La Route fraternelleAlphonse Lemerre, éditeur (p. 103-108).


DIALOGUE
ENTRE L’ISÈRE ET LE DRAC


À la mémoire de Louise Drevet,
l’auteur des
Nouvelles et Légendes dauphinoises.


L’ISÈRE.


Ô mon frère le Drac, d’où te vient ta colère ?
Une hostilité sourde est au fond de tes eaux ;
Je crois, à ton approche, entendre un bruit de guerre ;
Tes sonores galets font peur à mes roseaux.

N’es-tu donc plus heureux, errant célibataire,
De rencontrer ici ta serpentine sœur ?
Et la rivière souple, au torrent solitaire
N’offrirait-elle plus ni charme ni douceur ?

Et trouves-tu moins beau notre pèlerinage
Des monts aux lacs d’azur vers le Sud aux fruits d’or,
Quand les deux voyageurs, tout le long du voyage,
Ont les prés, ce tapis, les Alpes, ce décor ?

Nous avons pour berceau la neige, pour domaine
L’indomptable pays des Allobroges roux,
Pour tombe le grand Rhône à l’onde souveraine…
Que te faut-il de plus ?… et d’où vient ton courroux ?

LE DRAC.

Des hommes… Ma sœur l’indolente,
Vois-tu pas ces audacieux,
Dans leur escalade insolente,
Assaillir nos monts et nos cieux ?
Et sens-tu pas tout le mystère
De la montagne solitaire
Souillé par les fils de la terre ?
Et n’entends-tu pas, ô ma sœur,
Les bataillons de ces pygmées
Vers les chastes neiges aimées,
Sur un monstre aux noires fumées,
Pousser leur flot envahisseur ?

Allons-nous donc courber l’échine
Sous ces profanes conquérants ?
Le sifflement d’une machine
Brave la chanson des torrents.
De Grenoble jusqu’à La Mure,
Ils ont remplacé le murmure
De mes vagues sous la ramure
Par quelques roulements hideux ;
Mais tous ces chemins arabesques,
Dessinés comme autant de fresques,
Au bord de mes gouffres dantesques,…
C’est un jouet bien hasardeux !


Gare à ma vengeance hautaine !
Ils ont encore, et coup sur coup,
De Vizille jusqu’à Fontaine,
Jeté quatre ponts sur mon cou.
C’est trop de colliers, par Hercule.
Je dis à l’homme minuscule
Devant moi le Dragon, recule,
Ou, je le jure, le Dragon
Dans son ressentiment superbe,
Justifiant le vieux proverbe,
Emportant la tour avec l’herbe,
Mettra tout Grenoble en savon.

L’ISÈRE.

On connaît les défis du Dragon débonnaire.
Il se fâche très fort, menace très haut… mais,
Si son fracas ressemble au fracas du tonnerre,
Son tonnerre est de ceux qui ne tombent jamais.

Heureusement. D’ailleurs pourquoi punir les hommes ?
Contre nos visiteurs pourquoi tant s’indigner ?
Nous avons la verdure et la fraîcheur ; nous sommes
Le grand bain salutaire : ils viennent s’y baigner.

La plaine a le désir des montagnes neigeuses,
Non pour les conquérir mais pour les admirer ;
Et les troupeaux humains dans les cités fangeuses
Rêvent du pur torrent : ils viennent s’y mirer,


Et leurs âmes sans paix, et leur mal sans ressource
Cherchent le médecin qui peut les secourir ;
Et la grande nature est la suprême source,
La purificatrice : ils viennent s’y guérir.

LE DRAC.

Je vois leur profit, non le nôtre.
Tous ces déserteurs de salons,
Qui trouvent en toi leur apôtre,
Qu’apportent-ils à nos vallons ?

L’ISÈRE.

La richesse… Sans doute aux riverains des plaines
Nous prodiguons l’azur des prés, l’or des moissons ;
Mais les durs montagnards n’ont jamais les mains pleines,
Et la roche est avare à ses fiers nourrissons.

Veux-tu que le plus pur soit le plus misérable ?
Laisse donc l’étranger venir à l’indigent,
Et permets que le riche, échange désirable,
Emporte un peu de vie, apporte un peu d’argent.

LE DRAC.

L’argent ! Prends garde à la souillure.
Ne sais-tu pas que ce métal
Est trop souvent la graine impure
D’où germe la tige du mal ?

L’ISÈRE.

Oui ! quand on le mendie, ou lorsque, illégitimes,
Les écus dans la main s’entassent par le vol ;
Mais ces procédés-là sont ignorés des cimes ;
Probité ! c’est la fleur de notre alpestre sol !

Et si quelqu’un s’incline ici, c’est le cortège
Des lointains voyageurs accourus jusqu’à nous,
Car nul ne peut monter au trône de la neige,
Sans commencer d’abord par plier les genoux ;

Et nul ne met le pied sur la terre où nous sommes,
Sans saluer très bas sa double royauté ;
Porteuse des grands monts, nourrice des grands hommes,
Ceux-ci faisant sa gloire, et ceux-là sa beauté.

Ne dédaigne donc plus les hommes, et leur œuvre ;
Car le monstre machine ou le monstre vagon,
Sait lutter de souplesse avec moi la couleuvre,
Sait lutter de vitesse avec toi le dragon.

Nous avons l’horizon ; mais l’homme a la Pensée.
Et quant aux quatre ponts dont plus haut tu parlais,
J’en porte plus que toi, sans en être blessée :
Sur mon corps onduleux ce sont des bracelets.

Car il est des colliers qui ne sont pas des chaînes.
Ami, plus d’égoïsme et plus d’orgueils étroits.
Science, Poésie et Nature : trois reines !
Qui veut les séparer les dessert toutes trois.


Autrefois, il est vrai, la divine Nature
Fermait jalousement ses temples aux regards.
Mais de ses bras vaillants l’humaine créature
Brisa toute barrière et dompta tous remparts.

Et l’ère des cloisons est désormais finie !
Tout se découvre à tous ; plus de nuit sur les yeux ;
Et dans le monde immense une immense harmonie
Joint l’homme à la nature et la nature aux cieux.

Et l’homme va montant aux montagnes sublimes
Lorsque nous descendons au large océan bleu,
Mais l’infini des mers et l’infini des cimes,
C’est un double chemin… guidant au même Dieu.