La Russie épique - Les chansons du cycle de Vladimir

La Russie épique - Les chansons du cycle de Vladimir
LA
RUSSIE ÉPIQUE

LES CHANSONS DU CYCLE DE VLADIMIR.

I. A. P. Hilferding, Onéjeskia byling (Bylines de l’Onéga), Pétersbourg 1873.— II. Kiriéeyski, Piesni sobrannyia, Moscou 1868-73. — III. Rybnikof, Piesni sobrannyio, Moscou et Pétersbourg, 1861-1867. — IV. Oreste Miller, Ilia Mouromets i bogatyrstvo Kievskoe (Ilia de Mourom et les héros de Kief), Pétersbourg 1870. — V. L. Maïkof, O bylinokh Vladimirova tsikla (les Bylines du cycle de Vladimir), Pétersbourg 1863.

Les études sur les bylines ou chansons épiques de la Russie ne datent guère que des premières années du siècle. En 1804 parurent les Anciennes Poésies russes ; la base de cette publication était un recueil manuscrit attribué à un certain Kircha Danilof et formé, vers le milieu du XVIIIe siècle, de chansons recueillies parmi les ouvriers des établissemens métallurgiques appartenant à Procophii Demidof. Ces chansons eurent alors un grand succès de nouveauté : beaucoup de Russes firent pour la première fois connaissance avec les héros de l’épopée kiévienne, avec le gracieux prince Vladimir, l’intrépide Dobryna, Ilia de Mourom et autres pourfendeurs de dragons. En 1818, on fit une seconde édition plus complète du recueil de Kircha Danilof : elle comprenait soixante pièces de poésie au lieu de vingt-cinq[1]. Dès ce moment, l’attention des savans fut tenue en éveil. On se rappela que dans plusieurs provinces circulaient parmi les paysans un grand nombre de ces cantilènes héroïques; on se mit à les recueillir et à les publier. De 1852 à 1856, Sreznevski éditait des bylines qui se chantaient dans les gouvernemens d’Olonetz, de Tomsk et d’Arkhangel. Dans les quinze dernières années, ce mouvement a pris un remarquable développement. Nous n’avons cité en tête de cette étude que les collections les plus considérables et les plus récentes. Le texte de ces vieilles poésies soulevait naturellement une infinité de questions mythologiques, historiques, littéraires, qui ont donné lieu à de nombreux travaux, parmi lesquels il faut citer ceux de MM. Afanasief (les Idées poétiques des Slaves sur la nature), Bezsonof, Bouslaef[2]. Tandis que M. Maïkof cherchait à déterminer dans ces cantilènes la part de la réalité historique, d’autres en poursuivaient l’explication mythique; M. Stasof trouvait dans les poésies héroïques de l’Hindoustan et des races touraniennes des points de comparaison avec les poésies russes; M. Polévoï se tournait de préférence vers l’épopée germanique. Plus récemment M. Oreste Miller, dans un ouvrage vraiment capital, a pris à partie la mythologie comme l’histoire, et les poèmes de l’Orient comme ceux de l’Occident. Il y a surtout plaisir pour nous à constater quelle connaissance profonde a M. Miller de nos travaux français : les noms de MM. Littré, Gaston Paris, Léon Gautier, Du Méril, reviennent constamment dans ces brillantes discussions.

Pour avoir une idée de l’ardeur qu’apportent les savans russes à l’étude de ces antiquités nationales, il faut suivre Hilferding, en juin 1871, dans ses explorations à travers les sauvages régions de l’Onéga. « Il y avait longtemps, écrit-il, que je me proposais de visiter notre pays septentrional; je voulais voir ces populations qui en sont encore à la période de la lutte primitive contre les rigueurs de la nature ennemie. Ce qui m’attirait surtout dans le gouvernement d’Olonetz, c’était le désir d’entendre au moins un de ces admirables rhapsodes qu’y a trouvés Rybnikof ; mais, considérant que le recueil de M. Rybnikof est le fruit d’un séjour de plusieurs années dans le pays et que moi-même je ne disposais que de deux mois seulement, je n’imaginais pas d’abord pouvoir rien y faire de sérieux. Je ne voulais que me donner la satisfaction personnelle de voir quelques chanteurs de bylines. Un hasard heureux amena bientôt le touriste à devenir un collectionneur. » Ce hasard heureux, c’est la rencontre du rhapsode populaire Jef Érémief. Hilferding est tout surpris de lui entendre débiter une pièce de vers, la plus complète et la plus archaïque qu’il eût encore trouvée, sur la Circé russe, Marina. Jef Érémief était un schismatique, un raskolnik, et jusqu’alors on avait cru que les raskolniks ne chantaient pas de bylines. C'était une mine d’or que le savant venait de découvrir, une source inépuisable de chansons inédites. Dès ce moment, Hilferding n’a plus un jour de repos. Le voilà qui se met à la recherche des chanteurs et des chanteuses, qui se fait cahoter par des chemins impossibles dans des véhicules horriblement primitifs. En moins de deux mois, il visite plus de trente villages, entend soixante-dix rhapsodes, écrit sous leur dictée 318 chansons qui forment aujourd’hui un énorme volume de 2,670 colonnes. Le bruit de ses libéralités, sa réputation de bonté, s’étaient répandus au loin. De cinquante verstes à la ronde, les aèdes rustiques accouraient à son quartier-général; souvent ils étaient obligés d’attendre leur tour d’audience un ou deux jours. Pendant ce temps, Hilferding, sous la dictée de l’un d’eux, écrivait des bylines « jusqu’à complet épuisement physique. » Ce rude et passionné labeur a peut-être abrégé ses jours : l’année suivante, en juin 1872, il était enlevé à sa famille et à la science.

Dans le récit qu’il nous a laissé de son dernier voyage, ce qu’il y a surtout d’émouvant, c’est sa vive sympathie pour les habitans du pays septentrional qui mènent une vie si dure dans cette nature marâtre. Il sait inspirer confiance aux dissidens, si longtemps persécutés, et que la vue d’un habit de bourgeois suffisait à rendre muets. Il prend le parti du pauvre paysan contre les tracasseries de l’administration forestière. Il sait combien ce sol est avare : la maigre moisson ne peut mûrir que dans les terres récemment défrichées. Faut-il donc, pour protéger la forêt contre les défrichemens, faire mourir de faim l’habitant? Il cause familièrement avec les chanteurs, s’informe de leurs affaires, de leur famille, de leur village. Il tient à connaître le milieu dans lequel ils ont vécu : ces renseignemens ne sont-ils pas d’ailleurs indispensables, si l’on veut être fixé sur l’origine et la transmission des bylines? Hilferding a pu constater une fois de plus que la poésie populaire est bien la propriété exclusive du peuple : tous les rhapsodes qu’il a entendus sont des paysans. On lui avait bien parlé d’un sacristain et d’un diacre : il s’est trouvé que ces demi-bourgeois ne savaient que des contes ou des cantiques, mais ne savaient pas de bylines. Presque tous les favoris de la muse sont complètement illettrés : sur soixante-dix rhapsodes, Hilferding n’en a trouvé que cinq qui eussent quelque instruction. Il a plaisir à louer leur désintéressement : réciter des poésies est pour eux un divertissement, non une profession. Ils n’ont jamais imaginé que cela pût rapporter de l’argent. Un jeune paysan retournait chez lui enchanté de la générosité du savant et disait à haute voix « qu’il se garderait bien à l’avenir de laisser échapper une byline et qu’il en apprendrait le plus possible, puisqu’il voyait que cette connaissance avait son prix. » Les chanteurs ne comprennent pas toujours ce qu’ils chantent : la langue a vieilli, et plus d’un vers s’est altéré. Si on leur demande compte d’une expression singulière ou d’un passage obscur, ils répondent invariablement : «Cela se chante ainsi, » — ou bien : « les anciens chantaient ainsi; nous ne savons ce que cela veut dire. » Aucun détail merveilleux ne leur semble incroyable; ils admettent très bien qu’Ilia de Mourom ait pu brandir une massue de 1,600 livres ou tuer d’une seule fois 40,000 brigands. Ils pensent simplement que les hommes étaient plus forts en ce temps-là qu’aujourd’hui. Ce qui prouve la ténacité de la mémoire populaire, c’est que le paysan de l’Onega continue à chanter les « chênes robustes, » et « la stipe de la prairie » et « la plantureuse campagne, » bien que ces traits de la nature kiévienne ne répondent en rien à la nature qu’il a sous les yeux, et que jamais de sa vie il n’ait vu un chêne. Il parle de casque, de carquois et de massue d’acier, bien qu’il n’ait même pas une idée de ces sortes d’armes, de « l’aurochs au poil brun » et du « lion rugissant, » bien que ces animaux, qui ont pu exister dans l’ancienne Scythie, lui soient aussi inconnus que l’ornithorhynque. C’est grâce à ce respect pour la tradition[3], à cette habitude de chanter comme ont chanté les anciens, que tant de traits, inintelligibles pour le paysan, infiniment précieux pour le mythologue et l’historien, ont pu se conserver dans les bylines. Les poésies épiques ont ainsi passé presque sans altération, avec les migrations populaires, des plaines du sud dans les déserts du nord et des temps héroïques aux générations contemporaines. Il en résulte que dans les chansons de l’Onega ou de la Sibérie on retrouve les mêmes personnages, les mêmes aventures que dans celles qu’on a pu recueillir à Riazan ou à Toula.


I.

Le héros qui domine tout le cycle de Kief[4] et qui dépasse en majesté épique même le beau soleil Vladimir, c’est Ilia de Mourom. Toutes les chansons, en toutes leurs variantes, s’accordent sur ce point : c’est un fils de paysan. M. Miller a raison d’insister sur le fait ; l’épopée russe est peut-être la seule où le premier rôle ait été dévolu à un homme de « basse condition. » C’est à cela surtout qu’on reconnaît que les bylines ont été faites par le peuple et pour le peuple. Les chansons de gestes françaises ont un caractère et une origine beaucoup plus aristocratiques., La naissance rustique d’IIia n’est point, dans les poésies russes, un trait isolé et accidentel. Dans une cantilène qui ne se rattache qu’imparfaitement au cycle de Vladimir, Volga, le fort guerrier, chevauche avec sa bande héroïque, sa droujina intrépide, et va de pays en pays, comme un vrai prince varègue, pour recueillir le tribut des villes slaves. Soudain il entend dans la campagne le bruit d’une charrue; il entend crier les membrures de bois, sonner contre les pierres le soc d’acier. Volga et ses hommes se dirigent vers le laboureur, mais ils marchent toute une journée sans l’apercevoir. Et toujours retentissait le bruit de la charrue fantastique et le choc de l’acier sur les pierres du sillon. Volga chevauche une seconde journée sans apercevoir personne. Au matin seulement de la troisième journée, il rencontre enfin Mikoula le laboureur, Mikoula Sélianinovitch (le fils du villageois), qui de sa puissante charrue trace les raies profondes, arrache les souches, soulève des rocs. Volga le salue et engage conversation avec lui. Mikoula lui raconte qu’un jour, comme il se rendait à la ville voisine, les gens de là-bas ont osé lui réclamer un péage; mais c’est avec son bâton qu’il les a payés, et alors « ceux qui étaient debout se sont assis et ceux qui étaient assis se sont couchés pour toujours. » Émerveillé de ce récit, Volga engage le paysan à entrer dans sa droujina. Mikoula y consent, mais à une condition : c’est qu’on arrachera le soc du sillon pour le jeter dans un buisson. Volga envoie un de ses hommes; mais ce guerrier robuste ne peut même imprimer un mouvement à la charrue. Le chef varègue envoie cinq autres braves : ils ne peuvent à eux tous en venir à bout. Volga envoie dix hommes, puis toute sa droujina : ils ne sont pas plus heureux. Il descend lui-même de cheval, met les deux bras à la besogne et se reconnaît vaincu. Le laboureur s’approche alors, et d’une seule main arrache la charrue, la lance jusque dans les nuages, d’où elle retombe sur un buisson de cytise. La bande militaire part avec sa nouvelle recrue, Mikoula est monté sur son cheval de paysan ; mais quel cheval ! Aucun des coursiers de guerre ne peut le suivre. — Voilà sous quels traits imposans le peuple russe s’est représenté le héros rustique, le héros slave par excellence, en opposition au héros d’aventures, au héros varègue Volga, fils de Sviatoslaf. Dans l’épopée germanique, Thor, le patron des travailleurs, est constamment primé par Odin, le guerrier : c’est tout le contraire dans l’épopée slave; mais sous le paysan épique se cache évidemment une divinité. Peut-être Mikoula est-il ce prince Kola (Kola-xaïs, le prince de la charrue) dont nous parle Hérodote. Suivant l’historien grec, Kola-xaïs était dans les traditions scythiques, un des trois fils du premier homme. C’est pour lui que tomba du ciel une charrue d’or brûlant, sur laquelle nul autre que lui ne put porter la main. Peut-être aussi le grand saint Nicolas (les paysans prononcent Mikoula) n’occupe-t-il un rang aussi élevé dans l’église russe que parce qu’il a pris la place du Sélianinovitch. Il est bien remarquable que les Slaves de la Russie méridionale, héritiers de ces Scythes d’Hérodote qui s’enorgueillissaient du surnom de laboureurs, aient réservé les deux places d’honneur dans leurs poèmes nationaux à deux héros de la charrue : à Mikoula, le fils du villageois, à Ilia, le fils du paysan.

Ilia, avant de se révéler comme un bogatyr, un héros, était resté trente années comme perclus et paralysé. Un jour que son père et sa mère travaillaient aux champs apparaissent deux vieillards divins. « Ilia de Mourom, fils de paysan, lui crient-ils, ouvre-nous les larges portes, fais-nous entrer dans ta maison. — Hélas ! répond l’infirme, je ne puis ouvrir les larges portes. Il y a trente ans que je reste assis; je ne puis remuer ni les bras ni les jambes. — Lève-toi, Ilia, sur tes pieds rapides, ouvre-nous les larges portes, fais-nous entrer dans ta maison. » Ilia se lève en effet et va leur ouvrir. Les inconnus lui présentent alors une coupe remplie d’un certain breuvage. A peine a-t-il bu que « son cœur héroïque s’échauffe et que son corps blanc se couvre de sueur. » — « Que sens-tu en toi, Ilia de Mourom? demandent les étrangers. — Je sens en moi une grande force. — Ilia, tu seras un grand héros ; tu ne dois pas mourir en bataille. Livre donc combat à tous les héros, à toutes les héroïnes audacieuses. Seulement ne t’avise pas de lutter avec Sviatogor le bogatyr, car la terre peut à peine le porter; ne va point t’attaquer à Samson le fort : sur sa tête, il y a sept cheveux divins ; ne lutte point avec le sang de Mikoula : il est chéri de la mère humide, la terre; n’en viens pas aux mains avec Volga : ce n’est point sa force qui le rend invincible, c’est sa ruse. »

Voilà donc Ilia qui tout à coup de cul-de-jatte est devenu un héros auquel tous les autres devront céder à l’exception de Sviatogor, Samson, Mikoula et Volga. Ces quatre personnages forment en effet dans le panthéon russe comme une génération plus ancienne, plus puissante que les bogatyrs du cycle de Vladimir. Ce sont les vieux dieux d’Eschyle, bientôt forcés de faire place à de plus jeunes; des Titans aux forces aveugles et déréglées, que la terre ne peut qu’à peine porter, Mikoula, le bon laboureur, fait exception : il est chéri de la mère humide, — Volga, qui par certains traits semble un chef de Varègues en quête de butin et d’aventures, est par d’autres côtés une mystérieuse divinité, d’un caractère très archaïque. Un serpent avait eu commerce avec sa mère; il s’était enroulé "autour des brodequins de velours, autour des bas de soie. » C’est de cette rencontre que naquit Volga : les bylines lui attribuent l’origine dont se flattait Alexandre le Grand. Fils du serpent, il connaît toutes les ruses et tous les artifices de la magie divine. Comme le Protée, comme le Jupiter amoureux des traditions grecques, nous le voyons se métamorphoser en hermine, en poisson, en faucon lumineux, en loup au pelage gris (par là il rappelle ces Scythes loups-garous dont parle Hérodote), en aurochs au poil brun. Quant à Sviatogor et à Samsce, chez lequel on retrouve le trait biblique des cheveux miraculeux, ce sont des géans enivrés de leur force démesurée. « S’il y avait un anneau au ciel et un anneau à la terre, s’écrie un jour Sviatogor, je prendrais celui-ci de la main droite, celui-là de la main gauche, et je rapprocherais pour les confondre le ciel et la terre. » Dieu voulut punir cette parole d’orgueil. Sviatogor, passant un jour à cheval dans la steppe, vit un vieux homme qui le pria de l’aider à charger son sac. Le héros veut enlever le sac du bout de son fouet, il ne peut, — du bout de son doigt, il échoue encore, — de sa forte main, il ne réussit pas mieux. « Jamais, depuis tant d’années que je cours le monde, je n’ai vu semblable merveille ! » Il saute à bas de son cheval, et des deux mains, avec un effort immense, essaie de soulever ce maudit sac. Une sueur de sang ruisselle de son front. Il croit enfin avoir enlevé le sac jusqu’à la hauteur de ses genoux; mais c’est lui-même qui s’est enfoncé dans le sol jusqu’aux genoux. Il redouble d’énergie et croit l’avoir enlevé jusqu’à sa ceinture; mais c’est lui-même qui s’est enfoncé dans le sol jusqu’à la ceinture. Quelques chansons disent que Dieu se contenta de lui avoir infligé cette leçon de modestie. D’autres veulent que Sviatogor (la Montagne-Sainte) soit resté depuis ce temps enraciné dans le sol comme un roc sourcilleux. Ce n’est pas à cette génération de géans qu’appartient Ilia. Dans certaines variantes de ces bylines, après avoir vidé la coupe miraculeuse, il dit aux étrangers divins : « Je me sens une telle force que la terre peut à peine me porter. » Ce n’est pas ce que veulent ses bienfaiteurs : Ilia doit être un héros qui ne soit pas à charge à la mère humide ; ils lui font boire un autre breuvage qui réduit cette vigueur excessive à de plus raisonnables proportions.

Quel est le premier usage que fait Ilia de la force qui est en lui? Pendant que ses parens sont endormis, il va faire leur besogne rustique. Les deux vieillards s’épuisaient à défricher une forêt : Ilia en un tour de main en arrache tous les chênes et les lance au loin dans la rivière. Il jouit de l’étonnement des deux campagnards à leur réveil; il leur raconte sa guérison et leur annonce qu’il va partir. Pour se procurer un coursier, il suit à la lettre les instructions qu’il a reçues de ses bienfaiteurs divins. Il s’en va sur la grande route, et dès qu’il rencontre un mougik conduisant par la bride un cheval teigneux, il le lui achète au prix qui lui est demandé ; puis, pendant trois nuits consécutives, il promène et baigne le sonipède dans la rosée du jardin. Quand cette médication est terminée, Ilia se place à cheval devant une haute muraille, et la bête rustique, devenue un coursier héroïque, la franchit d’un seul bond. Alors Ilia demande à ses parens leur bénédiction et s’en va dans la campagne rase. Pourquoi le fils de paysan quitte-t-il la charrue pour courir la steppe? Il le faut bien, dans l’intérêt même de l’agriculture. C’est le temps où la sainte Russie est en proie aux forces mauvaises, infestée de monstres, de brigands et de païens. Ilia, c’est le libre paysan qui saisit le fer sacré pour la défense du sol.

Bientôt il rencontre une tente blanche dressée au pied d’un chêne. Il y entre et trouve un lit de 70 pieds de longueur. Bravement il s’y couche et s’y endort d’un sommeil héroïque[5] qui dure trois jours et trois nuits. Soudain on entend du côté du nord un bruit terrible : la terre maternelle en est ébranlée, la forêt sombre ondule comme un champ de blé, les fleuves débordés escaladent leurs rives. Ilia dort toujours. Alors son bon cheval l’éveille en le touchant de son sabot, et, prenant une voix humaine, comme les coursiers homériques d’Achille, lui dit : « Debout, Ilia de Mourom ! pendant que tu sommeilles, tu ne sais pas le danger qui te menace. Voilà Sviatogor qui revient dans sa tente. Laisse-moi fuir dans la campagne rase et monte toi-même sur le chêne humide. » Ilia avait à peine suivi ce conseil qu’il voit s’avancer, dominant de sa poitrine les hautes forêts, touchant de sa tête les nuages voyageurs, un cavalier qui porte sur son épaule un coffret de cristal. Arrivé au pied du chêne, il ouvre le coffret avec une clé d’or; il en sort une femme héroïque d’une merveilleuse beauté. Elle prépare le dîner de Sviatogor, qui mange et s’endort sur son grand lit. C’est alors qu’elle avise Ilia dans les branches du chêne. Elle le somme de descendre, autrement elle avertira le géant. Quand il est descendu, elle l’invite à se livrer à l’amour avec elle, autrement elle réveillera Sviatogor et dira qu’il est venu pour lui faire violence. Ilia est bien obligé de céder. Comment ne pas reconnaître dans la chanson russe cette singulière donnée du conte arabe qui sert d’introduction aux Mille et une Nuits? Là aussi, d’un coffret porté par un géant, sort une belle et perverse captive qui pendant le sommeil de son époux se charge de prouver au sultan Schahriar toute la vanité des précautions jalouses. La belle infidèle met ensuite Ilia de Mourom dans la poche du mari trompé et éveille Sviatogor, qui la renferme à clé dans le coffret de cristal. Il remonte sur son cheval et se dirige vers les Saintes-Montagnes ; mais le coursier titanique trébuche, et, comme son maître le frappe de sa cravache de soie, il se plaint d’une voix humaine : « Auparavant je ne portais qu’un héros et ta femme héroïque, maintenant je porte une femme héroïque et deux héros; il n’est pas étonnant que je trébuche. » Sviatogor tire de sa poche Ilia de Mourom, l’interroge et apprend de lui la vérité. Alors il tranche la tête à sa femme et fait avec son prisonnier un pacte de fraternité guerrière : Sviatogor sera le grand frère et Ilia le jeune frère. C’est pendant ses expéditions en compagnie du géant que le héros de Mourom fait visite, dans les Saintes-Montagnes, au père de son compagnon. Le vieux était aveugle et impotent. Il demande à serrer la main d’Ilia pour voir si les bogatyrs russes ont les membres forts et le sang chaud. Le héros, prévenu par son ami, prend un énorme morceau de fer, le fait rougir au feu et le tend au vieillard. Celui-ci le serre à en faire jaillir les étincelles et les paillettes enflammées. « Bien, dit-il au jeune brave, tu as la main forte et le sang chaud; tu es un véritable héros. »

Cependant la destinée que le « forgeron des montagnes du nord » a forgée pour Sviatogor va s’accomplir. Comme les deux frères d’armes chevauchaient vers le septentrion, ils trouvent sur leur chemin un immense tombeau de pierre avec cette inscription : « celui qui est destiné à dormir dans ce tombeau y restera couché. » Ilia s’étend dans le sépulcre, mais il le trouve trop large et trop long pour sa personne. Sviatogor s’y étend à son tour, et le trouve parfaitement à sa taille. « Il est fait exprès pour moi, dit-il à son compagnon; prends le couvercle et couvre-m’en. — Je ne prendrai point le couvercle, mon grand frère, et ne t’en couvrirai point; c’est une terrible plaisanterie que la tienne. Veux-tu donc t’ensevelir vivant? » Alors Sviatogor prend lui-même le couvercle et le ramène sur lui; mais, quand il veut le soulever, tous ses efforts sont inutiles. « Ah ! mon jeune frère, s’écrie-t-il, c’est ma destinée qui me cherche; essaie à ton tour de soulever le couvercle. » Ilia essaya et ne put. « Ilia, prends mon glaive trempé dans l’eau de puits et frappe le couvercle par le travers; » mais le Mouromien n’était pas de force à soulever le glaive de Sviatogor. « Penche-toi sur le tombeau, reprend le géant; par cette fente, je te soufflerai mon souffle héroïque. » Ilia obéit, et tout à coup se sent trois fois plus de force qu’à l’ordinaire. Il soulève le glaive et en frappe le tombeau par le travers. Sous la violence du coup, des étincelles jaillirent ; mais où l’acier avait frappé apparut dans la pierre une bande de fer. Il frappa le tombeau dans sa longueur, et une bande de fer se montra dans la longueur du couvercle. « Je vais expirer, dit alors le titan; penche-toi vers la fente, je soufflerai encore vers toi, et je te communiquerai toute ma force. — J’ai bien assez de force, répond le héros; si j’en avais davantage, la terre pourrait à peine me porter. — Tu as bien fait, mon jeune frère, de ne pas obéir à mon dernier ordre. C’est le souffle de mort que je t’aurais soufflé; tu serais tombé sans vie à côté de moi. Maintenant adieu; je te donne mon glaive trempé dans l’eau de puits; pour mon cheval, attache-le à mon tombeau. Nul autre que moi ne doit le posséder. » Ainsi disparut Sviatogor, vaincu par sa destinée. N’est-ce pas ainsi que le sage Myrdhin, à la prière de Viviane, la Dalila celtique, s’enferma lui-même dans le sépulcre fatal?


II.

Cependant Ilia de Mourom n’avait demandé leur bénédiction à ses parens que pour se rendre immédiatement auprès de Vladimir. Les poètes populaires l’auraient-ils oublié? — Ilia chevauche donc vers Kief. Avant de partir, il avait fait un vœu, celui « de ne pas ensanglanter ses mains. » Ce trait d’humanité n’est pas le seul à relever dans sa légende. Son bon cheval, à chaque foulée, franchissait une verste, enjambant les lacs, les rivières et les forêts. Pour aller de Mourom à Kief, il y a deux chemins : un plus long, un plus court ; mais le plus court est infesté par le brigand Soloveï. Ilia trouve honteux de faire un détour, et au bout de 500 verstes il se trouve en présence de l’ennemi. Un monstre bien étrange que ce Soloveï! Son nom signifie le Rossignol; mais il rappelle plutôt les gigantesques oiseaux du lac Stymphale, les ignobles harpies. Il s’était bâti un nid sur sept chênes, étendait ses griffes à sept verstes autour de lui et depuis trente années infestait la contrée. Il rugissait à la manière des bêtes fauves, hurlait à la manière des chiens, « sifflait comme un rossignol. » Seulement, quand il sifflait, les grands arbres des forêts se courbaient jusqu’à terre. À ce sifflement, le bon cheval d’Ilia tomba sur ses genoux. De sa cravache de soie, le héros le cingla entre les deux oreilles et sur ses flancs rebondis : « Gibier de loup, sac à foin, lui dit-il, n’as-tu jamais entendu le rugissement des bêtes, le hurlement des chiens, le sifflement du rossignol ? » Mais il vit que le péril était grand; oubliant son vœu téméraire, il banda son arc, et de sa flèche d’acier atteignit le brigand à l’œil droit. Soloveï dégringole de son nid : Ilia l’attache à son étrier et se met en devoir de l’emmener. La femme et les enfans du monstre saisissent des épieux pour assaillir le héros, puis s’efforcent de négocier la rançon du brigand. On apporte à Ilia une coupe pleine d’or, une coupe pleine d’argent, une coupe pleine de perles. « C’est pour ma peine ! dit-il en les prenant ; mais je ne vous rendrai pas votre père, il recommencerait ses brigandages. » Dans le plus grand nombre des variantes, Ilia refuse l’argent. Il conserve ce caractère de héros désintéressé qui contraste avec les données de l’épopée germanique, où l’on s’égorge pour l’or rouge de la bruyère ou le trésor des Niebelungen. De même, quand les mougiks de Tchernigof viennent le remercier d’avoir délivré le pays et lui offrir de l’or et le gouvernement de leur cité, il refuse la fortune comme le pouvoir. Il se hâte d’arriver auprès de Vladimir pour les fêtes de Pâques.

Il est arrivé ; il a franchi la grande porte du palais, il est entré dans la salle d’honneur du Beau Soleil. « Il fait le signe de la croix comme il est ordonné, salue comme il est prescrit, s’incline vers les quatre côtés, principalement devant le gracieux prince Vladimir et devant la princesse Apraxie. » — « Salut, lui dit Vladimir ; salut, brave et bon compagnon. J’ignore ton nom et ton pays. Es-tu tsar ou fils de tsar ? es-tu roi ou fils de roi ? » Le fils de paysan décline son nom, annonce sa capture. Tout le monde s’empresse pour voir le brigand. Vladimir l’invite à rugir comme une bête fauve, à siffler comme un rossignol. Soloveï refuse de faire montre de ses talens. « Je ne mange pas ton pain, dit-il au prince de Kief, je ne suis pas ton serviteur, ce n’est pas à toi que j’obéirai ; » mais il obéira au Mouromien, qui lui renouvelle l’ordre de siffler. Pour le mettre en verve, le gracieux prince lui verse une coupe de vin de la contenance de quinze craches. Soloveï l’empoigne d’une seule main, la vide d’un seul trait, à la manière héroïque. Ilia lui avait enjoint de ne rugir, de ne siffler qu’à demi pour épargner le prince et ses gens ; mais le monstre, par malice, rugit et siffle à pleine gorge. À ce sifflement s’écroulent les toits du palais ; tous les convives tombent demi-morts, Vladimir lui-même, dans certaines chansons, d’effroi marche à quatre pattes. C’est la scène, si souvent représentée sur les vases antiques, de la terreur d’Eurysthée quand Hercule lui amène enchaîné, du fond de l’enfer, le Cerbère aux trois gueules hurlantes. En punition de sa désobéissance, le héros saisit le brigand et le coupe en menus morceaux qu’il répand dans la campagne ; nous reviendrons sur le côté mythique de ces aventures.

Voilà donc Ilia de Mourom entré au service du prince, ou plutôt au service de la terre russe assaillie par tant d’ennemis. Il devient le chef des bogatyrs de Kief, leur ataman, comme il est dit dans les variantes plus modernes. Avec eux, il monte la garde aux barrières de la capitale, pour empêcher que « nul piéton ne les dépasse, que nul cavalier ne les franchisse, que nulle bête fauve ne les escalade, que nul oiseau de mauvais augure ne vole au-dessus. » Or un jour on voit arriver une héroïne, une polénitsa audacieuse; sur son cheval, qui ressemble à une puissante montagne, elle est campée comme une énorme meule de foin. Elle chevauche, la maudite, un faucon sur l’épaule; elle siffle et rugit, elle brave les héros chrétiens et les défie en combat singulier. « Si Vladimir, prince de Kief, ne m’oppose un champion, je courberai Vladimir sous mon glaive, je lui trancherai la tête, j’exterminerai tout le peuple des mougiks, je réduirai en poussière les églises de Dieu. » Les héros se regardent terrifiés, et Ilia leur demande qui l’on chargera de combattre la chienne. On envoie d’abord Alécha Popovitch. Il chevauche, il chevauche, et se cache derrière un chêne pour regarder la polénitsa. A sa vue, le courage lui manque, et il revient au galop vers ses frères d’armes, avouant qu’il n’ose combattre. On envoie Dobryna Nikitich; lui aussi tourne bride épouvanté. Ilia de Mourom, « le vieux cosaque, » voit bien que c’est à lui de donner l’exemple. Il chevauche, il chevauche; mais ce n’est point une plaisanterie que les jeux de la polénitsa! Elle lance sa massue d’acier jusque dans les nuages et la rattrape d’une seule main. Et quelle massue! elle pèse 36,000 livres. Comme tant de héros des épopées homériques ou françaises, Ilia sent son cœur glacé d’effroi. Il harangue son bon cheval, le suppliant de ne pas l’abandonner à l’ennemi, puis il charge vigoureusement l’héroïne : on eût cru voir deux nuages s’entre-choquer au milieu du tonnerre et des éclairs. A coups de massue, à coups de lance s’attaquent les deux guerriers; à la fin, ils mettent pied à terre et luttent corps à corps. Ilia est terrassé; la géante le tient sous son genou et se prépare à l’égorger; mais Ilia de Mourom ne doit point mourir en bataille. Cette pensée redouble ses forces ; il renverse son ennemie, et à son tour lui presse la poitrine de son genou et lève sur elle son couteau d’acier. Pourtant il voudrait savoir son nom et son origine. Or dans la plupart des épopées les héros, par point d’honneur, hésitent presque toujours à se faire connaître. Dire son nom, c’est en quelque sorte demander merci. La polénitsa insulte donc Ilia et refuse de répondre. « Ah! vieux barbon! si j’étais ainsi agenouillée sur toi, je t’ouvrirais ta poitrine blanche, j’en arracherais le cœur et le foie, et je ne te demanderais ni ton père, ni ta mère, — ni ta race, ni ton pays. » Ilia va frapper, mais une force inconnue retient son couteau d’acier à la hauteur de son épaule. Trois fois il recommence ses questions : à la fin, la géante déclare qu’elle est née aux pays païens, et que sa mère lui a donné un coursier héroïque en lui disant d’aller chercher son père dans la sainte Russie. Ilia la relève, l’embrasse, et lui apprend qu’il est son père. Il a vaincu autrefois une polénitsa et l’a rendue mère. Cette union d’un héros avec une femme de race maudite doit être dans les pays slaves un motif bien ancien de poésie. Hérodote nous rapporte une légende scythique où Hercule, — un Hercule slave apparemment, quelque chose comme un Ilia de Mourom antéhistorique, — a commerce avec une créature moitié femme, moitié serpent. Pour en revenir aux chansons russes, nous ne savons à quel moment Ilia a pu commettre cette fredaine mythologique. Après avoir vaincu et retrouvé sa fille, il va se reposer et dormir; mais la polénitsa roule des projets sinistres. Elle en veut au héros du déshonneur maternel et de sa propre bâtardise. Elle revient à la tente d’Ilia pour se venger : c’était fait de lui, si son bon cheval ne l’eût encore éveillé à temps. Il saisit sa fille par le milieu du corps, l’enlève au-dessus de son épaule et la jette violemment contre terre; puis il l’empoigne par un bras et par une jambe, la déchire en deux et la coupe en menus morceaux qu’il répand sur la terre féconde. Dans d’autres chansons, ce n’est plus sa fille, la vierge au faucon, c’est son fils Sokolnik (le fauconnier, une sorte de féroce chasseur) qui est vaincu par Ilia et déchiré ensuite en punition d’une perfide attaque.

Le héros de Mourom n’est pas toujours en très bonne intelligence avec Vladimir. Il s’irrite surtout quand il le voit abuser de son autorité ou négliger les bogatyrs pour s’entourer de grands seigneurs. Un jour, encore après une longue absence, il entre dans la salle du festin en se donnant un nom d’emprunt. On ne le reconnaît pas, et on lui assigne une place parmi les nobles de second rang, tandis que Vladimir trône parmi les princes et les boïars. Le fils de paysan s’indigne de ce manque d’égards : «Tu es assis parmi les corbeaux, crie-t-il à Vladimir, et tu veux me faire manger avec les corneilles ! » Vladimir ordonne à ses courtisans de mettre à la porte l’insolent; mais vainement six d’entre eux le poussent sous chaque bras, et six autres par derrière, ils ne peuvent seulement ébranler son colback sur sa tête rebelle. Alors il leur administre une terrible volée de coups, jette son vrai nom à Vladimir stupéfait, et descend dans la cour, où il fait tomber à coups de flèches les tuiles d’or du palais et les croix d’or des églises. Avec cet or, il rassemble tous les mougiks, tous les piliers de cabaret, qu’il abreuve largement de vodka et d’hydromel. Vladimir veut alors apaiser Ilia; mais personne n’ose aller affronter le courroux du « vieux cosaque. » Seul Dobryna, uni au Mouromien par la fraternité guerrière, se charge avec grande hésitation de cette dangereuse mission. Il trouve le héros attablé avec ses cliens déguenillés. Ilia l’accueille assez bien et le charge de porter à Vladimir son ultimatum : le prince donnera un festin en son honneur; en outre tous les cabarets et toutes les brasseries resteront ouverts pendant trois jours aux frais de Vladimir. « Et s’il ne fait ma volonté, ajoute Ilia, demain il aura cessé de régner. » Le Beau-Soleil souscrit à toutes ses exigences, et le bogatyr arrive dans la salle du festin avec tous ses invités du cabaret : pour eux, les boïars et les princes sont obligés de serrer les coudes; mais Ilia, qui disputait si âprement la préséance à ces derniers, ne la dispute pas aux gens du peuple et s’assied fraternellement au milieu d’eux. Dans une autre chanson, régalé par les pauvres gens et mécontent des officiers de la couronne, il pénètre de force dans les caves du prince, et en sort avec un tonneau sous chaque bras et un troisième qu’il roule devant lui.

Ces deux bylines, d’inspiration toute populaire et quelque peu démagogique, donnent au vainqueur de Soloveï un rôle assez singulier. Ces équipées rabelaisiennes ne sont guère dans le ton de l’épopée russe, surtout quand il s’agit du héros préféré. La brouille d’Ilia et de Vladimir est exposée plus noblement dans d’autres chansons, où le bogatyr populaire reprend sa physionomie austère et imposante. Vladimir, par le méchant conseil de ses princes-boïars, l’a fait jeter dans un cachot avec ordre de l’y laisser mourir de faim. Trois ans se passent, Kief est assaillie par une formidable armée tatare. Alors Vladimir se désespère d’avoir disgracié les bogatyrs et d’avoir fait périr Ilia de Mourom. La fille du prince insiste cependant pour qu’on aille regarder dans son cachot, sur lequel on a entassé des quartiers de roche et des troncs d’arbres. Vladimir prend les clés de la prison, l’ouvre... Ilia de Mourom, le vieux cosaque, est assis à une table de bois et lit le livre des Évangiles. La jeune princesse avait creusé un souterrain qui menait à sa prison, et chaque jour lui apportait les « mets sucrés. » C’est ainsi qu’Ogier le Danois, emprisonné par Charlemagne, est secrètement nourri tantôt par Turpin, et tantôt par l’impératrice. Vladimir se jette aux genoux du héros et l’implore, non pour lui, mais pour les églises de la Vierge, pour notre mère la sainte Russie, pour les veuves et les orphelins. « Prince Vladimir, demande tranquillement Ilia, que se passe-t-il donc en Russie? » Et, mis au fait du danger, il s’arme en effet non pour le prince, mais pour le pays. C’est là un des traits caractéristiques du Mouroumien; il est le serviteur de la patrie, et nullement d’un souverain qui est parfois un tyran. Ilia bravant Vladimir, Vladimir aux pieds d’Ilia, nous rappelleront les scènes analogues de nos chansons de gestes. Roland est sur le point de tirer l’épée contre Charlemagne, Doon de Mayence parle de lui « tronchonner la tête. » Guillaume d’Orange rabroue le roi Louis. Ne voyons-nous pas le grand empereur agenouillé en plusieurs circonstances aux pieds de ses vassaux? Dans l’Iliade, Achille ne ménage pas au roi des rois les épithètes homériques, et se montre bien autrement diffic ile à ramener que le bogatyr kiévien.

La série des chansons sur Ilia se termine ordinairement par la byline des Trois-Voyages. Le héros de Mourom est devenu vieux. Il prend plaisir à voir de jeunes braves comme Irmak Timoféévitch ou Michel Danilovitch entrer à leur tour dans la carrière. Seulement, quand il les voit s’abandonner imprudemment à leur ardeur, il va les ressaisir dans la mêlée avec des gaffes de fer, et leur dit courtoisement: « Maintenant que vous avez déjeuné, c’est à mon tour de dîner. » Mais enfin il blanchit, il est tout près de l’âge où l’on peut à peine

.... Déraciner un chêne
Pour soutenir ses pas tremblans.


Or un jour qu’Ilia de Mourom chevauchait par les bois, il arriva dans un endroit où s’ouvraient trois routes. Sur un rocher se lisait cette inscription : « Si l’on prend à droite, on deviendra riche; si l’on prend par le milieu, on sera marié; si l’on prend à gauche, on sera tué. » Le « vieux cosaque » réfléchit et se rendit cette justice, qu’à son âge il n’avait que faire de s’enrichir, encore moins de se marier. Il était plus convenable de prendre par le chemin où l’on devait être tué. Au bout de trois heures, il tomba sur une troupe de brigands. Dans la plupart des chansons, il veut les épargner et se contente de leur faire peur. D’une de ses flèches, il fait voler un chêne en éclats; les bandits épouvantés se dispersent. Il revint alors sur ses pas et écrivit sur le rocher : « J’ai pris à gauche et je n’ai pas été tué. » Reprenant la route du milieu, il arriva bientôt à un magnifique château. Une fille de roi d’une éblouissante beauté en sortit et vint embrasser le vieux brave. Elle lui donna un festin somptueux et l’emmena ensuite dans sa chambre. Il y avait là un lit de soie et de duvet; je ne sais pourquoi il parut suspect au bogatyr. Il refusa de s’y coucher le premier, alléguant que dans son pays c’est aux femmes de coucher au fond. Il prit alors la princesse par sa ceinture de soie et la jeta sur le lit, qui aussitôt s’effondra et précipita l’enchanteresse dans les souterrains du palais. Perrault, dans le conte de l’Adroite Princesse, nous a déjà fait connaître un lit semblable. Ilia courut à la porte du souterrain, l’enfonça d’un coup de pied et rendit la liberté à « quarante tsars ou fils de tsars, quarante rois ou fils de rois, » qui s’y trouvaient prisonniers. Quant à la perfide, il la fit cruellement écarteler. Il revint encore une fois au carrefour et écrivit : « J’ai pris par le milieu et je n’ai pas été marié. » Par la troisième route enfin, il arriva à une croix de fer qui marquait le gisement d’un trésor. Du trésor, il fit trois parts et en éleva trois églises : l’une au Sauveur miséricordieux, l’autre à saint Nicolas de Mojaïsk, la troisième à saint George le Brave. Il était donc en droit d’écrire sur le rocher : « J’ai pris à droite, et je ne suis pas devenu riche. » C’est ainsi qu’Ilia de Mourom triompha trois fois de cette puissance qui avait triomphé de Sviatogor et de tant d’autres héros, la destinée.

Ilia de Mourom, la plus haute personnification épique qui soit sortie de l’imagination russe, Ilia de Mourom, en qui la muse agreste a mis toutes ses complaisances, mérite que nous nous arrêtions sur son caractère. L’idéal que s’est fait un peuple permet d’apprécier les qualités morales de ce peuple. Fils de paysan, Ilia débute dans sa carrière héroïque par aider ses vieux parens; il reste jusqu’au bout un homme du peuple, forçant les grands à céder la place aux mougiks dans les banquets royaux. Serviteur de la terre russe avant tout, il mérite la disgrâce du prince par la franchise de ses remontrances. Sa bravoure de héros ne l’empêche pas de se sentir ému dans un danger extrême; mais Hector se trouble bien devant Achille, Roland et Olivier devant Garsile, Râma devant Kabandha. Il n’est point fanfaron : lorsqu’il remet des prisonniers en liberté, il ne leur impose qu’une condition, c’est d’aller dire aux pays païens qu’il y a encore des héros dans la terre russe, ne voulant d’autre prix de ses exploits qu’un accroissement de sécurité pour la patrie. Plus généreux qu’Achille et qu’Ogier le Danois, il abjure ses ressentimens envers Vladimir dès qu’il s’agit de sauver les veuves et les orphelins. Comme protecteur des faibles, des femmes, des jeunes filles persécutées, il répond à l’idéal le plus élevé de la chevalerie occidentale. Son courage, — par une vertu plus rare chez les héros épiques, — est tempéré d’humanité. Il voudrait ne point ensanglanter sa main, il épargne ses ennemis, il se contente d’effrayer les brigands. Sur le point de s’engager dans le chemin où l’on doit être tué, il songe tristement à tout le sang qu’il a été obligé de verser, et croit qu’il est temps pour lui d’en finir. Ses actes de férocité envers Soloveï le brigand, sa fille la polénitza, son fils le fauconnier, et envers la méchante fille de roi, s’expliquent par la tradition mythique qui s’imposait aux poètes. Malgré ses aventures galantes, qui ont également un sens mythique, Ilia n’est point un débauché : ce qui le sauve des pièges de la fille de roi, c’est qu’il ne « se laisse point séduire par les charmes féminins. » Par les côtés moraux de sa physionomie épique, il faut lui donner l’avantage sur tous les héros grecs ou germains, et il supporte assez bien la comparaison avec les plus nobles paladins de nos chansons de gestes.


III.

Dans les chansons russes, le premier rang après Ilia appartient à Dobryna Nikitich. Si le Mouromien est un paysan, Nikita est un noble, il est le héros-boïar; mais sa courtoisie, son beau parler, unis à une bravoure surhumaine, lui ont valu les sympathies du peuple, qui a fait de lui le frère d’armes, l’ami toujours écouté d’Ilia de Mourom. Son premier exploit a été le combat contre le Serpent de la Montagne, qui hantait les eaux de la rivière Poutchaï et qui de là s’élançait sur les pays chrétiens pour enlever des prisonniers. La mère de Dobryna lui avait bien recommandé de ne pas se baigner dans ces flots, où il y avait des courans de feu. Il désobéit héroïquement. Soudain, comme une nuée qui s’étend, comme un orage qui éclate, le Serpent de la Montagne accourt sur Dobryna. Le bogatyr regagne au plus vite la rive, terrasse le monstre et lui fait signer un pacte en vertu duquel il cessera d’infester la terre russe. Peu de temps après, le dragon viole le traité, et enlève Zabava, nièce de Vladimir. Dobryna court à la rivière Poutchaï, et se met à fouler aux pieds de son cheval les petits serpens, les enfans du ravisseur parjure. Celui-ci proteste contre cette exécution militaire. « Tais-toi, serpent maudit, lui crie Dobryna, c’est le diable qui t’a emporté à Kief. Pourquoi as-tu enlevé Zabava? Rends-la-moi sans combat. » Le monstre refuse, et pendant trois jours ils combattent. Victorieux, le héros délivre Zabava et une infinité de prisonniers. — Dobryna se marie bien singulièrement. Un jour, il poursuivait une polénitsa. Par derrière, il lui applique sur la nuque un formidable coup de massue; l’héroïne ne tourne même pas la tête. C’est l’histoire de Thor avec le géant endormi. « Il faut croire que je n’ai pas ma force ordinaire, » se dit le bogatyr. De sa massue, il frappe un chêne énorme, qui vole en éclats. Rassuré par cette expérience, il revient sur la polénitsa, et lui assène de nouveau un terrible coup. Elle continue son chemin sans s’émouvoir. Le héros se prend encore à douter de sa force ; pourtant il en fait l’essai sur un rocher qu’il pulvérise. Au troisième coup, la géante se retourne, et dit : « Je croyais que c’était un moucheron qui me piquait, et c’est un héros russe qui remue les mains. » Elle le saisit par ses boucles blondes, et met l’homme et le cheval dans sa poche; mais son propre coursier trébuche, et réclame contre ce surcroît de charge. « Alors Nastasia, fille de Mikoula, se dit : Si le bogatyr est vieux, je lui couperai la tête; s’il est jeune, je le garderai prisonnier; s’il me plaît, je l’épouserai. » Elle plongea la main dans sa poche, en retira Dobryna. Il lui plut, ils s’épousèrent, et partirent ensemble pour Kief. De même que Brunehilde, la forte Walkyrie, devient une femme ordinaire après son mariage avec Gunther, de même la fille de Mikoula, quand elle eut perdu avec sa virginité sa force titanique, devint la compagne aimante, humble et soumise de Dobryna.

Ce n’était point une sinécure que de monter la garde aux barrières de Kief. A chaque instant, il fallait livrer bataille, — ou bien Vladimir envoyait au loin ses héros, soit pour lui quérir une épouse, soit pour approvisionner sa table de gibier, soit pour payer le tribut à la Horde, soit pour l’exiger de la Suède, de la Turquie et de la Boukharie. L’histoire en témoigne comme l’épopée : la Russie, assaillie par les peuplades nomades, ne laissait pas un instant de repos à ses défenseurs. Dans les documens authentiques, on pourrait retrouver l’écho des plaintes que le Dobryna légendaire épanche sur le sein de sa mère. « Ah ! madame ma mère, pourquoi as-tu enfanté le malheureux Dobryna? que ne m’as-tu attaché une pierre au cou après ma naissance pour me jeter dans les flots bleus! J’aurais dormi pour toujours au fond de la mer, je n’aurais point erré dans la campagne rase, fait périr tant de misérables, versé tant de sang inutile, affligé tant de veuves et de petits orphelins. » C’est le même sentiment de lassitude héroïque, d’humaine compassion pour les races maudites, que nous avons déjà surpris chez Ilia lorsqu’il croit marcher à la mort. Il faut remarquer cette différence entre les héros russes, batailleurs par nécessité, et ceux des chansons de gestes, batailleurs par goût et passion : Dobryna et Ilia se plaignent d’avoir à exercer leur valeur; Guillaume au Court-Nez appelle de tous ses vœux une invasion des infidèles, et maudit l’humeur pacifique des Persans et Sarrasins, qui ne lui donnent point occasion de « prouver son hardement. »

Nous avons déjà rencontré le nom d’Alécha Popovitch. Lui aussi est un dompteur de dragons. C’est lui qui terrasse Tougarine, géant ailé, fils du serpent. Alécha a supplié le Christ de lui envoyer une nuée humide : les ailes de Tougarine, mouillées par la pluie, cessent de le soutenir; il tombe sur le sol. Alécha, pour achever la victoire, a recours à un stratagème d’opéra-bouffe. « Comment! lui dit-il, tu m’as promis un combat seul à seul, et voilà derrière toi une armée innombrable. » Le dragon se retourne pour voir cette armée; Alécha profite du moment pour se jeter sur lui et lui couper la tête. Le Popovitch n’est point un héros sympathique. Il a, comme Loki, le dieu germain, certains traits des puissances mauvaises qu’il combat. A la table de Vladimir, il joue le rôle d’insulteur public : il n’a point de respect pour les femmes; il trahit son frère d’armes Dobryna et veut épouser Nastasia en son absence; il sert les mauvaises passions et les méchans projets de la princesse Apraxie. Enfin, en sa qualité de fils de pope, on lui reproche d’avoir des mains et des yeux avides. — Un quatrième héros, Potik Ivanovitch, avait fait un pacte avec sa femme : si l’un des époux venait à mourir, le survivant serait enseveli avec lui. La femme mourut; Potik descendit avec elle dans le tombeau ; mais là il rencontra le Serpent de la Montagne, le vainquit et l’obligea d’apporter l’eau vivifiante qui lui permit de ramener sa compagne à la lumière. Cette byline rappelle à la fois le conte arabe de Sindbad le Marin, enterré vif avec sa femme insulaire, et les légendes grecques d’Orphée et d’Eurydice, d’Hercule et de la femme d’Admète. — Les chansons connaissent bien d’autres héros à la cour de Vladimir : Tchourila, le hardi chasseur, qui braconne sur les terres du prince, le violent chef d’aventuriers varègues qui rançonne les campagnes de Kief, le beau courtisan qui fait tourner la tête à toutes les femmes, le fanfaron que Diouk sait mettre à la raison; — Diouk Stépanovitch, le bogatyr de Gallicie, si riche que le prince Vladimir, s’il persistait à vouloir faire l’inventaire de ses richesses, serait obligé de vendre Kief et Tchernigof, rien que pour acheter l’encre et le papier; — Soloveï Boudimirovitch, vrai type de roi de mer normand, qui entre dans Kief avec sa flotte aux voiles de soie et par des accords magiques ensorcelle la nièce du prince ; — Dounaï, qui tue sa femme Nastasia, se tue lui-même de désespoir sur son corps, et de ses blessures donne naissance à un fleuve, le Dounaï, qui mêle ses flots à ceux de la rivière Nastasia; — Stavre Godinovitch, le guerrier-musicien que sa femme tira subtilement des prisons de Vladimir; — Lovtchanine, cet Urie dont le David kiévien convoitait la Bethsabé; — le vieux guerrier Danila, qui obtient du prince la permission d’entrer dans un couvent en lui donnant pour dédommagement un fils aussi brave que lui ; — Vassili, le héros-ivrogne que le souverain est obligé d’aller chercher au cabaret, et qui extermine par un stratagème 120,000 Tatars; — Ivan Gostiny, dont le cheval merveilleux dépeuplait les écuries royales de son hennissement meurtrier; — Irmak Timoféévitch, le conquérant historique de la Sibérie, qu’un caprice poétique a transporté du siècle d’Ivan le Terrible à celui de Vladimir; — le brave Polkane, qui tenait le gouvernail du vaisseau-faucon;... mais qui pourrait énumérer les « forts héros, » les « vaillans bogatyrs, » qui, semblables aux pairs et aux paladins d’Occident, s’assirent à la table ronde du Beau-Soleil?

Il vient un moment, dans toutes les épopées, où la terre, qui ne pouvait « qu’à peine porter » les Titans helléniques, les lotes du nord, commence à ne plus pouvoir porter la seconde génération mythique : les héros et les bogatyrs. Il faut qu’ils laissent la place aux faibles humains. C’est à ce moment qu’intervient une prodigieuse catastrophe, un égorgement gigantesque, où disparaît tout un monde de demi-dieux. Dans l’épopée grecque, ce sont les vengeances de Olympiens contre les vainqueurs de Troie qui ferment les temps épiques; dans les légendes romaines, c’est la bataille du lac Régille; dans les Niebelungen, c’est la grande orgie de meurtres au palais d’Attila; dans les chansons de gestes, c’est Roncevaux, où périssent les douze pairs. Un dénoûment analogue intervient dans le cycle russe : seulement un simple massacre ne suffirait pas à faire disparaître des héros dont certains, comme Ilia de Mourom, ne doivent pas mourir en bataille ; mais il existe un autre moyen d’en finir. Charlemagne ne meurt pas, mais il entre dans le flanc du Desenberg, comme Barberousse dans celui du Kyffhaüser. Arthur n’est pas mort, ni le sage Myrdhin : ensevelis sous les lourds blocs de granit, ils attendent impatiemment que les temps soient venus. Nous avons vu Sviatogor se changer en montagne ou se coucher vivant dans le tombeau creusé par la destinée; arrivons à la belle chanson qui nous apprend « depuis quel temps les héros ont disparu de la terre russe. » Un jour, Ilia de Mourom et Dobryna Nikitich, et Alécha Popovitch, et Ivan Gostiny et plusieurs autres braves venaient de tailler en pièces une immense armée tatare. Alors un sentiment d’orgueil envahit leur âme : ils voyaient que ni leurs fortes épaules n’étaient fatiguées, ni leurs bons coursiers lassés, ni leurs glaives d’acier ébréchés. Alécha Popovitch s’écria : « Qu’on nous oppose une armée surnaturelle ! Nous viendrions à bout, ô héros, d’une telle armée. » Dieu entendit cette parole insensée. Deux guerriers inconnus se montrèrent et leur dirent : « Accordez-nous le combat; nous sommes deux, vous êtes sept, peu importe! » Alors Alécha Popovitch éperonna son cheval impétueux, chargea les inconnus et les trancha par le milieu du corps. Les quatre morceaux devinrent quatre guerriers vivans. Dobryna chargea à son tour et les coupa tous en deux : huit ennemis vivans se dressèrent dans leur armure. Ilia de Mourom les chargea : ses beaux coups d’épée n’eurent d’autre résultat que de doubler encore leur nombre. Toute la journée, on combattit; mais plus les glaives épiques taillaient et découpaient dans les rangs ennemis, plus ceux-ci croissaient en nombre et en audace. A la fin, les héros prirent peur; ils s’enfuirent dans la montagne rocheuse, dans les sombres cavernes, et à mesure qu’Alécha, Dobryna, Ilia, arrivaient dans la montagne, immédiatement ils se changeaient en rochers. C’est « depuis ce temps que les héros ont disparu de la terre russe. »


IV.

Nous n’avons encore parlé que des héros, et pourtant l’épopée russe, comme l’épopée grecque ou germanique, a ses héroïnes, ses vindicatives Krimhildes, ses touchantes Andromaques, ses volages Hélènes, ses perfides Circés. Le rôle de vierges guerrières, que s’arrogent les Amazones dans les traditions grecques, Brunehilde dans les Niebelungen, la belliqueuse Camille dans l’Enéide, l’altière Clorinde dans la Jérusalem délivrée, appartient, dans les bylines, aux polénitses. Nous avons vu Ilia de Mourom terrassé par sa fille géante, Dobryna captif de Nastasia. Avec une vigueur égale, mais un caractère plus féminin, se présente à nous Vassilissa, la fille de Mikoula. Elle ne s’en va point rôder par la steppe avec une massue de plusieurs mille livres sur l’épaule pour narguer les bogatyrs; mais elle sait unir la force à la ruse quand il s’agit d’ouvrir la prison de son mari Stavre Godinovitch. Un jour, les vaillans de Kief sont assis à la table de Vladimir : de même que les paladins de Charlemagne, ils se laissent aller volontiers à fanfaronner, à faire des gabs, comme diraient nos vieux trouvères. « L’un se vante de son trésor qu’on ne peut compter, l’autre de son illustre patrie, celui-ci de son bon cheval, celui-là de son courage héroïque; le sage se loue de son vieux père et de sa vieille mère, le fou, l’imbécile fait l’éloge de sa jeune femme. — Et toi, Stavre Godinovitch, demande Vladimir, tu n’as donc rien dont tu puisses te vanter? — Je ne puis me vanter que de ma jeune femme Vassilissa ; dans la ville de Kief, elle se jouerait de vous tous, princes et boïars; toi, Vladimir, elle te prendrait pour dupe. » Pour cette vanterie, le maître ordonne de saisir Stavre, le bon musicien, et de le jeter dans un cachot. La nouvelle en est bientôt portée à Vassilissa. Alors elle tient ses yeux fixés sur la terre humide et réfléchit profondément. « Je ne puis le reprendre de vive force ; il faut le délivrer par ruse féminine et heureuse audace. » Elle coupe ses longs cheveux, revêt des habits d’homme et se rend à la cour de Vladimir. Elle est entrée orgueilleusement, sans se soucier des gardes de la porte, franchissant les fossés et les tours de la ville, à la façon héroïque, d’un seul bond de son cheval. Elle s’annonce comme un messager terrible de la Horde, et comme un épouseur pour la belle Zabava. Vladimir l’accueille avec une crainte respectueuse; mais les yeux exercés de Zabava trouvent cette démarche, ces manières, bien peu viriles. Elle avertit le prince de ne point lui donner une femme pour mari. Vladimir promet de prendre ses renseignemens ; il soumet donc Vassilissa à toutes les épreuves compatibles avec le respect que l’on doit à un messager terrible. Il l’invite d’abord à venir aux étuves avec lui ; mais Vassilissa y court si promptement, y prend un bain si court et s’y rajuste si prestement qu’elle est déjà de retour quand le prince de Kief se dispose à y entrer. Alors il s’avise d’un moyen fort ingénieux. Il invitera l’ambassadeur à se reposer sur un moelleux lit de plume : ensuite il examinera les empreintes que les membres du dormeur y auront laissées. Si c’est un fort et robuste héros, il y aura un large creux sous les épaules ; si c’est une femme, il y aura un large creux sous les hanches ; mais Vassilissa a soin de se coucher la tête au pied du lit. Vladimir est ensuite bien obligé de constater que les empreintes annoncent un héros aux larges épaules, aux hanches étroites. Zabava ne se rend pas à cette démonstration : elle a si peur d’épouser une femme ! L’étranger est invité à faire montre de sa force contre les lutteurs du prince; mais il sait les tenir à distance respectueuse, les empoignant par le milieu du corps et les enlevant au-dessus de sa tête. On offre alors un festin à Vassilissa : elle demande pourquoi on ne lui fait pas entendre le fameux musicien Stavre. Vladimir craint d’exciter par un refus la colère du messager terrible. Stavre, sorti de son cachot, enchante les convives en jouant de la gouzzla, puis Vassilissa obtient de l’emmener dans la campagne. Là elle se fait reconnaître à lui, l’embrasse tendrement, l’invite à ne plus se vanter de sa femme, et l’enlève sur son coursier bien loin de la cour de Vladimir.

La Pénélope russe, c’est Nastasia, la femme de Dobryna; toutefois elle ne pousse pas jusqu’au bout la fidélité. Dobryna, avant de partir pour la Horde, recommande à sa femme d’attendre son retour trois ans, puis trois années encore; alors seulement elle aura le droit de se choisir un époux, à la condition que ce ne soit point Alécha Popovitch. Épouser Alécha, ce serait presque un inceste, puisqu’il est le frère d’armes de son mari. Trois années se passent, puis trois autres. Pas de nouvelles de Dobryna! Vladimir presse alors Nastasia d’épouser Alécha, et celui-ci annonce qu’on a trouvé dans la steppe le cadavre du héros. Elle verse des larmes abondantes, mais refuse d’entendre parler de mariage avant que six autres années ne se soient écoulées. Vladimir, après ce nouveau délai, interpose son autorité, et déjà tout se prépare pour l’union de Nastasia et d’Alécha. Cependant Dobryna n’est pas mort, pas plus qu’Ulysse dans Homère, pas plus que Charlemagne dans les curieuses légendes analysées par M. Gaston Paris[6]. Le coursier de Dobryna se met à lui parler d’une voix humaine et lui révèle ce qui se passe. En quelques bonds de son cheval, Dobryna revient à Kief et entre comme un ouragan dans le palais de sa mère. Là il se fait reconnaître à elle par un signe à la jambe. Comme Ulysse se travestit en mendiant et Charlemagne en pèlerin, Dobryna se déguise en joueur de rebec pour entrer dans la salle où l’on célèbre le festin de noces. La compagnie joyeuse fait bon accueil au musicien. On lui présente le vin vermeil; il demande la permission d’offrir à son tour la coupe pleine à la nouvelle mariée : « Bois jusqu’au fond, lui dit-il, tu verras quelque chose de bon. » Or au fond de la coupe il a jeté son anneau d’or, que reconnaît aussitôt Nastasia. Elle pousse un cri, et par-dessus la table s’élance auprès de Dobryna, dont elle implore humblement le pardon. « Je ne m’étonne pas, s’écrie le héros d’une voix terrible, qu’une femme ait failli. Les femmes ont les cheveux longs et l’esprit court; elles vont où on les mène. Ce qui m’étonne, c’est que le beau-soleil Vladimir ait été un entremetteur, et la princesse Apraxie une entremetteuse pour marier à un autre la femme d’un mari vivant. » Puis sa colère se tourne contre son perfide frère d’armes; il le terrasse sur le sol pavé de briques et le flagelle si vigoureusement de son bâton de voyage « qu’on ne sait pas s’il crie ou s’il sanglote. »

Les types féminins de perversité sont représentés par Marina et par Maria le Blanc-Cygne. Marina l’enchanteresse, l’hérétique, qui habite à Kief la rue Ignatiévka, est la terreur des mères. Celle de Dobiyna le suppliait instamment, quand il était jeune homme, d’éviter cette rue mal famée : Marina par ses artifices avait fait disparaître huit jeunes guerriers; Dobryna serait le neuvième. Cette fois encore il néglige les avertissemens maternels. Il s’en va dans la rue Ignatiévka et tire une flèche dans les fenêtres de Marina. Ici les chansons présentent de grandes divergences. Tantôt Dobryna, ensorcelé par Marina, est changé en aurochs en compagnie des huit autres jeunes gens déjà métamorphosés, et ne doit son retour à la forme humaine qu’à l’intervention de sa mère. Tantôt il esquive l’effet des maléfices, délivre les jeunes gens et fait une terrible justice de l’enchanteresse. Son aventure rappellerait alors celle d’Ulysse avec Circé. Cette donnée se complique un peu dans la byline de Maria le Blanc-Cygne. C’est une fable fort répandue en Allemagne et dans les pays slaves que celle des jeunes filles qui peuvent à volonté se métamorphoser en cygnes. Maria est sorcière comme Marina et de plus infidèle à son époux légitime. Poursuivie par celui-ci, elle le séduit par de perfides caresses et lui fait boire un breuvage qui le métamorphose en rocher. Rendu à la forme humaine par une miraculeuse intervention, il tombe une seconde fois dans le piège et accepte de l’enchanteresse un breuvage assoupissant. Elle le traite alors plus mal que Brunehilde n’a traité Gunther la nuit de ses noces : elle le crucifie à la muraille au moyen de quatre clous et s’éloigne pour chercher le cinquième, qu’elle lui enfoncera dans le cœur; mais la sœur de Maria survient, admire la beauté du bogatyr, le délivre en lui substituant un vil Tatar, l’emmène dans sa chambre. Là elle le guérit de ses blessures par ses enchantemens, lui fournit des armes pour punir l’infidèle et son ravisseur. Elle devient son épouse en récompense de tant de services.

Les poésies épiques portent l’empreinte de cette primitive barbarie slave dont Nestor parle avec horreur dans son histoire, et dont les chants traditionnels des solennités nuptiales perpétuant encore aujourd’hui le souvenir dans les campagnes russes. Comme les Drévlianes de la chronique, les bogatyrs de Kief préludent toujours au mariage par le rapt. Ainsi la princesse Apraxie est enlevée de force par les envoyés de Vladimir, Maria Dmitriévna par Ivan Godinovitch. Un autre héros, Khotène, fils de Bloud, apprenant qu’on lui a refusé outrageusement la main d’une jeune fille, court au palais de celle-ci, en brise les portes à coups de massue, extermine ses neuf frères en bataille et ramène la belle attachée à son étrier. Il se demande s’il fera d’elle sa servante ou son épouse; enfin il se décide à se montrer généreux. L’homme, à l’époque patriarcale, abusait cruellement de sa force contre la femme; l’épopée est ici d’accord avec l’histoire. La femme de Donnaï a osé se vanter de mieux tirer de l’arc que son mari. Singulier trait de rapprochement avec la légende de Guillaume Tell, Dounaï place sur sa tête un anneau d’or que sa femme enlève trois fois de sa flèche d’acier. Alors le héros, jaloux et humilié de la supériorité de sa compagne, tend son arc et la vise au cœur. Elle le supplie de l’épargner dans l’intérêt du héros qu’elle porte dans son sein. Par les châtimens qu’elle sollicite afin d’éviter la mort, on voit à quel excès pouvait se porter la puissance maritale. « Hélas! Dounaï Ivanovitch, inflige-moi plutôt trois châtimens. Pour le premier, plonge ta cravache de soie dans la poix bouillante, flagelle mon corps nu; pour le second, saisis-moi par mes longs cheveux, attache-moi à ton étrier et lance ton cheval dans la campagne rase; pour le troisième, ensevelis-moi jusqu’à la ceinture dans la terre humide, fais-moi endurer la faim, nourris-moi de pain d’avoine. Que je reste trois mois en cet état jusqu’à ce que ton fils soit venu au monde. »

A côté de ces scènes violentes, nous voyons la jeune fille gardée précieusement dans le terem, dont les lambris sont ornés du beau soleil, de la lune brillante, des étoiles nombreuses. A côté de la polénitsa vagabonde, voici la jeune princesse tenue à une pudique réserve. Zabava, charmée par les sons harmonieux d’un héros-musicien, un roi de mer qui est venu visiter Vladimir, ose lui offrir sa main. Le pirate se croit obligé de lui donner une leçon de convenance : « Écoute, jeune princesse Zabava, tout m’inspire en toi de l’amour; mais ce qui en toi ne me plaît pas, c’est que tu aies fait, toi, une jeune fille, les avances pour ton mariage. » Rien de plus auguste que la matrone héroïque, veuve de héros, mère d’un héros. Les bylines sont ici d’accord avec les monumens du droit et de l’histoire. La veuve-mère est souveraine chez elle, honorée de tous, vénérée de son fils. Ainsi nous apparaissent la mère de Dobryna, celle de Diouk Stépanovitch, celle du roi de mer Soloveï, celle du ravisseur de jeunes filles, Khotène, fils de Bloud. C’est à leur mère que les héros demandent conseil, c’est dans son sein qu’ils épanchent leur douleur, c’est avec sa bénédiction qu’ils se mettent en campagne. La mère de Dobryna vient de ses propres mains prendre le cheval de celui-ci pour le conduire à l’écurie; au contraire celle de Diouk est entourée d’une armée de serviteurs; trente jeunes filles la soutiennent sous chaque bras; quand elle revient de l’église, sur sa tête on tient des parasols, sous ses pieds on étend de riches draperies; ses servantes ont l’air d’impératrices. Dans cette diversité de situation, Dobryna et Diouk ont une égale vénération pour la personne sacrée de la veuve-mère. On voit même le pouvoir maternel aller jusqu’à l’abus : la mère d’Ivan Gostiny livre son fils à des marchands d’outre-mer qui le vendront comme esclave.

Il est un personnage féminin dans lequel se résument les traits épars que nous avons étudiés dans les différens types d’héroïnes. C’est Apraxie, la compagne de Vladimir. Elle est fille du roi de Lithuanie, par conséquent Lithuanienne, — ou Tatare, ce qui revient au même dans les bylines. Quand les bogatyrs partent pour l’enlever à son père, ils font en ces termes son portrait à l’amoureux Vladimir : « Elle est haute de taille, imposante de stature, admirable de visage. Elle a une démarche menue et la parole harmonieuse. Tu auras en elle, prince, une compagne avec laquelle tu pourras délibérer et te conseiller et abréger la longueur des jours. Tous les princes, tous les boïars, tous les forts bogatyrs de Kief auront devant qui s’incliner. » En effet, Apraxie trône à côté de Vladimir, préside avec lui les nobles festins, mangeant la chair du cygne blanc et buvant le doux hydromel. A elle aussi s’adresse le profond salut des héros. Pourtant l’épouse du Beau-Soleil a une tache originelle ; l’impureté du sang paternel se manifeste en elle par toute sorte d’actes répréhensibles. Elle se fait « l’entremetteuse » du mariage d’Alécha avec la femme de Dobryna. Comme la femme d’Arthur et quelquefois celle de Charlemagne, il n’est que trop facile de la rendre infidèle! Quand Vladimir amène à sa cour Tchourila, la princesse ne met aucune retenue dans l’expression de ses sentimens pour le bel étranger. A table, elle se coupe le doigt de son couteau. « Ne vous étonnez pas, ô nobles femmes, si je me suis blessée à la blanche main. Je regardais la beauté de Tchourila; je regardais ses boucles blondes, et mes yeux brillans se sont troublés. » Avec la même impudeur naïve, elle demande à Vladimir de faire de Tchourila son chambellan. Dans une autre de ses aventures, on retrouve deux traits caractéristiques du récit biblique sur Joseph : d’une part, la coupe d’argent cachée dans le sac de Benjamin ; d’autre part, la fausse accusation de la femme de Putiphar contre le chaste Hébreu, trait primitif qui se reproduit dans le roman égyptien des Deux Frères, publié par M. de Bougé, dans les légendes grecques sur Phèdre et Hippolyte, sur Antéia et Bellérophon. Un jour, quarante kaliki pérékhojé[7] vont en pèlerinage à Jérusalem. Ils ont élu pour leur ataman Thomas Ivanovitch et fait un règlement draconien, portant que celui d’entre eux qu’on prendra à voler ou à forniquer subira un cruel supplice. Les quarante s’arrêtent devant le palais d’Apraxie pour demander l’aumône. Elle s’éprend soudain pour leur chef, le fait monter dans sa chambre et lui fait d’amoureuses propositions. Le kalik les repousse, alléguant son vœu de pèlerin et les sévères règlemens de la corporation. Pour se venger, elle fait cacher dans son sac la coupe précieuse de Vladimir, puis elle envoie des messagers pour fouiller les pèlerins. Ceux-ci reçoivent les messagers à grands coups de bourdon sur les reins; mais bientôt arrive Alécha, qui fait ouvrir les sacs. La coupe se retrouve dans celui de l’ataman ! Alors ses compagnons lui appliquent la loi terrible, lui coupent les mains et les pieds, lui arrachent les yeux et la langue, l’ensevelissent jusqu’à la ceinture dans la terre humide; mais un miracle, — un miracle dans le sens chrétien du mot, — s’opéra. Quand, plusieurs mois après, les kaliki repassèrent en cet endroit, ils trouvèrent leur ataman parfaitement sain et dispos. Dieu découvrit ainsi le péché d’Apraxie.


V.

Nous n’avons encore entrevu que de profil, pour ainsi dire, le héros qui donne son nom à tout le cycle de Kief : le prince Vladimir, ce roi Arthur, cet empereur Charlemagne des chansons russes. Nous l’avons réservé jusqu’à présent, car c’est dans l’étude de son personnage qu’on peut le plus facilement distinguer ce qu’il y a de réalité historique dans les bylines. Il est certain qu’il a existé un Vladimir, prince de Kief; il y en a même deux, saint Vladimir le Baptiseur, à la fin du Xe siècle, et Vladimir Monomaque, qui mourut en 1126. Dans les bylines, il n’est même pas question du fait qui a surtout illustré saint Vladimir : la conversion du peuple russe. Bien plus, un des caractères saillans de l’épopée kiévienne, par opposition à l’épopée française, c’est que les bogatyrs sont absolument étrangers à cette fureur de propagande par le glaive qui possède nos héros carolingiens. La muse populaire semble avoir composé le Vladimir légendaire de traits également empruntés aux deux Vladimirs historiques. Le Beau-Soleil est constamment en guerre contre les Tatars, comme le furent en effet le fils de Sviatoslaf contre les Petchenègues et le Monomaque contre les Polovtsi. Dans les chroniques, on voit saint Vladimir présider de splendides banquets ; de même c’est à la table du festin, assis à côté d’Apraxie, que nous retrouvons sans cesse le Vladimir épique. C’est à cette table que l’on convie les nobles étrangers, que les héros font leurs vanteries, qu’ils décident leurs expéditions, qu’ils se querellent et se lancent des défis, que, moitié ivres, ils concluent des paris insensés. La table de Vladimir est le centre de l’épopée russe, un commun rendez-vous pour les héros accourus de toutes les extrémités de la Russie, — pour Dobryna de Riazan, pour Ilia de Mourom, pour Stavre de Tchernigof, pour Diouk de Galitch, pour Soloveï des pays d’outre-mer.

Les chroniques racontent que les guerriers de Vladimir se plaignirent un jour qu’on les servit dans de la vaisselle de bois. Il leur fit donner des couverts d’or et d’argent, disant « qu’avec une brave droujina on pouvait acquérir l’or et l’argent, mais qu’avec de l’or et de l’argent on ne pouvait acquérir une brave droujina. » Les bylines lui prêtent un propos tout semblable. Un de ses guerriers, au lieu de rapporter des richesses après une expédition, n’en ramène qu’une belle femme. Le Beau-Soleil l’en félicite et dit : « Dans notre empire de la sainte Russie, semez une semence de héros, voilà qui est bien plus précieux que l’or et l’argent. » — Saint Féodose le Petcherski s’affligeait de voir à la table de Sviatoslaf (un des successeurs de saint Vladimir) des joueurs de rebec, des musiciens et des skomorokiy sorte de jongleurs semblables à ceux d’Occident. Or la cour du Beau-Soleil est constamment fréquentée par ces artistes. D’ailleurs, comme l’Achille d’Homère, comme le Taillefer français, comme le Volker des Niebelungen, les héros russes savent chanter et combattre. Le roi de mer Soloveï ensorcelle les femmes de sa viole magique; Stavre est un joueur de gouzzla fameux; Dobryna paraît à la noce de sa femme déguisé en jongleur. — Saint Vladimir, suivant les chroniques, envoie des messagers en Khazarie, à Constantinople, aux pays latins, pour étudier les, mœurs et la religion de tous ces peuples. Le Beau-Soleil, dans les bylines, propose sans cesse à ses bogatyrs des missions dans toutes les parties du monde. — Le Vladimir de Nestor, comme celui des chansons, assiste à des combats singuliers entre héros russes et géans barbares. Le récit de la chronique sur la bataille de Troubège (en 993) est semé de traits épiques qui semblent empruntés aux poèmes. Un colosse petchenègue demande un champion; comme dans nombre de bylines, pas un héros n’ose se présenter; un vieillard, — comme le Danila des cantilènes, — présente alors son jeune fils, que depuis son enfance personne n’a pu terrasser et qui de ses mains désarmées peut déchirer un buffle, etc. — Le Vladimir de la légende fait prendre de force chez le roi de Lithuanie sa future épouse Apraxie; mais n’est-ce pas dans le sac de Polotzk que celui de l’histoire enlève par le droit de la guerre son épouse Rognéda? Celui des chroniques est souvent convoiteux de l’épouse d’autrui; mais celui des rhapsodes populaires envoie à une mort certaine le héros Lovtchanine pour lui prendre sa femme. Les poèmes nous présentent un Vladimir toujours avide d’argent, comme le furent en effet tous les princes varègues : Igor, aïeul de saint Vladimir, fut assassiné par les Drévlianes qu’il voulait rançonner. En revanche, les deux Vladimirs historiques sont des princes essentiellement actifs, énergiques, toujours en campagne, tandis que celui des bylines ne sort presque jamais de son palais. Il faudra demander à la mythologie l’explication de cette inaction.

Nos chansons de gestes ont souvent confondu Charlemagne avec ses héritiers, même indignes. De même les chansons russes ont emprunté des traits à plus d’un successeur de saint Vladimir pour en former l’image épique du Beau-Soleil. Dans les poèmes bien conservés, on voit que nous sommes encore dans la période varègue. Kief est le centre de l’empire russe, et non pas Moscou. Vladimir est un grand-prince, non un tsar. Sa cour reflète la simplicité patriarcale des temps primitifs. Il n’y a point d’étiquette rigoureuse, point de discussions sur le tchin ou le miesto. Sa table est la table ronde du roi Arthur, où tous les paladins sont égaux. Les étrangers entrent de plain-pied dans sa grande salle; si le prince ne s’y trouve pas, ils vont le chercher à l’église. Pas d’huissiers, ni de gardes, ni d’échansons, ni de courtisans. Vladimir, de sa propre main, verse aux héros le vin d’honneur ; il descend lui-même à sa cave pour y chercher les présens. Dans les bylines qui ont subi des influences postérieures, se montre le faste princier; les officiers de la couronne, les princes-boïars, les princes-voleurs éclipsent les bogatyrs. Vladimir n’est plus aussi abordable; il faut passer par de nombreux intermédiaires pour être admis à son audience, il ne daigne plus marcher lui-même, et des serviteurs le soutiennent pompeusement sous les bras comme un despote d’Orient. En même temps cette sorte d’égalité héroïque entre le Beau-Soleil et ses paladins s’est altérée. Il est devenu un maître impérieux qui d’un geste les envoie au supplice ou les plonge en un cachot. C’est déjà Siméon le Superbe ou Ivan le Grand, contenant sous leur main redoutable une aristocratie frémissante. Puis le caractère tyrannique d’un pouvoir devenu absolu s’accentue encore davantage. Aux « bourreaux impitoyables » qui accompagnent désormais tous les pas de Vladimir, on reconnaît en lui une sorte d’Ivan le Terrible. Pour que nous ne puissions nous y méprendre, un des boîars-scélérats qui l’entourent porte le nom de Maliouta Skouratof, l’âme damnée d’Ivan IV, si célèbre dans les chroniques comme dans les légendes du XVIe siècle. On voit alors Vladimir méconnaître tous les services rendus à la terre russe pour satisfaire ses rancunes princières. Il fait jeter en prison le héros Soukmany, qui a battu les Tatars, mais qui n’a pas rapporté de gibier pour sa table; il fait mourir Lovtchanine; il emprisonne Stavre, il veut faire périr de faim Iliade Mourom; il rebute ou exile les bogatyrs, si bien que la Russie, privée de ses forts héros, est livrée en proie aux Tatars.

Si nous passons aux autres héros du cycle kiévien, nous leur trouvons également une certaine réalité historique. Ainsi les chroniques nous parlent de deux Dobryna : l’un qui fut l’oncle de saint Vladimir (son neveu dans les bylines) et le plus sage de ses conseillers; l’autre qui fut tué à la bataille de Kalka contre les Tatars en 1224, et qu’on appelait Dobryna de Riazan à la ceinture d’or. Le Dobryna des chansons est aussi représenté comme le fils de Nikita, le riche marchand de Riazan. Même dualisme dans le personnage d’Alécha : il y a dans l’histoire deux Alécha Popovitch : l’un fut tué à la même bataille de la Kalka; l’autre, célèbre sous Vladimir Monomaque par ses victoires contre les hordes nomades, est mentionné à plusieurs reprises dans les chroniques. Un Stavre, centenier de Novgorod, fut emprisonné vers 1118 par le Monomaque. On ne connaît pas de Khotène, fils de Bloud; mais les chroniques mentionnent un Bloud parmi les guerriers de Vladimir Ier ; c’est le traître qui l’aida à assassiner son frère Yaropolk. Ilia, bien qu’il s’élève dans la région nébuleuse des mythes, ne perd cependant point pied sur la terre russe. On le fait naître dans un village qui existe encore, Karatchorovo, dans le district de Mourom. Il y a dans ce pays une chapelle élevée sur une source qui a jailli sous le sabot de son cheval, et des paysans qui portent son nom (les Iliouchni), et qui prétendent descendre en droite ligne du héros chrétien. On montre son tombeau dans la catacombe de Saint-Antoine à Kief : il est vrai qu’un voyageur allemand du XVIe siècle, Erich Lassota, a vu le sépulcre du même Ilia, non dans cette catacombe, mais dans une chapelle de la cathédrale. Le peuple a fait de lui un saint et honore ses reliques : même honneur est échu en Occident à Charlemagne, à Guillaume au Court Nez, à Renaud de Montauban. Peut-être Ilia de Mourom a-t-il bénéficié d’une confusion possible avec un autre bienheureux de même nom. Ilia, héros solaire, a bien pu, comme le Hélios des Grecs, se confondre avec saint Élie. En tout cas, dans plusieurs ouvrages hagiologiques cités par M. Oreste Miller, on fixe sa fête au 19 décembre. On ajoute qu’il vivait vers 1188, et que le peuple l’a surnommé saint Ilia le Botté, dénomination qui conviendrait bien à un saint guerrier.


VI.

« L’épopée française, dit M. Gaston Paris, a germé, est née et a fleuri sur un sol tout historique. » Au contraire l’épopée russe est née dans une race dont l’imagination était encore pleine de souvenirs païens. Par là elle s’éloigne de l’épopée française, qui s’est formée cependant à la même époque, pour se rapprocher de la vieille épopée indienne. « Dès ses premiers bégaiemens, continue M. Paris, la poésie populaire française chante des héros très vivans, des actions très concrètes : il n’y a pas à chercher derrière ses personnages de passé mystérieux. » C’est encore tout le contraire dans les poésies russes, où les héros, même ceux dont les noms sont dans les chroniques, semblent avoir pris la place de personnages très mystérieux, dont l’origine remonte aux sources mêmes de la mythologie universelle. Les ennemis qu’ils ont à combattre n’ont presque pas de forme déterminée : ce sont de monstrueux embryons à peine sortis de la matrice universelle, encore engagés jusqu’à mi-corps dans le chaos panthéistique. Soloveï le brigand est presque impossible à décrire en traits précis; le Serpent de la Montagne se distingue difficilement de la masse confuse de la nuée ou du brouillard. Il est visible que l’imagination russe, lorsqu’elle a été appelée à former des héros vivans, venait seulement d’accomplir son évolution du panthéisme indien au polythéisme européen. On dirait, en parcourant les bylines, que le monde vient de naître : les hommes, les dieux et les animaux y vivent encore dans la promiscuité primordiale. C’est toujours le temps où les bêtes parlaient, où les rivières pouvaient s’animer. Soloveï et Maria l’enchanteresse sont presque des oiseaux, Dounaï et Nastasia deviennent des fleuves. A chaque page, on trouve des serpens qui entrent en négociations avec les hommes, des chevaux qui conversent avec leurs maîtres, des corbeaux qui prononcent des paroles prophétiques, des aurochs qui sont des héros, des cygnes qui sont des jeunes filles. Les choses inanimées ont elles-mêmes une vie et une intelligence. Le bogatyr, avant de lancer sa flèche d’acier, lui adresse un discours, une sorte de conjuration. « Vole au-dessus des bois sombres, vole au-dessous des nuages errans; ne tombe ni dans l’eau ni sur la terre, tombe dans l’œil droit du brigand. » On voit au premier coup d’œil que dans une telle épopée l’élément historique doit être très faible, l’élément mythique très considérable. Si nous cherchons des faits réels, nous sentons le terrain solide se dérober sous nos pieds, et nous sommes entraînés dans le grand courant des fables indo-européennes. Pas une de ces aventures qui ne nous rappelle des traits analogues des Eddas ou des poésies homériques, du Ramayana ou des Niebelungen. A chaque vers, il faudrait évoquer un monde de souvenirs épiques, appeler à son aide l’Olympe et le Walhalla, réveiller tous les panthéons de l’Orient et du Nord. En donnant à Vladimir l’épithète de Beau-Soleil, la chanson russe nous ouvre elle-même la voie des explications mythologiques. Ce Vladimir immobile des bylines, qui rappelle si peu les infatigables Vladimirs de l’histoire, est le soleil en effet. Ces monstres, qui donnent l’assaut à la cité royale de Kief, ce sont les forces sombres ou hostiles de la nature, sinistres personnifications de la nuit qui bannit le soleil, de la nuée qui l’éclipse, de l’hiver qui le fait pâlir. Le prince-soleil, c’est le principe de lumière, mais un principe immobile, passif, non militant. Il faut pour combattre l’esprit des ténèbres une autre force lumineuse, active et guerrière. C’est alors qu’Ilia de Mourom s’attaque à Soloveï, Dobryna au Serpent de la Montagne, Alécha Popovitch au monstre Tougarine, Diouk Stépanovitch à Chark le géant. Comme Indra, dompteur du serpent Ahi, comme Sigurd, vainqueur du dragon Fafnir, comme le Bellérophon et le Persée, l’Apollon et l’Hercule des traditions grecques, comme le saint George des légendes chrétiennes, de leur épée fulgurante ils portent à l’ennemi des coups terribles, ouvrent à ses flancs de larges blessures, font couler des ruisseaux de son sang, ondée féconde qui rendra à la terre sa fertilité et à l’astre du jour sa splendeur. Le soleil impassible sur son char d’or ne suffirait pas à cette guerre; pour l’accomplir, il faut les flèches d’or de la foudre qui éventrent les nuages, noirs dragons du ciel.

Hâtons-nous de sortir des généralités, et, comme l’explication mythique de toutes ces bylines nous mènerait fort loin, prenons au hasard, chez M. Miller, deux ou trois scènes héroïques. Ilia est assis immobile depuis trente années, nombre sacramentel qui correspond simplement à la durée de la saison d’hiver. Il est guéri par des étrangers divins qui, dans les bylines postérieures, deviennent Jésus-Christ et ses apôtres, et dans les plus anciennes sont simplement des kaliki voyageurs, allusion aux nuages qui passent. Ils le guérissent avec un breuvage, l’eau vivifiante, qui en avril, lorsqu’elle tombe en pluie féconde, réveille les énergies de la nature. Ilia se lève précisément au printemps, au temps de Pâques, à l’heure même, disent quelques bylines, où l’on chante dans les églises ; Christ est ressuscité ! C’est donc bien l’année nouvelle qui sort de sa léthargie hivernale. Ilia « ne doit pas mourir en bataille; » il ne peut que retourner, après avoir accompli la série de ses exploits, à ce sommeil de pierre, où la saison froide emprisonne la nature. — Une autre de ses aventures rappelle celle de Thor : il disparaît un moment dans la poche de Sviatogor, comme le dieu germain dans le gant du géant Skrimir. Ilia ou Thor, c’est la foudre longtemps recelée dans la nuée; seulement la chanson russe semble perdre ici le fil de l’allusion mythique, fort bien conservée au contraire dans la légende du nord : Thor, prenant enfin son marteau, frappe la tête du géant pour en faire jaillir le sang. — Où le Mouromien se manifeste surtout comme un héros fulgurant, c’est dans sa lutte avec Soloveï. Le brigand obstrue la route qui conduit le plus directement au prince-soleil, — depuis combien de temps? juste depuis trente ans, c’est-à-dire pendant tout le temps qu’a duré la léthargie d’Ilia. Qu’est-ce que Soloveï? Il a figure d’oiseau, son nom l’indique assez; il a un nid sur sept chênes, il a des fils qui peuvent se changer en noirs corbeaux pour assaillir Ilia. La caractéristique de son cri, c’est le terrible sifflement qui ravage tout aux alentours. On ne peut méconnaître en lui le génie de l’orage et de la tempête. C’est ainsi que dans les Eddas le géant Hraesvelgr est assis aux confins du monde, et de ses ailes d’aigle met les vents en mouvement; c’est ainsi que le géant Tiassi, que Thor immole tous les printemps, niche sur des chênes sous la forme d’un aigle. Ailés sont les vents helléniques, fils d’Éole; ailées aussi les harpyes, les ravisseuses, auxquelles Hercule, l’analogue grec d’Ilia et de Thor, livre bataille. De même que Soloveï vit entouré de marécages, les harpyes hantent le lac Stymphale; le nom de l’une d’elles, Aella (la tempête), est significatif. M. Miller fait encore remarquer l’analogie qu’il y a en latin entre aquila, vultur, noms d’oiseaux de proie, et aquilo, vulturnus, noms de vents orageux. Soloveï, le rossignol gigantesque, et ses fils les corbeaux rentrent naturellement dans la grande famille indo-européenne des oiseaux-tempêtes. — Sous le dragon Fafnir, Sigurd a trouvé l’or rouge de la Gnita-Heide; de même dans le nid de Soloveï il y aurait assez d’or et d’argent pour payer sa rançon, allusion aux rayons lumineux que la sombre nuée dissimule en ses flancs. Nous avons vu comment Ilia, après sa victoire, déchire et disperse les membres de son ennemi; il faut bien que son sang féconde la terre régénérée. Enfin dans certaines bylines Ilia vainqueur est obligé de franchir une rivière; il y a là une batelière qui offre de le passer, s’il consent à lui rendre son père Soloveï. Ilia refuse, tue la batelière, et, de ses propres mains, construit un pont. Indra et Thor agissent de même après la victoire. Ce pont, le pont Bifrœst des Eddas, n’est autre chose que l’arc-en-ciel. Ilia traite aussi mal que Soloveï tantôt sa fille et tantôt son fils; mais la polénitsa a un faucon sur l’épaule, et Sokolnik est un fauconnier, ils sifflent et rugissent comme Soloveï; ils sont donc de la même famille. Sans doute, ils ont pour père Ilia, le héros de lumière; mais par leur mère la polénitsa des bylines, la femme-serpent des légendes scythiques, ils appartiennent bien plus au monde des ténèbres qu’au monde de la splendeur solaire.

Ainsi donc dans les chansons épiques de la Russie on peut distinguer une série de couches poétiques superposées comme les couches géologiques du sol terrestre et sur lesquelles on peut faire, suivant l’heureuse expression de M. Oreste Miller, de véritables études de paléontologie mythique. Les données naturalistes, communes à tous les peuples de notre famille, ont fini vers le Xie siècle par se spécialiser, par se naturaliser slaves. Les héros mythiques, indo-européens, sont devenus des héros exclusivement russes, des héros chrétiens, des héros orthodoxes. On cite le lieu de leur naissance : Mourom, Riazan ou Galitch. On marque sur la terre russe les chemins qu’ils ont parcourus, la topographie de leurs champs de bataille. Les montagnes célestes, qui dans la mythologie primitive sont les nuées, les rivières célestes, qui sont la pluie, la mer céleste, qui est l’atmosphère, se sont transportées dans le monde inférieur, et sont devenues de vraies montagnes en calcaire et granit, de vrais fleuves russes, le Dnieper ou le Volga, de vraies mers russes, la Caspienne ou la Baltique. Les dragons célestes sont devenus de vrais serpens ou des géans comme Chark et Tougarine, ou des khans tatars, les uns de pure imagination, comme Idolichtché ou Kaline, les autres réellement historiques, comme Baty, qui conquit la Russie au XIIIe siècle, et Mamaï, qui fut vaincu à Koulikovo par Dmitri Donskoï. Dans telle chanson prise au hasard, on retrouve superposés les débris archaïques appartenant à des périodes fort diverses de la genèse poétique. On voit en même temps Ilia identifié à la nature elle-même et endormi du sommeil hivernal, — puis dieu du tonnerre brandissant la massue de Péroun, l’arc d’Apollon, le marteau de Thor, — puis héros russe courant de Mourom par Tchernigof au secours du prince de Kief, — puis chevalier chrétien protégeant les orphelins et bâtissant des églises à saint Nicolas; mais déjà pour les chanteurs populaires du moyen âge Ilia est bien un bogatyr, de même que Soloveï est bien un brigand. Ce qu’ils admirent, ce qu’ils glorifient, c’est l’Ilia vivant et humain et non pas l’Ilia mythique.

Pour en revenir à des questions du temps présent, n’est-il point remarquable de voir le cycle de Vladimir transporté de toutes pièces partout où s’est porté le flot des émigrations russes? Lorsque les populations slaves s’éloignèrent de la Russie kiévienne, en proie aux barbares de la steppe, et allèrent fonder sur le Don et sur le Volga, sur la Mer-Blanche et sur l’Obi des Russies nouvelles, elles conservèrent non-seulement leur langue, leur religion, leurs coutumes, mais leurs traditions poétiques. Comme Énée, qui sauvait ses dieux pénates de Troie en flammes, le Russe emporta bien loin de Kief les images épiques des héros kiéviens. Qu’il se soit établi aux bords de l’Onega, à Arkhangel, à Simbirsk, en Sibérie, pas un trait de la physionomie traditionnelle des compagnons de Vladimir ne s’est perdu pour lui. Partout Diouk, Dobryna ou Alécha sont restés tels qu’on les avait chantés au XIIe siècle dans les campagnes de l’Oukraine. Si l’on avait besoin d’argumens contre la théorie passionnée qui conteste à une partie des Grands-Russes la qualité de Slaves, on en trouverait un fort concluant dans cette fidèle propagation des chansons épiques. Ilia de Mourom revendiquerait pour ses compatriotes tous ceux qui ont si bien conservé le souvenir reconnaissant de ses exploits.


ALFRED RAMBAUD.

  1. A Leipzig, en 1819, parut un petit recueil intitulé Fürst Wladimir und dessen Tafelrunde, alt-russische Heldenlieder. Cet opuscule anonyme, apparemment composé par un Allemand établi en Russie, comprend, outre des traductions allemandes de Kircha Danilof, certaines pièces dont les originaux russes ne se retrouvent plus.
  2. En Angleterre, mentionnons le curieux livre de M. Ralston, the Songs of the Russian People, Londres 1872.
  3. Ces scrupules n’ont pas empêché qu’il ne se glissât parfois dans les bylines des détails étrangement modernes. C’est ainsi que le héros Volga se change en hermine pour ronger, — comme ces rats dont parle Hérodote, — les fusils du sultan de Turquie. C’est ainsi qu’on voit des héros écrire sur du papier timbré, ou encore, sur le point d’attaquer un dragon ou un géant, braquer sur lui une lunette d’approche.
  4. Outre le cycle de Vladimir, prince de Kief, les chansons épiques de la Russie se rattachent à deux autres cycles : celui de Novgorod, où reviennent souvent les aventures maritimes de Sadko, le riche marchand, et le combat homérique soutenu par Vassih Bouslaévitch contre toute la ville de Novgorod, — celui de Moscou, dont les deux personnages dominans sont Ivan le Terrible et Pierre le Grand.
  5. L’épithète d’héroïque (bogatyrskii) revient souvent dans les chansons. Elle s’applique à tout ce qui participe à la nature extraordinaire du héros. Ainsi il y a le cheval héroïque qui franchit le Dnieper d’un seul bond, la femme héroïque qui resplendit d’une beauté presque divine, le cri héroïque qui fait chanceler les palais sur leurs fondations, le sommeil héroïque qui dure des jours et des mois, même le ronflement héroïque, qui ressemble au roulement du tonnerre ou au fracas des charrettes tatares. C’est dans ce sens particulier que nous emploierons souvent cette épithète.
  6. Gaston Paris, Histoire poétique de Charlemagne, p. 396.
  7. Chanteurs errans, pèlerins.