La Route du bonheur/03/05

Librairie des annales (p. 334-340).

V

Le Rire

Ma chère cousine. Les savants sont vraiment des gens terribles : d’une simple chiquenaude, ils précipitent à terre les plus agréables de nos illusions.

C’est ainsi qu’ouvrant, par hasard, l’autre jour, une revue où collaborent quelques médecins, je fus attirée par un article dont le titre me séduisit. Cela s’appelait : le Fou Rire.

Vous savez combien j’aime le Rire dans toutes ses manifestations, même tumultueuses et un peu folles. Il me semble qu’il peut compter comme un des meilleurs bienfaits du destin, et je me figure que le rire est, à nos âmes, ce que le soleil est à la nature, c’est-à-dire l’épanouissement joyeux et subit de toutes les facultés que notre raison tient en bride.

Les enfants rient d’un cœur exquis, justement parce qu’ils ont en eux des trésors dont nous perdons le secret avec l’âge et l’expérience. Ils possèdent l’innocence, la gaieté, la candeur et le contentement perpétuel que donne à leurs yeux étonnés, à leur imagination fraîche, le spectacle d’un monde nouveau, peuplé de merveilles.

Il y a, dans le rire, toujours un peu de jeunesse qui passe, et c’est pourquoi, sans doute, à tout âge, je trouve qu’il a des grâces réjouissantes et que les vieilles gens mêmes n’y sont point ridicules.

« Les sots ne savent pas rire », écrivait, à la fin du dix-huitième siècle, je ne sais plus quel auteur. J’ajouterai que les méchants en doivent être également incapables. Il faut avoir un peu d’ingénuité et de bonté dans l’esprit, pour se divertir sainement, franchement, et laisser dilater son cœur dans la joie de vivre… et de rire tout son soûl.

Or, qui l’eût cru ? Je viens d’apprendre, avec stupéfaction, que le Fou Rire est une maladie. Oui, cousine, une très vilaine maladie, dont on ne saurait soigner trop tôt les écarts, et qui indique, chez les enfants atteints de cette infirmité, les plus fâcheuses dispositions.

Un enfant éclate-t-il de ce joli rire argentin et aigu que rien n’arrête, qui roule comme un torrent, monte, descend, pâme de joie et se communique, par contagion, aux êtres qui l’environnent, le cher petit devra être surveillé de très près, et, s’il y a lieu, soumis au traitement suivant : Régime lacto-végétarien ; pilules toniques et laxatives ; douches tièdes ou écossaises.

C’est moi qui ai reçu la douche, en prenant connaissance de l’avertissement ! Car il n’y a pas huit jours, je m’étais abandonnée au détestable fou rire et — jugez la gravité du cas — je l’avais gagné en compagnie d’un petit garçon.

Pierre adore les histoires. Il les écoute bouche bée, le cou tendu dans l’effort d’ouïr mieux, les yeux avides et brillants. Il palpite aux récits tendres, mais, par goût, préfère les contes pittoresques accompagnés de grands gestes, soulignés de mimique, tenant, à la fois, de guignol, de la pantomime et de la grande tragédie.

M’étant mise en frais d’imagination pour lui plaire, j’avais inventé je ne sais quelle aventure de Marseillais, que je m’évertuais à narrer avec l’ « assent », la soulignant de roulements d’r et de gestes terribles.

Arrivée au point culminant du récit, tout d’un coup, je laissai tomber mon poing sur la table :

— Trroun de l’air ! s’écria Marius, furieux…

Je n’en déclamai point davantage. Un rire frais, un rire délicieux, un rire de trilles, de roulades et de cascades, secoua le bambin, interrompant net ma narration.

Jamais je n’entendis rire plus fou, plus inextinguible, plus imprévu et c’était un spectacle ravissant. Tout riait, dans ce petit corps pâmé de gaieté : les yeux, la bouche, les gestes, la voix.

— Trroun de quoi ? demandait l’enfant entre deux fusées.

Et il repartait d’un rire junévile, naïf, tumultueux, qui le tordait, lui mettait des larmes dans les yeux et lui coupait la respiration.

C’était si drôle qu’une interjection, expression toute locale, fût l’occasion innocente de tant de joie, que, moi aussi, je me mis à rire, comme une enfant, comme un simple petit Pierre, et ne m’arrêtai plus.

Et, lorsque nous nous quittâmes, ayant constaté, avec satisfaction, qu’ « on avait bien ri tous deux », je ne me doutais point que c’était le moment qu’une mère sage eût choisi pour appliquer la pilule tonique ou la douche écossaise.

Ma cousine, je vous le déclare sans honte, je crois que, s’il me fallait vivre sans entendre la joie autour de moi, et sans rire moi-même chaque fois que « j’y ai envie », je n’aurais plus de goût à l’existence et ne saurais plus la faire aimer. La gaieté jeune, rayonnante, un peu exubérante même, me paraît, de tous les biens, le plus précieux, et j’imagine que la nature indulgente nous l’a donné justement pour servir de balancier à nos ennuis et maintenir nos âmes en santé et en équilibre.

N’avez-vous pas souvenir de quelques-unes de ces heureuses journées qu’on marque d’un caillou blanc, et dont, longtemps, on garde le parfum ?… Ce jour-là, on fut gai follement, et sans grandes raisons… Mais le soleil brillait ; près de soi, l’on tenait ses amis préférés : le cœur était en confiance, la conscience légère, et des bouffées de jeunesse s’échappaient, en rires perlés, de toutes les bouches. Le moindre incident semblait le plus comique du monde et causait une hilarité qui épanouissait les visages et, dissipait la bile. Ce n’était point que chacun se montrât particulièrement spirituel ni fin ; mais une joie communicative était répandue dans l’air et tous y participaient, à la façon des enfants qui se grisent du bruit de leurs paroles et de leurs voix. Parfois, le fou rire gagnait deux ou trois personnes, et cela suffisait pour que les autres suivissent de confiance, et l’on riait, ma cousine, l’on riait à en perdre haleine.

Rien ne me retirera de l’idée que cette gaieté-là était bonne, saine et ne relevait pas de la pathologie… N’en déplaise à MM. les savants, je voudrais, au contraire, qu’on élevât les enfants dans le culte de la gaieté, qu’on leur apprit à considérer le côté pittoresque et amusant des événements, et qu’on leur enseignât que le rire — lorsqu’il n’est pas ironique, ni malveillant ni moqueur — est une véritable vertu.

« La plus perdue de toutes les journées est celle où l’on n’a pas ri », affirmait un philosophe, dont les conclusions me plaisent mieux que celles de mon savant.

Il entendait, par là, que la bonne humeur est un des puissants leviers du monde, puisqu’elle dissipe, sans effort, les malentendus, rompt les maléfices, vainc la mélancolie, éclaircit les fronts, repousse le chagrin, ramène la joie et fait plus de besogne à elle toute seule, par la grâce de ses chansons, que deux ou trois vertus.

Autrefois, les anciens imaginaient l’Olympe — lieu de toutes les délices — comme un paradis, où les dieux s’assemblaient pour deviser joyeusement et rire comme les dieux seuls savent rire…, c’est-à-dire indéfiniment. Ils reconnaissaient ainsi que le rire est une des supériorités de l’homme et pouvait devenir, à l’occasion, plaisir des dieux. C’était leur façon de le vénérer.

Depuis, nous avons appris tant de choses, qu’il n’est plus toujours séant de rire. Et, cependant, je vous le dis, dussé-je, un jour, subir le dur régime lacto-végétarien et ce qui suit, — je crois que rien au monde ne m’empêchera de goûter la gaieté des autres et d’en prendre, pour mon compte, la meilleure part.

Que celle qui ne connut jamais le rire, ni le fou rire, me jette la première pierre.