La Route fraternelleAlphonse Lemerre, éditeur (p. 20-31).


LE LAC DE GÉNÉSARETH

À Madame M.-A. Lanusse.


I


Lac si loin de nos yeux et si près de notre âme,
Le plus aimé, le plus sacré d’entre les lacs,
Vers ta sérénité toute l’angoisse clame
De notre nef plaintive aux chancelants tillacs.

Nous avons respiré l’haleine de tes plages
Dans l’Évangile, car il nous serait moins pur,
S’il n’avait pas baigné ses plus naïves pages
Dans la suavité fraîche de ton azur.

Nous avons reconnu dans sa candeur sereine
Un fraternel reflet de tes candides eaux,
Et dans ses doux versets, la chanson riveraine
Que la brise, en passant, module en tes roseaux.

Jésus trouva l’idée, et tu fis la musique,
Composant tous les deux, sur un rythme touchant,
Toi, pacifique flot, et Lui, cœur pacifique,
L’inoubliable Livre à l’ineffable chant.


Et c’est pourquoi le Livre en fidèle interprète,
Nous parlant de Jésus, nous parle aussi de toi ;
Et le musicien, près du divin poète,
Eut place en notre amour comme dans notre foi.

Nous revoyons tes eaux comprenant son sourire,
Et quand les vents du ciel te courrouçaient parfois,
Sa majesté tranquille aplanissant ton ire,
Et les pêcheurs tremblants rassurés à sa voix ;

Tes poissons, pour nourrir les pâles multitudes,
Aux mailles du filet retenus prisonniers,
Et, muets serviteurs de ses mansuétudes,
Constellant tout à coup les corbeilles d’osiers ;

Et sur tes riches bords la vie industrieuse,
Le gai Capharnaüm, la douce Magdala,
Et d’autres cités sœurs la couronne rieuse,
Fleurons dont ton écrin jadis étincela ;

Et tendant sa corolle à ton eau cristalline,
Le lys des champs voisins, plus beau que Salomon,
Et, dévalant vers toi, la montagne ou colline,
Où le monde entendit le merveilleux Sermon !

Et le monde est depuis coutumier de tes ondes ;
Et ton lointain ovale avec ses fins contours,
Est tracé dans nos cœurs, intimes mappemondes…
Sans t’avoir jamais vu, je t’ai connu toujours.


Ô lac prédestiné — ta forme est d’une harpe —
Calice musical, innombrable chanteur,
Israël à son flanc te portait en écharpe
Pour qu’on y vînt jouer l’hymne annonciateur ;

Pour qu’un divin passant te jetant au passage
Toujours la même note : « Aimez-vous, aimez-vous ! »
L’avenir entendit à jamais le message
Répété sur tes flots inoublieux et doux.

Lac qui donnas la vie et rénovas l’histoire ;
L’univers se mourait dans sa fange enlisé.
Tu fus le bain sauveur et purificatoire :
C’est Dieu qui l’a guéri, mais tu l’as baptisé.

Humble commencement de la source en voyage
Qui, s’ouvrant un rapide et débordant chemin,
Devait bientôt couvrir, sans borne et sans rivage,
De ses flots rajeunis tout le vieux genre humain ;

Humble mer d’où partit, monté par un pilote
Et les Douze, un esquif, navicule d’amour,
— Mais l’ancienne flottille est aujourd’hui la flotte,
Et le fragile esquif du monde a fait le tour ! —

Pourquoi nous souris-tu d’une fraîcheur si neuve,
Et pourquoi n’est-il pas, sous le ciel vaste et pur,
D’océan magnifique et de superbe fleuve
Qui me semble aussi beau que ta coque d’azur ?


II

Ô les eaux, les eaux charmeresses !
Elles ont la couleur des cieux,
Et puis, les changeantes caresses
Des tendres yeux humains, des yeux !
Elles sont la splendide robe
Qu’une main jeta sur le globe,
Ou le cadre ornant le tableau ;
Car Dieu, pour bordure à la grève,
Cherchant une teinte de rêve
Inventa ce bleu qui fut l’eau.

Ô les eaux, les eaux créatrices,
Ces mères, malgré leurs récifs,
Merveilleuses institutrices
Des grands hommes aux fronts pensifs !
Combien de poèmes sublimes,
Jaillis du fond de leurs abîmes,
Aux cerveaux humains sont éclos !
Et combien de jeunes Moïses,
Songeant à des Terres Promises,
S’endormirent au bruit des flots !


Quelle cité du grand Homère
Fut le berceau ? Ne cherchez pas,
Car c’est l’onde qui fut sa mère ;
Et de la naissance au trépas,
Il ramassa, le long des plages,
Des rêves ou des coquillages
Pour bâtir, féeriques palais,
L’Iliade avec l’Odyssée,
Double architecture laissée
Par ce marin sur les galets.

Un tout petit golfe illumine
L’histoire entière de l’Hellas ;
Éteignez ce nom : Salamine !
Et dans la cité de Pallas
Du coup s’éteindrait une étoile.
Eschyle en sa tragique toile
Mit le sourire des flots bleus…
Et des frêles Océanides,
Vers le Titan aux fers rigides,
Montait le doux vol onduleux !

La fleur des eaux… c’est une Idée.
Le cap Sunium vit, dit-on,
Sur la grève d’azur brodée,
La république de Platon,
Grandir, lumineuse et fragile.

Ton chalumeau d’or, ô Virgile,
Près du Mincio fut coupé ;
Et Lamartine n’est qu’un cygne
Qui vogue vers la gloire insigne,
Des eaux d’un lac encor trempé.

Et de Victor Hugo la lyre
Vibra-t-elle jamais autant
Que dans la tempête en délire
Sur son rocher, exil flottant ?
Camoëns au fond d’une barque
Trouva son génie ; et Pétrarque,
Pèlerin au cœur tourmenté,
À Vaucluse arrêtant sa course,
Cueillit sur les bords d’une source
La tige d’immortalité.

Théocrite est né dans une île,
Et son églogue a le reflet
Des mers riantes de Sicile ;
Et dans une île est né Shelley.
Vogue, ô britannique chaloupe,
Avec tes penseurs à la poupe
Et tes poètes sur le pont ;
Et quand pleure ou rit à la barre
Ton Shakspeare, divin barbare,
La terre en longs bravos répond.


Paris lui-même est un navire
Éternellement ballotté,
Fier de doubler, sans qu’il chavire,
Tous les caps de la liberté,
Toujours battu par les orages,
Mais toujours vainqueur des naufrages ;
Et la Loire, amoureuse d’art,
Volait, nonchalante et jolie,
Le Primatice à l’Italie
Et souriait au vieux Ronsard.

Le Xanthe à l’aspect ridicule
Est connu de tout l’univers ;
C’est que ce fleuve minuscule
Roula moins de flots que de vers.
Sur le Rhône et sur la Garonne,
Troubadour, verdit ta couronne ;
Voyez le Tibre !… il est mesquin ;
Voyez son rôle… il est immense ;
Et de héros il ensemence
L’austère sol républicain.

Sur les berges du Nouveau-Monde
Châteaubriand, songeur hautain,
Enrichit au souffle de l’onde
Son imaginatif butin,
Puis voulut dormir, sombre archange,

Au sein des sombres mers. Le Gange
Raconte aux brahmes accroupis
L’hymne Védique intarissable ;
Et le Nil fait jaillir du sable
Les grands sphinx près des grands épis.


III

Mais toutes ces eaux-là, toutes ces vastes urnes
Versant aux fils de Sem, de Cham ou de Japhet
Les inspirations claires ou taciturnes,
Ne sauraient te valoir, lac de Génésareth.

Amphores au grand col, où burent tant de lèvres,
Elles tentaient leur soif sans l’étancher jamais ;
Breuvages décevants pour les brûlantes fièvres,
Elles versaient un philtre… et tu verses la paix ;

Car l’amour égoïste ou l’orgueil éphémère
Au clavier de leurs flots ont tour à tour chanté ;
Mais sur toi, brise douce en cette vie amère,
Un souffle se leva d’immortelle bonté ;

Une fleur émergea de ton eau calme et lisse,
Pour tous épanouie, et non pour quelques-uns,
Mystique nénuphar au bienfaisant calice,
Emplissant l’univers de suaves parfums.


De ces larges cours d’eaux à la sonore grève,
Neuf Muses au front blanc sortirent tour à tour ;
Mais de tes flots obscurs une étoile se lève,
L’étoile d’Amour vrai, d’incomparable Amour.

Tu n’es qu’humilité quand ils n’étaient que gloire ;
Mais un immense espoir jaillit de tes roseaux,
Et dans ton pur bassin vient également boire
L’âme des nations ou le bec des oiseaux.

Leurs pêcheurs poursuivaient sous les fuyantes lames
La perle d’émeraude ou le poisson d’argent,
Mais aux tiens quelqu’un dit : « Soyez des pêcheurs d’âmes ! »
Et Pierre demeura pensif ainsi que Jean.

Leurs matelots hissaient des pavillons superbes,
Mais n’entrevoyaient pas le port spirituel ;
Une barque sur toi glissait entre les herbes,
Lorsqu’une voix cria : « Nous cinglons vers le ciel.

« En vérité, je vous le dis, c’est vers le Père
Qu’il nous faut désormais tourner le gouvernail ;
C’est là qu’est la patrie et le point de repère,
Courage, mes brebis, nous allons au bercail.

« Courage, mes agneaux, dont la souffrance crie,
Vous tous, les mendiants, les boiteux, les lépreux,
La maison de mon père est une bergerie
Ouverte aux affamés ainsi qu’aux douloureux.


« Courage, pèlerins de l’humaine vallée ;
L’exil était amer, et les bagages lourds ;
Mais voici que ma nef, d’espérance étoilée,
Vous remmène au pays sur des eaux de velours.

« Voyageurs attablés dans la terrestre auberge,
Levez-vous, sans regret et sans funèbre adieu ;
J’ai vu luire, là-bas, un phare sur la berge ;
Et nous appareillons au royaume de Dieu. »

Et la barque écoutait la neuve barcarolle ;
Et de toute souffrance harmonieux berceurs,
Les doux mots, s’égrenant en quelque parabole,
S’en allaient de son âme aux multitudes sœurs ;

Les doux mots s’égrenant, hors de la nouvelle arche,
Prenaient leur vol aimant vers des milliers de maux,
Et portaient, tendre essaim de colombes en marche,
Aux quatre coins du ciel des milliers de rameaux.


IV

Arche où sont appelés tous les hommes ; nacelle
Qui se remplit toujours et jamais ne chancelle,
Sur l’Océan du monde église universelle !!

Et toi, lac, où flotta l’esquif galiléen,
Et qui réfléchissais, miroir marmoréen,
Le visage si beau du blond Nazaréen ;


Toi qui vis l’âge d’or de l’ère évangélique,
Du sombre Golgotha le prélude idyllique ;
Car le drame ne vint qu’après la bucolique ;

Ô suave matin d’un midi si brûlant,
Qu’il dut te regretter, le martyr pantelant,
Sous les traits du soleil, archer étincelant,

Quand sur l’horrible croix de son sang arrosée,
Il cherchait, vainement, pour sa lèvre embrasée,
Comme un suprême don, la goutte de rosée ;

Et, lorsque se mourant, honni de tous, parmi
Le rire indifférent ou l’outrage ennemi,
Il se tournait vers toi, toi son premier ami !

Aussi tu m’es plus cher que le Calvaire même,
Car j’y vois le rachat, mais aussi l’anathème,
Et sur un peuple entier retomber son blasphème,

Car l’ombre lumineuse et douce du héros,
Ne saurait m’y cacher le spectre des bourreaux…
Mais nul forfait, ô lac, ne m’enlaidit tes eaux.

Nulle expiation ne planera fatale
Sur le calme vallon où ton sommeil s’étale.
Dors, car elle est en paix, ta couche orientale.

Sur ta robe d’azur pas de tache de sang ;
Dans tout ton horizon où le crime est absent,
Le cœur de Judas même est encore innocent.


Lac que n’a pas touché la déloyauté noire,
Source pure où toute âme en sûreté peut boire,
Inviolable coupe, immaculé ciboire,

Ô Saint-Graal trop lointain, puisque jamais, je croi,
Timide voyageur, je n’irai jusqu’à toi……
Sur l’aile de la brise, ô fraîcheur, viens à moi !

Oh ! viens rasséréner mon cœur mélancolique,
Et sur mon existence ou privée ou publique,
Mets de tes divins flots le rythme pacifique ;

Baigne ma conscience en ta limpidité ;
Et quand je descendrai vers la tombe emporté,
Donne-moi de mourir dans ta sérénité !