La Route fraternelleAlphonse Lemerre, éditeur (p. 117-124).

III


Les Gradins du Théâtre

RACINE[1]

À Émile Faguet.


I


Il naquit en décembre et sous un ciel très pâle ;
Mais le cep de Champagne et l’enfant d’Apollon,
Sur les coteaux brumeux de la Ferté-Milon,
Rêvent d’un vin futur en leur nuit hivernale ;

Et, vienne la saison, ces fraternels voisins,
Malgré le maigre sol ou le berceau sévère,
Dans leur maturité verseront à plein verre
La mousseuse liqueur des vers et des raisins.

Le cep fera son œuvre en sa prison d’argile,
Tandis qu’à son matin l’enfant est transplanté
Au clos de Port-Royal, verger de piété,
Et dans son cœur descend un ferment d’Évangile.


Une mystique fleur lève en ce jeune sein
Pour la vie… et toujours, même aux heures fiévreuses,
Sous les pampres dorés des voluptés rieuses,
La fleur persistera du chaste Éliacin.

Puis, sous un chaud soleil, au pays des cigales,
Il s’en alla mûrir, afin qu’en ce beau fruit,
De tout le sol de France, harmonieux produit,
Du Nord et du Midi les parts fussent égales.

Il revient à la Ville, il entre dans la Cour,
À toute bouche aimée offrant sa grappe ardente,
Et des baisers de l’Art — ô jeunesse imprudente ! —
Aux baisers de la femme il passe tour à tour.

Mais, — fertile tourment déchirant sa poitrine !! —
Les larmes d’un poète en vain n’ont pas coulé ;
Et son cœur riche et plein, ô froide Champmeslé,
Jaillit sous tes pieds blancs en liqueur purpurine ;

Et Racine, à la table où Paris vient s’asseoir,
En ses drames fictifs servait un réel drame ;
Et le flot de ses vers, et le sang de son âme,
Débordaient de la scène ainsi que d’un pressoir.

Enfin, las et meurtri des profanes vendanges,
Dans la chrétienne paix il chercha le bonheur,
Et retourna fleurir aux temples du Seigneur,
Son automne pour Dieu, pour ses terrestres anges,


Gardant ces grappes sœurs aux beaux grains immortels,
L’élégiaque Esther, la royale Athalie ;
Et n’attendant plus rien du monde qu’il oublie,
Il meurt loin du théâtre et tout près des autels.


II

Le théâtre, aux autels, a repris le poète,
Et le laurier remonte au front découronné ;
Et depuis deux cents ans que sa bouche est muette,
En des milliers de voix ses vers ont résonné.

On dit que tu voulais, ô grande ombre bénie !
Jeter au feu ces vers voluptueux et doux,
Immolant d’un seul coup ton œuvre et ton génie,
Comme une double hostie offerte au Dieu jaloux.

Mais nous n’acceptons pas ton âpre sacrifice,
Car ta gloire est la nôtre… et toute main fermant
Le regard de ta Phèdre ou de ta Bérénice,
Éteindrait une étoile à notre firmament.

Car en te saluant, nous saluons la France,
Dont l’âme douce et fine, au miroir de tes vers,
— De tes vers purs de forme et profonds de souffrance —
Se penche avec amour et se voit au travers.


Corneille est loin de nous, aussi Romain qu’Horace ;
Son théâtre sublime est trop souvent d’airain ;
Mais toi, nous te sentons issu de notre race,
Un frère, un précurseur, presque un contemporain.

Car en peignant ton mal tu peins nos maladies,
Et jamais le public ne t’a mieux écouté,
Et dans ton magnifique écrin de tragédies,
Mieux vu ce diamant cruel : la Vérité !

Jamais plus qu’à cette heure où le siècle agonise,
La tristesse des cœurs n’a compris tes accents ;
Et jamais la Pitié, que ton vers divinise,
Ne mit sur nos douleurs baumes plus caressants.

Ah ! pour ce souffle humain dont ton œuvre est baignée,
Qui n’a rien de trop rude à nos frêles poumons,
Pour tes nerveux héros, élégante lignée,
Pour tes femmes surtout, Racine, nous t’aimons.

Pour tes femmes de chair aux tortures démentes,
Pour tes vierges aussi, citernes de douceurs ; —
Et par toi, celles-là nous deviennent amantes,
Et celles-ci, par toi, nous paraissent des sœurs.


III

Ô cortège de deuil, de grâce et d’harmonie !
Andromaque passant sous son crêpe éternel,
La pieuse Antigone et la tendre Junie,
Aricie au front pur, Phèdre au front criminel ;

Roxane meurtrière, Atalide meurtrie,
Rivales l’une et l’autre, et risquant toutes deux
Leur salut ou leur mort en quelque loterie,
Sur l’échiquier sanglant du sérail hasardeux ;

Iphigénie en pleurs, et pourtant magnanime ;
Et dans son morne exil aux cieux toujours voilés,
Vers le soleil natal et vers l’amour, Monime
Tendant ses bras divins, ses bras immaculés ;

Sur le corps de Pyrrhus, Hermione expirante,
— Elle l’aimait vivant, l’adore assassiné —
Et la sombre Ériphyle à la fureur errante,
Parmi les vaisseaux grecs vrai tison déchaîné ;

Et, chef-d’œuvre accompli de vertus et de charmes,
L’amante de Titus triomphant de ses feux ;
Et le cœur plein de force, et les yeux pleins de larmes,
En mélodiques vers soupirant ses adieux ;


Soupirant ses adieux en mélodiques thrènes,
Fuyant loin de César, malgré soi, malgré lui,
Et loin du Capitole impitoyable aux reines !…
— Dans l’Orient désert quel sera son ennui !!!

Et les unes brûlant de flammes légitimes,
Les autres aspirant au baiser défendu,
Mais toutes s’inclinant vers la tombe, victimes
Du breuvage fatal en leur sein descendu ;

Toutes, la plus vivante ou la plus effacée,
— Car même Cléophile, aux rives de l’Indus,
D’un rayon de tendresse est déjà caressée,
Et semble respirer les langueurs du lotus ; —

Toutes, entretenant un intime supplice
Qui, sur leur noble tige en secret les détruit,
Et gardant une attente au fond de leur calice,
Et mourant sur leur fleur d’avoir rêvé le fruit,

Roses au cœur de pourpre ou lys au cœur de neige,
Du jardin de ton âme écloses quelque jour ;
Et depuis épandant, merveilleux florilège,
Sur les tréteaux de France un arôme d’amour.



  1. Poésie dite le 21 décembre 1897 aux Matinées-conférences du théâtre de la République, pour l’anniversaire de la naissance de Racine.