La Russie délivrée de l'alcool

La Russie délivrée de l’alcool
Marylie Markovitch

Revue des Deux Mondes tome 37, 1917


LA
RUSSIE DÉLIVRÉE DE L’ALCOOL


I. — COUP D’ŒIL SUR LE PASSÉ

« L’Allemagne, dit-on, a fait sans le vouloir trois bonnes choses : elle a doté l’Angleterre d’une armée, délivré la Russie de l’ivrognerie et rendu Dieu à la France. » C’est le 14/22 août 1914, que, d’un simple trait de plume, le Tsar réalisa cette réforme dont il est encore impossible d’évaluer toutes les heureuses conséquences pour l’avenir de la Russie.

— Qui a vu notre pays il y a deux ans et le verrait maintenant ne le reconnaîtrait plus, a-t-on répondu de toutes parts à nos questions sur la suppression de l’alcool. C’est le paradis après la géhenne, l’ordre après le relâchement, la liberté après la licence, la dignité individuelle des plus humbles désormais recouvrée. Alexandre II avait libéré la Russie du servage, Nicolas II lui a rendu un service plus grand encore en la délivrant de l’alcool.

L’ivrognerie du peuple russe était devenue quasi proverbiale. Qui ne connaît la fameuse épitaphe : « Passant, dans ce cimetière, il y a une tombe, dans cette tombe il y a un pope, et dans ce pope il y a de la vodka. » Cependant, si l’on consulte les statistiques, on constate que ce n’est pas à la Russie, mais bien à la France que revenait le triste privilège de marcher en tête des nations dans cette course à la mort qu’est l’abus de l’alcool. En effet, tandis que la consommation individuelle en alcool pur s’élevait en France avant la guerre à 26 litres 6/100 par an, celle de la Russie n’était que de 3 litres 1/8, et ce pays n’arrivait que le onzième, bien loin derrière la Belgique, l’Italie et l’Allemagne, dans l’échelle comparée de la consommation de l’alcool.

A quoi donc attribuer la réputation, en partie injustifiée, de la Russie à ce sujet ? Peut-être à ce que l’usage de l’eau-de-vie, sous son nom de vodka, s’était si bien répandu dans toutes les classes de la société russe que les étrangers avaient fini par la considérer comme une sorte de Boisson nationale ; peut-être aussi à ce que, dans les classes populaires, l’ivrognerie s’étalait avec une insouciance qui confinait à l’impudeur ; peut-être enfin à ce que l’on avait étendu à tout l’Empire les habitudes d’intempérance localisées dans certains centres ouvriers, mais qui, en réalité, n’affectaient que très peu l’énorme masse de la population rurale.

Même dans les milieux les plus raffinés, la vodka avait sa place à la table de famille. Tout dîner russe bien ordonné se compose de deux services : le dîner proprement dit et les zdkouskis, ou hors-d’œuvre. Ces hors-d’œuvre nombreux, succulens et variés, sont rangés sur une table à part. Avant d’aller s’asseoir autour de la table principale, les convives, munis d’une assiette et d’une fourchette, font leur choix parmi les zakouskis, qu’on a l’habitude de manger debout, et qu’avant la guerre on arrosait d’un ou de plusieurs petits verres de vodka. Cela constituait une sorte de rite auquel aucun Russe ne se fût avisé de manquer. Il est bien connu aussi que les vins fins et les spiritueux, de France ou d’ailleurs, jouissaient dans la haute société russe d’une faveur qui n’allait pas sans quelques inconvéniens…

Pour mauvaises qu’elles soient, ces coutumes avaient leurs quartiers de noblesse ! Au temps des grands-ducs Sviatoslaf et Vladimir le Saint (à qui la population de Kieff doit son baptême) l’ivrognerie était bien portée. Le héros des légendes populaires, Illia Mourometz, avant d’entrer en lutte contre son adversaire, se vante de boire en une seule fois sept védros de bière (140 litres) et de manger sept pouds de blé (115 kilos). Dans la même épopée, Nikiticha Dobrine, à qui sa femme vient de remplir un vase d’une capacité de 20 litres, le prend d’une main et le vide d’un seul trait ! Les anciens Russes regardaient l’ivresse comme la source des gais propos et de la gaillardise, « Pour le Russe, disait le proverbe, la boisson, c’est la gaieté et sans elle il ne peut vivre. » C’est en ces termes que le prince Vladimir s’adressait aux étrangers en leur donnant raison de ce défaut des Slaves. Les boyards regardaient l’ivresse comme une chose toute naturelle et qui ne portait pas préjudice à la renommée. Dans les grands festins, le maître de maison se faisait un point d’honneur de faire boire ses hôtes jusqu’à l’ivresse, et il eût été indigne de lui de ne pas les entraîner par son exemple.

Outre la bière, les anciens Russes buvaient deux espèces de boissons fermentées, le méod et le kvas qu’on appelait bragon. Ces boissons contenaient peu d’alcool ; aussi l’ivresse était-elle alors un luxe de grand seigneur. Mais, au XVIe siècle ; l’eau-de-vie fut importée d’Occident et se répandit très vite, même dans le peuple. A sa suite, l’ivrognerie augmenta dans de si effrayantes proportions qu’un écrivain allemand, Olléar, visitant Moscou au temps du tsar Michel Féodorovitch, a pu dire que les Russes s’enivraient « plus que tous les autres peuples de la terre[1]. » Mais c’est au XIXe siècle que l’eau-de-vie exerça dans les classes populaires ses plus terribles ravages. D’après les chiffres que veut bien me communiquer le docteur Mendelssohn, l’éminent spécialiste, à Pétrograd, en 1910, la consommation d’alcool à 40° était de 31 litres, 4 par personne et par an ; à Moscou, de 34 l., 2. Une ville l’emportait sur toutes les autres : Rostof-sur-Don, où cette consommation atteignit 54 l., 5 ! Plus les endroits où l’on peut acheter ou consommer sur place sont nombreux dans un pays, plus la consommation s’y accroît. Or, en 1910, la Russie comptait plus de 111 000 de ces établissemens, un pour 1 442 habitans. Les boutiques de vente de l’Etat représentaient dans ce nombre un total de 26 556, soit un établissement pour 6 053 habitans.

Telle était la situation, d’après les statistiques, lorsque, sans se laisser arrêter par aucune considération financière, et envisageant seulement le bien moral de son peuple, le Tsar décréta la mesure quasi héroïque de la suppression de l’alcool.


II. — TRAKTIRS, TCHAÏNAÏAS, KAZIONKAS

Les statistiques ne disent pas tout. Il y a aussi le scandale public, la terrible contagion de l’exemple. Celui qui n’a pas visité la Russie avant la guerre ne peut se faire une idée des scènes attristantes dont les débits d’alcool et la rue même étaient chaque jour le théâtre. Dans les quartiers populeux de Pétrograd, et en général de toutes les villes russes, on peut voir des petites boutiques, peintes de couleurs vives et surmontées d’enseignes sur lesquelles on lit : traktir, tchaïnaïa. C’est ce que l’argot parisien appelle des caboulots où le peuple, — et souvent le plus bas peuple, — se rassemble à ses heures de loisir. A travers les vitres, crasseuses et ternes, on aperçoit des tables, quelquefois nues, d’autres fois couvertes de nappes plus ou moins souillées. D’après leur dénomination, les tchaïnaïas, ou maisons de thé, n’auraient dû offrir à leur clientèle que des boissons inoffensives, mais l’alcool, beaucoup plus rémunérateur pour le débitant, s’y consommait comme au traktir. Les pires falsifications de la vodka y coulaient à flots, ruinant les familles, détruisant les santés, détraquant les cerveaux… Là, se préparait la triste clientèle des prisons et des hospices d’aliénés. Les jours de paie étaient le triomphe du traktir. Alors, le scandale débordait dans la rue, comme un flot immonde, impossible à contenir. A l’entour des usines et dans certains quartiers, le spectacle devenait véritablement poignant. L’ivresse hoquetante des hommes se mêlait à celle des femmes sous les yeux d’une gaminaille amusée ; les conversations dégénéraient en disputes, les disputes en batailles, pour aboutir enfin à l’outchastok (poste de police).

Mais rien n’égalait peut-être en tristesse le spectacle qu’offraient les abords des kazionkas ou maisons de vente de l’alcool. La, point de tables autour desquelles on s’assemblât ; aucune excuse de jeu, de distraction ou de camaraderie : l’alcool pour l’alcool, l’ivresse dans toute sa hideur. La kazionka était toujours pleine et une foule énorme se pressait à l’entrée, attendant son tour. Et quelle foule ! Des hommes, des femmes portant sur leurs vêtemens en désordre, sur leurs visages, jeunes ou vieux, tous les signes caractéristiques de leur vice ; des enfans, marqués des stigmates de la dégénérescence. Les uns apportaient avec eux une bouteille, déjà remplie et vidée bien des fois ; les autres, attendaient de recevoir à l’intérieur le récipient avec son contenu. Les cris, les injures, les quolibets se croisaient au-dessus de cette foule, ivre avant d’avoir bu. « Est-ce que tu te crois à la Douma que tu beugles de la sorte ? » jetait un moujik à barbe hirsute à un ouvrier qui lui répondait par un intraduisible juron. Et la foule de rire et d’applaudir ! Dans l’intérieur de la kazionka, les mains avides se tendaient vers le liquide de mort. Aussitôt la bouteille reçue, on en brisait le cachet contre les murs, déjà rougis par des milliers de souillures pareilles, et l’on se précipitait au dehors. Nul n’attendait d’être chez soi pour absorber le poison. Un coup sec donné du plat de la main sur le fond de la bouteille et le liquide jaillissait pour retomber dans les gorges à glouglous pressés et bruyans. Puis on s’en retournait vendre pour quelques kopeks la bouteille vide !…


III. — LES ALCOOLIQUES APRÈS LA RÉFORME. — KHANDJON ET KHANDJISTES

Les réformes se réalisent malheureusement plus vite sur le papier que dans les âmes, où elles sont l’effet de l’éducation créatrice des bonnes habitudes. On le vit bien en Russie après la fermeture des kazionkas, et l’interdiction de vendre ou de servir des alcools, sous n’importe quelle forme, dans les traktirs, tchaïnaïas, restaurans et tous autres établissemens publics.

Afin d’établir une sorte de transition entre l’abus et l’abstinence totale, le gouvernement russe avait cru nécessaire d’accorder le monopole de la vente des vins et des alcools à quelques rares marchands, dans certaines petites villes voisines de la capitale. La résidence impériale de Péterhoff fut celle qui en profita le plus. Les buveurs de Pétrograd y organisèrent aussitôt de véritables pèlerinages. Le marchand Alexéieff, ayant obtenu le premier la permission de vendre du vin, encaissa jusqu’à 8 et 10 000 roubles par jour ! (de 20 à 25 000 francs). Quelques mois après, il avait un concurrent, Demidoff. Dès lors, la foule se dédoubla, et le scandale fut un peu moins apparent. Mais, avec les beaux jours, les pèlerins devenaient de plus en plus nombreux. Chaque matin, les trains arrivant de Pétrograd amenaient à Péterhoff des centaines de voyageurs. Les fiacres ne pouvaient suffire à leur transport de la gare en ville, et on les vit traversant à pied et au galop les avenues plantées d’arbres et les rues qui conduisaient aux magasins d’Alexéieff et de Demidoff !

Bientôt à ce public qui gardait encore une certaine retenue, s’en joignit un autre : maçons sans travail, dvornik (portiers) sans place, marchands ambulans, locataires de coins[2], revendeurs, etc. Au commencement du printemps de l’année 1915, les ivrognes couraient de nouveau les rues, et les gens en villégiature a Péterhoff devinrent, au début de l’été, les témoins impuissans, mais obligés d’un scandaleux dérèglement. A certaines heures, dans le Parc anglais, presque sous chaque buisson, dans chaque massif, on était exposé à voir ou à rencontrer des êtres innommables, de profession douteuse, buvant du vin à gorge que veux-tu, et s’amusant à casser les bouteilles contre le tronc des arbres. Les fossés, les champs, les sentiers, les moindres flaques d’eau étaient jonchés de ces débris.

De nouveau, il fallut sévir. Les magasins d’Alexéieff et de Demidoff furent fermés et la vente du vin et des alcools interdite sans aucune restriction.

Privés de cet ultime moyen d’ivresse, les alcooliques invétérés en cherchèrent d’autres, — et qui fussent à l’abri de la loi. L’alcool restait en vente sous plusieurs formes : alcool à brûler, eaux de toilette, vernis, etc. C’est à ces produits qu’ils demandèrent l’assouvissement de leur funeste passion. On crut empêcher cette dangereuse forme de consommation de l’alcool, en mêlant à l’esprit de bois une matière colorante, nuisible, qui le transformait en poison. Celle mesure extrême ne découragea pas les buveurs. Ils tentèrent des essais domestiques de purification de l’alcool à brûler, au moyen de choux, de concombres, que l’on y faisait infuser et qui, prétendait-on, en absorbaient les élémens nocifs. En réalité ces procédés empiriques laissaient à l’alcool ainsi modifié presque toutes ses dangereuses propriétés. La préparation obtenue prit le nom de khandjon, et ceux qui en usèrent furent appelés : khandjistes.

La vente de l’alcool à brûler ayant été sévèrement réglementée à la suite de ces abus, les khandjistes se rabattirent sur l’eau de Cologne et allèrent jusqu’à boire le vernis qui sert à polir les meubles, après l’avoir débarrassé de sa couleur. Des spécialistes louches se livrèrent à la confection de ces boissons pernicieuses. Ainsi, le mal que l’on avait cru enrayer reparaissait, — partiellement, — sous une autre forme. Une fois encore il fallait sauver malgré eux les buveurs d’alcool.

Le 27 juin 1915, parut une ordonnance du Préfet de police : « Il est expressément défendu de boire de l’alcool à brûler et autres produits contenant de l’alcool et n’étant pas destinés à être bus, mais qui sont mis en vente pour d’autres usages ; et aussi d’user des boissons composées avec ces produits.

« Il est également défendu de se procurer par n’importe quel moyen et de conserver chez soi des boissons préparées avec l’alcool à brûler, la laque de vernis, etc. Tout ustensile qui conservera un reste ou une odeur de ces boissons servira à prouver que le détenteur en a préparé.

« Les individus reconnus coupables d’infraction à ces ordonnances seront poursuivis judiciairement et passibles d’un emprisonnement de trois mois de forteresse ou de 3 000 roubles d’amende.

« De même, les individus trouvés dans la rue en état d’ivresse seront punis d’une amende de 100 roubles ou d’un mois de prison. »

Il était temps de sévir. Ce même jour, un nommé Wolkoff était arrêté pour avoir préparé des boissons de cette nature, et la police avait trouvé dans les rues 78 individus en état d’ivresse !


IV. — A L’OUTCHASTOK

Je suis allée rendre visite aux khandjistes dans un des ateliers spécialement installés pour occuper les loisirs forcés que leur donne la prison. C’est là-bas, loin de l’élégante rumeur de la Morskaïa et de la Newsky, dans un quartier populeux, noirci par la fumée des usines et retentissant du bruit des lourds camions qui roulent incessamment sur le pavé. Cela s’appelle : l’outchastok. Chaque quartier a le sien, plus ou moins fréquenté, selon le genre de sa population. Une pluie menue et froide, une vraie pluie de printemps russe ajoute à la tristesse du lieu.

Une vague odeur de goudron flotte dans l’air. Bien que la clientèle du poste ait considérablement diminué depuis la suppression de l’alcool, il ne se passe presque pas de jour où les agens n’amènent quelque malheureux khandjiste, cueilli sur le trottoir. Tous ne sont pas d’invétérés alcooliques : la misère, l’isolement, les tristesses intimes » en ont poussé plus d’un vers ce maudit khandjon dans lequel ils espéraient trouver l’oubli. Maintenant, réveillés de la mauvaise ivresse, ils s’ennuient loin de leurs travaux accoutumés, de la femme et des enfans. La loi, qui les punit, veut aussi les sauver. C’est pourquoi, dans chaque poste de police, un atelier a été improvisé pour eux. On y confectionne des bottes, des vêtemens pour l’armée. Ici, une vingtaine d’hommes, dont l’aîné n’a pas plus de trente ans, tirent l’alène ou martèlent le cuir. Ce sont de solides gaillards, larges d’épaules, bien musclés et que l’on imagine plus volontiers sous l’uniforme du soldat que sous la souquenille du prisonnier. Tous travaillent avec ardeur. Chacun d’eux est affecté à la confection d’une pièce spéciale, ce qui assure un travail plus rapide et plus parfait. De douze à quinze paires de bottes sortent ainsi journellement de leurs mains.

La présence à l’atelier n’est pas obligatoire pour les détenus. Mais il est bien rare qu’au bout de deux ou trois jours un khandjiste ne demande pas à s’associer à un travail qui fera passer plus vite les heures de sa réclusion, tout en lui rapportant un peu d’argent.

— Il faut voir, nous dit le gardien, avec quelle joie ils accueillent les jours de paie ! La plupart arrivent à réaliser un gain de 75 kopeks à 1 rouble par jour (1 fr. 50 à 2 francs). Beaucoup d’entre eux font parvenir une partie de cet argent à leur famille, se réservant seulement une petite somme pour leur sucre et leur tabac. Quelques-uns même se privent, économisant jusqu’au morceau de sucre de leur thé, afin d’envoyer davantage. Tous reconnaissent le mal que cause l’horrible boisson et se promettent bien de ne plus boire après l’expiration de leur peine. Je crois que l’outchastok en aura sauvé plus d’un.

Ainsi utilisé pour l’armée, le travail des khandjistes apporte avec lui un bénéfice double : bénéfice moral pour l’individu arraché à son vice, à sa paresse, rendu à sa dignité d’homme et devenu conscient de son utilité pour le service de la patrie ; bénéfice matériel pour la collectivité qui, plus que jamais, a besoin qu’aucune de ses forces ne soit perdue.


V. — L’EXEMPLE DE LA SUÈDE

On a versé des flots d’encre à propos des inconvéniens matériels résultant de la suppression de l’alcool : déficit budgétaire, préjudices causés aux viticulteurs, ruine des débitans…, etc. La question est, je crois, épuisée, et il est inutile d’y revenir. Toutefois, il faut reconnaître que la solution du problème est plus difficile à trouver pour la France, grand producteur de vins et de spiritueux, que pour les pays du Nord, Suède, Norvège, Danemark et Russie. Encore faut-il remarquer que la Russie est atteinte dans une certaine mesure, puisque l’oukase impérial, interdisant non seulement la consommation de l’alcool, mais encore celle du vin, paralyse complètement la vente des produits vinicoles du Caucase et de la Crimée.

De passage à Stockholm, j’ai voulu connaître l’opinion de l’éminent prohibitionniste, le docteur Bratt, créateur du Stockholm-Syslemett ou Système de vente de l’alcool pour la ville de Stockholm.

— Je me suis beaucoup intéressé à la lutte anti-alcoolique en France, me dit le docteur Bratt, et j’en suis arrivé à cette conclusion : Tant que vous n’aurez pas coupé le lien qui unit chez vous l’alcoolisme à la question économique, il vous sera bien difficile, sinon impossible, de résoudre le problème de l’interdiction de l’alcool. L’évolution en Suède, depuis soixante ans, a été bien différente de celle qui s’est faite en France. Dès 1855, nous supprimions les bouilleurs de cru, dont le privilège a été la pierre d’achoppement contre laquelle sont venues se briser toutes les velléités de réformes. C’est évidemment par-là qu’il faut commencer. La guerre actuelle vous fournit un tragique, mais irréfutable prétexte. Si vous laissez passer l’occasion, le succès de la campagne anti-alcoolique sera pour longtemps compromis. Les mesures qui ont été prises déjà sont certainement excellentes ; mais, outre qu’elles peuvent n’être que temporaires, elles constituent un simple palliatif. Or, c’est un remède qu’il vous faut. Je ne sais si la France se résignera jamais à la prohibition totale, comme la Russie, — le vin est une boisson trop populaire chez vous pour qu’on arrive à s’en passer complètement ; — mais il est désirable que vous adoptiez une réglementation ; je veux dire celle qui paraîtra le mieux appropriée aux intérêts matériels de la France, en même temps qu’k la santé physique et morale de son peuple.

Sur ma demande, et à titre de documentation, le docteur Bratt a bien voulu me décrire l’organisation du Stockholm-Systemett et m’en montrer le fonctionnement. Ensemble, nous visitons les bureaux où une armée de jeunes femmes et de jeunes gens collectionnent des fiches, constituent des dossiers, préparent et délivrent des carnets individuels.

— Chaque Société ayant obtenu du gouvernement la monopolisation de l’alcool, m’explique le docteur Bratt, en organise et en administre la vente dans le rayon qui lui est acquis. C’est ainsi que nous avons un Système de Stockholm, un Système de Gœteborg, etc. Nul commerçant, en dehors de cette Société, n’a le droit de vendre ou d’acheter, dans les limites qui lui sont reconnues. Mais il existait entre les diverses Sociétés des zones qui échappaient à toute surveillance. En conséquence, la Société de Stockholm a demandé au Riksdag de compléter son décret du 25 septembre 1914, en décidant que désormais le domaine d’une Société soit limité par celui des Sociétés avoisinantes. Ainsi les trafiquans de l’alcool se trouveront pris dans un filet entre les mailles duquel ils ne pourront s’échapper.

« Pour assurer le contrôle de la vente, le Stockholm-Systemett a décrété l’adoption du carnet à souches individuel. Ces carnets, dont j’ai eu en mains les spécimens, sont imprimés par des machines spéciales, destinées à empêcher la fabrication en double du même numéro. Ainsi, dès le début, toute tricherie est rendue impossible. La Société délivre ce carnet sur demande et, au besoin, après enquête. Elle a le droit de le retirer en cas d’indignité ou d’abus. La quantité d’alcool autorisée est de 16 litres par trimestre et par famille.

« Tout acheteur doit présenter son carnet au dépositaire chez lequel il se pourvoit et apposer sa signature sur une feuille destinée à contrôler sa consommation trimestrielle. Cette feuille, numérotée, correspond à une fiche, également numérotée et signée une fois pour toutes, qui est conservée dans les bureaux de la Société et porte toutes les indications de nom, d’âge, d’adresse, de situation sociale, permettant une exacte et rapide identification de l’individu.

« Chaque fois qu’un carnet est retiré, la fiche numérotée est remplacée par une carte de vacance, ce qui signifie que les employés de la Société n’ont plus le droit de vendre de l’alcool à l’ancien possesseur. Comme on agit de même en cas de mort ou de changement d’adresse, les employés ignorent la cause de retrait du carnet.

« Nombreux sont les avantages du carnet. Étant personnel, il ne peut être cédé ni prêté. En cas de conflit, il permet à la Société de prouver à quelle date l’alcool a été acheté, en quelle quantité et de quelle qualité. Il assure encore le contrôle sur les employés, qui sont tenus d’établir une exacte balance entre leur total de vente et leur dépôt. »

Pour excellent qu’il soit, ce système, accepté par la sage population suédoise, m’a semblé peu approprié à notre caractère national. Il se présente avec les mêmes apparences d’inquisition qui retardèrent jusqu’au moment des suprêmes abnégations patriotiques le vote de l’impôt sur le revenu. Mais il pourrait sans doute se prêter à des modifications qui lui enlèveraient ses allures un peu draconiennes. L’alcool étant un poison reconnu, sa vente ne saurait être libre. Voit-on des épiciers ou des droguistes vendre à leur gré la belladone, la cocaïne ou la morphine ? Les pharmaciens, distributeurs patentés de ces bienfaisantes, mais dangereuses drogues, ne sont-ils pas tenus de ne les délivrer que sous certaines restrictions ? Il s’agit donc surtout d’adopter le principe ; les faiseurs de projets ne manqueront point.

Les objections portant sur le déficit budgétaire sont peut-être, de toutes, celles qu’il conviendrait à cette heure de reléguer au dernier plan. Outre que l’on ne peut pas sacrifier la santé physique et morale d’un peuple à sa richesse en numéraire, il est démontré que, loin d’appauvrir ce peuple, la suppression de l’alcool l’enrichit. Le sacrifice budgétaire consenti ne saurait être que momentané. Encore peut-on lui trouver des palliatifs, ainsi que l’exemple de la Russie nous le prouve.

On sait quel énorme déficit annuel la suppression de l’alcool a imposé au budget russe. Le gouvernement y a remédié en prenant plusieurs mesures, dont les principales sont : 1° la création d’impôts nouveaux, — sur les marchandises transportées par voie ferrée, sur les voyageurs et leurs bagages, sur le coton russe ; — 2° l’augmentation des impôts anciens, notamment sur les allumettes, les tubes à cigarettes, les timbres de quittance. La situation nouvelle créée par la guerre et les suggestions du patriotisme ont fait que ces impôts ont été vaillamment acceptés et supportés.

— D’ailleurs, m’a dit le comte Bobrinsky, s’il est vrai que la suppression de l’alcoolisme a fait un grand trou à notre budget, il convient d’ajouter que, dans l’effroyable consommation de numéraire qu’exige la guerre, quelques millions de plus ou de moins passent absolument inaperçus…


VI. — UNE VISITE AU PROFESSEUR BEKHTIRIEFF

Le professeur Bekhtirieff, un des plus éminens psychiatres de Pétrograd, habite Kamenny. C’est une des nombreuses îles de l’embouchure de la Neva. Dès le mois de mai, « les Iles » sont un parc riant ; mais, en février, la neige y efface encore les chemins. Tentée par un froid sec et ensoleillé, j’avais eu la fantaisie de partir seule et à pied. Mal renseignée, je m’égarai dans l’ile. Les maisons habitées en hiver y sont rares, plus rares encore les passans. J’arrivai chez le professeur Bekhtirieff exténuée et avec une heure de retard sur mon rendez-vous. Mes explications et mes excuses aboutirent à une excellente tasse de thé, accompagnée de zakouskis, et c’est au parfum de la chaude et saine boisson que nous abordâmes la question de l’alcoolisme.

— Les avantages que nous avons retirés de la suppression de l’alcool sont tels, me dit le savant professeur, que, dût le budget en supporter des conséquences doubles, il faudrait encore s’en féliciter. En réalité, ces conséquences sont largement atténuées par une rentrée d’impôts incomparablement meilleure et par une augmentation aussi rapide qu’inespérée de l’épargne publique. Depuis qu’elles ne sont plus esclaves de la vodka, les populations rurales ont plus d’argent, elles se nourrissent mieux, s’habillent de neuf et rendent leurs demeures plus confortables. Le bien-être est actuellement tel dans les campagnes que certains paysans refusent de vendre leurs produits agricoles : œufs, beurre, lait, légumes, préférant les consommer eux-mêmes, ce qu’ils n’auraient eu garde de faire autrefois.

« Au point de vue mental, l’amélioration est plus sensible encore : c’est un lieu commun aujourd’hui de dire que l’alcool est le grand pourvoyeur des prisons ; mais s’il nous avait fallu une preuve de plus, la mesure de suppression prise par l’Empereur nous l’aurait fournie. Immédiatement après, on constatait une diminution considérable dans le nombre des crimes et délits. On a donné des chiffres : à Simbirsk, la moyenne des crimes diminua de 50 pour 100 ; de 80 pour 100 à Oriol, de 95 pour 100 à Kostroma, de 75 pour 100 à Toula, de 80 pour 100 à Rostoff sur Don, de 75 pour 100 à Odessa…

« Vous savez peut-être qu’on donne dans nos campagnes le nom de kouliganeries aux maraudages, menus vols, dégâts faits aux récoltes ou aux propriétés ; aux rixes, tapages nocturnes, bref à tout ce qui trouble la vie des tranquilles populations rurales. Eh bien ! ces sortes de méfaits, œuvre accoutumée des ivrognes, ont cessé depuis la suppression de l’alcool, à la grande satisfaction des paysans.

« A Pétrograd, de juin à août 1914, les suicides sont tombés de 76 à 18 pour les hommes et de 53 à 10 pour les femmes. Leur courbe en cette année 1914 est particulièrement intéressante à observer. Enfin, malgré les terribles épreuves de la guerre, la mentalité se relève partout et l’on voit déjà diminuer le nombre d’entrées dans les asiles d’aliénés. Si tels sont les résultats appréciables, en moins de deux ans, jugez de ce que nous pouvons attendre de l’avenir. Une population plus soucieuse des lois de l’hygiène, plus saine de corps et d’esprit, plus apte aux travaux physiques et intellectuels, une meilleure organisation de la vie domestique et par conséquent de la vie nationale, une production meilleure et plus intense, un enrichissement des classes moyennes et inférieures de la société, tels seront les résultats qui compenseront à brève échéance les sacrifices momentanément consentis. »


VII. — PARMI LES PAYSANS

Un village des environs de Novgorod. C’est jour de réquisition des chevaux. La terre est dure, l’air piquant, mais calme : une belle journée pour le plein air. Une cinquantaine d’isbas s’alignent sur deux rangs, le long de la route. Quelques-unes, peu nombreuses, se groupent autour d’une église à coupoles vertes. La ligne bleue de la forêt barre l’horizon blanc. Les paysans ont sorti les chevaux de l’écurie ou les ont amenés de loin. Maintenant, ils les font trotter sous les yeux des experts. Les femmes regardent, debout sur le seuil des portes. Les gamins, si drôles sous la touloupe en peau de mouton, froncée à la taille, qui les fait ressembler à des outres gonflées, s’en viennent rouler presque jusque sous les pieds des chevaux, vite chassés par les rudes interjections des moujiks.

Dans la tchaïnaïa, le samovar fume. Tout à l’heure, l’examen terminé, ceux qui vinrent de loin seront heureux de trouver prête la chaude boisson. En attendant cette heure, propice pour une conversation avec les hommes, nous entreprenons une enquête auprès des femmes.

— Si on est plus heureux que les hommes ne boivent plus ? Bien sûr ! Ça ne peut pas se comparer. Quand un homme est plein de vodka, ce n’est plus un homme, c’est un diable. Les soirs de marché, le plus souvent, c’étaient des injures, des coups à vous faire renier votre âme !… Et les petits qui se cachaient derrière le poêle et n’osaient pas même pleurer, de peur d’être entendus !…

— Et quelle misère ! Jamais un kopek… Quand la vodka y entre, sors de l’isba, car elle n’y laisse rien !

Autour de nous, un groupe s’est formé ; chacune de ces femmes apporte sa pierre pour lapider le fantôme maudit de l’alcool.

— On est moins malheureux, malgré la guerre, dit l’une. Si beaucoup d’hommes ont quitté le village, c’est pour servir l’Empereur qui avait besoin d’eux. Ceux qui y restent sont devenus doux comme des enfans.

— Est-ce vrai, hasarde une autre, qu’après la guerre on leur rendra la vodka ?

Un murmure de protestation s’élève :

— Alors, il vaut mieux que la guerre dure ! dit une voix.

Car, pour ces femmes, il y a un mal pire que la guerre : l’alcool !

Même unanimité de réprobation autour de la table de la tchaïnaïa. La salle est chaude et embuée ; les hommes versent le thé dans leur soucoupe et le boivent avec bruit, en tenant, selon leur habitude, un petit morceau de sucre dans la bouche. Entre deux gorgées, ils parlent de la guerre, des réquisitions, des nouvelles recrues qui sont parties… De la guerre à l’alcool, il n’y a qu’un pas.

— C’est vrai, tout de même, que le Russe avait deux ennemis : la vodka et l’Allemand. Notre petit père le Tsar a vaincu le premier ; il viendra bien à bout de l’autre, n’aie pas peur.

Et aussitôt chacun de raconter les méfaits des Allemands… et de la vodka : un tel a laissé sur les tables des traktirs tout le bien péniblement amassé par son père ; celui-ci a fait le malheur de sa femme et de ses enfans ; cet autre s’est noyé dans l’étang un soir de marché que sa tête était chaude… Chacun s’accuse aussi soi-même, car dans ce pays russe qui a conservé sa sainte simplicité d’antan et où toutes les âmes sont plus ou moins tolstoïennes, on fait volontiers miséricorde à celui qui reconnaît son péché.

Il est bien vrai aussi que le bien-être a augmenté sous le toit des paysans. On a acheté des outils agricoles, ce qui fait espérer un meilleur rendement des récoltes. En sortant de la tchaïnaïa, un moujik à tête d’apôtre nous montre avec fierté, sous la remise de son isba, une charrue dont le soc luisant neuf n’attend plus que le dégel pour ouvrir les flancs de la terre nourricière.

— C’est l’argent de la vodka qui a payé ça ! dit-il en souriant dans sa barbe broussailleuse et longue, striée de fils blancs.


VIII. — CHEZ LE COMTE BOBRINSKY : L’ÉDUCATION ANTI-ALCOOLIQUE

En entrant chez le comte Bobrinsky on est tenté d’oublier les graves préoccupations de l’heure présente, tant l’œil y est séduit par les plus belles manifestations de l’art pictural. Sur un des panneaux du salon, au milieu de tableaux d’une touche plus sombre, une femme aux chairs magnifiques resplendit. Ses épaules nues font dans le mur une trouée de lumière. Ainsi évoque-t-elle le souvenir des grands peintres de la nudité féminine : Rubens, Boucher, Le Titien. Aussitôt, le salon se peuple de toutes les belles formes que l’art réalisa… Mais, sur le mur opposé, une kermesse flamande mène sa ronde. Le débraillement de ces êtres, emportés par un plaisir exclusivement sensuel, l’attitude avilie de l’homme qui, au premier plan, éructe son ivresse, suffisent pour me ramener à l’objet de mon enquête…

Le comte Bobrinsky vient d’entrer. C’est un des plus distingues représentans de la vieille aristocratie russe Avec beaucoup d’autres de ses pairs, il ne dédaigne pas de s’intéresser aux questions sociales. Il doit à sa compétence d’avoir été choisi par l’Empereur comme Président de la Commission d’abstinence, destinée à lutter contre la vente de l’alcool.

— L’hydre Alcool a cent mille têtes, me dit le comte Bobrinsky, et la lutte n’est jamais terminée contre lui. La suppression de l’alcool a été une question d’obéissance pour notre bon et brave peuple russe. Il a cessé de boire parce que l’Empereur l’ordonnait ; mais les infâmes trafiquans de l’alcool n’ont pas renoncé à faire renaître en lui l’ancien vice. Notre Commission se propose donc un double but : 1° poursuivre la prohibition de la vente de l’alcool, qui s’exerce surtout dans les villages ; 2° faire passer dans l’âme du peuple le sens profond de la loi dont il a accepté la lettre, en ayant recours à l’éducation anti-alcoolique.

« Ce n’est pas une mince entreprise, et la ligne de comparaison à ce sujet, entre la France et la Russie, serait difficile à établir. Vous avez maintenant visité notre Empire, vous savez quelles distances séparent les villes et les villages ; vous connaissez l’insuffisance des communications, vous avez pu vous rendre compte de l’isolement hivernal de certains groupemens humains. Mais, pour qui ne connaît pas la Russie, il est presque impossible de se représenter les difficultés auxquelles on se heurte chaque fois que l’on veut établir, par l’idée, une cohésion entre tous les habitans de l’Empire. La loi, message bref et impératif, a pu les atteindre tous et s’imposer à eux ; il n’en va pas de même de notre influence, qui ne peut s’exercer que par une suggestion lente et continue. »

Tandis que le comte Bobrinsky évêque ainsi pour moi les vastes solitudes de la terre russe, je songe à ces habitans des marais de Pinsk, vrais Robinsons des marécages, qui ne connurent la déclaration de guerre que lorsque l’hiver eut rendu leurs marais accessibles aux traîneaux en les transformant en champs de glace ! Où trouver ailleurs, et en pleine Europe, un pareil exemple d’isolement ?

— Dans les villes, reprend le comte Bobrinsky, la lutte est relativement facile. Elle peut s’y exercer de mille manières, comme chez vous : par l’enseignement de la parole et de l’image, par l’école, par les réunions du soir, par les cercles et par ce que nous appelons ici les Narodné-Dom (maisons du peuple). Mais dans les campagnes ?… Le problème sera long et difficile à résoudre. Nous avons déjà élaboré tout un programme. L’important est de passer à la réalisation. D’abord, nous comptons faire appel à l’école ; instituteurs et institutrices sont nos alliés naturels. Mais l’école n’a pas encore pénétré partout. Certains enfans sont astreints à faire chaque jour plusieurs verstes, — 12 ou 15 le plus souvent, — pour se rendre à l’école ; parfois même la distance est telle qu’ils doivent y renoncer.

Et, aussitôt, je me rappelle de quel regard ému j’ai suivi, cet hiver, deux petits bonshommes de dix à onze ans qui s’en allaient, cartable au dos, à travers l’immense plaine blanche près d’une petite gare du gouvernement de Tver !

— La prédication des popes, continue le comte Bobrinsky, complétera l’enseignement de l’école. Nos prêtres trouveront là un bel apostolat humain à exercer à côté de l’apostolat religieux. Nous comptons aussi faire appel aux Cercles de paysans avec l’aide desquels on peut organiser des conférences et une sorte d’enseignement extra-scolaire. Déjà le zemstvo de Poltawa a commencé sa propagande anti-alcoolique dans la région et voté un budget à cet effet.

« Nous attendons beaucoup de la vulgarisation de l’enseignement musical, comme distraction saine pouvant remplacer avantageusement celle qu’offre le traktir. Vous avez pu juger du penchant naturel du paysan russe pour la musique. Ses instrumens préférés sont la balalaïka[3] et l’accordéon. Je suis bien sûr, ajoute en souriant le comte Bobrinsky, que nos braves soldats qui viennent de débarquer à Marseille n’ont pas oublié de les emporter avec eux et d’en régaler leurs compagnons d’armes français, puisque heureusement la musique est un langage universel. Pour 1 rouble 40 on a une balalaïka ; il n’est donc pas de paysan qui ne puisse s’en procurer une ou qu’on ne puisse aider dans cet achat. Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de répertoires nationaux plus riches que celui des chansons russes. Presque tous nos paysans en connaissent un grand nombre et les chantent agréablement. Lorsque chaque isba aura sa balalaïka ou son accordéon, la tentation sera moins grande d’ouvrir la porte à l’alcool.

« Notez que la Russie a d’excellentes boissons hygiéniques : le thé d’abord, dont aucun homme, chez nous, ne peut se passer ; le méod, le koumis, les eaux de fruits, notamment celle qu’on prépare avec une petite baie des marais : la kloukva, et enfin : le kvass. »

Il n’est pas de Français, je pense, qui ait visité la Russie sans goûter au moins une fois à cette boisson domestique. Elle est faite avec du pain que l’on laisse légèrement fermenter. Moins piquante que notre cidre, elle a une saveur très agréable et peut, en été, remplacer avantageusement le thé. Elle contient un infime pourcentage d’alcool, et son innocuité est absolue.

— Pour terminer, reprend le président de la Commission d’abstinence, il nous reste à parler du Journal à bon marché, des Bazars, des Musées et Expositions ambulans. Si chaque paysan de France peut lire son journal avec vingt-quatre heures à peine de retard, il n’en est pas de même en Russie. Le journal arrive lentement, difficilement et il y a des endroits où il ne pénètre jamais. Il faut donc créer des périodiques spéciaux, instructifs, amusans, à la portée des mentalités auxquelles ils s’adressent, et surtout à un prix très modique. Les bazars ambulans permettront au paysan de se pourvoir des principaux objets agricoles dont il a besoin, sans être obligé de faire un long et parfois coûteux déplacement ; la ménagère y trouvera de quoi rendre la maison plus confortable ou plus plaisante.

« Enfin, nous attendons beaucoup des Musées et Expositions ambulans. Un essai a déjà été fait l’année dernière sur la Volga ; et j’espère que d’autres auront lieu cette année.

« Imaginez le pittoresque de cet enseignement : sur la Volga, mère des fleuves, sur le beau Dniester aux larges eaux, un bateau glisse. Longtemps se déroulent les plaines uniformes ; puis, tout à coup, une coupole verte s’arrondit à l’horizon. Au bord du fleuve, près de l’estacade, des paysannes sont rassemblées. Sevrées de distractions, chaque fois qu’un bateau est signalé, elles accourent. Cette fois, il y a sur le bateau une attraction inattendue… La nouvelle se répand vite. On arrive du village, et même de plus loin. Un homme est là, professeur, docteur ou savant, bref un apôtre. Il montre les méfaits de la vodka, les ravages du terrible khandjon, il dit les souffrances et les regrets tardifs de ceux que l’eau de Cologne a rendus aveugles et, aussi, il met en garde contre le rôdeur louche, trafiquant secret de l’alcool. Il distribue des feuilles ou des brochures que le plus lettré lira aux autres ; puis, le bon grain jeté, le bateau repart sur l’eau tranquille jusqu’à ce qu’un autre village lui fasse signe du steppe ou de derrière sa haie de bouleaux. »


IX. — LA LUTTE A PÉTROGRAD. — LES NARODNÉ-DOM

Tandis que la voiture m’emporte vers la Narodné-Dom de Pétrograd, mon souvenir évêque les Maisons du Peuple de Gœteborg et d’Helsingfors ; je revois les plans et photographies de ces magnifiques Maisons du Peuple américaines avec leurs salles de bains, leurs restaurans, leurs bibliothèques où travaillent coude à coude patrons et ouvriers. Que de fois, en revenant des Conférences populaires du quartier du Temple, n’avons-nous pas senti le regret amer de voir notre Paris devancé par les pays du Nord dans l’application de tant de théories sociales ! Les Maisons du Peuple sont un des remèdes les plus immédiats et les plus pratiques contre la passion de l’alcool. Tant que Paris n’aura pas les siennes, — comme les a chaque quartier de New-York, — le peuple ira chercher dans les cafés la satisfaction de ce besoin de réunion qui est, après tout, la marque de sa sociabilité. Les Narodné-Dom ne doivent pas être une création de la philanthropie, mais un établissement civique, fondé par l’Etat ou la Commune, comme l’Ecole ou l’Hôtel de Ville dont elles sont le complément naturel et indispensable. Pourvoir chaque ville de sa Maison du Peuple sera un de nos grands devoirs sociaux d’après la guerre.

La voiture a longé les quais et traversé la Neva. Sur l’autre rive, la forteresse Pétropawlowsk (Saint-Pierre et Saint-Paul), aujourd’hui prison, baigne dans l’eau du fleuve le pied de ses murs percés de meurtrières et élève haut dans le ciel la flèche dorée de son église, nécropole des Tsars. Les minarets bleus de la mosquée, — réduction de la célèbre mosquée de Samarcande, — trouent de leurs longs fûts la verdure du parc Alexandre, et voici la Narodné-Dom. Elle a fort grand air avec son théâtre, ses jardins, ses divertissemens publics. Mais je dois dire que le public qu’on y rencontre n’est pas celui que l’on y voudrait coudoyer.

— Il n’y a rien d’étonnant à cela, me dit M, Grégorieff, conseiller municipal et président de la Commission extra-scolaire de Pétrograd. On engage au théâtre de la Maison du Peuple Nicolas II les plus grands artistes et les places y sont trop chères pour le peuple. En été, un public spécial envahit ses jardins et il n’y est plus guère question de lutte contre l’alcool. De ce côté, on a fait fausse route et tout est à refaire.

Si je signale chez nos amis cette erreur de direction qui sera d’ailleurs certainement réparée, c’est afin de nous mettre nous-mêmes en garde et de montrer que les meilleures réalisations peuvent être faussées dans leur essence.

— Depuis des années déjà, reprend M. Grégorieff, nous avons entrepris l’éducation anti-alcoolique du peuple dans notre capitale. Mais les difficultés, pour être d’un autre ordre que celles auxquelles on se heurte dans les campagnes, ne sont pas moins grandes. Ici, nous avons affaire à la police habituée à tout suspecter, et la rassurer n’est pas une mince besogne. Il y a environ dix-huit mois, l’Hôtel de Ville de Pétrograd a organisé pour le peuple des concerts, des matinées, des cinémas, des excursions dans les usines, des expositions, etc. ; jusqu’ici les permissions nécessaires à la réalisation de notre programme n’ont pu être obtenues. La Commission d’éducation extra-scolaire, dont je suis président, a organisé des cours et des conférences ; la Douma les a autorisés et a voté pour les cours une allocation annuelle de 150 000 roubles ; mais nous avons rencontré mille obstacles et notre projet a dû être ajourné.

« Pendant ce temps, l’Hôtel de Ville de Moscou, se fondant sur le rapport de l’Hôtel de Ville de Pétrograd, a ouvert deux Narodné-Dom, parfaitement organisées et qui fonctionnent déjà. Nombreuses sont à Pétrograd les associations d’ouvriers ayant pour but de s’entr’aider et de lutter contre l’alcoolisme : la police a réussi à les rendre suspectes et le gouvernement les a dissoutes.

« Après l’oukase du Tsar, le gouvernement s’est trouvé en contradiction avec lui-même. Alors, le ministre de l’Instruction publique, comte Ignatieff, a compris la nécessité de donner au peuple une éducation rationnelle. Il a permis l’ouverture de toutes les sociétés destinées à remplir ce but. La police a réussi à empêcher l’exécution de ce décret.

« Les sociétés officielles contre l’ivrognerie, comme la Narodné-Dom, ont été organisées vers 1899 sous l’influence du comte Witte au moment de la monopolisation de l’alcool par l’Etat. Mais l’éminent homme d’Etat reconnut bientôt que, loin d’arrêter la marée montante de l’alcoolisme, le monopole la favorisait par la baisse de prix de l’alcool. Il prit peur, protesta au Conseil d’Empire et cessa de s’intéresser aux Sociétés, dont lui-même avait favorisé la formation. C’est ainsi que, peu à peu, la Narodné-Dom de Pétrograd, endettée, hypothéquée, cessa d’être un lieu de haute culture morale populaire et devint un simple établissement de plaisir.

« En revanche, il existe à Pétrograd une maison d’initiative privée, créée il y a dix-huit ans par la comtesse Panine. Là, on a véritablement travaillé à l’éducation morale du peuple et lutté contre le fléau de l’alcool. Les hommes décidés à soutenir l’idée, professeurs, instituteurs, avocats, journalistes, ont fait des conférences, puis des cours d’adultes. On a fondé des classes professionnelles, ouvert une salle à manger, une tchaïnaïa, une bibliothèque, un salon de lecture et jusqu’à un réfectoire pour les enfans pauvres. Des expositions périodiques pour l’art industriel du pays ont été organisées avec le plus grand succès. La maison de la comtesse Panine possède actuellement un observatoire astronomique et un Théâtre des idées où d’excellens artistes, dévoués à la cause populaire, prêtent gracieusement leur concours. La comtesse elle-même donne l’exemple du travail et du désintéressement. Elle dépense environ chaque année 35 000 roubles, soit, au taux normal du rouble, un peu plus de 90 00O francs. Cet établissement, le seul en réalité de Pétrograd, ne peut être comparé qu’aux Narodné-Dom de Moscou et un riche marchand sibérien nous a confié son projet d’en fonder un semblable à Tomsk (Sibérie). »


X. — L’ARMEE RUSSE TEMPERANTE

J’ai gardé pour la fin ce paragraphe qui est de tous, j’en suis sûre, celui qui ira le plus au cœur du lecteur français. Nous nous imaginons que le soldat ne peut se passer d’alcool. ; Or, le monde entier le sait aujourd’hui : l’armée russe ne boit plus d’alcool. Ne croyez pas que ce soit là une formule bonne à jeter de la poudre aux yeux des naïfs. Jamais plus parfaite concordance ne se rencontra entre renonciation d’un fait et ce fait lui-même. Depuis un an, je vis presque constamment parmi des officiers ou des soldats ; j’ai visité les casernes, parcouru deux fronts : nulle part je n’ai rencontré sous l’uniforme le moindre signe d’ivresse, nulle part je n’ai vu la moindre trace d’alcool.

Le vin, le rhum et autres produits analogues sont réservés aux malades des hôpitaux et distribués sur ordonnance du médecin. Aussi quelle tenue, quel ordre, quelle discipline dans cette belle et vaillante armée russe !

En publiant l’oukase du mois d’août 1914, le Tsar avait surtout en vue la mobilisation. La Russie avait encore présens à la mémoire les scandaleux excès qui avaient accompagné la mobilisation lors de la guerre russo-japonaise. Des compagnies entières traînaient dans les rues, complètement ivres, suscitant des querelles, occasionnant des rixes, des mutineries et toute la séquelle obligée des conséquences de l’ivresse. En Sibérie, dans une gare, en cours de route, des soldats ivres s’étaient battus entre eux, et le sang avait coulé. On ne comptait plus les vitres cassées et les réverbères démolis. Il n’était que trop avéré aussi que le Champagne des officiers n’avait pas été sans influence sur les résultats de la bataille de Moukden…

Cette fois, rien de pareil, grâce à l’énergique décision de l’Empereur. La mobilisation s’accomplit dans le plus grand calme et avec cet ordre parfait qui en assura si heureusement la rapidité. Il faisait chaud, on avait soif. Dans les stations, chaque soldat s’approchait de la fontaine, vidait son gobelet, puis remontait tranquillement prendre sa place dans son fourgon.

Le succès de cette réforme momentanée décida le Tsar à la rendre définitive.

J’ai assisté à la seconde mobilisation : celle des ratniks, ou appelés du second ordre. Même abstinence et mêmes résultats. Pendant des semaines, les recrues ont défilé dans les rues de Pétrograd, précédées de leurs accordéons, suivies de chariots portant leurs bagages quand l’homme ne s’en chargeait pas lui-même. Des femmes, parfois même des enfans les accompagnaient. Pas une bagarre, pas un cri. Des milliers d’hommes se sont ainsi massés sur la Newsky, en face de ma fenêtre, devant le Jardin de la Chauve-Souris où avait lieu le recrutement, sans que la circulation en ait même été troublée. Les formalités terminées, ces hommes se divisaient par petits groupes et, toujours chantant et précédés d’un accordéon, ils se dirigeaient vers les tchaïnaïas où un verre de thé leur était servi. Sur le front, — et je puis l’affirmer pour l’avoir vu ! — les soldats ne pensent pas plus à l’alcool que s’ils n’en avaient jamais bu. Si l’on y fait allusion, ils lèvent les épaules avec un air de profonde indifférence.

— La vodka ? On ne sait même pas pourquoi on en buvait. Peut-être pour faire passer le temps. Ici, il y a les Allemands qui nous empêchent de trouver le temps long ; et l’on a bien autre chose à faire qu’à boire…

— J’ai vu sur le front des soldats ivres, m’a dit Son Excellence le général Adamovitch, mais c’étaient des Allemands que nous avions faits prisonniers sous les murs de Lodz.

Les chefs sont enchantés et pleins de gratitude pour l’Empereur, qui, par cette mesure, a rendu la discipline plus facile, et plus étroites et plus cordiales les relations entre l’officier et le soldat.

— Nous ne sommes pas malheureux, me dit encore le général Adamovitch, même quand nous n’avons pas de vin ou de vodka à donner à nos hommes au moment du combat, car nous n’avons jamais eu besoin de les stimuler par l’alcool pour les lancer à l’attaque. Leur bravoure a toujours suffi.

C’est sur cette parole tant de fois justifiée que je terminerai le résumé de mon enquête. Je sais combien la lutte est chaude chez nous autour de la suppression de l’alcool. Je serais heureuse si l’exemple de nos Alliés, que j’ai tâché de montrer sous toutes ses faces, aidait la France à triompher du monstre.


MARYLIE MARKOVITCH.


  1. Dr Mendelssohn, Enseignement anti-alcoolique,
  2. Dans certains quartiers des grandes villes, et notamment à Pétrograd, on loue à de pauvres ouvriers un coin de chambre ; soit quatre locataires, Seuls ou en famille, par chambre. Quelquefois ces coins sont séparés les uns des autres par un rideau. Ces locataires d’un nouveau genre sont appelés sadirjatil ongloff" (locataires de coins).
  3. Instrument à cordes, assez semblable à la mandoline, mais à caisse triangulaire.