La Route du bonheur/03/11

Librairie des annales (p. 380-390).


X

La Règle


Ah ! les voyages, ma cousine, comme je les aime ! Je me souviens, étant toute enfant, n’avoir jamais vu passer une méchante guimbarde, flanquée d’une malle sur son toit, sans éprouver un toc au cœur et un désir irrésistible de grimper à côté du cocher ; et ce n’était ni la haridelle suante, ni son automédon au pif luisant, ni les bagages cahotés sous la corde qui retenaient alors mon imagination ; mais elle vagabondait au delà, très loin, dans ces pays lointains que les atlas mentionnent platement et j’essayais, sans bien y parvenir, à me les représenter beaux comme dans les contes de fée.

Il me semblait qu’en quittant Paris, les fleurs devaient changer de couleur et exhaler des parfums inconnus, et jamais vous n’imaginerez les radieux paysages que peut rêver une fillette, à moins que vous-même ayez forgé, dans votre jeune cervelle, quelque voyage fantastique dans le royaume des merveilles.

Depuis cette époque, j’ai souvent réalisé les espoirs de mes six ans, ayant pris pas mal de mauvais fiacres, chargés de grosses ou petites malles ; et quoique j’aie éprouvé, maintes fois, que les hôtels ne sont point tous des palais, et que les voyageurs ont rarement le physique et l’enjouement des princes Charmants, je me sens toujours frémir d’aise quand une locomotive rapide m’entraîne vers quelque destination étrangère.

Ici comme là, pourtant, les arbres sont uniformément verts, les chemins poudreux et les clochers pointus ; et chaque soir, quelle que soit la terre qu’elle éclaire, l’étoile du Berger se lève, solitaire et tremblante, dans le crépuscule mystérieux du jour qui tombe. Mais il en est des pays comme des visages : ils sont divers miraculeusement, et cela non pas seulement parce que la nature capricieuse varie ses aspects à l’infini, mais parce qu’il n’est pas un monument, ni une pierre du chemin, ni une montagne, ni un vallon, qui ne revête, par quelque détail imperceptible, le génie de ses habitants. Et c’est peut-être ce qui rend les voyages à l’étranger si curieux : c’est que ce ne sont pas seulement des sites nouveaux et des villes pittoresques qu’on découvre, mais des êtres qu’on ne soupçonnait pas.

Or, ce qui frappe le plus l’esprit en cette verdoyante Allemagne, dans laquelle je viens de passer un grand mois et que chacun se plaît à proclamer gemutlich, c’est un amour désordonné pour la Règle, qu’ils écrivent avec un grand R !

Les promenades, les plaisirs, les jeux, le travail, les édifices, les bains, les statues, les ponts, les voitures, les boutiques, les choses les plus naturelles et les plus invraisemblables, et bien d’autres encore, sont soumis d’avance à une discipline que rien ne fait fléchir, pas même le sourire un peu narquois des étrangers. Pour les Allemands, la Règle est quelque chose de sacré et de magnifique qui les hypnotise et les dispense de toute initiative, — voire, parfois, de réflexion. Ils vous répondent : C’est la règle ! comme les croisés de Saint Louis s’écriaient : Dieu le veut !

Dès leur plus tendre enfance, d’ailleurs, on leur inculque ce précieux entendement de la Règle à grand renfort de coups de trique. Les maîtres ont la permission de corriger leurs élèves (je parle des écoles gratuites) et ils en usent abondamment. Un bambin arrive-t-il en retard de quelques minutes, il reçoit, sans autre explication, ce que nos pères appelaient, et pour cause, une dégelée : moyen excellent, paraît-il, pour faire pénétrer, dans la caboche des enfants, le souci de l’exactitude. Manque-t-il une classe entière, alors, ma cousine, la chose tourne au drame : un sévère polizier à casque vient interroger les parents et leur inflige, pour un manquement aussi inqualifiable, une amende de cinquante pfennigs, si bien que le jeune flemmard reçoit deux magistrales corrections, au lieu d’une : la première, des parents indignés ; la deuxième, de l’instituteur ; quelquefois, le pauvre petit, à force d’être battu, reste pantelant sur le carreau, détail sans importance lorsqu’il s’agit de tremper les caractères.

Une baigneuse du grand établissement d’Ems, avec une philosophie qui me donnait envie de l’étrangler, me contait qu’un jour Johann, son sixième garçon, était revenu de l’école l’oreille en sang. Le maître, pour lui apprendre le silence, l’avait soulevé de son banc par les deux oreilles ; l’une, moins solide que l’autre, n’avait pas résisté à la secousse, et Johann avait souffert pendant deux mois de cette gracieuse plaisanterie ; mais, ajoutait cette Allemande en manière de conclusion, depuis, toujours, Johann avait été sage ! Et vous concevez, ma cousine, qu’il y a là de quoi réjouir le cœur d’une mère. Qu’est-ce qu’une oreille ébréchée, un pauvre petit cœur racorni par la terreur, devant les beautés de la Règle ?


Et ne croyez pas, ma cousine, que le travail seul soit discipline : le plaisir ne l’est pas moins ; quand les Allemands s’amusent, il semble qu’il y ait toujours, en quelque coin invisible, un gendarme prêt à surgir pour rappeler tout le monde à l’ordre.

Ce fut avec stupeur que, par le plus grand des hasards, dans une paisible brasserie de Stuttgart, je considérai, durant une soirée entière, une réunion d’étudiants. Ces jeunes gens, évidemment, se rassemblaient pour se divertir. Ah ! si vous les aviez vus, ma cousine ! Avec beaucoup de cérémonie, ils rejoignaient leurs tables respectives et s’abordaient avec des grands coups de casquette : les casquettes bleues ne frayaient pas avec les rouges ni avec les blanches.

— Voilà, me dis-je, des garçons ordonnés et bien polis.

Ils gardaient leur couvre-chef sur la tête, il est vrai ; mais c’était afin d’avoir le plaisir de l’enlever plus souvent. Ils saluaient, d’un geste large, chaque nouvel arrivant, toujours silencieux, et saluaient aussi chaque bock qui se levait en leur honneur d’un ;

Hoch ! hoch ! Prosirt !

Après quoi, la casquette était rappliquée avec dignité sur la tête.

Ils burent ainsi, vissés à leurs chaises, dans un ordre parfait, de huit heures à onze heures, échangeant quelques rares paroles à voix basse et d’infinis coups de casquette. Rien ne troublait l’harmonie de cette beuverie ; seules, les soucoupes marquant les bocks, montaient, à mesure que l’heure s’avançait, en piles majestueuses ; et, vraiment, je m’attendais à ce qu’en se quittant, ils chantassent, tant ils étaient graves, un cantique de Luther.

Et je songeais à nos étudiants, si bruyants et si gais ! — Au deuxième bock, ils n’y auraient point tenu ; les casquettes de toutes couleurs eussent fraternisé, et l’on se fût apostrophé, blagué, disputé d’une table à l’autre ; après quoi, pour marquer la réconciliation, on eût chanté, en chœur :

La Tonki-ki,
La Tonki-ki,
La Tonkinoise,


ou quelque autre refrain inepte. Le poète de la bande eût récité des vers de sa composition ; et le loustic-cabot, grinçant des dents et secouant sa crinière, eût imité Mounet-Sully ; ou bien encore, ma cousine, on se fût arraché les cheveux en parlant politique, et puis réconcilié. Et cela, probablement, eût été stupide, mais gai et bon enfant, le bruit étant l’esprit de la jeunesse ; et les bans joyeux, et les monômes, tout le long du Boul’ Mich’, eussent clôturé la réunion comme il convient.

Vous ne pouvez vous figurer, ma cousine, combien cette hantise de la discipline, à tout propos et hors de propos, enlève de grâce et de légèreté à un peuple naturellement hospitalier. Tous les ordres donnés, quels qu’ils soient, sont exécutés à la lettre, avec une rigueur exaspérante, sans que jamais il vienne à l’idée de quiconque d’en interpréter l’esprit.

Pour vous en donner un exemple entre mille : il était décrété qu’à partir de huit heures du soir, les hommes ne pouvaient franchir le casino peu folâtre d’Ems que vêtus de noir : veston, redingote ou habit, — ce qui, dans le langage des équivalents, revenait à dire qu’une tenue décente était de rigueur.

Or, un soir, nous arrivons, avec quelques amis, pour jouir du charmant spectacle d’un bal d’enfants, et le front haut, la conscience sans reproche, passons devant le cerbère attaché au service des entrées.

Ô douleur ! Soupçonneux, il avise le gilet brodé et la redingote impeccable d’un des nôtres (avoué parisien), la scrute, la palpe, s’éloigne, s’avance, et, enfin, sûr de son fait :

Nicht schwartz ! déclare-t-il, solennel.

Saisis, indignés, avec une vélocité furieuse, nous sortons, pour défendre le complet français, nos quatre mots d’allemand.

— Pas noire ! Pas noire, la redingote !

Mais elle était ravissante, toute neuve, et d’un magnifique noir à peine moucheté de gris sombre ; de plus, coupée par le bon faiseur. Et, certainement, les Allemands n’en avaient pas de pareilles à mettre sur leurs épaules carrées.

Nicht schwartz ! laissait-il tomber sans s’émouvoir.

Nous menaçâmes ce radieux imbécile des foudres de son colonel (car Ems est pourvu d’un colonel des bains !), de celles de son empereur. Lui, magnifiquement buté à sa consigne, insensible aux mauvais propos, invulnérable aux marks glissés adroitement dans la main, le cœur olympien et stupide, reprenait avec flegme :

Nicht schwartz !

L’avoué sortit en claquant les portes ; et, pour ne point désoler les enfants dont les yeux, déjà, se remplissaient de larmes, nous entrâmes dans la Festsaal, et vîmes (spectacle inoubliable) le masseur du principal établissement en veston crasseux, et le marchand de cotonnade de la grand’rue en jaquette hideuse ! Mais, retenez bien ceci, ma cousine : ces vêtements, dans leur jeune temps, avaient été noirs. En sorte que les étrangers, qui contribuaient à l’élégance et à la richesse de la ville d’eaux, étaient, par amour de la Règle, mis à la porte, tandis que les fournisseurs, qui vivaient d’eux, se prélassaient aux meilleures places.

Il y a là, vous comprenez, toutes les délicatesses d’une nuance ! Seulement, la vertu dominante des Françaises n’étant point la patience, j’ai failli, parfois, étouffer de colère, je le confesse, ma cousine, en toute humilité.

Écoutez plutôt encore cette petite histoire qui vous édifiera :

Il était dit qu’on n’avait pas le droit, à ces mêmes sauteries d’enfants, de retenir des places, — ce qui, pour vous, pour moi et pour tout Français doué de compréhension, signifiait, apparemment, que chaque danseuse ne pouvait réserver qu’une chaise : celle occupée au cours du bal. Erreur, ma cousine, grave erreur ! Les pauvres innocents, dans le moment qu’ils se trémoussaient, voyaient des vieilles dames au chignon serré, aux lunettes d’or menaçantes, et des vieux messieurs au crâne chauve s’approcher traîtreusement et écraser, sans pudeur, les éventails laissés sur Les sièges ; et, devant les regards convulsés des mères, répondre ce seul mot, en levant l’index :

Verboten ! (Défendu !)

Si bien que les enfants se trouvaient dans la cruelle alternative de ne pas danser, pour se conserver un siège, ou de rester debout toute la soirée.

Ah ! ce Verboten ! il vous harcèle et vous poursuit partout, dans les villes, dans les villages, au sommet des montagnes, dans le voisinage des burgs, et même dans les coins les plus pittoresques et solitaires de cette séduisante Allemagne ; et vraiment, lorsque la Règle s’exerce sur de pareilles puérilités, elle choque et offense nos clairs esprits français.

Et cependant, ma cousine, en y regardant de près, il y a quelque chose d’admirable et de fort dans cette discipline sans merci qui courbe toutes les volontés sous la même Règle ; et peu à peu, sans qu’il y paraisse, on en subit l’empreinte.

Certes ! cette soumission passive et bornée est horripilante, quand elle s’égare sur des vétilles comme celles que je viens de vous conter ; mais, quand elle s’élève vers un but plus haut et plus noble, vers les choses du pays, de la patrie par exemple, elle doit revêtir des formes sublimes.

Et savez-vous, ma chère cousine, la morale que je tirerai de tout ceci ? C’est que nos fils auraient grand profit à tâter, pendant quelques mois, de la vie allemande. Ils y prendraient, outre la connaissance de la langue, un peu de cet esprit de discipline dont nous sommes totalement dépourvus ; et leurs étudiants à casquettes, en échange, pourraient venir apprendre, chez nous, l’esprit tout court, la bonne humeur et la grâce, qualités charmantes de notre race, dont ils ne soupçonnent pas l’existence.

Et puis, ma chère cousine, au retour, nos petits Français apprécieraient mieux leur pays indulgent, où il fait si bon vivre et où les Verboten sont doux.