La Rue de Jérusalem/Partie 2/Chapitre 01
DEUXIÈME PARTIE.
LES DEMOISELLES DE CHAMPMAS.
I
Une rencontre.
Par une chaude matinée de septembre, en l’année 1838, un chiffonnier et un gamin de Paris jouaient au bouchon commodément et bien à l’ombre, sous la voûte monumentale qui rattachait la rue de Jérusalem à la rue de Nazareth.
Il vient là quelquefois des curieux visiter les sculptures murales qu’on attribue à Jean Goujon, mais ni le gamin ni le chiffonnier ne paraissaient tourmentés par la passion des arts.
Ils se souciaient de Jean Goujon un peu moins que du roi de Prusse.
Le chiffonnier avait la barbe épaisse et ses cheveux incultes lui tombaient jusque sur les yeux.
Sa hotte, adossée à la paroi de la voûte, était plus haute et plus large que l’habitude ne le comporte.
Le gamin, qui, à le regarder de plus près, avait atteint l’âge d’homme depuis longtemps, gardait cette figure glabre et pâlotte qui fait de certains sauvages parisiens une race aussi nettement caractérisée que les Peaux-Rouges d’Amérique ou les Tziganes d’Europe.
On a remarqué que l’influence de climats étrangers est presque nulle sur ces peaux dures et neutres à la fois qui sont une provenance spéciale des bas-quartiers de Paris. Le soleil africain les respecte, et ils pourraient garder les tons fades de leur cuir au milieu des nègres de l’Équateur.
Le chiffonnier et le gamin jouaient bien tous les deux, et avec une animation égale : il y avait une haute pile de sous sur le bouchon et une demi-douzaine de vagabonds suivaient avidement la partie.
C’était un match. On pariait comme au champ de courses.
Nous l’avons dit et nous le répétons : en aucun lieu de Paris vous ne trouverez tant d’oiseaux du violon qu’aux alentours de la Préfecture de police. Ce serait à croire que ce monument où se fabrique la glu qui doit les prendre un jour ou l’autre a pour eux un irrésistible attrait.
Le gamin, comme presque tous les Parisiens, était un coupeur hardi et précis. Son décime en métal blanc, portant d’un côté la tête de Louis XVI, de l’autre un faisceau, surmonté du bonnet phrygien, était arrondi aux angles et semblait avoir subi le poli de l’émeri. C’était une merveilleuse pièce de coupage, glissant dans la poussière, droit et roide, comme un galet sur l’eau.
Un amateur en aurait donné cinq sous, haut la main.
Le chiffonnier, au contraire, avait le jeu prudent des galochiers de l’Ouest. Il piquait et abattait en piquant, de sorte que son gros sou de la République, épaissi à la tranche par le marteau et limé en scie par-dessus le marché, restait toujours en place, fidèle gardien des sous qui pouvaient tomber du bouchon.
Le gamin, dont l’adresse évidemment supérieure était vaincue par la prudence calme de son adversaire, se vengeait par des quolibets.
— Dis donc, Landerneau de ton pays, demanda-t-il au moment où le chiffonnier enlevait proprement une belle pile de douze sous, pourquoi donc que tu as une si grande hotte ?
— Je fais les enterrements, répliqua l’autre, dont l’œil sournois n’annonçait rien de bon. Quand tu l’auras avalée, ta langue, je t’emporterai à l’amphithéâtre, en première classe, et ça ne te coûtera pas cher pour être disséqué.
La galerie fut pour Landerneau. Le gamin enrageait.
— Chargeons, dit-il, douze sous chaque, veux-tu ?
— Va ; si tu manques, ils sont dans le sac.
La pièce blanchâtre du gamin prit le bouchon au milieu et le lança à dix pas. Les vingt-quatre sous tombèrent si parfaitement d’aplomb que la pile resta debout.
La galerie applaudit. Le gamin triomphant s’écria :
— Dis donc, Landerneau, pourquoi donc qu’on t’appelle comme ça, Trente-troisième de ton sobriquet de petit nom ?
— Ça, c’est des mystères, répondit le chiffonnier gravement. Relève et tais ton bec !
À l’angle de la rue de Jérusalem, un homme en costume bourgeois, propre et cossu, s’était arrêté, juste au moment où le gamin ramassait son gain.
La casquette du gamin avait glissé, montrant une tête crépue, où se hérissait une véritable forêt de cheveux jaunâtres.
L’homme en costume bourgeois s’approcha tout doucement. Il avait la figure d’une bonne personne qui va faire une niche à un ami.
Comme le gamin se penchait pour relever le bouchon, l’homme le saisit par l’oreille.
La moitié au moins des membres composant la galerie fila à droite et à gauche. Le chiffonnier endossa précipitamment sa grande hotte.
Le gamin, lui, se redressa vivement, en disant :
— Qu’est-ce que c’est ? Faut-il allumer le gaz ?
Et avant même d’avoir regardé le mauvais plaisant, il lui passa la jambe avec une inimitable prestesse.
Ce fut comme le coup qui avait fait sauter le bouchon, sans déranger la pile de sous. Le bourgeois s’assit, mais si rudement que son séant rendit un son de coussins qu’on fouette.
Le restant de la galerie s’éparpilla en riant de tout son cœur.
Le chiffonnier avait déjà disparu.
— En a-t-on assez ? demanda le gamin. Ou souhaite-t-on la suite au prochain numéro ?
Mais il s’interrompit pour dire avec une expression de sincère regret :
— Tiens ! c’est M. Badoît que j’ai rissolé ! pas possible !
Et il tendit ses deux mains avec empressement pour relever son ancien patron.
M. Badoît, remis sur ses pieds, frotta sans rancune la place meurtrie et dit :
— Tous ces temps-ci, j’aurais donné gros pour te rencontrer, Pistolet, ma vieille. Je n’ai jamais retrouvé d’insecte pareil à toi, malgré tes défauts et ton tempérament dissolu. Tu n’as pas changé du tout depuis trois ans, sais-tu ?
— Trois ans et quatre mois, patron, repartit Pistolet, qui contemplait son ancien chef avec un sincère plaisir. C’était fin avril, 35, que je fis la fugue en question pour un bon motif de me ranger et d’acquérir une position dans le monde par mon assiduité et mon travail de n’importe quel genre. Vous, je vous trouve encore embelli et gras comme une loche… Ah ! dame, ça me fait quelque chose de vous revoir, par exemple ! Payez à déjeuner, voulez-vous ? J’accepterai sans rancune.
— Et à dîner aussi, Clampin, ma vieille. J’ai besoin de toi.
— Je vous appartiens, patron. Un poulet sauté, hé ? champignons ?
— Marengo, si tu veux. Ah çà ! où diable étais-tu donc passé depuis le temps ?
— Partout, patron. J’ai fréquenté les diverses parties du globe, en me promenant ou pour affaires. J’en ai vu, des pays ! Et mon expérience actuelle est le fruit de ces différents voyages autour de l’univers.
Ils avaient traversé la rue et se trouvaient devant la porte du père Boivin.
— Est-ce que nous allons entrer là ? demanda Pistolet non sans dédain.
— Oui ; pourquoi pas ?
— Un inspecteur comme vous, fi donc !
M. Badoît l’interrompit.
— Je ne fais plus partie du gouvernement, dit-il. Je suis dans une entreprise particulière et bien payée.
Pistolet fit la grimace.
— Chez M. Vidocq ? grommela-t-il. Oh ! patron !…
— Plutôt mourir ! s’écria Badoît. L’honneur avant tout ! Tu connais bien celui qui m’emploie, petiot, et tu honores son caractère. Entre. Nous allons prendre le cabinet de la tour, au second étage, et nous causerons tout à notre aise en tête-à-tête.
Pistolet passa le premier, longea l’allée étroite et noire, et s’engagea dans l’escalier tournant.
— Est-ce que Mme Thérèse Soulas demeure toujours ici, monsieur Badoît ? interrogea-t-il d’un ton où perçait un vague remords.
— Non, répondit l’agent. Pourquoi ?
— Pour rien. Vous souvenez-vous du minet qu’elle aimait tant ?… Mou ! mou ! mou !
— C’est toi l’auteur de sa catastrophe, gredin ! fit Badoît en riant.
— Hélas oui ! je le piquai le dernier jour… avant de me ranger… et c’est en le guettant que je reconnus le marchef qui écrivait ce nom de Gautron, sur la porte du no 9, avec de la craie jaune. C’est drôle ! toutes ces choses-là m’avaient passé, depuis trois ans, et maintenant que je suis ici, voilà qu’elles me reviennent en grand !
— Il faut qu’elles te reviennent, prononça tout bas M. Badoît. Nous sommes dans ces affaires-là jusqu’au cou, présentement.
— Ah bah ! fit le gamin. Est-ce qu’il s’agit encore du marchef ?
— Un peu.
— Et de l’homme assassiné en haut ?
— Beaucoup.
— Eh bien ! dit Pistolet en mettant la main sur le bouton de la porte, pour parler de la chose, on sera bien là, aux premières loges, c’est sûr ! Mais pour déjeuner… Après ça, il y a si longtemps ! et le père Boivin cuisine pas mal. Seulement, pas de gibelotte, rapport au matou de maman Soulas ! Je l’entends toujours, la pauvre femme : mou, mou, mou ! Elle avait une polissonne de voix si douce ! La gibelotte me ferait mal à l’estomac, ayant conservé toute ma sensibilité d’autrefois.
Il entra et son regard fit le tour des murailles.
— En haut, c’est boisé, dit-il. Êtes-vous quelquefois retourné en haut, Monsieur Badoît ?
— Jamais, répondit l’ancien inspecteur, qui était pâle.
— Et le marchef n’a rien eu pour cette chose-là ?
— Rien.
— Et pour le reste ?
— Évadé entre les deux sessions. Jamais repris. C’était un fort.
Pistolet s’assit.
— On lui avait pourtant fait voir le tour, dit-il. Il nageait assez joliment, c’est vrai, mais je le tirais toujours par les pieds : ça l’agaçait. Quant au paquet de soie blanche où il avait mis une petite fille, j’allai jusqu’au pont de la Concorde en suivant le courant. Pas plus de paquet que dans mon œil. J’y ai pensé longtemps.
— Un autre avait trouvé le paquet, dit Badoît qui s’assit à son tour.
— Contez-moi donc ça, patron ! s’écria vivement le gamin.
Badoît répondit :
— Plus tard.
Pistolet retourna son verre et frappa dessus avec son couteau.
— Il y a des histoires, vois-tu, reprit Badoît, en veux-tu, en voilà ! J’ai prodigué des pas et des démarches depuis trois ans, ça fait frémir. Mais on a affaire à des premiers sujets qui savent jouer à cache-cache ; on dirait qu’ils m’ont jeté un sort, et depuis que je travaille pour M. le baron d’Arcis…
— Qu’est-ce que c’est que ce baron-là ? interrompit Clampin.
— Un vrai baron, et un vrai homme : l’ancien Paul Labre.
Clampin souffla dans ses joues.
— Ça s’éclaircit ! dit-il. J’étais au Havre, sur le Robert-Surcouf, un joli trois-mâts, capitaine Legoff, quand M. Paul Labre vint voir si son frère… Ah ! dieu de dieu ! c’est ce matin-là qu’il était blême !
Un garçon entra :
— Poulet marengo ! commanda Pistolet, c’est promis ; pieds à la rémoulade et omelette au lard : l’appétit viendra. Joigny première et de l’oignon dans la salade. Apportez le pain, le vin et le saucisson : le reste tout ensemble. On est des personnes qui n’aiment pas être dérangées dans leur conversation secrète et particulière.
— Patron, reprit-il quand le garçon fut sorti, dans le temps, il y avait quelque petite chose entre vous et maman Thérèse, en tout bien tout honneur, s’entend.
— Ça fait intégralement partie de l’histoire, répondit Badoît avec un gros soupir. Une affaire de délicatesse et de sentiment ; elle avait des restes agréables. Ça n’a pas réussi, rapport à son changement de position, mais on continue de s’entre estimer.
— Elle est remariée ?
— Elle a refusé pareillement M. Chopand et M. Mégaigne, par suite d’un souvenir ou autre. Elle est dans du coton à présent, heureuse et bien casée, en province, maison du général de Champmas.
— Ah ! ah ! fit Pistolet. Celui qui devait y passer là-haut, à la place de M. Jean Labre ? Encore un que j’ai rencontré à bord du Robert Surcouf. Est-il revenu ?
— Après qu’il a eu sa grâce, oui ; mais à la condition de vivre comme un ermite à sa campagne, dans le département de l’Orne, Normandie.
— Et c’est là qu’est maman Thérèse ? À quoi faire ?
— C’est là. À rien faire.
Pistolet parut réfléchir. Cela ne lui arrivait pas souvent.
Le garçon rentra et servit.
— À ta santé, Clampin, ma vieille, dit M. Badoît en versant le premier verre. Quand on te regarde bien, on voit tout de même que la barbe aurait pu te pousser si elle avait voulu. Quel âge as-tu, au vrai ?
— L’âge des amours, patron. À la vôtre ! et chiquons !
Il reprit, la bouche déjà pleine :
— Ça n’est pas pour cacher ma vétusté ; au contraire, je m’en fais gloire. Tout le monde a de la barbe. Les dames savent qu’on peut me respirer sans danger, comme les fleurs. Quoi donc ! je les aime depuis longtemps, en ma qualité de singe Cupidon. Succès partout, jamais de cruelles. Je parierais pour moi contre don Juan.
— Tu as donc été au Théâtre-Français, toi, Clampin ?
— Le plus souvent ! J’ai vu Don Juan à Bobino. Est-ce qu’on en parle aussi dans les autres théâtres ? Mais, dites donc ! savez-vous avec qui je jouais tout à l’heure à la pigoche, Monsieur Badoît ?
— Non ; dis-le.
— Un curieux lapin ! ce qui me fait penser à lui c’est l’idée que je n’ai jamais tiré à la conscription. Trop jeune, depuis quinze ou vingt ans ! lui, le Landerneau, dit Trente-troisième, eut l’honneur de faire ma connaissance, le jour de son conseil de révision. Il avait eu le no 1. Sonnez, clairons ! J’étais alors la récréation de la servante à tout faire d’un herboriste et je donnais des consultations gratuites dans le quartier, moyennant vingt-cinq centimes de pourboire. J’en ai sauvé, des chevaux de citadines ! Landerneau vint me demander combien lui coûterait une maladie d’yeux incurable. Je demandai à la bonne, qui demanda à son marchand de fleurs de tilleul, et mon Landerneau eut sa maladie : à preuve qu’il est resté deux ans aveugle. Le soir du matou, il était avec Coyatier, vous savez ?
— Ici ? dit M. Badoît en tressaillant.
Pistolet regarda le plafond et répéta :
— Ici.
— Et tu sais où le retrouver ?
— À peu près. Il est riche et fait semblant de ramasser des chiffons. Je connais mame Choufleur, son épouse actuelle, qui voiture les quatre-saisons.
Il s’interrompit pour crier d’une voix de rogomme :
— À deux sous, le gros tas, à deux sous.
Puis il reprit gravement :
— Un amour de femme !
Badoît lui versa à boire avec enthousiasme.
— Tu vaux ton pesant d’or ! s’écria-t-il.
— Garçon ! des balances ! fit Pistolet qui but après avoir salué.
Il reprit encore :
— Et je connais aussi le frère de sa première femme, Coterie, dit le Réveil de Pantin-la-Galette, ancien compagnon maçon qu’on a chassé du Devoir et qui balaie en chef à la Chambre des pairs.
— Pourquoi me parles-tu de celui-là ?
— Parce qu’il était aussi avec M. Coyatier, le soir du matou, — là-haut.
— Ah çà ! fit Badoît, ils étaient donc une douzaine ?
— Ils étaient trois, répliqua Pistolet : Coyatier, Coterie qui était maçon, et Landerneau qui était menuisier. Coyatier avait un pic d’ouvrier terrassier, Coterie avait un marteau, sa truelle et son auge, Landerneau avait sa boîte d’état. Quand ils sortirent Landerneau portait une valise.
Badoît le regarda en face.
— Alors tu sais ce qui s’est passé ici dessus ? prononça-t-il à voix basse.
— Vous aussi, patron.
— J’entends : tu sais les détails ?
— Non, mais je les saurai quand je voudrai.
Badoît baissa encore la voix.
— Lequel des trois, demanda-t-il, est allé, le lendemain, chez le notaire de la rue Vieille-du-Temple ?
— Quant à ça, répondit Pistolet, ni vu ni connu ! j’ignorais ce détail, quoique j’y suis allé, moi aussi, le lendemain du fameux soir, dans cette même boutique du notaire de la rue Vieille-du-Temple, et que ça m’étonna d’entendre les clercs qui parlaient de M. Labre. Moi, j’étais là pour me ranger. Mais nous ne mangeons plus, patron ! Au diable les Habits-Noirs, jusqu’après le café ! Une idée ! je va vous raconter mes voyages, et nous reprendrons votre commerce au dessert.