La Russie des Tsars pendant la Grande Guerre/01

LA RUSSIE DES TSARS
PENDANT LA GRANDE GUERRE [1]

Le 12 janvier 1914, le gouvernement de la République m’avait nommé son ambassadeur auprès du tsar Nicolas II. J’avais d’abord décliné cet honneur, pour une considération de politique générale. Les derniers emplois, qui m’avaient été assignés dans le service diplomatique, m’avaient en effet placé dans une situation privilégiée pour observer le jeu des forces collectives et particulières qui préludait sourdement au conflit universel.

Pendant cinq années, depuis le mois de janvier 1907, j’avais été ministre de France à Sofia. Mon séjour prolongé au centre des affaires balkaniques m’avait permis de mesurer le péril que représentait pour l’ordre européen la quadruple conjoncture qui s’élaborait sous mes yeux, — je veux dire : l’accélération de la ruine turque, les convoitises territoriales des Bulgares, la mégalomanie romantique du tsar Ferdinand, enfin et surtout les desseins ambitieux de l’Allemagne en Orient. J’avais tiré de cette expérience tout le profit d’instruction et tout l’intérêt de curiosité que j’en pouvais attendre, quand, le 25 janvier 1912, M. Poincaré, qui venait de prendre la présidence du Conseil et le portefeuille des Affaires étrangères, m’avait rappelé à Paris pour me confier la direction des Affaires politiques. C’était au lendemain du grave litige que la question du Maroc et l’incident d’Agadir avaient suscité entre l’Allemagne et la France.

Très vite, les impressions mauvaises, que j’avais rapportées de Sofia, s’étaient précisées, accentuées. Il m’était chaque jour plus manifeste que l’intransigeance croissante de la Chancellerie allemande et ses machinations occultes devaient aboutir infailliblement à un conflit prochain.

Mes préoccupations semblèrent assez fondées au gouvernement pour qu’il jugeât nécessaire d’examiner de près le fonctionnement éventuel de nos alliances. Au cours du mois de mai 1912, des conférences secrètes furent tenues le soir au Quai d’Orsay, sous la présidence de M. Poincaré, avec la participation de M. Millerand, ministre de la Guerre, de M. Delcassé, ministre de la Marine, du général Joffre, chef d’état-major général de l’Armée, de l’amiral Aubert, chef d’état-major général de la Marine, et de moi ; il en résulta un plus étroit concert entre les grands services publics auxquels devait incomber, en cas de guerre, le principal effort de la défense nationale.

Durant les mois qui suivirent, j’eus à étudier plusieurs fois, dans la limite du rôle consultatif qu’impliquait ma fonction, s’il n’était pas possible d’améliorer nos rapports avec l’Allemagne, de lui ouvrir un crédit de confiance, de chercher avec elle des sujets de conversation, des occasions d’action commune et de loyale entente. Je crois avoir l’esprit assez libre pour affirmer que je procédai à cette étude avec une objectivité absolue. Mais, chaque fois, je dus reconnaître que toute complaisance de notre part était interprétée à Berlin comme une marque de faiblesse, dont la Chancellerie impériale essayait aussitôt de tirer parti pour nous arracher une concession nouvelle ; que la diplomatie allemande poursuivait inflexiblement un vaste plan d’hégémonie, et que l’inflexibilité de ses vues augmentait chaque jour les risques d’un conflit. J’avais en outre le regret de constater que le pacifisme bruyant de nos socialistes et du parti inféodé à M. Caillaux ne réussissait qu’à surexciter l’arrogance et les appétits de l’Allemagne, en lui permettant de croire que ses procédés d’intimidation pourraient à la longue nous maîtriser et que le peuple français était résigné à tout subir plutôt que de recourir aux armes.

C’est dans ces conditions que, le 28 décembre 1913, M. Doumergue, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, m’offrit de remplacer à l’ambassade de Saint-Pétersbourg M. Delcassé, dont la mission temporaire allait finir. Tout en le remerciant de sa confiance, je le priai instamment de reporter son choix sur un autre diplomate ; je fis valoir un seul argument, mais qui me semblait décisif :

— La situation générale de l’Europe, lui disais-je, annonce une crise prochaine. L’opinion française n’y est aucunement préparée. Sous l’empire de considérations que je n’ai pas le droit de juger, la majorité républicaine du Parlement incline de plus en plus à diminuer la puissance numérique et matérielle de notre armée ; la France risque ainsi d’être placée en présence d’une alternative terrible : le désastre militaire ou l’humiliation nationale. Les idées qui prévalent à la Chambre et le pouvoir grandissant du parti socialiste me font craindre que le gouvernement n’accepte alors l’humiliation nationale ou, du moins, qu’il ne soit réduit à l’accepter. Or, le sacrifice de l’alliance franco-russe serait assurément la première condition que nous imposerait l’Allemagne ; cette alliance n’aurait plus d’ailleurs aucune raison d’être, puisqu’elle a pour unique objet de résister aux prétentions démesurées du germanisme. Mais, en nous détachant de la Russie, nous perdrions la sauvegarde nécessaire et irremplaçable de notre indépendance politique. Je ne veux pas être, comme ambassadeur, l’instrument de cette œuvre néfaste.

M. Doumergue s’efforça de me tranquilliser. Je ne persistai pas moins dans mes objections, qui, du reste, ne visaient nullement sa personne ; car je connaissais la solidité de son patriotisme et la droiture de son jugement. Pour plus de précision, je me permis d’ajouter :

— Aussi longtemps que vous garderez le portefeuille des Affaires étrangères, je n’aurai rien à craindre. Mais je ne saurais oublier que vous avez, comme collègue des Finances, M. Caillaux, qui demain, peut-être, à la suite du plus futile incident parlementaire, viendra vous remplacer dans ce bureau où nous sommes… Voilà seulement deux ans que je gère la Direction politique et j’ai déjà eu quatre ministres à servir. Oui, quatre ministres des Affaires étrangères en deux ans !… Quels seront vos successeurs ?

Du ton le plus cordial, M. Doumergue me répondit : — Je vois que vous êtes buté ; mais j’espère que M. le Président de la République sera plus persuasif que moi.

Une amitié, qui date du lycée Louis-le-Grand, m’unit à M. Poincaré. Le 2 janvier 1914, il me fit appeler à l’Élysée. C’est l’ami qui me reçut ; mais c’est le Président de la République qui me parla ; il me dit que le Conseil des Ministres avait déjà délibéré sur ma désignation ; que le choix de M. Doumergue était arrêté ; bref, que je devais m’incliner. Son patriotisme généreux, sa haute conscience du devoir public, la lucide et pressante dialectique de sa parole lui inspirèrent en outre les arguments qui pouvaient me toucher le plus. J’acceptai. Mais je spécifiai que, si j’assumais la charge et l’insigne honneur de représenter la France en Russie, c’était pour y pratiquer exclusivement la politique traditionnelle de l’Alliance, comme étant la seule qui permît à la France de poursuivre sa mission historique dans le monde.

J’occupais depuis cinq mois l’Ambassade de Saint-Pétersbourg, quand je fus mandé à Paris pour régler verbalement les détails de la visite que le Président de la République se proposait de faire à l’Empereur Nicolas dans le cours de l’été.

En débarquant à la gare du Nord, le 5 juin, j’appris que le Cabinet Doumergue était démissionnaire et que M. Bourgeois, qui avait accepté de constituer un nouveau ministère, venait de se récuser, ayant reconnu qu’il serait aussitôt renversé par la Chambre s’il n’inscrivait dans son programme l’abrogation de la loi militaire, dite « loi des trois ans ; » les journaux annonçaient enfin que M. Viviani avait repris la tâche abandonnée par M. Bourgeois, et qu’il espérait trouver une formule de transaction qui lui assurât le concours de l’Extrême-Gauche.

Ma décision fut prise immédiatement.

Arrivé chez moi, je fis demander à M. Briand quelques minutes d’entretien. Il me reçut le lendemain matin. Je lui déclarai aussitôt que j’étais résolu à me démettre de mon ambassade si le Cabinet en formation ne maintenait pas le service de trois ans et je le priai de communiquer ma résolution à M. Viviani, que je ne connaissais pas encore personnellement. Il m’approuva fort :

— La crise qui vient de s’ouvrir, me dit-il, est une des plus graves que nous ayons traversées. Les socialistes révolutionnaires et les radicaux unifiés se conduisent comme des fous : ils sont en train de perdre la France… J’avoue cependant que votre pessimisme m’étonne un peu. Êtes-vous donc si convaincu que nous soyons à la veille de la guerre ?

— J’ai l’intime conviction que nous allons vers l’orage. Sur quel point de l’horizon et à quelle date éclatera-t-il ? Je ne saurais le dire. Mais la guerre est désormais fatale et à brève échéance. J’aurai fait au moins tout ce qui dépend de moi pour ouvrir les yeux du Gouvernement français.

— Vous m’impressionnez beaucoup. Adieu. Je cours chez Viviani.

— Un dernier mot, lui dis-je. Il est entendu que ma démarche auprès de vous demeure secrète.

— Cela va de soi.

Deux heures plus tard, le journal Paris-Midi annonçait, sous une rubrique sensationnelle, que j’avais menacé M. Viviani de ma démission, si la déclaration ministérielle ne maintenait pas intégralement la loi militaire. Peu après, on apprenait que M. Viviani avait renoncé à constituer un Cabinet. Dans les couloirs de la Chambre, où l’émotion était vive, il expliqua sommairement qu’il n’avait pu faire accepter par ses futurs collaborateurs la formule qu’il estimait indispensable au sujet du service triennal. Comme on lui demandait s’il ne consentirait pas à tenter un nouvel effort pour résoudre la crise, il répondit avec un geste de colère et de dégoût :

— Non, certes ! J’en ai assez, de lutter contre des républicains qui me crachent au visage, quand je leur parle de la situation extérieure.

Le lendemain, je fus injurié, comme il convenait, par toute la presse d’extrême-gauche. Au Palais-Bourbon, les socialistes révolutionnaires et les radicaux unifiés réclamaient ma révocation.

Mais, après quelques jours d’agitation et de désarroi parlementaires, une saine réaction se produisit dans l’opinion publique. Appelé de nouveau à constituer un cabinet, M. Viviani réussit à grouper autour de lui des collaborateurs qui acceptassent de maintenir le service triennal.

Le 18 juin, M. Viviani, installé depuis la veille au quai d’Orsay, me convoqua ; c’était la première fois que je l’abordais. Il avait l’air sombre, le teint brouillé, les gestes nerveux.

— Eh bien ! me demanda-t-il brusquement, vous croyez donc à la guerre ?… Briand m’a raconté votre conversation.

— Oui, je crois que la guerre nous menace à brève échéance, et que nous devons nous y préparer.

Alors, en paroles saccadées, il me pressa de questions, sans me laisser parfois le temps de répondre :

— Vraiment, la guerre peut éclater ?… A quel propos ?… Sous quel prétexte ?… Dans quel délai ?…Une guerre générale ?… Une conflagration universelle ?…

Un mot brutal lui jaillit des lèvres et son poing s’abattit sur la table.

Après un silence, il se passa la main sur le front, comme pour chasser un mauvais rêve. Puis, d’un ton plus calme, il reprit :

— Veuillez me répéter, mon cher ambassadeur, tout ce que vous venez de me dire. C’est si grave !

Je développai à fond mes idées et je conclus :

— En tout cas et même si mes pressentiments sont trop pessimistes, nous devons, renforcer autant que possible le système de nos alliances. Il faut principalement que nous complétions nos accords avec l’Angleterre ; il faut que nous puissions compter sur le concours immédiat de sa flotte et de son armée.

Lorsque j’eus fini mon exposé, il se passa de nouveau la main sur le front et, me fixant d’un regard anxieux, il me demanda encore :

— Vous ne pouvez pas m’indiquer, même à titre d’hypothèse, dans quel délai vous imaginez que les événements irréparables se produiront et que l’orage éclatera ?

— Il m’est impossible de fixer aucune date. Pourtant, je serais surpris si l’état de tension électrique, où vit l’Europe, n’aboutissait pas bientôt à une catastrophe.

Soudain, il se transfigura ; son visage s’illumina d’une clarté mystique ; sa taille se redressa :

— Eh bien ! s’il en doit être ainsi, nous ferons notre devoir, tout notre devoir. La France se retrouvera ce qu’elle a toujours été, capable de tous les héroïsmes et de tous les sacrifices. On reverra les grands jours de 1792 !…

Il y avait, dans sa voix, comme un souffle de Danton. Profitant de son émotion, je lui demandai :

— Vous êtes donc résolu à maintenir intégralement la loi militaire ? Je peux l’affirmer à l’empereur Nicolas ?

— Oui, vous pouvez lui affirmer que le service de trois ans sera maintenu sans restriction et que je ne laisserai rien faire qui puisse affaiblir ou relâcher notre alliance avec la Russie.

Pour terminer, il m’interrogea longuement sur l’Empereur Guillaume, sur son caractère, sur ses dispositions récentes, sur ses véritables sentiments à l’égard de la France, etc… Puis il me confia le motif de cet interrogatoire minutieux :

— J’ai un conseil à vous demander… Le Prince de Monaco a fait savoir à mon collègue de la Chambre, X…, que l’Empereur Guillaume serait heureux de s’entretenir avec lui, cet été, aux régates de Kiel. X… est disposé à s’y rendre… Ne croyez-vous pas que cet entretien pourrait détendre la situation ?

— Je ne le crois aucunement. C’est toujours le même jeu… L’Empereur Guillaume couvrira X… de fleurs ; il lui protestera que son plus fervent désir, son unique pensée est d’obtenir l’amitié, l’amour même de la France et il le comblera d’égards. Il se donnera ainsi, aux yeux du monde, l’apparence du souverain le plus pacifique, le plus inoffensif, le plus conciliant. Notre opinion publique et X… tout le premier se laisseront séduire par ces beaux dehors. Pendant ce temps-là, vous serez, vous, aux prises avec les réalités officielles de la diplomatie allemande, avec ses procédés systématiques d’intransigeance et de vexation…

— Vous avez raison. Je dissuaderai X… d’aller à Kiel. Comme il semblait n’avoir plus rien à me dire, je lui demandai ses instructions pour la visite du Président de la République à l’Empereur Nicolas. Puis je pris congé de lui.

Le 26 juin, je rentrai à Saint-Pétersbourg.

Maintenant, je n’ai plus qu’à laisser parler mon Journal. Les notes qui le composent furent écrites quotidiennement ; celles qui ont trait à la politique sont, en quelque sorte, certifiées par ma correspondance officielle.

On ne s’étonnera pas si des motifs de convenance et de discrétion m’ont souvent obligé à remplacer les noms de personnes par des initiales fictives.


I. — VISITE DU PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE A L’EMPEREUR NICOLAS (20-23 JUILLET 1914)


Lundi, 20 juillet 1914.

Je quitte Saint-Pétersbourg à dix heures du matin sur le yacht de l’Amirauté pour me rendre à Péterhof. Le ministre des Affaires étrangères, Sazonow, l’ambassadeur de Russie en France, Iswolsky, et mon attaché militaire, le général de Laguiche, m’accompagnent, l’Empereur nous ayant invités, tous les quatre, à déjeuner sur son yacht avant d’aller au-devant du Président de la République à Cronstadt. Le personnel de mon ambassade, les ministres russes et les dignitaires de la Cour seront amenés directement par chemin de fer à Péterhof.

Le temps est couvert. Entre les berges plates, notre bateau file à grande vitesse vers le golfe de Finlande. Soudain, la brise fraîche, qui souffle du large, nous apporte une ondée cinglante. Mais, brusquement aussi, le soleil paraît et resplendit. Quelques nuages gris de perle, traversés de rayons, flottent çà et là sur le ciel, comme des écharpes de soie striées d’or, et, dans une clarté limpide, l’estuaire de la Néwa étale à perte de vue ses eaux verdâtres, lourdes, moirées, qui me font penser aux lagunes de Venise.

A onze heures et demie, nous stoppons dans le petit havre de Péterhof, où l’Alexandria, qui est le yacht préféré de l’Empereur, se tient sous pression.

Nicolas II, en tenue d’amiral, arrive presque aussitôt à l’embarcadère. Nous transbordons sur l’Alexandria. Le déjeuner est servi immédiatement. Jusqu’à l’arrivée de la France, nous avons pour le moins une heure trois quarts devant nous. Mais l’Empereur aime à prolonger ses repas. Entre les plats, on ménage de longs intervalles, pendant lesquels il cause en fumant des cigarettes.

Je suis placé à sa droite, Sazonow est à sa gauche, et le comte Fréedéricksz, ministre de la Cour, en face.

Après quelques banalités, l’Empereur m’exprime sa satisfaction de recevoir le Président de la République :

— Nous aurons à parler sérieusement, me dit-il. Je suis sûr qu’en toute chose nous nous accorderons… Mais il y a une question qui me préoccupe surtout : notre entente avec l’Angleterre. Il faut que nous l’amenions à entrer dans notre alliance. Ce serait un tel gage de paix !

— Oui, Sire, la Triple-Entente ne saurait être trop forte, si elle veut sauvegarder la paix.

— On m’a dit que vous êtes personnellement inquiet des intentions de l’Allemagne ?

Fait-il allusion à l’incident de mon dernier séjour en France, à mon offre de démission ? Je ne sais.

— Inquiet ? Oui, Sire, je suis inquiet, quoique je n’aie présentement aucun motif spécial de pronostiquer la guerre immédiate. Mais l’empereur Guillaume et son gouvernement ont laissé se créer en Allemagne un état d’esprit tel que, si un litige quelconque survient au Maroc, en Orient, n’importe où, ils ne pourront plus ni reculer ni transiger. Coûte que coûte, il leur faudra un succès. Et pour l’obtenir, ils se lanceront dans une aventure.

L’Empereur réfléchit un instant :

— Je ne peux croire que l’Empereur Guillaume veuille la guerre… Si vous le connaissiez comme moi ! Si vous saviez tout ce qu’il y a de charlatanisme dans ses attitudes !…

— Je fais peut-être, en effet, trop d’honneur à l’Empereur Guillaume, quand je le crois capable de vouloir ou simplement d’accepter les conséquences de ses gestes. Mais, si la guerre devenait menaçante, voudrait-il et pourrait-il l’empêcher ? Non, Sire, en toute sincérité, je ne le pense pas.

L’Empereur reste silencieux, tire quelques bouffées de sa cigarette ; puis, d’un ton ferme :

— Il importe d’autant plus que nous puissions compter sur les Anglais en cas de crise. A moins d’avoir perdu complètement la raison, l’Allemagne n’osera jamais attaquer la Russie, la France et l’Angleterre réunies.

A peine le café servi, on signale l’escadre française. L’Empereur me fait monter avec lui sur la passerelle.

Le spectacle est grandiose. Dans une lumière vibrante et argentée, sur des flots de turquoise et d’émeraude, la France, laissant un long sillage derrière elle, avance avec lenteur, puis s’arrête majestueusement. Le formidable cuirassé, qui amène le chef de l’État français, justifie éloquemment son nom : c’est bien la France qui vient vers la Russie. Je sens battre mon cœur.

Pendant quelques minutes, la rade retentit d’un grand vacarme : coups de canon des escadres et des batteries de terre, hourrahs des équipages, la Marseillaise répondant à l’Hymne russe, acclamations des milliers de spectateurs qui sont venus de Pétersbourg sur des navires de plaisance, etc.

Le Président de la République aborde enfin l’Alexandria. L’Empereur le reçoit à la coupée.

Aussitôt les présentations accomplies, le yacht impérial met le cap sur Péterhof.

Assis à l’arrière, l’Empereur et le Président entrent tout de suite en conversation, je dirais plutôt en conférence ; car il est visible, qu’ils parlent d’affaires, qu’ils s’interrogent réciproquement, qu’ils discutent. Comme de juste, c’est Poincaré qui dirige le dialogue. Bientôt, c’est lui seul qui parle. L’Empereur ne fait plus qu’acquiescer ; mais toute sa physionomie témoigne qu’il approuve sincèrement, qu’il se sent en confiance et en sympathie.

Mais bientôt nous arrivons à Péterhof. Au travers de ses futaies magnifiques et de ses eaux jaillissantes, la demeure favorite de Catherine II apparaît en haut d’une longue terrasse d’où se précipite majestueusement une cascade écumeuse.

Nos voitures gravissent d’un trot rapide l’allée qui mène au portail du palais. A chaque tournant, on découvre des perspectives fuyantes, jalonnées par des statues, des fontaines ou des balustres. Malgré tout le factice du décor, on respire, sous la lumière caressante du jour, un vif et charmant parfum de Versailles.

A sept heures et demie, dîner de gala dans la salle de l’Impératrice Élisabeth.

Par l’éclat des uniformes, par la somptuosité des toilettes, par la richesse des livrées, par la splendeur du décor, par tout l’appareil du faste et de la puissance, le spectacle est d’une magnificence que nulle cour au monde ne pourrait égaler. Je garderai longtemps dans les yeux l’éblouissante irradiation des pierreries épandues sur les épaules des femmes. C’est un ruissellement fantastique de diamants, de perles, de rubis, de saphirs, d’émeraudes, de topazes, de bérils, un torrent de lumière et de feu.

Dans ce cadre féerique, l’habit noir de Poincaré est d’un effet médiocre. Mais le grand cordon azuré de Saint-André, qui lui barre la poitrine rehausse son prestige aux yeux des Russes. Et puis, sa physionomie, comparée surtout à celle de son impérial hôte, est si intelligente, si vive, si décidée, qu’il impose à tout le monde. Enfin, on s’est vite aperçu que l’Empereur l’écoute avec une attention sérieuse, une attention docile.

Pendant le dîner, j’observe l’impératrice Alexandra-Féodorowna, en face de qui je suis placé. Bien que les longues cérémonies soient pour elle une très pénible épreuve, elle a voulu être là ce soir, afin de faire honneur au Président de la République alliée. La tête constellée de diamants, le torse décolleté dans une robe de brocart blanc, elle est assez belle à voir. Ses quarante-deux ans la laissent encore agréable de visage et de lignes. Dès le premier service, elle se met en frais de conversation avec Poincaré, qui est assis à sa droite. Mais bientôt son sourire se crispe, ses pommettes se marbrent. A chaque instant, elle se mord les lèvres. Et sa respiration haletante fait scintiller le réseau de brillants qui lui couvre la poitrine. Jusqu’à la fin du dîner, qui est long, la pauvre femme lutte visiblement contre l’angoisse hystérique. Ses traits se détendent soudain, lorsque l’Empereur se lève pour prononcer son toast.

La parole impériale est écoutée avec recueillement : mais c’est la réponse surtout qu’on souhaite d’entendre. Au lieu de lire son allocution, comme a fait l’Empereur, Poincaré la récite. Jamais sa diction n’a été plus claire, plus précise, plus mordante. Ce qu’il dit n’est que du fade verbiage de chancellerie ; mais les mots acquièrent dans sa bouche une force de signification et un accent d’autorité remarquables. Sur cette assistance, élevée dans la tradition despotique et dans la discipline des cours, l’effet est sensible. Je suis sûr que, parmi tous ces dignitaires chamarrés, plus d’un pense : « Voilà comment devrait parler un autocrate. »

Après le dîner, l’Empereur tient un cercle. L’empressement avec lequel on se fait présenter à Poincaré me prouve son succès. Même la coterie allemande, le clan ultra-réactionnaire, recherche l’honneur d’approcher le Président.

A onze heures, un cortège se forme. L’Empereur reconduit le Président de la République jusqu’à son appartement.

Là, Poincaré me retient pendant quelques minutes. Nous échangeons nos impressions qui sont excellentes.

Rentré à Pétersbourg par le chemin de fer à minuit trois quarts, j’apprends que, cet après-midi, sans motif, sur un signe parti on ne sait d’où, les principales usines se sont mises en grève, et qu’il y a eu, en plusieurs points, des collisions avec la police. Mon informateur, qui connaît bien les milieux ouvriers, m’affirme que le mouvement a été provoqué par des agents allemands.


Mardi, 21 juillet 1914.

Le Président de la République consacre cette journée à la visite de Saint-Pétersbourg.

A une heure et demie, je vais l’attendre au débarcadère impérial, près du pont Nicolas. Le ministre de la Marine, le préfet de police, le commandant de la Place et les autorités municipales sont là pour le recevoir.

Selon les vieux rites slaves, le comte Ivan Tolstoï, maire de la capitale, offre le pain et le sel.

Puis, nous montons en voiture pour nous rendre à la forteresse des Saints-Pierre-et-Paul, qui est la Bastille et le Saint-Denis des Romanow. Selon l’usage, le Président va déposer une couronne sur la tombe d’Alexandre III, père de l’Alliance.

Escortés par les Cosaques de la Garde, dont les tuniques écarlates flamboient au soleil, nos équipages filent grand trot le long de la Néwa.

Il y a quelques jours, tandis que j’arrêtais avec Sazonow les derniers détails de la visite présidentielle, il m’avait dit en riant :

— On a désigné les Cosaques de la Garde pour escorter le Président. Vous verrez comme ils feront bien dans le paysage. Ce sont des gaillards superbes, terribles. Puis, ils sont habillés de rouge. Et je crois que M. Viviani ne déteste pas cette couleur.

J’avais répondu :

— Non, il ne la déteste pas ; mais son œil d’artiste n’en jouit vraiment que si elle est associée au blanc et au bleu.

Sous leur uniforme écarlate, ces Cosaques barbus, chevelus, hirsutes, sont en effet terrifiants. Lorsque nos voitures s’engouffrent avec eux sous le portail de la forteresse, un spectateur ironiste, un amateur des antithèses historiques pourrait se demander si ce n’est pas à la prison d’État qu’ils conduisent ces deux « révolutionnaires » avérés et patentés, Poincaré et Viviani, sans me compter, moi, leur complice. Jamais l’antinomie morale, l’équivoque tacite, qui sont au fond de l’alliance franco-russe, ne me sont apparues si fortement.

A trois heures, le Président reçoit les délégués des colonies françaises de Saint-Pétersbourg et de toute la Russie. Il en est venu de Moscou, de Kharkow, d’Odessa, de Kiew, de Rostow, de Tiflis. En les présentant à Poincaré, je peux lui dire avec une entière sincérité :

— Leur empressement à venir vous saluer n’a rien qui m’étonne ; car je vois chaque jour avec quelle ferveur et quelle piété les colonies françaises de Russie pratiquent le culte de la patrie absente. Dans aucune province de notre vieille France, monsieur le Président, vous ne trouverez de meilleurs Français que ceux qui sont ici devant vous.


A quatre heures, le cortège se reforme pour conduire le Président au Palais d’hiver, où doit se tenir un cercle diplomatique.

Sur tout le parcours, l’accueil est enthousiaste. La police en a ordonné ainsi. A chaque coin de rue, un groupe de pauvres diables pousse des hourrah, sous l’œil d’un agent.

Au Palais d’hiver, c’est l’apparat des grands jours.

L’étiquette veut que les ambassadeurs soient introduits isolément auprès du Président, qui a Viviani à sa gauche. Et c’est moi qui lui présente mes collègues étrangers.

Le premier qui entre est l’ambassadeur d’Allemagne, le comte de Pourtalès, doyen du corps diplomatique. J’ai prévenu Poincaré que mon prédécesseur, Delcassé, s’était montré à peine poli envers cet homme très courtois, et je l’ai prié de lui faire bon accueil. Le Président le reçoit donc avec une affabilité marquée, Il l’interroge sur les origines françaises de sa famille, sur la parenté de sa femme avec les Castellane, sur un voyage en auto que le comte et la comtesse projettent de faire à travers la Provence et précisément à Castellane, etc… Pas un mot de politique.

Je présente ensuite mon collègue du Japon, le baron Motono, que Poincaré a connu jadis à Paris. L’entretien est court, mais non sans portée. En quelques phrases, le principe de l’accession du Japon à la Triple-Entente est formulé et virtuellement consenti.

Après Motono, j’introduis mon collègue d’Angleterre, Sir George Buchanan. Poincaré lui donne l’assurance que l’Empereur est résolu à se montrer des plus conciliants sur les affaires de Perse et il insiste pour que le gouvernement britannique comprenne enfin la nécessité de transformer la Triple-Entente en Triple-Alliance.

Conversation toute superficielle avec les ambassadeurs d’Italie et d’Espagne.

Arrive enfin mon collègue d’Autriche-Hongrie, le comte Szapary, le type du gentilhomme hongrois, tenue parfaite, intelligence médiocre, instruction vague. Depuis deux mois, il était absent de Pétersbourg, obligé de rester auprès de sa femme et de son fils malades. Il est revenu inopinément avant-hier. J’en ai induit que le différend austro-serbe s’aggrave, qu’il va y avoir un éclat et qu’il faut que l’ambassadeur soit à son poste pour soutenir la dispute et assumer sa part de responsabilité. Poincaré, que j’ai averti, m’a répondu :

— Je vais essayer de tirer cela au clair.

Après quelques mots de condoléance sur l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, le Président demande à Szapary :

— Avez-vous des nouvelles de Serbie ?

— L’enquête judiciaire suit son cours, répond froidement Szapary.

Poincaré reprend :

— Les résultats de cette enquête ne laissent pas de me préoccuper, monsieur l’Ambassadeur ; car je me rappelle deux enquêtes antérieures qui n’ont pas amélioré vos rapports avec la Serbie… Vous vous rappelez, monsieur l’Ambassadeur… l’affaire Friedjung et l’affaire Prochaska ?

Szapary réplique sèchement :

— Nous ne pouvons pas tolérer, monsieur le Président, qu’un gouvernement étranger laisse préparer, sur son territoire, des attentats contre notre souveraineté !

Du ton le plus conciliant, Poincaré s’efforce de lui démontrer que, dans l’état actuel des esprits en Europe, tous les gouvernements doivent redoubler de prudence.

— Avec un peu de bonne volonté, cette affaire serbe est facile à régler. Mais, facilement aussi, elle s’envenimerait. La Serbie a des amis très chauds dans le peuple russe. Et la Russie a une alliée, la France. Que de complications à craindre !

Puis, il remercie l’ambassadeur de sa visite. Szapary s’incline et sort, sans dire un mot.

Quand nous nous retrouvons seuls tous les trois, Poincaré nous dit :

— Je n’ai pas bonne impression de cet entretien. L’ambassadeur avait manifestement la consigne de se taire… L’Autriche nous prépare un coup de théâtre. Il faut que Sazonow soit ferme et que nous le soutenions…

Nous passons ensuite dans la salle voisine, où les ministres des États secondaires sont alignés par rang d’ancienneté.

Pressé par le temps, Poincaré passe devant eux à grande allure, en leur serrant la main. Leur déception se lit sur leurs visages. Ils espéraient tous recueillir de lui quelques paroles substantielles et voilées, dont ils auraient fait un long rapport à leurs gouvernements. Il ne s’arrête que devant le ministre de Serbie, Spalaïkowitch, qu’il réconforte par deux ou trois phrases de sympathie.

A six heures, visite de l’hôpital français, où le Président pose la première pierre d’un dispensaire.

A huit heures, dîner de gala à l’ambassade. Quatre-vingt-six couverts. L’hôtel, entièrement remis à neuf, a grand air. Le Garde-meuble national m’a cédé une admirable série de Gobelins, dont le Triomphe de Marc-Antoine et le Triomphe de Mardochée, de Natoire, qui décorent somptueusement la salle, des fêtes. J’ai renouvelé aussi la livrée. Enfin, j’ai fait venir de Paris le fleuriste Lemaître, qui a le goût si ingénieux : toute l’ambassade est tapissée de roses et d’orchidées.

Les invités arrivent, tous plus chamarrés les uns que les autres. Leur désignation m’avait mis l’esprit au supplice, à cause de toutes les concurrences et de toutes les jalousies qu’implique la vie de cour ; la distribution des places à table a été un problème plus difficile encore. Mais je suis si heureusement secondé par mes secrétaires, que le dîner et la soirée se passent à merveille.

Sur le coup d’onze heures, le Président se retire.

Je l’accompagne à l’hôtel de ville, où la Douma de Pétersbourg offre une fête aux officiers de l’escadre française. C’est la première fois qu’un chef d’État étranger honore de sa présence une réception du Conseil municipal. Aussi, l’accueil est-il des plus chaleureux.

A minuit, le Président se rembarque pour Péterhof.

Les manifestations violentes ont continué aujourd’hui dans les quartiers industriels de Pétersbourg. Le préfet de police m’a assuré, ce soir, que le mouvement est enrayé, et que le travail reprendra demain. Il m’a confirmé enfin que, parmi les meneurs arrêtés, on a identifié plusieurs agents notoires de l’espionnage allemand. Au point de vue de l’Alliance, l’incident est à méditer.


Mercredi, 22 juillet 1914.

À midi, l’Empereur offre un déjeuner au Président de la République et aux officiers de l’escadre française, dans le palais de Péterhof. L’Impératrice ni aucune dame ne sont présentes. Le service est fait par petites tables de dix à douze convives. Au dehors, la chaleur est forte ; mais, par les fenêtres ouvertes, les ombrages et les grandes eaux du parc nous envoient des souffles de fraîcheur.

Je prends place à la table de l’Empereur et du Président, avec Viviani, l’amiral Le Bris, commandant l’escadre française, Gorémykine, président du Conseil, le comte Fréedéricksz, ministre de la Cour ; enfin, Sazonow et Iswolsky.

Je suis à la gauche de Viviani, qui a le comte Fréedéricksz à sa droite.

Le comte Fréedéricksz, qui aura bientôt soixante-dix-sept ans, personnifie éminemment la vie de cour. De tous les sujets du Tsar, c’est celui qui accumule sur sa tête le plus d’honneurs et de titres. Il est ministre de la Cour impériale et des Apanages, aide de camp général de l’Empereur, général de cavalerie, membre du Conseil de l’Empire, chancelier des Ordres impériaux, commandant en chef du Cabinet de Sa Majesté et de la maison militaire impériale, etc. Toute sa longue existence s’est écoulée dans les palais et les cérémonies, dans les cortèges et les carrosses, sous les broderies et les chamarrures. Par sa fonction, il prime les plus hauts dignitaires de l’Empire et il est initié à tous les secrets de la famille impériale. Il dispense, au nom de l’Empereur, toutes les grâces et toutes les donations, toutes les réprimandes et tous les châtiments. Les grands-ducs et les grandes-duchesses le comblent d’attentions, car c’est lui qui régit leurs apanages, qui étouffe leurs scandales, qui paie leurs dettes. Si difficile que soit sa tâche, on ne lui connaît pas un ennemi, tant il a de politesse et de tact. Il fut d’ailleurs un des plus beaux hommes de sa génération, un des plus élégants cavaliers, et ses succès auprès des femmes ne se comptaient pas. Il a gardé sa taille svelte, sa longue moustache fine, ses manières charmantes. Au physique et au moral, il est le type parfait de son emploi, l’arbitre souverain des rites et des hiérarchies, des convenances et des traditions, des courtoisies et des mondanités.

A trois heures et demie, nous parlons dans le train impérial pour le village et le camp de Krasnoïé-Sélo, où je chercherai le souvenir d’Anna Karénine.


Un soleil flamboyant, illumine la vaste plaine onduleuse et fauve, que des coteaux boisés encerclent à l’horizon. Tandis que l’Empereur, l’Impératrice, le Président de la République, les Grands-Ducs, les Grandes-Duchesses et tout l’état-major impérial inspectent les cantonnements des troupes, j’attends avec les dignitaires civils et les ministres, sur une éminence où sont dressés des pavillons. L’élite de la société pétersbourgeoise se presse dans quelques tribunes. Les toilettes claires des femmes, leurs chapeaux blancs, leurs ombrelles blanches resplendissent comme des parterres d’azalées.

Mais bientôt, voici le cortège impérial. Dans une calèche à la daumont, l’Impératrice a le Président de la République à sa droite et ses deux filles aînées en face d’elle. L’Empereur galope à droite de la voiture, suivi par l’escadron étincelant des grands-ducs et des aides de camp. Tous descendent et prennent place sur le tertre qui domine la plaine. Les troupes, sans armes, s’alignent à perte de vue devant la file des tentes ; leur ligne passe au pied même du tertre.

Le soleil baisse à l’horizon, dans un ciel de pourpre et d’or, un ciel d’apothéose. Sur un geste de l’Empereur, une salve d’artillerie signale la prière du soir. Les musiques exécutent un hymne religieux. Tout le monde se découvre. Un sous-officier récite, à voix haute, le Pater. Ces milliers et ces milliers d’hommes prient pour l’Empereur et la Sainte Russie. Le silence et le recueillement de cette multitude, l’immensité de l’espace, la poésie de l’heure, la vision de l’alliance qui plane sur le tout, confèrent à la cérémonie une émouvante majesté.

Du camp, nous revenons au village de Krasnoïé-Sélo, où le Grand-Duc Nicolas-Nicolaïéwitch[2], commandant de la Garde Impériale et de la circonscription militaire de Saint-Pétersbourg, généralissime éventuel des armées russes, offre un dîner au Président de la République et aux Souverains. Trois longues tables sont dressées sous des tentes à demi ouvertes, autour d’un jardin en pleine floraison. Les plates-bandes, qu’on vient d’arroser, exhalent dans l’air tiède une fraîche odeur végétale, délicieuse à respirer après cette journée torride.

J’arrive l’un des premiers. La Grande-Duchesse Anastasie et sa sœur, la Grande-Duchesse Militza, me font un accueil enthousiaste. Les deux Monténégrines parlent à la fois :

— Savez-vous bien que nous vivons des jours historiques, des jours sacrés !… Demain, à la revue, les musiques ne joueront que la Marche Lorraine et Sambre-et-Meuse… J’ai reçu aujourd’hui de mon père un télégramme en style convenu ; il m’annonce qu’avant la fin du mois nous aurons la guerre… Quel héros, mon père !… Il est digne de l’Iliade !… Tenez, regardez cette bonbonnière qui ne me quitte jamais ; elle contient de la terre de Lorraine, oui, de la terre de Lorraine que j’ai prise au-delà de la frontière quand j’ai été en France avec mon mari, il y a deux ans. Et puis, regardez encore, là, sur la table d’honneur : elle est couverte de chardons ; je n’ai pas voulu qu’il y eût d’autres fleurs. Eh bien ! ce sont des chardons de Lorraine. J’en ai cueilli quelques branches sur le territoire annexé ; je les ai rapportées ici et j’en ai fait semer les graines dans mon jardin… Militza, parle-lui encore, à l’Ambassadeur ; dis-lui tout ce que cette journée représente pour nous, pendant que je vais recevoir l’Empereur…

Au dîner, je suis placé à gauche de la Grande-Duchesse Anastasie. Et le dithyrambe continue, entrecoupé de prophéties : « La guerre va éclater… Il ne restera plus rien de l’Autriche… Vous reprendrez l’Alsace et la Lorraine… Nos armées se rejoindront à Berlin… L’Allemagne sera détruite… » Puis brusquement :

— Il faut que je me modère, car l’Empereur me regarde. Sous le regard sévère du Tsar, la sibylle monténégrine se calme soudain.

Le dîner fini, nous allons voir un ballet, au joli théâtre impérial du camp.


Jeudi, 23 juillet 1914.

Ce matin, revue à Krasnoïé-Sélo. Soixante mille hommes y prennent part. Spectacle superbe de puissance et d’éclat. L’infanterie défile sur la Marche de Sambre-et-Meuse et sur la Marche Lorraine.

Combien est suggestif cet appareil militaire, que le Tsar de toutes les Russies fait évoluer devant le Président de la République alliée, enfant de Lorraine !

L’Empereur est à cheval, au pied du tertre où s’élève le pavillon impérial. Poincaré s’est assis à la droite de l’Impératrice, devant le pavillon ; quelques regards qu’il échange avec moi me prouvent que nous avons mêmes pensées.

Ce soir, dîner d’adieu à bord de La France. Aussitôt après, l’escadre française appareillera pour Stockholm.

L’Impératrice s’est fait un devoir d’accompagner l’Empereur. Tous les Grands-Ducs et toutes les Grandes-Duchesses sont là.

Vers sept heures, une bourrasque passagère a quelque peu endommagé la décoration florale du pont. Néanmoins, l’aspect de la table est fort beau : il a même une sorte de grandeur terrifiante, lorsqu’on regarde les quatre gigantesques canons de 305 mm. qui allongent leurs volées énormes au-dessus des convives. Le ciel s’est déjà rasséréné ; une brise légère caresse les flots ; la lune se lève à l’horizon.

Entre le Tsar et le Président, la conversation ne discontinue pas.

De loin, à plusieurs reprises, la Grande-Duchesse Anastasie élève vers moi sa coupe de champagne, en me montrant d’un geste circulaire l’appareil guerrier qui nous entoure.

Voici enfin les toasts. Poincaré lance, comme un coup de clairon, la phrase finale :

Les deux pays ont le même idéal de paix dans la force, l’honneur et la dignité.

Ces derniers mots, qu’on avait vraiment besoin d’entendre, déchaînent un orage d’applaudissements. Le Grand-Duc Nicolas-Nicolaïéwitch, la Grande-Duchesse Anastasie, le Grand-Duc Nicolas-Michaïlowitch me jettent des regards flamboyants.

Cependant, le départ approche. L’Empereur exprime à Poincaré le désir de prolonger leur entretien quelques minutes encore :

— Si nous montions sur la passerelle, Monsieur le Président ?… Nous serions plus tranquilles.

Je me trouve ainsi rester seul auprès de l’Impératrice, qui me fait asseoir sur un fauteuil, à sa gauche. La pauvre souveraine semble épuisée de fatigue. Avec un sourire contracté, elle me dit, d’une voix blanche :

— Je suis heureuse d’être venue ce soir… Je craignais beaucoup l’orage… La décoration du bateau est magnifique. Le Président aura beau temps pour sa traversée…

Mais soudain, elle porte les mains à ses oreilles. Puis timidement, avec un air douloureux et suppliant, elle me montre la musique de l’escadre, qui, tout près de nous vient d’attaquer un allégro furieux à grand renfort de cuivres et de grosse caisse :

— Ne pourriez-vous pas ?… murmure-t-elle.

Je devine d’où lui vient son malaise et je lance un signe brusque au chef de musique qui, sans y rien comprendre, arrête net son orchestre.

— Oh ! merci, merci ! me dit l’Impératrice en soupirant. La jeune Grande-Duchesse Olga, qui est assise à l’autre bord du navire avec le reste de la famille impériale et les membres de la mission française, nous observe depuis quelques instants, d’un œil inquiet. Prestement, elle se lève, glisse vers sa mère avec une grâce agile et lui insinue deux ou trois mots tout bas. Puis, s’adressant à moi, elle poursuit :

— L’Impératrice est un peu fatiguée, mais elle vous prie, Monsieur l’Ambassadeur, de rester auprès d’elle et de continuer à lui parler.

Tandis qu’elle s’éloigne, à petits pas légers et rapides, je reprends la conversation. À ce moment précis, la lune apparaît, dans un archipel de nuages floconneux et, lents : tout le golfe de Finlande en est illuminé. Mon thème est trouvé ; je vante le charme des voyages en mer. L’Impératrice m’écoute, silencieusement, le regard vide et tendu, les joues marbrées, les lèvres inertes et gonflées. Après une dizaine de minutes qui me semblent interminables, l’Empereur et le Président de la République descendent de la passerelle.

Il est onze heures. Le départ s’organise. La garde prend les armes ; des commandements brefs retentissent ; la chaloupe de l’Alexandria accoste la France. Aux sons de l’Hymne russe et de la Marseillaise, on échange les compliments d’adieu : l’Empereur témoigne une grande cordialité au Président de la République. Je prends moi-même congé de Poincaré, qui me donne affectueusement rendez-vous à Paris dans quinze jours. Comme je salue l’Empereur au seuil de la coupée, il me dit :

— Monsieur l’Ambassadeur, venez avec moi, je vous prie. Nous pourrons parler tout à l’aise sur mon yacht. Et l’on vous reconduira ensuite à Pétersbourg.

De la France nous transbordons sur l’Alexandria. La famille impériale accompagne seule Leurs Majestés. Les ministres, les dignitaires, les États-majors et mon personnel rentrent directement à Pétersbourg sur un yacht de l’Amirauté.

La nuit est splendide. La Voie Lactée se déroule, éclatante et pure, dans l’éther infini. Pas un souffle de vent. La France et sa division d’escorte s’éloignent rapidement vers l’Ouest, déroulant derrière elles de longs rubans écumeux qui scintillent sous la lune comme des ruisseaux d’argent.

Quand toute la suite impériale est à bord, l’amiral Nilow vient prendre les ordres de l’Empereur, qui me dit :

— Cette nuit est magnifique. Si nous faisions un tour en mer ?…

L’Alexandria se dirige vers la côte de Finlande.

M’ayant fait asseoir auprès de lui, à l’arrière du yacht, l’Empereur me raconte l’entretien qu’il vient d’avoir avec Poincaré :

— Je suis enchanté de ma conversation avec le Président ; nous nous sommes accordés à merveille. Je ne suis pas moins pacifique que lui et il n’est pas moins résolu que moi à faire tout ce qu’il faudra pour ne pas laisser compromettre la paix. Il redoute une manœuvre austro-allemande contre la Serbie et il pense que nous devrons y répondre par un intime et solide accord de nos diplomaties. Je le pense également. Nous devrons nous montrer aussi fermes qu’unis dans la recherche des transactions possibles et des accommodements nécessaires. Plus la situation sera difficile, plus nous devrons être unis et fermes.

— Cette politique me paraît la sagesse même… Je crains que nous n’ayons à l’appliquer avant peu.

— Vous êtes toujours inquiet ?

— Oui, Sire.

— Vous avez des motifs nouveaux d’inquiétude ?

— J’en ai au moins un, — le retour inopiné de mon collègue Szapary et la réserve froide, hostile, dans laquelle il s’est enfermé avant-hier devant M. le Président de la République… L’Allemagne et l’Autriche nous préparent un éclat.

— Que peuvent-elles vouloir ?… Se procurer un succès diplomatique aux dépens de la Serbie ?… Infliger un échec à la Triple-Entente ?… Non, non… malgré toutes les apparences, l’empereur Guillaume est trop prudent pour lancer son pays dans une folle aventure. Et l’empereur François-Joseph ne demande plus qu’à mourir en paix.

Durant une minute, il reste silencieux, rêveur, comme s’il suivait une idée confuse. Puis il se lève et fait quelques pas sur le pont.

Autour de nous, les Grands-Ducs, debout, guettent l’instant où ils pourront enfin s’approcher du Maître, qui leur dispense parcimonieusement quelques paroles banales. Il les appelle, l’un après l’autre, et semble leur témoigner à tous un entier abandon, une affectueuse familiarité, comme pour leur faire oublier la distance où il les tient d’habitude et la règle qu’il s’est imposée de ne jamais leur parler politique.

Le Grand-Duc Nicolas-Nicolaïéwitch, le Grand-Duc Nicolas-Michaïlowitch, le Grand-Duc Paul-Alexandrowitch, la Grande-Duchesse Marie Pavlowna m’entourent, se félicitant et me félicitant de ce que la visite présidentielle ait si parfaitement réussi. En style de cour, cela signifie que le monarque est satisfait.

Cependant, les Grandes-Duchesses Anastasie et Militza, « les deux Monténégrines, » me prennent à part :

— Oh ! Ce toast du Président, voilà ce qu’il fallait dire, voilà ce que nous attendions depuis si longtemps ! La paix, dans la force, l’honneur et la dignité ! Rappelez-vous bien ces paroles, monsieur l’Ambassadeur ; elles marqueront une date dans l’histoire du monde…

A minuit trois quarts, l’Alexandria mouille dans le havre de Péterhof.

Après m’être séparé de l’Empereur et de l’Impératrice, je passe à bord du yacht d’escorte, la Strela, qui me ramène à Pétersbourg, où je débarque à deux heures et demie du matin. En remontant la Néwa sous le ciel étoilé, je songe à la prophétie ardente des sibylles monténégrines.


II. — VERS LA GUERRE (24 JUILLET-2 AOÛT 1914)

Vendredi, 24 juillet 1914.

Très fatigué par ces quatre jours de continuelle tension, j’espérais me reposer un peu et j’avais commandé à mon domestique de me laisser dormir. Mais, à sept heures du matin, un coup de téléphone m’éveille en sursaut : on m’annonce que l’Autriche a remis hier soir un ultimatum à la Serbie.

Au premier instant et dans l’état de somnolence où je suis, la nouvelle me produit une étrange impression de surprise et d’authenticité ; l’événement m’apparaît à la fois irréel et certain, imaginaire et avéré. Il me semble que je poursuis ma conversation d’hier avec l’Empereur, que je formule des hypothèses et des prévisions ; simultanément, j’ai la sensation forte, positive, irrécusable, du fait accompli.

Pendant la matinée, les détails de ce qui s’est passé à Belgrade commencent d’arriver…

À midi et demi, Sazonow et Buchanan se réunissent chez moi, pour conférer de la situation. Notre entretien, interrompu par le déjeuner, reprend aussitôt. Me fondant sur les toasts échangés par l’Empereur et le Président, sur les déclarations réciproques des deux ministres des Affaires étrangères, enfin, sur la note communiquée hier à l’Agence Havas, je n’hésite pas à me prononcer pour une politique de fermeté.

— Mais, si cette politique doit nous mener à la guerre ?… dit Sazonow.

— Elle ne nous mènera à la guerre que si les Puissances germaniques sont dès maintenant résolues à employer les moyens de force pour s’assurer l’hégémonie de l’Orient. La fermeté n’exclut pas la conciliation. Mais encore faut-il que la partie adverse consente à négocier et à transiger. Vous connaissez mes idées personnelles sur les desseins de l’Allemagne. L’ultimatum autrichien me paraît ouvrir la crise dangereuse que je prévois depuis longtemps. À partir d’aujourd’hui, nous devons admettre que la guerre peut éclater d’un instant à l’autre. Et cette perspective doit dominer toute notre action diplomatique.

Buchanan suppose que son gouvernement voudra rester neutre ; il craint dès lors que la France et la Russie ne soient écrasées par la Triple-Alliance.

Sazonow lui objecte :

— Dans les conjonctures actuelles, la neutralité de l’Angleterre équivaudrait à son suicide !

— Vous ne connaissez pas nos gouvernants actuels, réplique tristement Sir George… Ah ! si le parti conservateur était au pouvoir, je suis certain qu’il comprendrait ce que l’intérêt national nous commande avec tant d’évidence.

J’insiste sur le rôle décisif que l’Angleterre peut jouer pour éteindre les ardeurs belliqueuses de l’Allemagne ; j’invoque l’opinion que l’empereur Nicolas m’exprimait il y a quatre jours : « A moins d’avoir perdu complètement la raison, l’Allemagne n’osera jamais attaquer la Russie, la France et l’Angleterre réunies. » Il est donc urgent que le gouvernement britannique se déclare en faveur de notre cause, qui est la cause de la paix. Sazonow parle avec chaleur dans le même sens.

Buchanan nous promet d’appuyer énergiquement, auprès de Sir Edward Grey, la politique de résistance aux prétentions germaniques.

A trois heures, Sazonow nous quitte pour se rendre à l’Ile Iélaguine, où le président du Conseil Gorémykine a convoqué les ministres.

A huit heures du soir, je vais au ministère des Affaires étrangères, où Sazonow est en conférence avec mon collègue d’Allemagne.

Après quelques minutes, je vois sortir Pourtalès, le visage congestionné, l’œil fulgurant. La discussion a dû être chaude. Il me serre évasivement la main, tandis que j’entre dans le cabinet du ministre.

Sazonow est encore tout frémissant de la controverse qu’il vient de soutenir ; il a les gestes nerveux, la voix sèche et saccadée.

— Eh bien ! lui dis-je, que s’est-il passé ?

— Comme je le prévoyais, l’Allemagne soutient à fond la cause autrichienne. Pas le moindre mot de conciliation. Aussi, j’ai déclaré très net à Pourtalès que nous ne laisserons pas la Serbie seule en tête-à-tête avec l’Autriche dans le règlement de leur querelle. Notre entretien s’est terminé sur un ton très vif.

— Ah ! Très vif ?

— Oui… Savez-vous ce qu’il a osé me dire ? Il m’a reproché, à moi et à tous les Russes, de ne pas aimer l’Autriche, de ne pas avoir scrupule à troubler les dernières années de son vénérable Empereur. J’ai riposté : « Non, certes, nous n’aimons pas l’Autriche… Et pourquoi donc l’aimerions-nous ? Elle ne nous a jamais fait que du mal. Quant à son vénérable Empereur, s’il a encore sa couronne sur la tête, c’est à nous qu’il le doit. Rappelez-vous comme il nous a témoigné sa reconnaissance, en 1855, en 1878, en 1908. Nous reprocher de ne pas aimer l’Autriche, non, vraiment, c’est trop fort ! »

— Tout cela est mauvais, mon cher ministre. Si la conversation entre Pétersbourg et Berlin doit continuer de la sorte, elle ne se poursuivra pas longtemps. Avant peu, nous verrons l’empereur Guillaume se dresser dans son armure étincelante. De grâce, soyez calme ; épuisez tous les moyens d’accommodement ! N’oubliez pas que mon gouvernement est un gouvernement d’opinion publique et qu’il ne pourra vous soutenir efficacement que s’il a l’opinion pour lui. enfin, pensez à l’opinion anglaise.

— Je ferai tout le possible pour éviter la guerre. Mais comme vous, je suis très inquiet de la tournure que prennent les choses.

— Puis-je certifier à mon gouvernement que vous n’avez ordonné encore aucune mesure militaire ?

— Aucune, je vous l’affirme. Nous avons seulement décidé de faire rentrer en secret les quatre-vingts millions de roubles, que nous avons en dépôt dans les banques allemandes.

Il ajoute qu’il va s’efforcer d’obtenir du comte Berchtold une prolongation du délai imparti à la Serbie par l’ultimatum, afin que les Puissances aient le temps de se former une opinion sur le dossier judiciaire du conflit et de chercher une voie de conciliation.

Les ministres russes se réuniront demain, sous la présidence de l’Empereur. Je recommande à Sazonow une prudence extrême dans les avis qu’il émettra.

Notre conversation a suffi à lui détendre les nerfs. Et c’est très posément qu’il reprend :

— N’ayez aucune crainte ! Vous connaissez d’ailleurs la sagesse de l’Empereur… Berchtold s’est mis dans son tort : nous devons lui faire assumer toute la responsabilité de ce qui peut suivre. Je considère même que, si le cabinet de Vienne passe à l’action, les Serbes devront laisser envahir leur territoire et se borner à dénoncer au monde civilisé l’infamie de l’Autriche.


Samedi, 25 juillet 1914.

Hier, les ambassadeurs d’Allemagne à Paris et à Londres sont venus lire aux gouvernements français et britannique une note où il est déclaré que le différend austro-serbe doit être exclusivement réglé entre Vienne et Belgrade. La note se termine ainsi : Le gouvernement allemand désire ardemment que le conflit soit localisé, toute intervention d’une tierce Puissance devant, par le jeu naturel des alliances, provoquer des conséquences incalculables.

Voilà les procédés d’intimidation qui commencent !

A trois heures de l’après-midi, Sazonow me reçoit avec Buchanan. Il nous annonce qu’un conseil extraordinaire a été tenu ce matin, à Krasnoïé-Sélo, sous la présidence de l’Empereur et que Sa Majesté a décidé, en principe, de mobiliser les treize corps d’armée qui sont éventuellement destinés à opérer contre l’Autriche-Hongrie.

Puis, très gravement, s’adressant à Buchanan, il insiste de toutes ses forces pour que l’Angleterre ne tarde pas davantage à se ranger du côté de la Russie et de la France, dans une crise où l’enjeu n’est pas seulement l’équilibre européen, mais la liberté même de l’Europe.

J’appuie les instances de Sazonow et je termine par cet argument ad hominem, en montrant le portrait du grand-chancelier Gortchakof qui orne le cabinet où nous délibérons.

— Ici même, au mois de juillet 1870, mon cher sir George, le prince Gortchakof déclarait à votre père[3], qui lui dénonçait le danger des ambitions germaniques : L’accroissement de la puissance allemande n’a rien qui puisse inquiéter la Russie. Que l’Angleterre d’aujourd’hui ne commette pas la faute qui a coûté si cher à la Russie d’alors !

— Vous savez bien que vous prêchez un convaincu, fait Buchanan avec un geste de découragement.

D’heure en heure, l’émotion s’accroît dans le public. La note suivante est communiquée à la presse :

Le Gouvernement impérial suit attentivement l’évolution du conflit austro-serbe, qui ne peut pas laisser la Russie indifférente.

Presque en même temps, Pourtalès fait savoir à Sazonow que l’Allemagne appuie naturellement, comme alliée de l’Autriche, les légitimes revendications du cabinet de Vienne contre la Serbie.

De son côté, Sazonow conseille au Gouvernement serbe de solliciter sans retard la médiation du gouvernement britannique.

A sept heures du soir, je me rends à la gare de Varsovie pour dire adieu à Iswolsky, qui rejoint en hâte son poste. Sur les quais, l’animation est vive : les trains sont bondés d’officiers et de soldats. Cela sent déjà la mobilisation. Nous échangeons rapidement nos impressions et nous concluons de même :

— Cette fois, c’est la guerre.

Rentré à l’Ambassade, j’apprends que l’Empereur vient d’ordonner les mesures préliminaires de la mobilisation dans les circonscriptions militaires de Kiew, d’Odessa, de Kazan et de Moscou. De plus, les villes et gouvernements de Saint-Pétersbourg et de Moscou sont déclarés en état de siège. Enfin, le camp de Krasnoïé-Sélo est levé et les troupes sont renvoyées, dès ce soir, dans leurs garnisons normales.

A huit heures et demie, mon attaché militaire, le général de Laguiche, est mandé à Krasnoïé-Sélo pour conférer avec le Grand-Duc Nicolas Nicolaïéwitch et le général Soukhomlinow, ministre de la Guerre.


Dimanche, 26 juillet 1914.

Cet après-midi, quand je vais chez Sazonow, mon impression est meilleure.

Il vient de recevoir mon collègue d’Autriche-Hongrie, le comte Szapary, et l’a convié « à une franche et loyale explication. »

Puis, article par article, il a relu le texte de l’ultimatum remis à Belgrade, en faisant ressortir le caractère inadmissible, absurde, injurieux, des principales clauses. Tout cela, dit sur un ton très amical :

— L’intention qui a inspiré ce document est légitime, si vous n’avez eu d’autre but que de protéger votre territoire contre les menées des anarchistes serbes ; mais la forme est indéfendable…

Il a conclu, avec chaleur :

— Reprenez votre ultimatum ; modifiez-en la rédaction et je vous garantis le résultat.

Szapary s’est montré touché, presque persuadé même par ce langage ; il a toutefois réservé l’opinion de son gouvernement.

Sazonow va donc proposer, dès ce soir, à Berchtold, d’ouvrir une conversation directe entre Pétersbourg et Vienne pour concerter les changements à introduire dans l’ultimatum.

Je félicite Sazonow d’avoir si heureusement mené l’entretien. Il me répond :

— Je ne me départirai pas de cette attitude. Jusqu’au dernier instant, je négocierai.

Puis, passant la main devant ses yeux, comme si une vision effrayante lui traversait l’esprit, il me demande, d’une voix qui tremble :

— Sincèrement, de vous à moi, croyez-vous que nous puissions encore sauver la paix ?

— Si nous n’avions affaire qu’à l’Autriche, j’aurais de l’espoir… Mais il y a l’Allemagne ; elle a promis à son alliée un grand succès d’amour-propre ; elle est convaincue que nous n’oserons pas lui tenir tête jusqu’au bout, que la Triple-Entente cédera comme elle a toujours cédé. Or, cette fois, nous ne pouvons plus céder, sous peine de n’exister plus. Nous n’éviterons pas la guerre.

— Ah ! mon cher ambassadeur, c’est affreux de songer à ce qui se prépare.


* * *

Lundi, 27 juillet 1914.

Dans les sphères officielles, la journée a été calme : la diplomatie poursuit méthodiquement son travail de procédure.

Accablé de télégrammes et de visites, l’esprit obsédé, je vais avant le dîner faire un tour de promenade aux Iles ; je descends de voiture dans l’allée ombrageuse et solitaire qui longe le Palais d’Iélaguine. L’heure est charmante. Une clarté soyeuse coule à travers les rainures touffues et luisantes des grands chênes. Aucun souffle d’air ne remue les branches ; mais, par instants, l’on respire des effluves humides qui semblent la fraîche haleine des plantes et des eaux.

Mes réflexions sont d’un pessimisme radical. Quelque effort que je fasse pour les contredire, elles me ramènent toujours à cette conclusion : la guerre. Le temps des combinaisons et des artifices diplomatiques est passé. Auprès des causes lointaines et profondes qui ont déterminé la crise actuelle, les incidents de ces derniers jours ne sont rien. Il n’y a plus d’initiative individuelle, il n’y a plus de volonté humaine qui puisse résister au mécanisme automatique des forces déchaînées. Nous autres, diplomates, nous avons perdu toute action sur les événements ; nous ne pouvons plus qu’essayer de les prévoir et insister pour que nos Gouvernements y adaptent leur conduite.

D’après les télégrammes des agences, il semble qu’en France le moral soit bon. Pas de nervosisme, pas d’affolement ; une confiance calme et forte ; une parfaite solidarité nationale. Et dire que c’est le même pays qui, hier, se passionnait pour les scandales du procès Caillaux et s’hypnotisait devant le cloaque du Palais de Justice !

Dans toute la Russie, le sentiment public s’exaspère. Sazonow s’applique et réussit encore à modérer la presse. Il est obligé toutefois de donner aux journalistes un peu de pâture pour calmer leur fringale et il leur a fait dire : « Si vous le voulez, tapez sur l’Autriche ; mais soyez modérés envers l’Allemagne. »


Mardi, 28 juillet 1914.

A trois heures de l’après-midi, je vais au ministère des Affaires étrangères. Buchanan est en conférence avec Sazonow.

L’ambassadeur d’Allemagne attend son tour d’être reçu. Je l’aborde franchement :

— Eh bien ! Vous êtes-vous enfin décidés à calmer votre alliée ? Vous seuls êtes en situation de faire entendre à l’Autriche des conseils de sagesse.

Il m’objecte aussitôt, avec des saccades dans la voix :

— Mais c’est ici qu’il faut qu’on se calme et qu’on cesse d’exciter la Serbie !

— Je vous affirme sur l’honneur que le gouvernement russe est parfaitement calme et prêt à toutes les solutions conciliatrices. Mais ne lui demandez pas de laisser anéantir la Serbie. Ce serait lui demander l’impossible. Il me lance, d’un ton sec :

— Nous ne pouvons pas abandonner notre alliée.

— Permettez-moi de vous parler librement, mon cher collègue. L’heure est assez grave et je pense que nous nous estimons assez l’un l’autre pour que nous ayons le droit de nous expliquer en toute franchise… Si dans un jour, dans deux jours au plus, le conflit austro-serbe n’est pas apaisé, c’est la guerre, la guerre générale, une catastrophe telle que le monde n’en a peut-être jamais connu. Or, cette calamité peut encore être conjurée puisque le gouvernement russe est pacifique, puisque le gouvernement britannique est pacifique, puisque votre gouvernement lui-même se dit pacifique.

À ces mots, Pourtalès éclate :

— Oui, certes, et j’en atteste Dieu ! l’Allemagne est pacifique ! Voilà quarante-trois ans que nous sauvegardons la paix de l’Europe ! Pendant quarante-trois ans, nous avons mis notre honneur à ne pas abuser de notre force ! Et c’est nous qu’on accuse aujourd’hui de vouloir déchaîner la guerre !… L’histoire prouvera que nous avons le bon droit pour nous et que notre conscience n’a rien à se reprocher.

— En sommes-nous déjà au point qu’il faille invoquer le jugement de l’histoire ? N’y a-t-il donc plus aucune chance de salut ?

L’émotion qui étreint Pourtalès est telle qu’il ne peut plus parler. Ses mains tremblent ; ses yeux se voilent de larmes. Avec une trépidation de colère contenue, il répète :

— Nous ne pouvons pas abandonner, nous n’abandonnerons pas notre alliée… Non, nous ne l’abandonnerons pas !

Sur ce, l’ambassadeur d’Angleterre sort du cabinet de Sazonow. Pourtalès s’y précipite, la mine farouche, sans même serrer la main de Buchanan au passage.

— Dans quel état il est ! me dit sir George… La situation a encore empiré… Je ne doute plus que la Russie ne marche à fond ; she is thoroughly in earnest. Je viens de supplier Sazonow de ne consentir à aucune mesure militaire que l’Allemagne pourrait interpréter comme une provocation. Il faut laisser au gouvernement allemand toute la responsabilité et toute l’initiative de l’attaque. L’opinion anglaise n’admettra l’idée de participer à la guerre que si l’agression vient indubitablement de l’Allemagne… De grâce, parlez dans le même sens à Sazonow.

— Je ne lui tiens pas d’autre langage.

À ce moment, survient l’ambassadeur d’Autriche. Il est pâle. La raideur, qu’il affecte envers nous, contraste avec la souple et courtoise affabilité qui lui est habituelle.

Buchanan et moi, nous essayons de le faire parler.

— Avez-vous reçu de Vienne, lui dis-je, de meilleures nouvelles ? Pouvez-vous nous rassurer un peu ?

— Non, je ne sais rien de neuf… La machine roule.

Sans vouloir s’expliquer davantage, il répète sa métaphore apocalyptique :

— La machine roule.

Comprenant qu’il n’y a pas à insister, je sors avec Buchanan. Je préfère d’ailleurs ne voir le ministre qu’après qu’il aura reçu Pourtalès et Szapary.

Un quart d’heure plus tard, je me fais annoncer chez Sazonow. Il est blême et vibrant :

— J’ai très mauvaise impression, me dit-il… très mauvaise. Il est clair maintenant que l’Autriche refuse de causer avec nous et que l’Allemagne l’excite sous main.

— Alors, vous n’avez rien pu tirer de Pourtalès ?

— Rien, sinon que l’Allemagne ne peut pas abandonner l’Autriche. Mais est-ce que je lui demande de l’abandonner ? Je lui demande simplement de m’aider à dénouer la crise par les moyens pacifiques… Du reste, Pourtalès ne se possédait plus ; il ne trouvait plus ses mots ; il bégayait ; il avait l’air effaré. Pourquoi cet effarement ?… Ni vous ni moi, nous ne sommes ainsi ; nous gardons notre sang-froid, notre self-control.

— Pourtalès s’affole, parce que sa responsabilité personnelle est sans doute engagée. Je crains qu’il n’ait contribué à lancer son Gouvernement dans cette terrible aventure, en affirmant que la Russie ne tiendrait pas le coup et que, si par impossible elle ne cédait pas, la France dénoncerait l’alliance russe. Il voit maintenant vers quel abîme il a précipité son pays.

— Vous êtes sûr de cela ?

— Presque… Hier encore, Pourtalès affirmait au ministre des Pays-Bas et au chargé d’Affaires de Belgique que la Russie capitulerait et que ce serait un triomphe pour la Triple-Alliance. Je le sais de la meilleure source.

Sazonow fait un geste d’accablement et demeure silencieux. Je reprends :

— Du côté de Berlin et de Vienne, le sort est jeté. Maintenant, c’est à Londres surtout que vous devez penser. Je vous supplie de ne prendre aucune mesure militaire sur le front allemand et d’être même très circonspect sur le front autrichien, tant que l’Allemagne n’a pas dévoilé son jeu. La moindre imprudence de votre part nous coûterait le concours de l’Angleterre.

— C’est aussi mon avis ; mais notre État-major s’impatiente et j’ai déjà grand peine à le retenir.

Ces derniers mots m’inquiètent ; une idée me vient :

— Si grave que soit le danger, si faibles que soient encore les chances de salut, nous devons, vous et moi, tenter jusqu’à l’impossible pour sauver la paix. Je vous prie de considérer que je suis, moi, dans une position sans précédent pour un ambassadeur. Le chef de l’État et le chef du Gouvernement sont en mer ; je ne peux correspondre avec eux que par intermittence et de la façon la plus incertaine ; d’ailleurs, comme ils ne connaissent qu’imparfaitement la situation, ils ne peuvent m’envoyer aucune instruction. A Paris, le ministère est décapité ; sa correspondance avec le Président de la République et le Président du Conseil n’est pas moins irrégulière et défectueuse que la mienne. Ma responsabilité est donc énorme. C’est pourquoi je vous demande de vous engager, dès maintenant, à accepter toutes les procédures que la France et l’Angleterre vous proposeront pour sauvegarder la paix.

— Mais c’est impossible !… Comment voulez-vous que j’accepte d’avance des procédures dont je ne connais ni l’objet, ni les conditions ?

— Je viens de vous dire que nous devons tenter jusqu’à l’impossible pour conjurer la guerre. J’insiste donc sur ma demande.

Après une courte hésitation, il me répond :

— Eh bien ! oui, j’accepte.

— Je considère votre engagement comme officiel et je vais le télégraphier à Paris.

— Vous pouvez le télégraphier.

— Merci ! Vous soulagez ma conscience d’un grand poids.


Mercredi, 29 juillet 1914.

Le prologue du drame me paraît arrivé à la dernière scène.

Hier soir, le gouvernement austro-hongrois a ordonné la mobilisation générale de l’armée ; le Cabinet de Vienne se refuse donc à l’entretien direct que lui proposait le gouvernement russe.

Cet après-midi, vers trois heures, Pourtalès vient déclarer à Sazonow que, si la Russie ne cesse pas immédiatement ses préparatifs militaires, l’Allemagne mobilisera aussi son armée. Sazonow lui répond que les préparatifs de l’État-major russe sont motivés par l’intransigeance obstinée du Cabinet de Vienne et par le fait que huit corps austro-hongrois sont déjà sur le pied de guerre.

A onze heures du soir, Nicolas Alexandrowitch Basily, vice-directeur de la chancellerie du ministère des Affaires étrangères, se présente à mon ambassade ; il vient m’annoncer que le ton impératif sur lequel l’ambassadeur d’Allemagne s’est exprimé cet après-midi, a déterminé le gouvernement russe : 1° à ordonner, cette nuit même, la mobilisation des treize corps destinés à opérer contre l’Autriche-Hongrie ; et 2° à commencer secrètement la mobilisation générale.

Ces derniers mots me font sursauter :

— N’est-il donc pas possible de s’en tenir, provisoirement du moins, à une mobilisation partielle ?

— Non. La question vient d’être examinée à fond par un conseil de nos plus hauts chefs militaires. Ils ont reconnu que, dans les circonstances présentes, le gouvernement russe n’a pas le choix entre la mobilisation partielle et la mobilisation générale ; car la mobilisation partielle ne serait techniquement exécutable, qu’à la condition de disloquer tout le mécanisme de la mobilisation générale. Donc, si nous nous bornions aujourd’hui à mobiliser les treize corps destinés à opérer contre l’Autriche et que, demain, l’Allemagne se résolût à soutenir militairement son alliée, nous serions impuissants à nous défendre du côté de la Pologne et de la Prusse orientale… La France n’est-elle pas aussi intéressée que nous à ce que nous puissions intervenir promptement contre l’Allemagne ?

— Vous invoquez là des considérations fortes. J’estime néanmoins que votre État-major ne doit prendre aucune mesure avant d’en avoir conféré avec l’État-major français. Veuillez dire de ma part à M. Sazonow que j’appelle sur ce point sa plus sérieuse attention et que je désire avoir sa réponse dans le cours de cette nuit.


Jeudi, 30 juillet 1914.

A peine Basily est-il rentré au Ministère des Affaires étrangères que Sazonow me prie, par téléphone, de lui envoyer mon premier secrétaire, Chambrun, « pour une communication très urgente. » En même temps, mon attaché militaire, le général de Laguiche, est appelé à l’État-major général. Il est minuit trois quarts.

L’empereur Nicolas, qui a reçu, dans la soirée, un télégramme personnel de l’empereur Guillaume, a décidé, en effet, de surseoir à la mobilisation générale ; car l’empereur Guillaume lui affirme qu’ « il s’emploie, de toutes ses forces, à favoriser une entente directe entre l’Autriche et la Russie. » Le Tsar a pris cette décision de son autorité propre, malgré la résistance de ses généraux qui lui ont représenté une fois de plus les inconvénients, les périls même d’une mobilisation partielle. Je n’annonce donc à Paris que la mobilisation des treize corps russes, destinés à opérer éventuellement contre l’Autriche.

Ce matin, au réveil, les journaux nous apprennent que l’armée austro-hongroise a préludé hier soir à l’attaque de la Serbie par le bombardement de Belgrade.

La nouvelle, qui se propage aussitôt dans le public, y provoque une émotion violente. De tous côtés, on me téléphone pour me demander si j’ai quelques détails sur l’événement, si la France est résolue à soutenir la Russie, etc. Des groupes animés discutent dans les rues. Et, devant mes fenêtres, sur le quai de la Néwa, quatre moujiks, qui déchargent du bois, s’interrompent de leur travail pour écouter leur patron, qui leur lit le journal. Puis ils pérorent longuement, tous les cinq, avec des gestes graves, et des mines indignées : la délibération se termine par des signes de croix.

A deux heures de l’après-midi, Pourtalès se rend au ministère des Affaires étrangères. Sazonow, qui le reçoit immédiatement, devine dès les premiers mots que l’Allemagne ne veut pas prononcer à Vienne la parole modératrice qui sauverait la paix.

L’altitude de Pourtalès n’est d’ailleurs que trop significative : il est effondré ; car il aperçoit maintenant les conséquences de la politique intransigeante dont il a été l’instrument, sinon même l’instigateur ; il voit la catastrophe inévitable et il succombe sous le poids de sa responsabilité :

— De grâce, dit-il à Sazonow, faites-moi une proposition quelconque, que je puisse recommander à mon Gouvernement. C’est mon dernier espoir.

Sazonow improvise immédiatement cette formule ingénieuse :

Si l’Autriche, reconnaissant que la question austro-serbe a pris le caractère d’une question européenne, se déclare prête à éliminer de son ultimatum les points qui portent atteinte aux droits souverains de la Serbie, la Russie s’engage à cesser ses préparatifs militaires.

Toujours accablé, les yeux hagards, la parole bégayante, Pourtalès se retire, d’un pas chancelant.

Une heure plus tard, Sazonow est introduit au Palais de Péterhof, pour faire son rapport à l’Empereur. Il trouve le souverain très mal impressionné par un télégramme que l’empereur Guillaume lui a expédié dans la nuit et dont le ton est presque menaçant :

Si la Russie mobilise contre l’Autriche-Hongrie, la mission de médiateur, que j’ai acceptée sur ton instante prière, sera compromise, sinon même rendue impossible. Tout le poids de la décision à prendre pèse actuellement sur tes épaules, qui auront à supporter la responsabilité de la guerre ou de la paix.

Ayant lu et relu ce télégramme, Sazonow fait un geste désespéré :

— Nous n’éviterons plus la guerre !… L’Allemagne se dérobe visiblement à l’action médiatrice que nous lui demandons et elle ne cherche plus qu’à gagner du temps pour achever en secret ses préparatifs d’offensive. Dans ces conditions, je ne crois pas que Votre Majesté puisse différer davantage à ordonner la mobilisation générale.

Très pâle et la gorge étreinte, l’Empereur lui répond :

— Songez à la responsabilité que vous me conseillez de prendre ! Songez qu’il s’agit d’envoyer des milliers et des milliers d’hommes à la mort !

Sazonow reprend :

— Ni la conscience de Votre Majesté ni la mienne n’auront rien à se reprocher, si la guerre éclate. Votre Majesté et son Gouvernement auront fait tout le possible pour épargner au monde cette effroyable épreuve… Mais aujourd’hui, j’ai la conviction que la diplomatie a fini son œuvre. Il faut penser désormais à la sûreté de l’Empire. Si Votre Majesté arrête nos préliminaires de mobilisation, Elle n’aura réussi qu’à disloquer notre organisation militaire et à déconcerter nos alliés. La guerre n’en éclatera pas moins, à l’heure voulue par l’Allemagne, et nous surprendra en plein désarroi.

Après un instant de recueillement, l’Empereur prononce, d’un ton ferme :

— Serge-Dimitriéwitch, allez téléphoner au chef d’État-major que j’ordonne la mobilisation générale.

Sazonow descend au vestibule du palais, où se trouve la cabine téléphonique et transmet au général Yanouchkéwitch l’ordre impérial.

La pendule marque exactement quatre heures.

Le cuirassé la France, qui portait le Président de la République et le Président du Conseil, est arrivé hier à Dunkerque, après avoir brûlé les escales prévues à Copenhague et à Christiania.

A six heures, je reçois un télégramme, expédié de Paris ce matin et signé de Viviani. Après avoir affirmé une fois de plus les desseins pacifiques du gouvernement français et renouvelé ses conseils de prudence au gouvernement russe, Viviani ajoute : La France est résolue à remplir toutes les obligations de l’Alliance. Je vais le déclarer à Sazonow, qui me répond, très simplement :

— J’étais sûr de la France.


Vendredi, 31 juillet 1914.

L’ordre de mobilisation générale est publié, dès l’aube.

Dans toute la ville, aussi bien dans les quartiers populaires que dans les quartiers riches et aristocratiques, l’enthousiasme est unanime. On me signale des hourras belliqueux sur la place du Palais d’hiver et devant Notre-Dame de Kazan.

L’empereur Nicolas et l’empereur Guillaume poursuivent leur dialogue télégraphique. Le Tsar a télégraphié ce matin au Kaiser :

Il m’est techniquement impossible de suspendre mes préparatifs militaires. Mais, tant que les pourparlers avec l’Autriche ne seront pas rompus, mes troupes s’abstiendront de toute offensive. Je t’en donne ma parole d’honneur.

A quoi l’empereur Guillaume a répondu :

Je suis allé jusqu’à l’extrême limite du possible dans mes efforts pour maintenir la paix. Ce n’est donc pas moi qui porterai la responsabilité de l’affreux désastre qui menace maintenant tout le monde civilisé. Il ne tient qu’à toi de le conjurer encore. Mon amitié pour toi et ton Empire, que mon grand-père m’a léguée à son lit de mort, est toujours sacrée pour moi et j’ai été fidèle à la Russie lorsqu’elle s’est trouvée dans le malheur, notamment pendant ta dernière guerre. A l’heure actuelle, tu peux encore sauver la paix de l’Europe, si tu arrêtes tes mesures militaires.

Sazonow, toujours attentif à se ménager l’opinion anglaise et soucieux de faire jusqu’à la dernière minute tout le possible pour conjurer la guerre accepte, sans discussion, quelques changements que Sir Edward Grey le prie d’apporter à la proposition dont il a saisi hier le Cabinet de Berlin. Voici le nouveau texte :

Si l’Autriche consent à arrêter la marche de ses années sur le territoire serbe et si, reconnaissant que le conflit austro-serbe a pris le caractère d’une question d’intérêt européen, elle admet que les Grandes Puissances examinent la satisfaction que la Serbie pourrait accorder au Gouvernement d’Autriche-Hongrie sans laisser porter atteinte à ses droits d’État souverain et à son indépendance, la Russie s’engage à conserver son attitude expectante.

A trois heures de l’après-midi, l’ambassadeur d’Allemagne demande à être reçu par l’Empereur, qui le prie de venir immédiatement à Péterhof.

Accueilli de la manière la plus affable, Pourtalès se borne à développer le thème exposé dans le dernier télégramme du Kaiser : « L’Allemagne fut toujours la meilleure amie de la Russie… Que l’empereur Nicolas consente à révoquer ses mesures militaires, et la paix du monde est sauvée… »

Le Tsar répond en faisant valoir les ressources de conciliation que la proposition de Sazonow, remaniée par Sir Edward Grey, offre encore pour un règlement honorable du conflit.

A onze heures du soir, Pourtalès se fait annoncer au ministère des Affaires étrangères. Reçu aussitôt, il déclare à Sazonow que si, dans un délai de douze heures, la Russie n’interrompt pas ses mesures de mobilisation, tant du côté de l’Allemagne que du côté d’Autriche-Hongrie, l’armée allemande sera mobilisée tout entière.

Puis, regardant la pendule qui marque onze heures vingt-cinq, il ajoute :

— Le délai expirera demain à midi.

Sans laisser à Sazonow le temps de formuler aucune observation, il reprend, d’une voix trépidante et précipitée :

— Consentez à démobiliser !… Consentez à démobiliser !… Consentez à démobiliser !…

Sazonow, très calme, répond :

— Je ne peux que vous confirmer ce que vous a dit Sa Majesté l’Empereur. Tant que les pourparlers continueront avec l’Autriche, tant qu’il y aura une chance de conjurer la guerre, nous n’attaquerons pas. Mais il nous est techniquement impossible de démobiliser, sans désagréger tout notre organisme militaire. C’est une considération dont votre État-major lui-même ne peut pas contester la légitimité.

Pourtalès sort, avec des gestes d’effarement.


Samedi, 1er août 1914.

Le délai assigné par l’ultimatum allemand expirait aujourd’hui à midi ; c’est à sept heures du soir seulement que Pourtalès se présente au ministère des Affaires étrangères.

Très rouge, les yeux gonflés, suffoquant d’émotion, il remet solennellement à Sazonow une déclaration de guerre, qui se termine par cette phrase théâtrale et mensongère : Sa Majesté l’Empereur, mon auguste souverain, au nom de l’Empire, relève le défi et se considère en état de guerre avec la Russie.

Sazonow lui répond :

— Vous faites là une politique criminelle. La malédiction des peuples retombera sur vous.

Puis, lisant à voix haute la déclaration de guerre, il est stupéfait d’y voir, entre parenthèses, deux variantes qui sont d’ailleurs d’une minime importance. Ainsi, après les mots : La Russie ayant refusé de faire droit à… il y a : (n’ayant pas cru devoir répondre à…) Et, plus loin, après les mots : La Russie ayant manifesté par ce refus… il y a : (par cette attitude…) Il est probable que ces variantes avaient été indiquées de Berlin et que, soit inadvertance, soit précipitation du copiste, elles ont été l’une et l’autre insérées dans le texte officiel.

Pourtalès est si atterré qu’il ne réussit pas à expliquer cette bizarrerie de forme, qui entache de ridicule in æternum le document historique d’où vont sortir tant de maux. La lecture finie, Sazonow répète :

— Vous faites là un acte criminel !

— Nous défendons notre honneur !

— Votre honneur n’était pas en jeu. Vous pouviez, d’un mot, conjurer la guerre : vous ne l’avez pas voulu. Dans tout ce que j’ai tenté pour sauver la paix, je n’ai pas trouvé en vous le moindre concours. Mais il y a une justice divine !

Pourtalès reprend, d’une voix sourde, avec un regard éperdu :

— C’est vrai… Il y a une justice divine… Une justice divine !

Il marmonne encore quelques mots incompréhensibles, et, tout vacillant, il se dirige vers la fenêtre qui est à droite de la porte d’entrée, en face du Palais d’hiver. Là, il s’appuie au chambranle et, soudain, il éclate en sanglots.

Sazonow essaie de le calmer, lui tape dans le dos. Pourtalès balbutie :

— Voilà donc le résultat de ma mission !

Enfin, brusquement, il se jette vers la porte, qu’il a peine à ouvrir, tant ses mains tremblent, et il sort en murmurant :

— Adieu !… Adieu !…

Quelques minutes après, j’entre chez Sazonow, qui me raconte la scène. Il m’apprend, de plus, que Buchanan vient de demander une audience à l’Empereur pour lui remettre un télégramme personnel de son souverain. Dans ce télégramme, le roi George adresse un suprême appel à l’esprit pacifique du Tsar et le supplie de poursuivre ses efforts de conciliation. La démarche n’a plus d’objet, depuis que Pourtalès a remis la déclaration de guerre. L’Empereur recevra néanmoins Buchanan ce soir, a onze heures…


Dimanche, 2 août 1914.

Mobilisation générale de l’armée française. L’ordre télégraphique m’est parvenu cette nuit, à deux heures.

Le sort en est donc jeté !… La part de raison qui gouverne les peuples est si faible qu’il a suffi d’une semaine, pour déchaîner la folie universelle !… Je ne sais comment l’histoire jugera l’opération diplomatique à laquelle je viens de participer avec Sazonow et Buchanan ; mais nous sommes, tous les trois, en droit d’affirmer que nous avons fait consciencieusement ce qui dépendait de nous pour sauver la paix du monde, sans accepter néanmoins de lui sacrifier ces deux autres biens, plus précieux encore, l’indépendance et l’honneur de nos pays.

Pendant cette semaine décisive, le travail de mon ambassade a été rude : les nuits n’étaient pas moins laborieuses que les jours. Mon personnel a été parfait de zèle et de sang-froid. J’ai trouvé chez tous, chez mon conseiller Doulcet, chez mes attachés militaires le général, de Laguiche et le commandant Wehrlin, chez mes secrétaires Chambrun, Gentil, Dulong et Robien, un concours aussi actif et intelligent que cordial et assidu.

Cet après-midi, à trois heures, je me rends au Palais d’hiver d’où, selon les rites, l’Empereur doit lancer un manifeste à son peuple. Je suis le seul étranger admis à cette solennité, comme représentant de la Puissance alliée.

Le spectacle est majestueux. Dans l’immense galerie de Saint-Georges, qui longe le quai de la Néwa, cinq ou six mille personnes sont réunies. Toute la Cour est en costume de gala, tous les officiers de la garnison en tenue de campagne. Au centre de la salle, on, a disposé un autel et l’on y a transporté l’icône miraculeuse de la Vierge de Kazan, dont le sanctuaire national de la Perspective Newsky est privé pour quelques heures. En 1812, le feld-maréchal prince Koutousow, partant pour rejoindre l’armée à Smolensk, a longuement prié devant la sainte image.

Dans un silence religieux, le cortège impérial traverse la galerie et se range à la gauche de l’autel. L’Empereur me fait inviter à prendre place en face de lui, voulant ainsi, me dit-il, « rendre un public hommage à la fidélité de la France alliée. »

L’office divin commence aussitôt, accompagné par les chants si larges, si pathétiques, de la liturgie orthodoxe. Nicolas II prie avec une contention ardente qui donne à son visage pâle une saisissante expression de mysticité. L’impératrice Alexandra-Féodorowna se tient auprès de lui, le buste raide, la tête haute, les lèvres violacées, le regard fixe, les prunelles vitreuses ; par instants, elle ferme les yeux, et sa face livide fait alors penser au masque d’une morte.

Après les dernières oraisons, l’aumônier de la Cour lit le manifeste du Tsar à son peuple, — simple exposé des événements qui ont rendu la guerre inévitable, appel éloquent à toutes les énergies nationales, imploration du Très-Haut, etc… Puis l’Empereur, s’approchant de l’autel, élève la main droite vers l’Évangile, qu’on lui présente. Il est encore plus grave, encore plus recueilli, comme s’il allait communier. D’une voix lente, courte et qui appuie sur chaque mot, il déclare :

— Officiers de ma Garde, ici présents, je salue en vous toute mon armée et je la bénis. Solennellement, je jure que je ne conclurai pas la paix, tant qu’il y aura un seul ennemi sur le sol de la patrie.

Un fracas de hourras répond à cette déclaration, copiée sur le serment que l’empereur Alexandre Ier prononça en 1812. Pendant près de dix minutes, c’est dans toute la salle un tumulte frénétique, qui se renforce bientôt par les clameurs de la foule massée au long de la Néwa.

Brusquement, avec son impétuosité coutumière, le Grand-Duc Nicolas, généralissime des armées russes, se jette sur moi et m’embrasse à me broyer. Alors, c’est un redoublement d’enthousiasme, que dominent les cris de : « Vive la France !… Vive la France !… »

A travers la cohue qui m’acclame, j’ai grand’peine à me frayer un passage derrière les souverains et à gagner la sortie.

J’arrive enfin à la place du Palais d’hiver, où une multitude innombrable se presse avec des drapeaux, des bannières, des icônes, des portraits du Tsar.

L’Empereur paraît au balcon. Instantanément, tout le monde s’agenouille et entonne l’Hymne russe. En cette minute, pour ces milliers d’hommes qui sont là prosternés, le Tsar est vraiment l’autocrate marqué de Dieu, le chef militaire, politique et religieux de son peuple, le souverain absolu des corps et des âmes.

Tandis que je rentre à l’Ambassade, les yeux pleins de cette vision grandiose, je ne puis m’empêcher de songer à la sinistre journée du 22 janvier 1905, où la population de Pétersbourg, conduite par le pope Gapone et précédée aussi par les saintes images, s’était massée comme aujourd’hui devant le Palais d’hiver pour implorer « son père, le Tsar, » et où elle fut mitraillée.


Lundi, 3 août 1914.

Le ministre de l’Intérieur, Nicolas-Alexéïéwitch Maklakow, m’affirme que la mobilisation générale s’opère sur tout le territoire de l’Empire avec une régularité parfaite et dans un vif élan de patriotisme.

Je n’avais à cet égard nulle appréhension ; je craignais tout au plus quelques incidents locaux.

Un de mes informateurs, B…, qui appartient aux milieux avancés, me dit :

— Aucune grève, aucun désordre ne sont à prévoir en ce moment. L’élan national est trop fort… Aussi, les chefs du parti socialiste ont-ils prêché, dans toutes les usines, la résignation au devoir militaire ; ils sont d’ailleurs convaincus que cette guerre aboutira au triomphe du prolétariat.

— Le triomphe du prolétariat… même en cas de victoire ?

— Oui, car la guerre fera fusionner toutes les classes sociales ; elle rapprochera le paysan de l’ouvrier et de l’étudiant ; elle mettra une fois de plus en lumière les hontes de notre bureaucratie, ce qui obligera le Gouvernement à compter avec l’opinion publique ; elle introduira enfin dans la caste nobiliaire des officiers un élément libéral et même démocratique, les lieutenants de réserve. Cet élément a déjà joué un grand rôle politique pendant la guerre de Mandchourie… Sans lui, les émeutes militaires de 1905 n’auraient pas été possibles.

— Soyons victorieux d’abord. Nous verrons ensuite.

Le Président de la Douma, Michel-Wladimirowitch Rodzianko, me tient aussi le langage le plus rassurant… pour le présent :

— La guerre, me dit-il, a mis fin subitement à toutes nos dissensions intestines. Dans tous les partis de la Douma, on ne pense qu’à se battre contre l’Allemagne. Le peuple russe n’a pas éprouvé une pareille secousse de patriotisme depuis 1812…

Le Grand-Duc Nicolas-Nicolaïéwitch est nommé généralissime, à titre provisoire, l’Empereur se réservant d’assurer, en temps opportun, le commandement personnel et direct de ses armées.

Cette nomination a motivé une délibération très animée dans le conseil que Sa Majesté a tenu avec ses ministres. L’Empereur voulait se mettre immédiatement à la tête des troupes. Gorémykine, Krivoschéïne, l’amiral Grigorowitch et surtout Sazonow lui ont représenté, avec une respectueuse insistance, qu’il ne doit pas risquer de compromettre son prestige et son autorité dans la conduite d’une guerre qui s’annonce comme très rude, très dangereuse, et dont les débuts sont des plus incertains.

— Il faut s’attendre, a dit Sazonow, à ce que nous soyons obligés de reculer pendant les premières semaines. Votre Majesté ne doit pas s’exposer aux critiques que ce recul ne manquerait pas de provoquer dans le peuple et même dans l’armée.

L’Empereur a objecté l’exemple de son ancêtre, Alexandre Ier, en 1805 et en 1812. Sazonow a judicieusement répliqué :

— Que Votre Majesté veuille bien relire les mémoires et les correspondances du temps. Elle y verra comme son auguste ancêtre a été désapprouvé, blâmé, d’avoir pris, en personne, le commandement des opérations. Elle y verra aussi tous les maux qui auraient pu être évités, s’il était resté dans sa capitale pour y exercer, de haut, son pouvoir suprême.

L’Empereur a fini par se ranger à cet avis.

Le général Soukhomlinow, ministre de la Guerre, qui convoitait depuis longtemps le poste éminent de généralissime, est furieux de s’être vu préférer le Grand-Duc Nicolas. Et, malheureusement, il est homme à se venger…


Mardi, 4 août 1914.

Hier, l’Allemagne a déclare la guerre à la France.

La mobilisation générale se poursuit avec activité et sans le moindre incident, à travers l’Empire. On a même gagné, pour les troupes de couverture, cinq ou six heures sur les horaires prévus.

Sazonow, dont j’ai souvent apprécié la vertu de désintéressement et d’intégrité, s’est manifesté à moi, ces temps derniers, sous un aspect qui l’élève encore. Dans la crise actuelle, il ne voit pas seulement un problème politique à résoudre, mais aussi et surtout un problème moral, où la religion même intervient. Tout son travail intérieur est dominé par les ordres secrets de sa conscience et de sa foi. A plusieurs reprises, il m’a dit :

— Cette politique de l’Autriche et de l’Allemagne est aussi coupable qu’absurde : elle ne renferme pas le moindre élément de moralité ; elle outrage toutes les lois divines.

Ce matin, le voyant épuisé de fatigue, les yeux fébriles et cernés, je lui demande comment il peut supporter un pareil labeur avec une santé si délicate ; il me répond :

— Dieu me soutient.

Toute la journée, des cortèges, portant des drapeaux et des icônes, ont défilé devant l’ambassade, aux cris de : « Vive la France !… Vive la France !… »

Foule très composite : ouvriers, popes, moujiks, étudiants, étudiantes, domestiques, petits employés, etc. L’enthousiasme paraît sincère. Mais, dans ces manifestations si nombreuses et qui se produisent à intervalles si réguliers, quelle part faut-il faire à l’action de la police ?…

Je me posais la question, ce soir, vers dix heures, lorsqu’on m’annonce qu’un flot populaire s’est rué sur l’ambassade d’Allemagne et l’a saccagée de fond en comble.

Située sur la place la plus importante de la ville, entre la cathédrale de Saint-Isaac et le Palais Marie, l’ambassade d’Allemagne est un édifice « kolossal. » Façade massive en granit de Finlande ; lourdes architraves ; maçonnerie cyclopéenne. Sur le toit, deux énormes chevaux de bronze, tenus en main par des géants, achèvent d’écraser le bâtiment. Abominable comme œuvre d’art, la construction est puissamment symbolique ; elle affirme, avec une éloquence grossière et tapageuse, la prétention de l’Allemagne à prédominer en Russie.

La populace a envahi l’hôtel, brisé les vitres, déchiré les tentures, crevé les tableaux, jeté par les fenêtres tout le mobilier, y compris les marbres et les bronzes de la Renaissance qui formaient l’admirable collection privée de Pourtalès. Et, pour finir, les assaillants ont renversé sur le trottoir le groupe équestre qui surmontait la façade. Le pillage a duré près d’une heure, sous l’œil complaisant de la police.

Cet acte de vandalisme aurait-il aussi une valeur symbolique ? Présagerait-il la ruine de l’influence allemande en Russie ?…

Mon collègue d’Autriche-Hongrie, le comte Szapary, est encore à Pétersbourg, sans comprendre pourquoi son gouvernement se montre si peu empressé à rompre les relations avec le gouvernement russe.


Mercredi, 5 août 1914.

La colonie française de Pétersbourg fait célébrer aujourd’hui, à Notre-Dame de France, une messe solennelle pour appeler sur nos armées la bénédiction divine.

A cinq heures du matin, Buchanan m’a téléphoné qu’il a reçu dans la nuit un télégramme du Foreign-Office qui lui annonce la participation de l’Angleterre à la guerre. Je prescris donc d’ajouter le pavillon britannique aux pavillons français et russes qui décorent le maître-autel.

A l’église, j’occupe mon fauteuil habituel, dans la travée de droite. Buchanan arrive presque en même temps :

— Mon allié ! Mon cher allié !… me dit-il avec émotion.

Au centre, sur le premier rang, deux fauteuils sont disposés, l’un pour le prince Biélosselsky, aide de camp général de l’Empereur, qui représente Sa Majesté, l’autre pour le général Kroupensky, aide de camp du Grand-Duc Nicolas, qui représente le généralissime.

Dans la travée de gauche, tous les ministres russes sont présents et, derrière eux, une centaine de fonctionnaires, d’officiers, etc.

Toute, l’église est pleine et recueillie.

Sur la figure de chaque personne qui arrive, je lis la même surprise joyeuse. La vue de l’Union-Jack, qui flotte sur l’autel, apprend à tous que l’Angleterre est désormais notre alliée.

Ces pavillons des trois nations s’harmonisent éloquemment. Composés des mêmes couleurs, bleu, blanc et rouge, ils expriment d’une manière pittoresque et frappante la solidarité des trois peuples coalisés. A la fin de la messe, la maîtrise chante successivement :


Domine, salvam fac Rempublicam
Domine, salvum fac Imperatorem Nicolaum
Domine, salvum fac Regem Britannicum


Au sortir de la messe, Sazonow m’informe que l’Empereur me prie de l’aller voir, cet après-midi, à Péterhof.

Arrivé, à trois heures, au petit cottage d’Alexandria, je suis immédiatement introduit dans le cabinet de Sa Majesté.


Selon l’étiquette, j’ai revêtu le grand uniforme ; mais le cérémonial est simplifié : un maître des cérémonies pour m’accompagner de Pétersbourg à Péterhof, un aide de camp pour m’annoncer et l’immanquable coureur de la Maison impériale, en costume du XVIIIe siècle.

Le cabinet du Tsar, situé au premier étage, s’éclaire par de larges fenêtres d’où l’on découvre, à perte de vue, le golfe de Finlande. Deux tables chargées de paperasses, un divan et six fauteuils de cuir, quelques gravures à sujets militaires composent tout le mobilier. L’Empereur, en tenue de campagne, me reçoit debout :

— J’ai voulu, me dit-il, vous exprimer toute ma gratitude, toute mon admiration pour votre pays. En se montrant une si fidèle alliée, la France a donné au monde un exemple inoubliable de patriotisme et de loyauté. Transmettez, je vous prie, au gouvernement de la République, mes remerciements les plus cordiaux.

Il articule cette dernière phrase, d’une voix pénétrante, et qui trépide un peu. Son émotion est manifeste ; je réponds :

— Le gouvernement de la République sera très sensible aux remerciements de Votre Majesté. Il les mérite par la promptitude et la résolution avec lesquelles il a rempli ses devoirs d’allié, quand il a dû reconnaître que la cause de la paix était irrémédiablement perdue. Ce jour-là, il n’a pas hésité un instant. Et dès lors, je n’ai plus eu à transmettre à vos ministres que des paroles de soutien, des assurances de solidarité.

— Je le sais, je le sais !… J’ai d’ailleurs toujours eu foi dans la parole de la France.

Puis nous parlons de la lutte qui va s’engager. L’Empereur la prévoit très rude, très longue, très périlleuse :

— Il faut nous armer de courage et de patience. Quant à moi, je combattrai à outrance. Pour obtenir la victoire, je sacrifierai jusqu’à mon dernier rouble et à mon dernier soldat. Tant qu’il y aura un ennemi sur le territoire russe ou sur le territoire français, je ne signerai pas la paix.

C’est du ton le plus calme, le plus uni qu’il me fait cette déclaration solennelle. Il y a, dans sa voix et surtout dans son regard, un mélange singulier de résolution et de placidité, je ne sais quoi d’inébranlable et de passif, de vague et de définitif, comme s’il n’exprimait pas sa volonté personnelle, comme s’il obéissait plutôt à une force extérieure, à un ordre de la Providence ou du Destin.

Moins avancé que lui dans les voies du fatalisme, je lui expose, avec toute l’énergie dont je suis capable, le danger terrible que la France va courir pendant la première phase de la guerre :

— L’armée française devra soutenir le choc formidable de vingt-cinq corps allemands. Je supplie donc Votre Majesté de prescrire à ses troupes une offensive immédiate. Sinon, l’armée française risque d’être écrasée. Et toute la masse, allemande se retournerait alors contre la Russie.

Il me répond, en accentuant les mots :

— Aussitôt la mobilisation terminée, j’ordonnerai la marche en avant. Mes troupes sont pleines d’ardeur. L’attaque sera menée avec toute la vigueur possible. Vous savez d’ailleurs que le Grand-Duc Nicolas a un allant extraordinaire.

L’Empereur m’interroge ensuite sur des questions de technique militaire, sur les effectifs de l’armée allemande, sur les plans concertés des états-majors français et russe, sur le concours de l’armée et de la flotte anglaises, sur l’attitude éventuelle de la Turquie et de l’Italie, etc. toutes questions dont il me semble exactement instruit.

L’audience dure depuis une heure. Soudain, l’Empereur se tait. Il paraît embarrassé et me regarde gravement, avec une attitude un peu gauche, avec un geste hésitant des mains. Tout d’un coup, il me saisit dans ses bras :

— Monsieur l’Ambassadeur, permettez-moi d’embrasser en vous ma chère et glorieuse France !


MAURICE PALÉOLOGUE.

  1. Copyright by Maurice Paléologue, 1921.
  2. Né le 6 novembre 1856. Son père, le Grand-Duc Nicolas-Nicolaîéwitch, était le troisième fils de l’empereur Nicolas Ier ; il commanda en chef les armées russes pendant la guerre de Turquie, en 1871-1878.
  3. Sir Andrew Buchanan, qui était alors ambassadeur à Saint-Pétersbourg.