, où le soleil, les reflets diamantés de la neige et les perspectives lumineuses du jardin répandent la gaîté.

Je suis placé à la droite de l’Impératrice et le général Pau à sa gauche. Mme Narischkine est assise à la droite de l’Empereur et le général de Laguiche à sa gauche. J’ai à ma droite l’aînée des Grandes-duchesses, Olga-Nicolaïewna, qui a dix-neuf ans et demi. Ses trois sœurs, le Césaréwitch et le comte Benckendorff occupent les autres places.

Aucune gêne, aucun apprêt dans la conversation, qui néanmoins traîne un peu.

L’Impératrice a bonne mine : il y a en elle un effort visible de grâce et de sourire. Elle revient à plusieurs reprises sur le sujet même que Raspoutine a si chaleureusement développé devant moi : la répercussion infinie de souffrance que la guerre aura pour les humbles, le devoir politique et moral de leur venir en aide.

Par instants, le Césaréwitch, qui trouve le repas long, fait une farce, au grand désespoir de ses sœurs, qui le regardent sévèrement. L’Empereur et l’Impératrice sourient, en feignant de ne pas voir.

Le général Pau produit une excellente impression par sa dignité naturelle, par sa belle figure de loyal soldat, par son renom de talent, d’honneur et de piété.

Dès qu’on est sorti de table, l’Empereur m’attire au fond du salon, m’offre une cigarette et, prenant son air grave, il me dit :

— Vous vous rappelez la conversation que j’ai eue avec vous au mois de novembre dernier. Depuis lors, mes idées n’ont pas changé, il est cependant un point que les événements m’obligent à préciser : je veux parler de Constantinople. La question des Détroits passionne au plus haut degré l’opinion russe. C’est un courant chaque jour plus puissant. Je ne me reconnaîtrais pas le droit d’imposer à mon peuple, les terribles sacrifices de la guerre actuelle sans lui accorder comme récompense la réalisation de son rêve séculaire. Aussi, ma décision est prise, monsieur l’ambassadeur. Je résoudrai radicalement le problème de Constantinople et des Détroits. La solution que je vous ai indiquée au mois de novembre est la seule possible, la seule pratique. La ville de Constantinople et la Thrace méridionale devront être incorporées à mon Empire. J’admettrais d’ailleurs, pour l’administration de la ville, un régime spécial qui tînt compte des intérêts étrangers... Vous savez que l’Angleterre m’a déjà fait connaître son acquiescement. Si toutefois quelque difficulté de détail surgissait, je compte sur votre Gouvernement pour m’aider à l’aplanir.

— Puis-je affirmer à mon Gouvernement, Sire, que, pour les problèmes qui intéressent directement la France, les intentions de Votre Majesté n’ont pas changé non plus ?

— Assurément !... Je souhaite que la France sorte de cette guerre aussi grande et aussi forte que possible. Je souscris par avance à tout ce que votre Gouvernement peut désirer et notamment à toutes les sauvegardes politiques ou militaires qu’il croirait devoir s’assurer dans les pays rhénans.

Puis il me ramène près de l’Impératrice qui cause avec le général Pau et le général de Laguiche. Cinq minutes plus tard, les souverains se retirent.



Lundi, 8 mars.

D’après un télégramme que j’ai reçu cette nuit de Delcassé, je déclare à Sazonow qu’il peut compter sur le bon vouloir du Gouvernement français pour que la question de Constantinople et celle des Détroits soient résolues conformément aux vœux de la Russie.

Sazonow me remercie avec effusion :

— Votre Gouvernement, me dit-il, vient de rendre à l’alliance un service inappréciable... un service dont vous ne vous doutez peut-être pas...



« Samedi, 13 mars.

Le comte Witte est mort ce matin, presque subitement, d’une tumeur cérébrale. En télégraphiant la nouvelle à Delcassé, j’ajoute : Un grand foyer d’intrigues s’éteint avec lui.

Le comte Witte achevait sa soixante-sixième année.



Lundi, 15 mars.

Le Gouvernement français, ayant délibéré sur les conditions de paix que les Alliés devront imposer à la Turquie, me charge de faire connaître au Gouvernement russe les compensations que la France entend se réserver dans la région syrienne.

L’Empereur, qui se trouve au Grand-Quartier général, m’invite à l’y rejoindre pour traiter la question avec lui ; il convoque également Sazonow.



Mardi, 16 mars.

Parti de Pétrograd hier soir à sept heures, dans un wagon de la Cour attelé à l’express de Varsovie, je m’éveille ce matin à Wilna, d’où un train spécial me conduit à Baranovitchi. Jusqu’à midi et demi, je traverse de vastes plaines, presque désertes, qui déroulent au loin leurs ondulations neigeuses, comme un tapis d’hermine.

Baranovitchi est une pauvre bourgade, située sur la grande voie ferrée qui relie Varsovie à Moscou par Brest-Litovsk, Minsk et Smolensk.

Le Grand-Quartier Général est installé à quelques verstes du bourg, dans la clairière d’une forêt de sapins et de bouleaux. Tous les services de l’État-Major occupent une dizaine de trains, disposés en éventail au milieu des arbres. Çà et là, dans l’intervalle, on aperçoit quelques baraques militaires, quelques postes de Cosaques et de gendarmes.

On me mène directement au train impérial qui allonge, sous la futaie ensoleillée, l’interminable file de ses immenses voitures écussonnées d’or.

L’Empereur me reçoit immédiatement dans son wagon-salon :

— Je suis heureux, me dit-il, de vous recevoir ici, au Grand-Quartier Général de mes armées. Ce sera un souvenir de plus entre nous, mon cher ambassadeur.

— Je dois déjà à Votre Majesté le radieux souvenir de Moscou. Ce n’est pas sans émotion que je me trouve en votre présence ici, au centre vital de vos armées.

— Allons déjeuner !... Nous causerons après... Vous devez avoir grand faim :

Nous passons dans le wagon suivant, qui est composé d’un fumoir et d’une longue salle à manger. Le couvert est dressé pour vingt convives. Le Grand-Duc Nicolas-Nicolaïévitch s’assied à la droite de l’Empereur, le Grand-Duc Pierre-Nicolaïévitch à sa gauche. La place qui est en face de Sa Majesté est occupée, selon les rites, par le prince Dolgoroukow, maréchal de la Cour ; je suis à sa droite et j’ai moi-même à ma droite le général Yanouschkévitch, chef d’État-Major du commandement suprême. L’étroitesse de la table permet que l’on cause d’un bord à l’autre.

Les conversations sont libres et animées. Nulle contrainte. L’Empereur, très gai, m’interroge sur mon voyage, sur les succès que l’armée française vient de remporter en Argonne, sur les opérations des escadres alliées à l’entrée des Dardanelles, etc. Puis, subitement, avec un éclair de joie ironique dans les yeux :

— Et ce pauvre comte Witte, dont nous ne parlons pas ! J’espère, mon cher ambassadeur, que vous n’avez pas été trop affligé de sa disparition.

— Non certes. Sire !... Et quand j’ai annoncé sa mort à mon Gouvernement, j’ai résumé son oraison funèbre dans cette simple phrase : Un grand foyer d’intrigues s’éteint avec lui.

— Mais c’est ma pensée même que vous avez traduite là ! Écoutez, Messieurs...

Il répète par deux fois ma formule. Enfin, d’un ton grave, avec un air d’autorité, il prononce :

— La mort du comte Witte a été pour moi un profond soulagement. J’y ai vu aussi un signe de Dieu.

Je constate par ces mots combien Witte l’inquiétait.

Aussitôt le déjeuner fini, l’Empereur me conduit dans son cabinet de travail. C’est une pièce oblongue, occupant toute la largeur du wagon avec des meubles sombres et de grands fauteuils de cuir.

Sur une table se dresse une haute pile d’énormes enveloppes.

— Tenez, me dit l’Empereur... Voici mon rapport quotidien. Il va falloir que je lise tout cela aujourd’hui.

Je sais par Sazonow qu’il ne manque jamais à cette tâche journalière ; qu’il accomplit scrupuleusement son lourd travail de souverain.

M’ayant fait asseoir près de lui, il tourne vers moi un regard d’attention sympathique :

— Maintenant, je vous écoute.

Je lui expose alors tout le programme de l’œuvre civilisatrice que la France a le dessein d’entreprendre en Syrie, en Cilicie et en Palestine.

Après s’être fait montrer minutieusement sur la carte les régions qui seraient ainsi dévolues à l’influence française, il me déclare :

— J’acquiesce à toutes vos demandes.

L’examen des questions politiques est terminé. L’Empereur se lève alors et me mène à l’autre bout de son cabinet, devant une longue table où s’étalent des cartes de Pologne et de Galicie. M’ayant indiqué la répartition générale de ses armées, il me dit :

— Du côté de la Narew et du Niémen, le péril est conjuré. Mais j’attache plus d’importance encore aux opérations qui sont engagées dans la région des Carpathes. Si nos succès continuent, nous serons bientôt maîtres des principaux cols, ce qui nous permettra de déboucher dans la plaine hongroise. Dès lors, notre action prendra une allure plus rapide. En longeant les Carpathes au Sud, nous atteindrons les défilés de l’Oder et de la Neisse. Nous pénétrerons par là en Silésie...

Sur ces paroles de bon augure, l’Empereur me congédie :

— Je sais que vous repartez ce soir. Mais nous nous reverrons à l’heure du thé. Si même vous n’avez rien de mieux à faire, je vous mènerai voir des tableaux cinématographiques qui représentent nos opérations d’Arménie et qui sont très curieux.

Il est deux heures et demie quand je quitte l’Empereur.


Après un bref entretien avec Sazonow, je me rends chez le généralissime, dont le train s’allonge à quelques mètres de là.

Le Grand-Duc me reçoit dans un cabinet spacieux et confortable, couvert de peaux d’ours et de tapis d’Orient. Avec sa franchise et sa décision habituelles, il me dit :

— J’ai à vous entretenir de choses graves. Ce n’est pas le Grand-Duc Nicolas qui parle à M. Paléologue, c’est le général en chef des armées russes qui s’adresse officiellement à l’ambassadeur de France. En cette qualité, j’ai le devoir de vous déclarer que la coopération immédiate de l’Italie et de la Roumanie est d’une impérieuse nécessité. N’interprétez pas toutefois ces mots comme un cri de détresse. Je reste convaincu que, Dieu aidant, nous aurons la victoire. Mais, sans la coopération immédiate de l’Italie et de la Roumanie, la guerre se prolongera pendant de longs mois encore avec des risques terribles.

Je réponds alors au Grand-Duc que le Gouvernement français n’a cessé de multiplier ses efforts pour nous acquérir des concours :

— Japon, Grèce, Bulgarie, Roumanie, Italie, M. Delcassé a frappé à toutes les portes. En ce moment même, il s’ingénie à entraîner les Gouvernements roumain et italien. Mais je ne vous cacherai pas que les prétentions de la Russie sur Constantinople et les Détroits rendront peut-être impossible l’accession de ces deux Gouvernements à notre alliance.

— Oh ! cela, c’est l’affaire de la diplomatie... Je n’en veux rien savoir... Maintenant, causons intimement.

Il m’offre une cigarette, m’installe auprès de lui sur un divan et me pose mille questions au sujet de la France. A deux reprises, il me dit :

— Je ne trouve pas de mot pour exprimer l’admiration que m’inspire la France !

Le cours de l’entretien nous ramène à la conduite de la guerre. Je rapporte au Grand-Duc ce que l’Empereur m’a confié tout à l’heure sur le projet d’une offensive générale vers la Silésie par les défilés de l’Oder et de la Neisse :

— Je vous avoue que j’ai quelque peine à concilier ce projet avec les perspectives inquiétantes que m’a ouvertes votre déclaration.

La figure du Grand-Duc se rembrunit subitement :

— Je ne me permettrai jamais de discuter une opinion de Sa Majesté, sauf quand Elle me fait l’honneur de me demander mon avis.

On vient nous avertir que l’Empereur nous attend pour le thé.

Le Grand-Duc m’emmène avec lui. Au passage, il me montre son wagon, dont l’installation est aussi ingénieuse que confortable. Sa chambre à coucher, éclairée par quatre fenêtres sur un des côtés de la voiture, ne renferme que des meubles très simples ; mais les parois sont entièrement couvertes d’icônes : il y en a pour le moins deux cents !

Après le thé, l’Empereur me conduit à un cinématographe improvisé dans une baraque. Longue suite de tableaux pittoresques, représentant les récentes opérations de l’armée russe dans les régions du Tchorokh et de l’Aghri-Dag. En regardant ces gigantesques murailles de l’Arménie orientale, ce chaos de montagnes énormes, de crêtes aiguës et déchiquetées, je mesure ce qu’il faut de valeur au soldat russe pour avancer en un pareil pays, par trente degrés de froid et sous une continuelle tourmente de neige. La séance finie, l’Empereur me ramène à son wagon, où je prends congé de lui.

A sept heures et demie, je pars pour Pétrograd avec Sazonow.


XIX. — LA MUSIQUE RUSSE ET L’ÂME RUSSE


Mercredi, 24 mars.

Si intéressant que soit le roman russe comme expression de l’âme et de la pensée nationales, si révélatrice que soit à cet égard l’œuvre d’un Tourgénief, d’un Tolstoï, d’un Dostoïewsky, d’un Tchékow, d’un Korolenko, d’un Gorky, la musique russe nous fait pénétrer encore plus avant dans les profondeurs de la conscience et de la sensibilité populaires. Renan a dit de Tourguénief : « Aucun homme n’a été à ce point l’incarnation d’une race entière. Un monde vivait en lui, parlait par sa bouche ; des générations d’ancêtres, perdues dans le sommeil des siècles, sans paroles, arrivaient par lui à la vie et à la voix... » N’est-ce pas encore plus vrai de Borodine, de Moussorgsky, de Rimsky-Korsakow, de Tchaïkowsky, de Glazounow, de Balakirew, de Liadow ? Romances, opéras, ballets, symphonies, morceaux d’orchestre et de piano, chaque œuvre porte l’empreinte du pays et de la race. On y retrouve, sous la forme la plus séduisante, la plus captivante, la plus persuasive, tout le tempérament et tout le caractère des Russes : leur inquiétude perpétuelle ; leurs impulsions irrésistibles et précipitées ; leurs aspirations confuses et douloureuses, impuissantes et contradictoires ; leur penchant à la mélancolie ; leur hantise du mystère et de la mort ; leur besoin d’effusion et de rêve ; leur promptitude aux émotions extrêmes ; leur instinct de volupté, susceptible de toutes les délicatesses et de toutes les frénésies ; leur faculté de souffrance et de résignation comme aussi de révolte et de sauvagerie ; leur sensibilité aux spectacles de la nature, à ses voix éparses, à sa magie endormeuse ou terrifiante ; l’intuition vague de tout ce qui pèse de fatal et de ténébreux, de tragique et de démesuré sur le paysage russe, sur l’histoire russe, sur l’âme russe.

J’en avais l’impression forte, cet après-midi, chez Mme S... qui, pendant deux heures, m’a chanté des fragments de Moussorgsky, la Berceuse d’Erémouchka, l’Elégie, le Hopak, l’Intermezzo, les Danses de la Mort, etc., — œuvres admirables de réalisme et de sensibilité. La puissance de l’évocation musicale, l’intensité de la suggestion par le rythme et la mélodie semblent atteindre là leur dernier terme.

Pourtant, comme interprète de la conscience populaire, Moussorgsky est allé plus loin encore. Ses deux drames lyriques, Boris Godounow et la Kovantchina, d’une si éclatante beauté, constituent un document de premier ordre pour l’intelligence de l’âme russe.

J’assistais, l’autre soir, à une représentation de la Kovantchina. L’action se déroule à la fin du XVIIe siècle : elle résume la lutte implacable que Pierre le Grand poursuivra durant tout son règne contre le vieil esprit moscovite, contre la Russie inculte, sombre et fanatique des boïars et des moines, des Raskolniks et des Streltsy. Toutes les passions de cette période sinistre sont projetées tour à tour sur la scène avec un relief extraordinaire. De même que dans Boris Godounow, c’est le peuple qui est le personnage principal, le protagoniste du drame. On assiste ainsi à une grande crise de la vie nationale. Sous ce rapport, le dernier acte est d’une grandeur qui touche au sublime. Traqués par les milices du Tsar, les Raskolniks ou « Vieux Croyants » se sont réfugiés dans une isba perdue au fond des bois. Leur chef, le vieillard Dosithée, les exhorte à mourir plutôt que d’abjurer leurs dogmes : il leur prêche la mort par le feu, « la mort rouge. » Après quelques épisodes enthousiastes ou déchirants, tous les Raskolniks, hommes, femmes, jeunes filles, enfants, acquiescent au suicide ; tous invoquent le martyre. On dresse le bûcher dans une grange. Le vieillard Dosithée récite l’Évangile ; des cantiques lui répondent. Soudain, le bûcher s’allume ; on ferme l’isba. Des tourbillons de fumée semblent porter jusqu’au ciel les chants qui s’affaiblissent. A l’instant où la masure s’écroule sur un monceau de cadavres, les soldats du Tsar envahissent la scène.

Pendant plus d’un siècle, le suicide par le feu, « la mort rouge » a sévi dans la secte du Raskol, en y consumant des milliers et des milliers de victimes. Le premier apôtre de la terrible doctrine fut un simple moujik, Basile Volosaty, né vers 1630 à Sokolsk, près de Wladimir. Il allait partout, répétant : « L’Antéchrist règne sur la terre et les prêtres de l’Église officielle subissent honteusement sa domination. Recevoir d’eux un sacrement, baptême, communion, mariage, extrême-onction, c’est recevoir le sceau de l’Antéchrist. Et celui qui se sera laissé infliger ce sceau, celui-là ne pourra plus jamais racheter ses péchés... Alors, comment faire son salut ? — Par le suicide. Il n’y a pas d’autre moyen. D’ailleurs, pour peu que l’on y songe, est-il possible d’hésiter ? En se faisant brûler, on échappe aussitôt à la puissance de l’Antéchrist ; on se nettoie de toutes ses souillures ; on meurt avec une foi intacte et une âme purifiée. Pour quelques minutes de souffrance, on acquiert la béatitude éternelle ; on est immédiatement accueilli dans la phalange des saints... »

La Volosatovchtchina se répandit avec une prodigieuse rapidité à travers la Russie ; elle s’accrédita surtout parmi les paysans et les moines. Ses foyers principaux étaient dans les régions de Wladimir, de Kostrama, de Souzdal, de Iaroslavl, de Novgorod, d’Onéga, de Viatka, de Perm et de la Sibérie occidentale. On comptait chaque année plusieurs milliers de victimes. En 1685, à Potchékonié, un seul autodafé consuma sept cents personnes. Il ne fallut pas moins que la féroce énergie de Pierre le Grand pour mettre un terme à cette démence.

Mais, de temps à autre, on a vu les mêmes aberrations reparaître. En 1860, dans la province d’Olonetz, les suicides par le feu se propagèrent subitement. Pour maîtriser l’épidémie, la police impériale dut agir avec une rigueur extrême.

De nos jours encore, les annales des sectes russes ont eu à enregistrer plusieurs cas d’autodafés volontaires et collectifs. En 1897, le village raskolnik de Ternow, sur le Dniester, fut terrorisé par la prédication d’une vieille femme délirante, Vitalia, qui annonçait l’arrivée imminente de l’Antéchrist ; elle le voyait venir sous la forme étrange du recensement général que l’autorité administrative opérait à cette époque. Lorsque les recenseurs se présentèrent à Tarnow, ils trouvèrent toutes les rues désertes et toutes les portes barricadées. Par une fenêtre entr’ouverte, une main leur tendit cette protestation : « Nous sommes de véritables chrétiens. Or, l’acte que vous venez accomplir ici nous éloignerait du Christ, qui est notre patrie céleste, notre seule patrie. Nous n’obéirons donc pas à vos ordres ; nous ne vous livrerons pas nos noms. Nous préférons mourir pour le Christ. »

Les recenseurs partirent, annonçant qu’ils reviendraient sous peu, avec des gendarmes.

Tous les moujiks du village se réunissent aussitôt chez Vitalia et tiennent conseil. A tout prix, il faut éviter le recensement, qui équivaut à la damnation éternelle. Après une courte délibération, hommes et femmes décident de s’enterrer vifs, avec leurs enfants. Animés d’une sombre ardeur, ils creusent fiévreusement quatre cryptes souterraines. Puis, s’étant revêtus de linceuls et tenant des cierges à la main, ils récitent sur eux-mêmes les prières des morts. Une dernière fois, Vitalia les exhorte sans leur cacher les souffrances effroyables qui les attendent, mais qui leur ouvriront directement le Royaume du ciel. Alors, avec des chants d’allégresse, tous se précipitent dans les fosses, qu’ils maçonnent au dedans. Lorsque les autorités enfin prévenues, procèdent à l’exhumation, il est établi que l’agonie des malheureux a duré plus d’un jour.

Ces épisodes tragiques sont rares. Mais les sectes religieuses, qui pullulent à l’ombre de l’orthodoxie, produisent continuellement des phénomènes d’exaltation collective. Tantôt, une crise de possession démoniaque éclate dans un village et s’étend de proche en proche. Tantôt, un ermitage ou un monastère devient le centre d’un mouvement prophétique. D’autres fois, un souffle de mysticisme idéaliste ou sensuel parcourt et affole tout un district.

Une des crises les plus bizarres, qu’on ait vues ces dernières années, est celle qui se produisit, aux environs de Kiew, dans la secte des Maliovannistes et qui se manifestait par des hallucinations de l’odorat. Au milieu de leurs extases, les adeptes, de simples paysans, croyaient soudain percevoir des parfums d’une ineffable suavité. Le visage illuminé, ils couraient çà et là, se flairant et se bénissant les uns les autres, convaincus qu’ils respiraient « l’odeur du Saint-Esprit. »

Des faits de ce genre, qui sont innombrables dans l’histoire intérieure de la Russie, accusent un des traits les plus caractéristiques du tempérament national. Aucune race n’est plus malléable aux prédications et aux apostolats. En nul autre pays, sauf peut-être dans l’Orient islamique, les foules ne sont aussi suggestibles, n’offrent moins de résistance à la contagion mentale. Nulle part, les ondes psychiques ne se propagent aussi rapidement et aussi loin dans les masses. Toute l’évolution du peuple russe est ainsi jalonnée par de grandes épidémies religieuses, morales ou politiques.

A cet égard, les troubles anarchiques de 1905 constituent un témoignage des plus expressifs et des plus inquiétants. Les mutineries sanguinaires de la flotte et de l’armée, les exploits des Bandes noires, la dévastation des Provinces baltiques, les pogroms d’Arméniens et de Juifs n’ont été, à vrai dire, que des épidémies de massacre, de pillage et d’incendie. Dans chacun de ces drames, la contamination mentale des acteurs fut presque immédiate. Par sa docilité à tous les prosélytismes, par la faiblesse de ses réactions individuelles, le moujik a révélé, une fois de plus, comme il est encore arriéré, esclave de l’instinct, près de la nature primitive.


MAURICE PALÉOLOGUE.

  1. Copyright by Maurice Paléologue, 1921.
  2. Voyez la Revue des 15 janvier, 1er, 15 février et 15 mars.
  3. Le Tsar n’est pas, comme on l’écrit souvent, le chef de l’Église : il n’en est que le tuteur suprême. Au point de vue religieux, il n’a d’autre prérogative que de communier en prenant lui-même, sur l’autel, le calice et le pain.
  4. Le docteur Chingariew a fait partie du Gouvernement provisoire en mars 1917 ; les Bolchévistes l’ont assassiné, le 20 janvier 1918.