La Ruine de la civilisation antique
Revue des Deux Mondes6e période, tome 53 (p. 311-329).
LA RUINE
DE LA
CIVILISATION ANTIQUE

RÉFLEXIONS ET COMPARAISONS

On croit généralement que la civilisation antique s’est éteinte peu à peu après une agonie de plusieurs siècles. Cette opinion n’est nullement conforme à la vérité, du moins en ce qui concerne l’Occident. Au moment où l’empereur Alexandre Sévère fut tué par ses légions révoltées, en l’an 232 de notre ère, la civilisation antique était encore intacte en Europe, en Afrique et en Asie. Au fond de leurs temples, édifiés ou restaurés au cours des derniers siècles, avec toute la magnificence qu’autorisait une prospérité croissante, les dieux du polythéisme grec et romain et les dieux indigènes, hellénisés ou romanisés, des provinces qui n’étaient ni grecques, ni latines, veillaient sur l’ordre social de tout l’Empire. Du sein fécond du polythéisme était même né, pendant les deux derniers siècles ; un culte nouveau, le culte de Rome et d’Auguste, qui symbolisait encore, au début du IIIe siècle, des bords du Rhin à ceux de l’Euphrate, la majestueuse unité de l’Empire. Sorte de mixture cosmopolite, épaisse et colorée, d’hellénisme, de romanisme et d’orientalisme, une civilisation brillante et superficielle s’étendait, comme un vernis de prix sur une faïence rustique, sur tout l’Empire.

Deux aristocraties, l’une impériale qui résidait à Rome, l’autre provinciale, qui résidait dans les villes secondaires, étaient préparées par la culture grecque, par la culture latine, ou par les deux ensemble, à gouverner l’Empire, avec sagesse, justice et magnificence. Les beaux-arts, — sculpture, peinture, architecture — florissaient, bien que, pour satisfaire aux goûts d’un public trop vaste et cosmopolite, ils eussent perdu la simplicité et la pureté des grandes époques. La philosophie et la littérature étaient cultivées avec zèle, quoique sans grande originalité, par une foule croissante d’hommes et de femmes, dans les classes moyennes et les classes supérieures. Partout, même dans les petites villes, les écoles se multipliaient. L’étude qu’on tenait alors en plus haute estime, qu’on poursuivait avec le plus d’ardeur et qu’on jugeait digne des récompenses les plus élevées, était la jurisprudence. L’Empire fourmillait de juristes. Les qualités qui font un grand jurisconsulte, la perspicacité, la subtilité, la force dialectique, le sens de l’équité, l’esprit d’invention dans l’ordre des principes, menaient tout droit aux plus hautes charges de la cour et de l’armée. Apporter la justice au monde par un droit qui fût l’œuvre pure de la raison et de l’équité, était devenu la mission du grand empire que tant de guerres avaient fondé : mission noble et élevée entre toutes celles que pouvait se proposer un Etat du monde ancien, et qui réalisait complètement la grande doctrine d’Aristote, d’après laquelle le but suprême de l’Etat n’est ni la richesse, ni la puissance, mais la vertu. Les villes grandes et petites s’efforçaient dans toutes les provinces de construire de beaux édifices, d’établir des écoles, d’organiser des fêtes et des cérémonies somptueuses, d’encourager les études les plus en faveur de l’époque, de pourvoir au bien-être des classes populaires. L’agriculture, l’industrie, le commerce prospéraient, les finances de l’Empire et des villes n’étaient pas encore en trop mauvaises conditions, et l’armée était encore assez forte pour imposer aux barbares, rôdant sur les frontières, le respect du nom romain.

Cinquante ans plus tard tout cela est changé. La civilisation gréco-romaine agonise avec le polythéisme. Les dieux fuient leurs temples désertés et croulants, pour se réfugier dans les campagnes. Les aristocraties raffinées qui gouvernaient l’Empire avec tant de magnificence et de justice, et qui avaient édifié le grand mouvement du droit rationnel, ont disparu. L’Empire est la proie d’un despotisme tout ensemble faible et violent, qui recrute son personnel de fonctionnaires civils et militaires dans les populations les plus barbares de l’Empire. Les provinces d’Occident, y compris la Gaule et l’Italie, sont presque complètement ruinées. Les campagnes et les petites villes se dépeuplent ; ce qui reste d’hommes et de richesses va congestionner quelques grands centres ; les métaux précieux disparaissent ; l’agriculture, l’industrie et le commerce dépérissent ; les arts et les sciences périclitent. Tandis que les deux siècles précédents s’étaient efforcés de réaliser dans l’Empire une grande unité politique par-dessus l’immense variété des religions et des cultes, l’époque nouvelle qui commence va créer une grande unité religieuse, au milieu du morcellement de l’empire. La civilisation gréco-latine, détruite dans ses éléments matériels par l’anarchie, la dépopulation, la ruine économique, est décomposée dans sa vie spirituelle par le christianisme, qui remplace le polythéisme par le monothéisme et s’efforce de bâtir une société religieuse universelle, uniquement préoccupée du perfectionnement moral, sur les ruines de l’esprit politique et militaire. En somme la civilisation antique n’est plus qu’une immense ruine. Aucun effort humain ne réussira à en empêcher l’écroulement final. Comment s’explique un pareil changement ? Qu’est-il donc arrivé pendant ces cinquante années.


I

Pour comprendre cette grande crise de la civilisation humaine, il faut remonter aux débuts de l’Empire et comprendre la nature de l’autorité impériale telle qu’elle s’était formée au sein de la petite république latine. Les historiens persistent à faire de l’empereur romain, aux deux premiers siècles de notre ère, un monarque absolu, conçu selon le type des dynasties qui ont gouverné l’Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles. Et, en vérité, l’empereur romain ressemblait aux monarques des siècles derniers soit en ce que son pouvoir durait autant que sa vie, soit parce que si ce pouvoir n’était pas à proprement parler absolu, il était assez grand pour que la différence d’avec un pouvoir absolu n’apparaisse pas immédiatement à des esprits habitués aux formes et aux principes de l’État moderne, Pourtant l’Empire romain se différencie de la véritable monarchie ancienne ou moderne parce qu’il n’a jamais reconnu, jusqu’à Septime Sévère, le principe dynastique ou héréditaire comme la base de son organisation.

L’empereur n’acquiert ses pouvoirs que grâce à une élection, comme les magistrats républicains : la parenté et la naissance n’ont jamais été considérées comme des titres légitimes de son autorité. Il est vrai qu’à plusieurs reprises une même famille détint le pouvoir pendant plusieurs générations, mais ce fut, toujours pour des raisons de fait et non de droit. Dans tous les cas l’historien peut retracer ces raisons de fait. Cette différence suffirait à nous faire conclure que jusqu’à Septime Sévère, l’Empire ne fut pas une monarchie absolue, sans qu’on puisse non plus l’appeler une république. Ce fut un régime intermédiaire entre l’un et l’autre principe ; et ce caractère incertain a été pour lui une cause de faiblesse que les historiens ont trop négligé d’étudier mais qui a exercé la plus grande influence sur les destinées de la civilisation gréco-latine.

Dans tout système politique fondé non sur l’hérédité, mais sur le choix, le grand problème est de trouver un système d’élection qui empêche le principe électif d’être faussé dans son application par la fraude ou par la violence. Pour des raisons nombreuses qu’il serait trop long d’examiner, ici, mais dont les principales découlent justement du caractère incertain de l’autorité impériale, Rome ne parvint pas à fixer les règles de l’élection impériale de telle sorte que toute hésitation dans la procédure fût impossible, et les tentations de fraude et de violence écartées. En principe, l’empereur devait être élu par le peuple romain dans les comices. Cela est si vrai que le pouvoir lui était conféré par une lex de imperio dont nous pouvons affirmer qu’au moins jusqu’à Vespasien, elle fut soumise aux comices et formellement approuvée par eux. Mais nous savons aussi que sous l’Empire les comices n’étaient plus qu’une fiction constitutionnelle et qu’en votant la Iex de imperio ils ne faisaient que sanctionner le texte du Sénatus-consulte par lequel le Sénat avait conféré le pouvoir à l’empereur. Le corps qui légitimait effectivement l’autorité de l’empereur en lui conférant le pouvoir constitutionnel, était donc le Sénat. Le Sénat aurait dû par conséquent choisir aussi l’empereur, auquel il pouvait conférer les pouvoirs légaux. Mais pour différentes raisons d’ordre politique et constitutionnel le Sénat ne fut pas à même de revendiquer ce droit au point de pouvoir l’exercer dans tous les cas et avec toute la liberté nécessaire : si bien que quelquefois il choisit et imposa à l’Empire le chef de son choix, mais qu’il lui arriva aussi, dans d’autres, de devoir se contenter de ratifier le choix fait par d’autres forces sociales. Nerva, par exemple, fut choisi par le Sénat, mais Tibère fut imposé au Sénat par une situation politique et militaire qui n’avait rien de commun avec les préférences et les vues de l’illustre assemblée ; Claude et Néron furent imposés par les prétoriens ; Vespasien par la victoire et les soldats. De Nerva à Marc-Aurèle, durant la période la plus brillante de l’Empire, on adopta un système mixte : l’empereur choisissait dans le Sénat, et d’accord avec le Sénat, l’homme qui lui semblait le mieux qualifié pour lui succéder ; il l’adoptait comme fils, l’associait au pouvoir comme aide et adjoint.

L’empereur mort, le Sénat, en conférant au fils adoptif le pouvoir impérial, ne faisait que ratifier un choix auquel il avait déjà consenti. En somme, il y avait dans l’Empire un corps pouvant et devant élire l’empereur ; mais ce corps, le Sénat, n’eut pas toujours l’autorité et la force nécessaire pour exercer la plénitude de son pouvoir, et se borna souvent, au lieu d’élire l’empereur, à ratifier le choix de l’empereur choisi par d’autres. Cet office pourtant lui resta toujours acquis : l’autorité d’aucun empereur ne fut légitime avant qu’il l’eût reçue du Sénat, moyennant la lex de imperio. Le sénat romain sous l’Empire pourrait donc se comparer aux parlements de bien des états modernes qui, en principe, devraient choisir, mais en réalité ne font très souvent que légitimer, par leur approbation les gouvernements élus par la cour ou par des coteries puissantes, étrangères au parlement. C’est pour cette raison que les historiens modernes affectent à l’ordinaire un grand dédain pour le Sénat de l’époque impériale, qu’ils considèrent comme une momie laissée en héritage par la République à l’Empire, vénérable, certes, mais inutile et encombrante dans la nouvelle constitution. Le XIXe siècle a fait trop de révolutions et il s’est trop habitué à confondre l’autorité avec la force pour pouvoir apprécier au juste une institution dont le rôle était d’imprimer à l’autorité impériale le caractère indélébile de la légitimité. Mais maintenant que la Révolution, brusquement réveillée au fond des steppes, s’avance vers les frontières de la civilisation occidentale, il sera utile et sage de s’efforcer de comprendre comment la prospérité de l’Empire pendant le premier siècle fut en partie due à une institution qui semble à beaucoup d’historiens modernes inutile, parce que sa fonction était plus formelle que substantielle.


II

Bien que la plupart des historiens, suivant l’exemple de Mommsen, s’obstinent à immoler le Sénat, victime expiatoire, sur la tombe de César, il n’est point douteux que le Sénat non seulement continua à vivre et à gouverner l’Empire, après que César fut éteint, mais dans la seconde moitié du Ier siècle, fit comme un arbre vieilli, qui après une greffe porte de nouveaux fruits. Il se renouvela ; il acquit un prestige nouveau, il gouverna l’Empire avec une énergie et une sagesse qui peuvent soutenir la comparaison avec les plus belles époques de la République. Pour quelles raisons ? Quelle fut la greffe miraculeuse qui produisit cette transformation du tronc vieilli ? Essayons de l’expliquer brièvement.

Pendant le premier siècle de l’Empire, qui fut une ère de prospérité et de paix, beaucoup de familles indigènes de l’Italie du Nord, de la Gaule, de l’Espagne, de l’Afrique septentrionale s’enrichissent et constituent partout de nouvelles aristocraties locales.

Comme il est naturel, la richesse donne à ces familles le désir de briller et de prédominer ; elles cherchent donc dans la paix qui les environne, un modèle à imiter pour se dégrossir, se rendre dignes de l’admiration populaire et devenir une véritable aristocratie douée d’une supériorité intellectuelle et morale sur la masse de la population pauvre ou de moyenne fortune. A l’exception de quelques rares familles qui cherchent ce modèle parmi les cendres encore chaudes des traditions nationales et des époques de l’indépendance, la plupart le trouvent à Rome et dans la noblesse romaine ; et non pas tant dans la noblesse divisée, prodigue, fastueuse, peu active, indocile et faible à la fois, de l’époque des Jules-CIaudiens que dans l’image solennelle et vénérable que Cicéron, Salluste, Horace, Virgile, Tite-Live avaient tracée de la vieille aristocratie romaine en la parant de si éclatantes couleurs. Car la grande littérature latine ne fut pas une distraction de riches seigneurs oisifs et curieux ; mais l’organe le plus noble de la puissance romaine, le véhicule élégant qui propagea à la fois la connaissance de la langue latine, le goût des belles-lettres et les doctrines morales et politiques auxquelles l’aristocratie romaine croyait, chez les nouvelles élites qui de génération en génération se formaient dans les provinces de l’Occident et en Afrique, émergeant de la confuse égalité des vaincus. Elevées par des précepteurs latins, les générations nouvelles étudièrent les grands auteurs comme des maîtres non seulement de la forme, mais de la pensée et du sentiment ; elles grandirent ayant sous les yeux le merveilleux modèle de l’antique noblesse romaine, non pas telle qu’elle avait effectivement été, mais telle que l’avait dépeinte, épurée de ses vices et de ses faiblesses, le pinceau lumineux de Tite-Live, dans le grand cadre de son histoire immortelle ; ils s’éprirent de ce modèle idéalisé par l’art : la simplicité, le dévouement civique, la bravoure à la guerre, la fidélité aux traditions civiles et religieuses ; ils se persuadèrent qu’un homme ne pouvait avoir d’ambition plus élevée que d’être accueilli dans cette aristocratie et dans le Sénat qui la représentait.

Jusqu’à Néron cependant, l’esprit exclusif de la vieille Rome resta très fort. Peu de grandes familles des provinces parvinrent à forcer les portes du Sénat. Celui-ci se composa presque uniquement de familles originaires de l’Italie centrale : aristocratie trop restreinte pour un Empire aussi grand et que rongeaient trop de vices anciens et nouveaux. Un siècle de paix n’avait pas su éteindre les discordes, les haines et les rivalités qui avaient toujours divisé ces familles ; il avait au contraire exalté encore l’orgueil et l’esprit d’exclusion, qui avaient, en tous les temps, caractérisé la vieille noblesse romaine. A ces défauts anciens s’étaient ajoutés les nouveaux : la frénésie du luxe et une sorte de scepticisme qui inclinait à se jouer même des plus dangereux exotismes. Cause principale des troubles sérieux qui agitèrent l’Empire depuis Auguste jusqu’à Néron, cette aristocratie trop restreinte et vieillie l’eût peut-être conduit à sa perte si, dans les provinces, une nouvelle aristocratie ne se fût formée, qui, greffée sur le vieux tronc, devait rendre au Sénat une vigueur nouvelle.

Celui qui sut réussir en temps opportun cette délicate opération, fut Vespasien. La terrible guerre civile qui se déchaîna dès la mort de Néron eut enfin raison de l’égoïsme invétéré et de l’esprit exclusif de l’antique aristocratie. Le danger était apparu trop grave ; tous les hommes de bon sens comprirent qu’il fallait renouveler et renforcer le corps politique auquel il appartenait de choisir et d’aider les empereurs ; et Vespasien put accomplir sans trop de difficultés la grande réforme qui, quelques années auparavant, eût été impossible. Les historiens de l’antiquité nous racontent qu’ayant assumé l’autorité de censeur, il choisit mille familles parmi les plus importantes des provinces, et les inscrivit dans l’ordre sénatorial et dans l’ordre équestre, les fit venir à Rome et reconstitua de fond en comble l’aristocratie romaine. Pour cette réforme, Vespasien mérite d’être considéré comme le second fondateur de l’Empire, après Auguste ; car il sut ainsi rendre à l’Empire une aristocratie nouvelle, sous bien des rapports supérieure à l’ancienne. Venant des provinces, cette aristocratie était plus économe, plus simple et de mœurs plus austères, plus active, plus sérieuse et surtout plus dévouée à la grande tradition romaine, républicaine et aristocratique, que ne l’était la vieille aristocratie originaire de l’Italie, qu’avaient gâtée les guerres civiles, le succès, la richesse et la paix du premier Empire. Par une de ces surprises dont l’histoire est pleine en ses caprices mystérieux, les petits-fils des Gaulois, des Espagnols, des Africains, vaincus par Rome, furent plus vraiment Romains que les descendants de ces familles de l’Italie centrale qui avaient conquis l’Empire ! L’esprit de Rome, moribond en Italie, revivait dans les provinces.

Tacite, Pline l’Ancien et Pline le Jeune en littérature, Trajan et Hadrien en politique, représentent cette nouvelle aristocratie provinciale qui, avec sincérité et fermeté, appliqua dans le gouvernement de l’Empire les principes politiques et moraux de la République, sachant les adapter à la nouvelle situation du monde, les conciliant avec l’art et avec la philosophie de l’hellénisme, créant par cette fusion du romanisme et de l’hellénisme la véritable civilisation de l’Empire. Le siècle durant lequel cette aristocratie gouverna le monde put jouir d’une grande tranquillité et prospérité parce que l’autorité du Sénat y fut respectée en même temps que l’autorité de l’empereur, si bien qu’il n’y eut jamais entre les deux pouvoirs ces chocs et ces antagonismes imaginés par les historiens qui veulent, à tout prix, faire de l’Empire des deux premiers siècles une monarchie. Ainsi que nous l’avons déjà dit, le Sénat choisissait, d’accord avec l’Empereur, celui qui devait lui succéder ; l’État était une véritable République gouvernée par le Sénat et l’empereur, le second respectueux des droits du premier, le premier respectueux de l’autorité du second, comme le plus éminent et puissant de ses membres. Aucune incertitude ne s’éleva jamais sur l’élection des empereurs et sur les conditions requises pour qu’elle fût légitime. Le grave défaut de la constitution impériale se trouva ainsi momentanément écarté ; l’autorité de Trajan, d’Hadrien, d’Antonin et de Marc-Aurèle fut reconnue par tous, sans être minée comme celle de Tibère, de Claude et de Néron, par l’opposition secrète et irréductible de la noblesse ; n’étant plus affaibli par de trop violentes discordes, au sein même du groupe tout-puissant qui avait dans ses mains le gouvernement, l’Etat romain put, au cours de ce siècle, accomplir de grandes œuvres de paix et de guerre dans l’immense Empire.


III

Mais les principes d’une civilisation et les classes qui sont chargées de les appliquer s’usent avec le temps. Aussi bien préparée et aussi forte qu’elle fût, cette aristocratie, qu’avait formée l’élite de tant de provinces, n’échappa pas au sort commun. Peu à peu elle se désagrégea, en partie, comme toutes les aristocraties, par épuisement intérieur, et en partie parce qu’elle fut petit à petit décomposée par les philosophies et par les religions d’esprit universel qui agissaient du dehors sur elle. Le romanisme était une doctrine nationale et aristocratique, exclusiviste par conséquent ; une espèce d’armature dans laquelle un peuple et un État s’enfermaient pour se séparer du reste du monde. Il était donc en contradiction avec les philosophies et avec les religions universelles, telles que le stoïcisme et le christianisme, qui confondaient tous les hommes et tous les peuples dans un principe d’égalité morale, pour différent qu’il fût chez l’un et chez l’autre. Déjà affaiblie par l’épuisement intérieur et par l’action des philosophies et des religions universelles, cette aristocratie fut à la fin surprise par une crise politique qui l’anéantit. Cette crise politique mérite d’être attentivement étudiée, car avec elle commença la ruine de la civilisation antique. Marc-Aurèle n’est pas célèbre seulement comme empereur. Ses Pensées sont un des plus beaux monuments de la sagesse humaine. Depuis dix-huit siècles le monde les lit et les admire. Il faut pourtant convenir que la philosophie appelée, dans la personne de ce célèbre empereur, à gouverner le monde, se comporta étrangement dans la question de la succession, que des empereurs moins philosophes avaient si bien résolue. Au lieu de s’entendre, comme ses prédécesseurs, avec le Sénat et de choisir Claude Pompeianus que le Sénat proclamait unanimement le plus digne, Marc-Aurèle se donna, en 177, comme associé à l’Empire, lui faisant attribuer la puissance tribunicienne, son fils Commode, âgé de quinze ans. Comment se fit-il que précisément un philosophe stoïcien ait tenté d’introduire le principe dynastique dans la république aristocratique qui gouvernait l’Empire, c’est là un mystère que les livres anciens ne nous permettent pas d’éclaircir. Mais les conséquences de l’erreur furent terribles. Quand Marc-Aurèle mourut en 180, Commode avait dix-huit ans : il n’avait donc ni l’âge, ni la préparation nécessaire pour remplir la lourde tâche qui lui incombait. En partie à cause de la façon dont Commode avait été imposé au Sénat, en partie grâce à l’incapacité du nouvel empereur, il ne tarda pas à se produire entre le Sénat et le chef de l’Empire un conflit si violent, que Rome n’avait rien vu de pareil depuis le temps de Domitien. Et de même qu’à l’époque de Domitien, cette nouvelle lutte entre les deux pouvoirs suprêmes de l’Etat se termina par une conjuration. Mais tandis qu’après la mort de Domitien le Sénat avait pu maîtriser les événements et imposer à l’Empire son candidat en la personne de Nerva, cette fois, après le massacre de Commode, il ne parvint pas à dominer la situation, ni à imposer de nouveau une sorte de transmission légale de l’autorité suprême. La succession donna lieu à une violente guerre civile, qui aboutit à dresser l’absolutisme militaire de Septime-Sévère sur les ruines de l’autorité du Sénat.

Septime Sévère appartenait à une famille de Lepti, très riche et très cultivée mais de noblesse récente, puisqu’il était le premier membre de sa famille qui eût fait partie du Sénat. Il avait cultivé avec une égale ardeur les lettres latines et les lettres grecques, mais il avait aussi épousé Julie Domna, issue d’une des plus riches familles de Syrie, à laquelle le culte du Soleil devait ses prêtres les plus célèbres. Africain de noblesse récente, hellénisé et romanisé, non sans avoir subi fortement l’influence de l’Orient asiatique, Septime Sévère n’était pas homme à respecter l’autorité du Sénat, comme l’avait respectée un siècle auparavant le grand Trajan, et surtout après que le Sénat se fut déclaré contre lui dans la guerre civile. Le Sénat, pour des raisons qui nous sont inconnues, avait mis au service de ses ennemis toute l’autorité dont il disposait ; l’Africain s’en vengea quand la victoire se fut prononcée en sa faveur, en s’appliquant à défaire ce que Vespasien avait fait. Fort de la fidélité de ses légions, il affaiblit et appauvrit autant qu’il put l’aristocratie historique, à force d’exécutions et de confiscations ; il l’humilia en diminuant ses privilèges et son prestige en faveur de l’ordre des chevaliers ; il assigna à ceux-ci de nombreuses charges jusqu’alors réservées aux sénateurs, et commença à constituer parmi les chevaliers une noblesse de fonctionnaires élus et dépendants de lui, à laquelle il donna des titres honorifiques nouveaux (vir egregius, vir perfectus, vir clarissimus) ; il exerça ouvertement le pouvoir absolu, renforça le principe dynastique, et traita ouvertement l’Empire comme une propriété de famille, en le partageant entre ses deux fils ; il fit de l’armée une puissance politique supérieure au Sénat, en considérant la faveur de l’armée et la force qu’il lui devait comme des titres d’autorité plus valides que le choix du Sénat. Septime Sévère fut en somme le premier vrai monarque absolu ou presque absolu de l’Empire, qui osa se faire appeler officiellement « dominus ; » qui rendit la justice dans son palais et qui frappa l’autorité du Sénat d’une humiliation définitive dont le Sénat ne se releva plus. Il accomplit dans l’Empire une véritable révolution, la révolution que tant d’historiens attribuent à César !

Et il ne sembla pas tout d’abord que l’Empire eût à se plaindre de cette profonde révolution qui en changeait le caractère et la nature. Cet abaissement du Sénat put même, au début, être salué comme un bienfait, non seulement par l’optimisme officiel, mais encore par les observateurs impartiaux. Le gouvernement des derniers Antonins, spécialement celui de Marc-Aurèle, avait été juste et clairvoyant, mais très faible, lent, peu actif, comme le sont souvent les gouvernements des aristocraties vieillissantes. Le gouvernement de Septime Sévère fut agile, résolu, plein d’initiatives hardies, comme peut l’être la dictature d’un guerrier fortuné, intelligent et doué des qualités du véritable homme d’État.

Mais les dangers que la révolution accomplie par lui portait dans son sein, apparurent quand, Septime Sévère mort, l’instrument si bien manié par lui, passa en des mains plus faibles. Il avait laissé le pouvoir, comme chose lui appartenant, à ses deux fils Caracalla et Geta. Ses deux héritiers ne s’accordèrent pas ; Caracalla assassina son frère, et, demeuré seul maître de l’Empire, fut à son tour peu de temps après victime d’une conjuration militaire. Après sa mort, les légions proclamèrent empereur le préfet du prétoire, Marc Opelius Macrin, qui n’était pas sénateur, mais simple chevalier. C’est la première fois que les soldats osaient prendre un empereur hors des rangs du Sénat. Mais la proclamation des soldats, bien que Mommsen ait fort légèrement affirmé le contraire, n’était pas un titre légal d’autorité ayant une valeur quelconque sans l’investiture sénatoriale. Elle ne conférait qu’un pouvoir de fait, fragile et incertain : ce qu’un groupe de légions avait donné, pouvait être contesté par un autre groupe si l’empereur choisi n’était pas un homme très fort et jouissant d’un grand prestige personnel. En effet, Macrin chercha à s’assurer la ratification du Sénat. Mais pendant qu’il négociait et manœuvrait pour faire légitimer son autorité, une autre révolte militaire, fomentée par la famille de Septime Sévère, le renversait, et proclamait empereur Héliogabale, neveu de Septime Sévère. Agé à peine de quatorze ans, Héliogabale ne se maintint pas longtemps au pouvoir, n’ayant pour gouverner d’autre titre que la faveur mobile des soldats. Au bout de quatre ans, ceux-là même qui l’avaient élevé le renversaient et il ne resta comme empereur que le cousin d’Héliogabale, Alexandre Sévère, que, peu auparavant, sa famille et les soldats avaient d’autorité associé à Héliogabale. Mais ces révolutions militaires et l’instabilité du pouvoir impérial qui en résultait, avaient tellement épouvanté les classes gouvernantes, à commencer par la famille même de Septime Sévère, que tous se tournèrent vers le Sénat, pour rétablir un gouvernement fort et respecté, dont la légitimité fût incontestée et qui en imposât à l’arrogance des légions.

Alexandre Sévère reprit donc, et exagéra même la politique de Trajan, d’Antonin-le-Pieux, de Marc-Aurèle. Il refusa le titre de « dominus », il supprima le cérémonial, il traita les sénateurs en égaux, il confia de nouveau au Sénat le choix des principaux fonctionnaires, y compris les gouverneurs des provinces, il forma avec des sénateurs le Consilium principis, il voulut que des sénateurs assistassent les gouverneurs ; non seulement il limita l’autorité des procureurs impériaux, mais il les fit élire par le peuple. De même que Sylla, Auguste et Vespasien, il opposa encore une fois, à la force déchaînée de la révolte militaire, le Sénat, gardien de l’ordre et roc de la légalité. Mais ce fut pour la dernière fois. Les légions n’étaient plus, comme au premier siècle de l’Empire, recrutées presque uniquement parmi les Italiens, qui, par tradition, vénéraient le Sénat comme le père de leur nation : elles étaient pleines de provinciaux provenant des pays barbares de l’Empire, pour qui le Sénat était une autorité vague, lointaine, qu’on ne respectait qu’à cause de sa puissance. En outre l’esprit qu’on pourrait qualifier de sévérien, l’ambition d’être le seul soutien de l’autorité impériale, avait trop pénétré ces légions pour qu’elles pussent s’incliner longtemps devant le Sénat,

Enfin les circonstances favorisèrent aussi leur esprit de révolte. A ce moment critique de l’histoire de l’Occident, une grande révolution se produisit en Orient. Le dernier roi des Parthes était renversé, et la dynastie nationale des Sassanides remontait sur le trône, bien décidée à exterminer en Perse la culture grecque que l’empire des Parthes avait favorisée, et à reconquérir les territoires de l’ancien empire persan qui étaient alors au pouvoir des Romains. L’Empire romain se trouva tout à coup engagé dans une grande guerre avec la Perse Alexandre Sévère réussit à repousser l’invasion persane, mais en engageant toutes les forces de l’Empire, y compris celles qui défendaient les frontières d’Occident. Les Alamans et les Marcomans en profitèrent pour franchir les uns le Danube et les autres le Rhin. Alexandre Sévère, occupé en Orient, crut ne pouvoir plus compter, pour refouler l’invasion, sur la seule force des armes et préféra recourir aux négociations et aux subsides. L’idée était en elle-même sage au point de vue politique. Mais les soldats, mécontents de ne plus se sentir les maîtres de l’État, comme ils l’avaient été sous Septime Sévère et Caracalla, saisirent ce prétexte pour se révolter. Ils accusèrent Alexandre Sévère de rendre l’Empire tributaire des Barbares, et ils le mirent à mort avec toute sa famille. Après quoi, ils proclamèrent empereur le chef de la conjuration, un officier supérieur né en Thrace, soldat valeureux, mais sachant à peine balbutier le latin : C. Julius Verus Maximin.


IV

Cette révolte marque le début d’une interminable série de guerres civiles, de guerres au dehors, de fléaux divers, pestes et famine, qui durèrent sans interruption un demi-siècle et qui dépeuplèrent et appauvrirent l’Empire, détruisant les élites par lesquelles l’Empire avait été gouverné, pacifié et civilisé, pendant le premier et le second siècle, et avec les élites, les arts de la paix et la meilleure partie de la culture grecque et latine.

On a discuté à perte de vue sur les raisons pour lesquelles la civilisation antique a en si grande partie disparu : et l’on comprend que ce sujet ait tenté et tente continuellement les esprits, car peu de civilisations ont été plus glorieuses dans leur épanouissement et ont subi un plus fatal destin. Quand nous observons quel fut le sort de la civilisation qui de l’an mille, commença à refleurir en Europe sur les ruines de l’ancienne, nous ne pouvons nous empêcher de nous demander pourquoi l’Europe jouit depuis tantôt neuf siècles d’un développement presque ininterrompu, où les conquêtes et les profits accumulés dépassent toujours les pertes : et pour quelles raisons, au contraire, la civilisation antique, vigoureuse et créatrice, a été victime d’une terrible catastrophe où elle devait sombrer presque entière. Certains accusent les invasions des Barbares, oubliant qu’il faut alors expliquer comment un si grand Empire qui détenait le trésor de toute la science militaire de l’époque, n’a plus été capable, à un certain moment, de défendre ses frontières contre des peuples qui tenaient de lui les premiers rudiments de l’art de la guerre et du gouvernement. D’autres attribuent cette ruine au christianisme ; d’autres encore à la prépondérance que prirent dans l’Empire les classes inférieures et les populations plus barbares ; d’autres enfin aux impôts écrasants et à l’absolutisme du gouvernement. Mais toutes ces explications, partiellement justes, n’expliquent rien, si on ne démontre pas en même temps pourquoi le christianisme put, à un moment donné, imposer à l’Empire des doctrines et des institutions, qui devaient anéantir presque complètement sa force politique et militaire ; pour quelles raisons les races qui peuplaient l’Empire se mêlèrent en redevenant toutes barbares ; comment il se lit que l’État finit par étrangler l’Empire avec son absolutisme impitoyable et sa finance insensée. Tous ces terribles phénomènes de décomposition sociale doivent avoir une cause première qu’il faut mettre à jour.

Cette cause première est une grande crise politique : la crise politique engendrée précisément par les guerres civiles qui suivirent la mort d’Alexandre Sévère et se prolongèrent pendant un demi-siècle. En quoi consiste cette crise politique ? Dans l’anéantissement total de l’autorité du Sénat, que tant d’historiens considèrent comme un encombrement inutile dans l’organisation politique de l’Empire. Le Sénat fut annihilé par les légions barbares qui, à un certain moment, ne s’inclinèrent plus devant son autorité séculaire ; par la peur qui le paralysa devant la force déchainée des légions, quand il s’aperçut que son prestige tout moral n’existait plus ; par la destruction des familles les plus puissantes et les plus respectées ; par les éléments nouveaux, incultes et grossiers, qui vinrent remplir les rangs de la vieille aristocratie, décimée par les guerres civiles. Mais quand le Sénat fut complètement dépouillé de son autorité, il n’y eut plus dans tout l’Empire un pouvoir capable, sinon d’élire l’empereur, du moins de le légitimer : c’est-à-dire que vint à manquer tout principe de légitimité, en vertu duquel tous se reconnaissaient obligés d’obéir à l’empereur ; et avec ce principe toute trace de procédure légale pour l’élection des chefs de l’Empire. Les légions choisirent les empereurs, et leur faveur devint l’unique source de l’autorité suprême. Mais les légions étaient nombreuses, elles résidaient dans des pays lointains, elles étaient rarement d’accord, et elles changeaient souvent d’avis dans leurs choix.

Comment aurait-on pu, autrement que par la guerre et par l’épée, décider entre des empereurs tous également légitimes ou illégitimes, puisqu’ils étaient choisis également par des légions, dont l’acclamation avait la même valeur légale ? Il s’ensuivit d’incessantes guerres civiles, acharnées et interminables : car il n’est aucun verdict de la force contre lequel on ne puisse recourir à la force, du moins aussi longtemps qu’une civilisation n’est pas totalement épuisée. Sans doute ce n’était pas la première fois, dans le monde antique, qu’un peuple restait comme suspendu dans le vide, après la chute des institutions qui l’avaient régi pendant des siècles. Mais, en général, les crises, bien que souvent ruineuses, avaient été circonscrites, parce que ces peuples étaient entourés d’États chez lesquels l’ordre légal n’était pas troublé, et où le pouvoir reposait sur un principe de légitimité solide. Le peuple en révolution pouvait toujours emprunter aux pays voisins ce principe de légitimité et le modèle des institutions qui reposaient sur lui pour rétablir tôt ou tard son gouvernement. Si, chez un peuple, l’anarchie durait assez longtemps pour inquiéter ses voisins, il s’en trouvait toujours un, prêt à lui imposer par la force l’ordre qu’il ne savait pas s’imposer lui-même. C’est pour cette raison que les guerres de l’antiquité sont si souvent liées aux révolutions intérieures qui troublaient les États.

Pour la première fois, au contraire, dans l’histoire du monde antique, au IIIe siècle de notre ère, un immense Empire se trouva sans aucun principe pour distinguer l’autorité légitime et l’usurpation violente, sans aucune institution politique assez forte pour imposer ce principe. Cet immense Empire, qui comprenait une partie de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique, se trouvait par son étendue même à l’abri d’une intervention qui y eût rétabli l’ordre et imposé d’autres principes et d’autres institutions. Il ne pouvait en outre trouver nulle part un principe nouveau de légitimité et un modèle d’institutions, car au Nord, à l’Ouest, au Sud, il confinait à une barbarie turbulente ; à l’Est se trouvait bien le nouvel empire persan, qui n’était pas un État barbare, mais il était de fondation récente, à peine sorti d’une guerre civile, et animé d’un esprit hostile à l’Empire romain ; si loin d’ailleurs et si différent ! L’Empire romain se trouva donc abandonné à lui-même et obligé de résoudre ce terrible problème, qui consiste à trouver un principe nouveau d’autorité et de légitimité par ses seules forces. D’où la formidable explosion de violence qui détruisit peu à peu la plus grande et la meilleure partie de la civilisation antique


V

Il n’est point douteux que la civilisation gréco-latine, intacte et florissante en apparence au commencement du troisième siècle, était sourdement travaillée depuis longtemps par un travail de décomposition intérieure. Elle reposait sur le polythéisme et sur un esprit de tradition locale, que nous sommes à chaque instant tentés de confondre avec l’esprit national de notre civilisation, bien qu’il en diffère à beaucoup de points de vue. Or, le cosmopolitisme de l’Empire, le mélange des races, des religions, des mœurs, des cultures, l’unification du gouvernement, le développement du commerce et de l’industrie, les nouvelles doctrines religieuses et philosophiques que le cosmopolitisme favorisait, avaient frappé à mort en même temps le polythéisme et l’esprit de tradition locale. La prospérité elle-même, cette facilité relative pour les familles obscures de s’enrichir, de s’instruire, et de monter aux classes supérieures, par la richesse, par l’instruction, par la richesse et par l’instruction en même temps, avait été une cause d’affaiblissement cachée, mais profonde. La civilisation gréco-latine était aristocratique à un degré que nous avons parfois peine à comprendre ; sa force était dans les élites très restreintes, mais très capables qu’elle savait produire ; ce qu’elle gagnait en diffusion, elle devait le perdre en profondeur. L’humanisme égalitaire qui se développa pendant l’Empire sous des formes si différentes, dans la religion, dans la politique, dans les mœurs ne pouvait que l’affaiblir.

Mais toutes ces causes cachées ou profondes n’auraient jamais pu produire une catastrophe si violente et si générale, si un formidable accident politique n’était survenu pour précipiter la crise et la rendre sans remède. Cet accident politique fut la destruction de l’autorité du Sénat, effectuée par la révolution de Septime Sévère. Cette destruction suffit pour que l’Empire tout entier restât sans un principe de légitimité, d’après lequel reconnaître l’empereur qui avait le droit de commander ; l’absence de ce principe de légitimité déchaîna une suite de révolutions et de guerres qui en cinquante ans anéantirent presqu’entièrement le travail de tant de siècles.

La ruine de la civilisation antique est donc l’effet d’une décadence lente due à des causes intérieures et d’un terrible accident qui, détruisant par un coup violent la clé de voûte de tout l’ordre légal, jette cette civilisation, déjà affaiblie par sa masse et par sa décadence intérieure, dans les convulsions du despotisme révolutionnaire. Cette terrible expérience mérite d’être méditée par notre époque, dont la crise rappelle par beaucoup de côtés celle du troisième siècle. Depuis un demi-siècle, la civilisation occidentale était affaiblie par la confusion croissante des doctrines, des mœurs, des classes, des races et des peuples ; par une espèce d’anarchie intellectuelle et morale qui avait gagné plus ou moins tous les milieux ; par l’effort épuisant du travail continuel, rapide et sans repos ; par la mobilité, devenue générale, de tous les éléments de la vie sociale ; par une sorte de fièvre universelle qui surexcitait les volontés et les intelligences, en les rendant capables d’efforts très intenses mais courts et peu profonds ; par la vulgarisation de toutes les activités de l’esprit et de tous les biens de la terre. Sur cet affaiblissement intérieur un terrible accident est survenu, le plus terrible peut-être de toute l’histoire...


La guerre mondiale aussi peut rappeler, mais en grand, quant à ses effets, la révolution de Septime Sévère, parce qu’elle a ou détruit ou affaibli tous les principes d’autorité et de légitimité qui soutenaient dans la civilisation l’ordre social. Ces principes étaient de deux sortes : le droit divin des dynasties dans les puissantes monarchies de l’Europe centrale et septentrionale ; la volonté du peuple, dans les démocraties de l’Europe occidentale. Avec la chute de l’empire russe, de l’empire austro-hongrois et de l’empire allemand, le droit divin a reçu un coup mortel dont il lui sera bien difficile de se relever. Mais il est bien douteux que le principe opposé profite de sa ruine. Peu clair en lui-même et d’une application très difficile, il semble sortir de cette grande crise à tel point faible et discrédité, que son triomphe inattendu dans les empires du centre et dans l’empire russe n’a excité aucun espoir et aucun enthousiasme dans le reste de l’Europe. Au contraire, il a augmenté les angoisses du moment actuel, parce qu’il a formidablement compliqué pour les vainqueurs et les vaincus les difficultés créées dans les pays vaincus par la guerre.

L’Europe va-t-elle se trouver, comme l’Empire romain au IIIe siècle, sans un principe clair et précis, auquel reconnaître qui a le droit de commander et dans quelles limites ; et qui, et dans quelles limites, a le devoir d’obéir ? Allons-nous voir naître de cette incertitude, comme il y a dix-sept siècles, une crise de révolutions et de guerres, qui pourrait disperser une partie des trésors accumulés par le travail de tant de générations ?

Telles sont les questions qui semblent se poser devant ceux qui envisagent les formidables événements de ces années avec l’expérience du passé. Et c’est aussi la raison pour laquelle il faut suivre avec la plus vive attention la grande crise politique qui, commencée avec la révolution russe, est en train de se répandre dans les empires germaniques. Cette crise pourrait bien être un des effets le plus considérables de la guerre mondiale, et exercer sur tout le développement de la civilisation occidentale une influence qui pourrait être décisive pour plusieurs générations.


GUGLIELMO FERRERO.