La Rue de Jérusalem/Partie 1/Chapitre 17

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 192-203).
1re partie


XVII

Le passé de Paul.


Antoine Labre, baron d’Arcis, père de Jean et de Paul, était un gentilhomme poitevin, de moyenne noblesse et de médiocre fortune qui, après avoir combattu la république en Vendée et en Bretagne, jusqu’à la capitulation de la Mabilaie, avait passé en Angleterre, puis gagné les Antilles.

Il avait belle tournure, et se comportait dignement. Les Labre d’Arcis, en Poitou, passaient pour une race de patriarches.

Vers le milieu de l’Empire, Antoine Labre, par les qualités de son cœur et aussi pour un joli talent qu’il avait comme valseur, obtint l’affection d’une jeune créole de bonne maison, très belle, très riche, très indolente, très charitable et ignorante jusqu’au miracle, des choses que nos sœurs et nos filles apprennent en France tout naturellement.

C’est le terroir, paraîtrait-il. J’ai connu des créoles délicieuses qui seraient mortes de faim, s’il leur avait fallu apprendre à manger.

D’autres, il est vrai, sont étonnamment âpres à l’école, dès qu’il s’agit de cette terrible éducation qui perdit notre mère Ève.

Ce sont d’adorables femmes.

Le ménage d’Antoine Labre fut heureux tant qu’il valsa au gré de sa femme et que vécut son beau-père ; un planteur de beaucoup de bon sens, qui faisait admirablement ses affaires.

Quand ce brave homme de planteur fut mort, le diable entra dans la maison, sous forme d’avocats, d’avoués, d’huissiers et de notaires.

Le planteur laissait trois filles, ce qui donnait trois gendres.

Aux colonies, les hommes de loi n’y vont pas de main morte. Le partage coûta cinquante pour cent et laissa de très beaux germes de procès.

Vous savez comme toute graine pousse sous ce généreux soleil tropical ; mais aucune autre graine ne grandit si vite et si bien que la semence de procès.

Vous diriez une féerie.

Avec un avocat, un notaire, un avoué, les plantations fondent comme du sucre dans de l’eau.

Antoine Labre avait un fils ; il eut peur, voyant arriver la ruine, et la pensée lui prit de regagner la France où venaient de rentrer les Bourbons. Sa femme, enceinte d’un second enfant, n’y mit aucun obstacle. Elle était vraiment bonne et charmante ; elle ne tenait à rien, pas même à ses amis.

Une fois, pourtant, son mari lui ayant conseillé de ne point passer des nuits entières à jouer avec quelques jeunes femmes de sa connaissance, un jeu créole où l’on gagnait quelque argent, mais où l’on en perdait beaucoup, la jolie baronne se fâcha et pleura bien plus fort qu’à la mort du planteur, son père.

Je voudrais savoir ce jeu créole pour l’apprendre à quelques chères amies qui s’acharnent au lansquenet, tressé de baccara. Cela varierait leurs plaisirs.

Il est certain que ce jeu créole était pour quelque chose dans le désir qu’Antoine Labre avait de quitter la Martinique. Ce jeu avait aidé beaucoup à l’œuvre des hommes de loi.

Antoine Labre pouvait avoir raison de fuir ; seulement, il se pressa trop. Aux colonies, il ne faut jamais rien laisser quand on part ; c’est la règle : non pas du tout que les gens y soient plus malhonnêtes qu’ailleurs, mais parce que la mer est large.

Aussitôt qu’on a laissé quelque chose aux colonies, le rôle des hommes d’affaires commence à prendre de redoutables proportions. Il faut que tout le monde vive.

Que Dieu me préserve de blesser les gens d’affaires des colonies. Parmi eux il peut y avoir des saints.

Mais depuis que j’existe j’entends toujours conter la même sinistre légende : la légende du colon dévoré par son homme de confiance.

À Saint-Domingue les hommes de confiance tuèrent plus de blancs que les nègres eux-mêmes.

Antoine Labre avait tant de hâte de revoir son pays qu’après avoir réuni deux cent mille francs, pour une part empruntés, il donna la régie de ses établissements à un personnage aussi habile que sûr et s’embarqua.

Sa femme accoucha de Paul pendant la traversée.

Un fait singulier eut lieu : la naissance de Paul sembla développer ou plutôt faire naître en elle le sentiment maternel. Elle avait aimé Jean, qui était alors un joli bambin d’une dizaine d’années, dans la mesure de sa paresse morale ; elle adora Paul.

Son mari, étonné et charmé, crut qu’il allait avoir enfin une femme, au lieu de cette gracieuse végétation qui fleurissait dans un coin de sa maison.

Ils arrivèrent à Paris aux premiers jours de la seconde restauration. Antoine Labre était un digne caractère. Il crut devoir abandonner les bienfaits de la cour à ceux qui en avaient plus besoin que lui et se tint à l’écart de ce fameux gâteau de l’indemnité, dont les partis exagérèrent si adroitement l’importance. Son seul désir fut d’entrer dans l’armée où il obtint un grade honorable.

Et, vraiment, les commencements de sa vie en France furent remarquablement heureux.

Il reçut une fois deux mille louis de son homme de confiance, avec prière, il est vrai, de ne pas oublier les intérêts des sommes empruntées là-bas.

D’un autre côté, ses deux enfants prospéraient : le petit Paul devenait joli comme un amour et cette charmante baronne, trop éloignée désormais des amies créoles qui jouaient avec elle ce jeu dont j’ai oublié le nom, prenait des habitudes d’intérieur et passait ses journées entières auprès du berceau de son dernier né.

Il ne faut pas allonger une histoire de ce genre ; le fond en est par trop connu : chacun a pu rencontrer en sa vie au moins un colon réintégré et radotant les mérites de son homme de confiance.

Chacun aussi sait bien que ce colon finit par trouver en France un personnage secourable qui prend en main ses intérêts : les colonies n’ont pas le monopole de la vertu.

Alors, c’est entre les deux mandataires habiles et sûrs un duel régulier dont tous les coups passent au travers du corps de leur victime commune.

Le personnage secourable, rencontré par Antoine Labre, fut un jeune praticien, alors fort à la mode et nommé M. Lecoq.

Ce n’était pas un avocat, c’était mieux que cela : un sorcier.

Sa boutique ne désemplissait pas et le meilleur monde parisien s’adressait à lui dans les circonstances délicates.

Ce M. Lecoq en savait long, et bien des gens parlaient de lui avec respect.

Il avait, d’ailleurs, la brusquerie de certains médecins en vogue. Quand un bourgeois s’impose aux gens de qualité, rien ne lui fait une si bonne tenue que son air commun réuni à un quantum sufficit de sans-gêne brutal.

Antoine Labre eut le bonheur de rencontrer M. Lecoq vers 1825, au lendemain d’une grande déception. Son mandataire colonial venait de lui envoyer un compte définitif très bien fait, selon lequel, lui, Antoine Labre, loin d’avoir quelque chose à réclamer, restait débiteur d’une somme considérable.

En dix années, les peines et soins de l’homme habile et sûr, les procès et les intérêts d’une soixantaine de mille francs avaient produit, grâce à une culture assidue, un déficit d’un demi-million.

M. Lecoq était à ses débuts, il ne dédaignait pas encore les petites affaires ; il aimait d’ailleurs à s’introduire chez les gens titrés et, tout en donnant d’excellents conseils au baron, il devint fort assidu auprès de la baronne, laquelle tout doucement avait trouvé à remplacer ce diable de jeu créole, dont j’ai oublié le nom, par d’autres jeux plus connus en France.

Elle n’était plus déjà, la bonne dame, de la première jeunesse, et l’avenir de son petit Paul l’occupait. Elle était joueuse jusqu’au bout des ongles, comme beaucoup de natures endormies.

Le jeu est la passion des indolents.

Comme la fortune ne s’était jamais montrée prodigue de caresses envers elle, une idée fixe la tenait : elle se figurait que la veine retardée jaillirait enfin quelque jour avec une miraculeuse abondance.

Et elle jouait tant qu’elle pouvait, à tout et partout ; elle jouait au reversis, au boston de Fontainebleau, au whist, au nain jaune, à l’écarté, à la bouillotte ; elle mettait à la loterie ; elle avait, elle aussi, un homme de confiance qui jouait pour elle à Frascati ; pour elle, M. Lecoq avait la bonté de piquer la carte à la bourse.

Antoine Labre n’était pas aveugle ; néanmoins il ignorait à quelles profondeurs la folie en apparence paisible de sa femme avait déjà creusé le précipice.

Quand il l’apprit, il était à la veille d’entreprendre un voyage à la Martinique pour avoir raison de son intendant colonial.

M. Lecoq avait conseillé ce voyage.

Encore une fois, c’est de parti pris que nous abrégeons cette histoire.

Elle est à la fois trop ancienne et trop moderne.

Elle était banale déjà sous la Restauration ; hier, elle emplissait les colonnes des journaux.

Il ne faut jamais aller demander des comptes aux hommes habiles et sûrs qu’on a laissés là-bas.

Dans ce cas spécial on assassine volontiers aux colonies.

Antoine Labre ne revint pas de son voyage.

La pauvre baronne aimait son mari ; elle avait besoin de son mari ; on ne sait où peut aller une femme semblable, privée de guide et de soutien. Si elle se fût mise franchement sous la tutelle de Jean, son fils aîné, qui atteignait l’âge d’homme, tout aurait pu encore être sauvé ; mais, vis-à-vis de Jean, elle était jalouse de son autorité, à cause de Paul, son vrai, son seul amour.

Elles ont des raisonnements bizarres.

La baronne se dit que tant de malheurs devaient user la mauvaise chance. La veine allait être d’autant plus riche qu’on l’avait cruellement attendue.

La baronne vendit, pour jouer, d’abord, son indigent superflu, ensuite ce qui était pour elle et ses enfants le strict nécessaire.

Dieu eut pitié de Jean qui fut nommé élève consul et partit pour une lointaine résidence. Jean aimait son jeune frère Paul tendrement, malgré les maladroites préférences de leur mère. La meilleure part de ses appointements passa en France, dès qu’il eut acquis une petite position.

Cela servit à nourrir des ternes et à engraisser les martingales.

M. Lecoq, cependant, qui grandissait à mesure que tombait la misérable maison Labre, et qui, certes, ne pouvait tirer de la baronne aucun profit important, ne l’abandonnait point ; il lui restait fidèle et flattait complaisamment sa passion.

Pourquoi ?

Nous n’avons pas à recommencer son portrait que nous avons peint en pied dans les Habits-Noirs. Il ne fera que glisser dans ce récit. C’était un philosophe.

Une fois, il avait mis un billet de mille francs dans la main d’un pauvre diable, tout exprès pour troubler une conscience hésitante, se créer un complice involontaire et acheter, à cent mille pour cent de rabais, l’influence qui devait le rendre maître d’un des plus clairs esprits de la finance moderne.

Ces mille francs, semés, devaient fleurir en une gerbe de millions illustres, sous la raison sociale : baron J.-B. Schwartz et compagnie.

Chaque action de Lecoq avait un but. Ici, le but de Lecoq nous échappe en partie, sans doute parce qu’il fut manqué. Encore pouvons-nous deviner.

La baronne cachait Lecoq à son fils : elle avait honte. Paul Labre a dit dans sa lettre à son frère qu’il ne connaissait pas Lecoq.

Mais Lecoq le connaissait.

Lecoq connaissait tout le monde.

Cet étrange travailleur du mal, populaire dans les bas-fonds de la vie parisienne sous son nom de Toulonnais-l’Amitié, notable parmi les classes aisées sous l’espèce de M. Lecoq de La Perrière, avait encore d’autres noms.

La source où je puise donne à entendre qu’il laissa une trace profonde dans l’organisation mixte, tentée par la police du règne de Louis-Philippe.

On essaya, sous ce roi, de dresser des loups à la chasse pour battre la forêt de Paris.

Entre ces loups, il en est un dont le nom est légendaire.

Avec un peu de bonne volonté, il nous serait facile de croire que M. Lecoq était ce loup.

Paul Labre nous l’a dit dans sa dernière confession. Pour lui, son mystérieux patron, M. Charles, et M. Lecoq étaient le même homme. Or, M. Charles, de son vrai nom, s’appelait V…

Quoi qu’il en soit, les faits prouvent que M. Lecoq avait cru découvrir en Paul Labre une nature énergique et audacieuse, puisqu’il avait fait effort pour l’engrener dans sa mécanique en qualité de rouage.

Autant que possible, dans toutes les classes de la société, il glissait ainsi un organe appartenant à sa machine. Si Paul Labre avait voulu, il serait devenu un personnage important à la préfecture.

Mais Paul Labre n’avait pas voulu.

Quoiqu’on lui eût appris peu de choses dans son enfance, et que, dès sa petite jeunesse, il se fût éloigné volontairement du monde pour n’entendre point parler de sa mère, il avait trouvé une sauvegarde dans sa fière nature.

On l’avait tué pour le dehors ; on n’avait pas pu le déshonorer dans son propre cœur.

Nous avons rapporté ici toutes ces choses parce que Paul Labre les pensait, ce soir, en suivant la ligne des quais tristement, après avoir dit adieu à Thérèse Soulas. Il ne songeait certes plus à l’homme qu’il avait croisé dans l’ombre à la descente de l’escalier tournant.

Cet homme lui avait dit :

— Par hasard, ne seriez-vous par M. Paul Labre ?

Et Paul avait répondu : Non.

Ajoutant en lui-même :

— À quoi bon ? Je n’ai plus affaire à personne…

Certes, tandis qu’il marchait tête baissée, il n’avait déjà plus aucun souvenir de cette rencontre. Il allait, perdu dans la suprême rêverie des gens qui veulent mourir.

Le passé renaissait pour lui dans ses moindres détails. Il faisait l’inventaire de sa vie, qui avait commencé brillante pour se ternir peu à peu et descendre, — descendre toujours.

Il voyait ce qu’il n’avait pas vu depuis bien longtemps, peut-être : la mélancolie noble de son père.

Il cherchait un sourire sur ce pâle visage de soldat. Il n’en trouvait point et murmurait :

— C’est vrai, jamais mon père ne souriait. Le malheur est bien vieux chez nous.

Et son frère ? C’était un souvenir confus. Il se disait :

— Jean est heureux. Que Dieu le bénisse.

Mais sa mère. Oh ! sa mère lui emplissait le cœur !

Elle avait été sa ruine, mais elle l’aimait si bien !

Le vice honteux et tout près d’être grotesque qui l’avait perdue disparaissait pour Paul.

Il voyait cette douce figure qui s’animait à son aspect, reflétant un cœur qui n’adorait que lui.

Quand il était tout petit, on appelait sa mère « Madame la baronne ».

Elle allait en voiture ; elle avait des valets ; elle était élégante et belle.

Puis la voiture disparut, les valets aussi ; on ne disait plus que « Madame d’Arcis » dans ce petit appartement du faubourg Saint-Germain, d’où son père était parti pour le dernier voyage.

Puis on loua un « logement ». On fut Mme Labre tout court.

Puis enfin, on monta à cette mansarde d’une maison mal famée de la rue de Jérusalem, et il y avait des gens qui disaient « la mère Labre ».

Dieu merci ! elle était morte, et Paul allait mourir.

C’était une belle nuit, un peu nuageuse. La lune, souvent cachée, se montrait tout à coup par intervalles et voguait, paisible, dans des lacs d’azur.

La ville vivait et bruissait encore tout à l’entour ; mais le long des quais il y avait déjà un grand silence.

Le croiriez-vous ? Paul Labre revint par trois fois à cette maison qui touchait par ses derrières à la rue Harlay-du-Palais, la maison à deux étages du quai des Orfèvres, où il avait vu cette silhouette de jeune fille : Ysole.

Quelque chose l’attirait là. Il se laissait aller.

Il n’avait ni peur, ni hâte de mourir.

Il était sûr de lui-même ; il savait qu’il ne faiblirait point au dernier moment.

Il aimait, et il y avait autre chose que cela : c’était son amour pour Ysole qui lui avait dit : « Tu ne peux plus vivre. »

La troisième fois qu’il s’approcha de cette maison où était sa suprême pensée, il vit des ombres le long du quai et dans la rue du Harlay.

Il s’éloigna et ne revint plus.

La vue de ces hommes qui étaient évidemment là en embuscade n’avait, du reste, rien éveillé en lui.

Rien ne lui importait plus.

Il fuyait les hommes.

Il déboucha sur le Pont-Neuf et alla vers le parapet sur lequel il s’assit. Il regarda l’eau, brillantée par les rayons de la lune. Il resta là un quart d’heure.

C’était à peu près le moment où Pistolet grimpait sur le mur du jardin de la préfecture pour guetter le marchef.

Paul Labre quitta le parapet et traversa le terre-plein. Il enjamba la clôture fermée qui défendait, de nuit, l’entrée de l’escalier conduisant aux bains Henri IV.

Il descendit.

Pendant une demi-heure, il se promena lentement sous les arbres de l’île.

Puis, à un moment où la lune se voilait, il se dit :

— C’est assez. Finissons.

Et il se mit à l’eau froidement, comme un baigneur. Il pensait toujours. Le nom d’Ysole lui vint aux lèvres.

Sur la pente douce, il ne perdait pas pied.

Au moment où l’eau lui arrivait aux aisselles, il crut ouïr une rumeur confuse sur le Pont-Neuf et tourna la tête machinalement.

Il ne vit rien ; il était tout à fait à la pointe de l’atterrissement.

Mais il entendit un bruit flasque et doux, comme si un objet enveloppé d’ouate fût tombé à l’eau de la hauteur du parapet.

Il fit deux pas de plus et l’eau toucha sa bouche.

— Adieu ! dit-il.

À qui allait cet adieu ?

Ses lèvres avaient un sourire.

Il perdit plante et ne nagea pas.