La Route du bonheur/03/02

Librairie des annales (p. 311-319).


II

Deux Gosses « bien élevés »


Ma chère cousine, avez-vous eu, parfois, la curiosité d’écouter des conversations d’enfants, et de saisir sur le vif, au travers d’une réplique ou d’un geste, la mentalité de leur cerveau, l’état de leur petite âme ?… Chaque fois que, sans éveiller leur défiance, je puis surprendre des bouts de dialogue, je ne manque point de prêter l’oreille, et je savoure, avec un plaisir délectable, la comédie qu’ils m’offrent.

Car c’en est une de haut goût. Ces fillettes zézayantes, ces bonshommes hauts comme une botte, sont déjà des « personnages de caractère ». Ils reflètent, avec une ingénuité comique, les idées qui flottent à la maison, les ambiances — si je puis dire — dans lesquelles ils se meuvent. Du premier coup, ils montrent l’empreinte qu’ils reçurent de leurs parents…, et marquent, en les caricaturant, les passions et aussi les faiblesses qui gouvernent leur foyer.

C’est l’été dans les jardins de certains grands hôtels, alors que les gouvernantes potinent et ne font aucunement attention aux enfants confiés à leurs soins, que ces bouts d’hommes et de femmes se révèlent dans toute la sincérité de leur nature, dans toute la beauté de leur éducation.

Voici le petit dialogue que j’ai ouï de mes deux oreilles, et auquel je n’aurais garde de changer un mot.

La scène se passe sur une pelouse ombragée ; deux petits garçons, accablés par la chaleur, sont affalés chacun sur une chaise, et se regardent à la dérobée. Évidemment, ils ne se connaissent pas, et songent que leur ennui mis en commun pourrait avoir des douceurs.

L’un représente assez bien l’enfant chic : boucles blondes, costume d’une blancheur éclatante, tout brodé d’ancres marines ; la culotte longue, aux formes impeccables ; béret blanc dernier cri ; souliers de peau de daim. L’aspect général du bambin est maigrelet, nerveux, dégénéré ; l’œil ne manque ni d’intelligence ni d’effronterie. L’autre est simplement le petit garçon soigné et bien portant ; ses bons mollets apparaissent nus, et son vêtement de coutil gris ne sort pas de la « grande maison ». Il a l’air naïf, les yeux candides et le front large d’un penseur. Tous deux peuvent avoir neuf ans.

Après quelques coups d’œil échangés, le jeune homme chic prend la parole :

— Dis donc, veux-tu qu’on cause ?

L’autre, ravi de l’aubaine :

— Je veux bien.

Le jeune homme chic. — Comment que tu t’appelles ?

L’autre. — René.

Le jeune homme chic. — Moi, Guy.

Un grand temps de silence.

Guy. — De quoi veux-tu qu’on cause ?

René, après un moment d’hésitation. — J’aimerais mieux qu’on joue.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Guy, scandalisé. — Oh ! la la ! par cette chaleur ! T’es fou, mon cher.

René, conciliant, avec un soupir de regret. — Ben, causons alors.

Nouveau silence prolongé,

Guy. — Combien que t’as d’autos ?

René, qui croit avoir mal entendu. — Qu’est-ce que tu dis ?

Guy, surélevant la voix. — Je te dis : « Combien que t’as d’autos ? »

René, croyant à une plaisanterie, rit d’un rire plein de fossettes. — Mais Les enfants n’ont pas d’autos.

Guy, haussant les épaules. — Ben, si les parents en ont, c’est kif-kif. Combien que ton père a d’autos, si t’aimes mieux ?

René, un peu confus, légèrement inquiet. — Il en a pas.

Guy, important. — Moi, j’en ai cinq. Papa répète tout le temps que, quand on en achète pas un neuf tous les ans, on n’a que des casseroles. Alors il revend la patraque, et il rachète ce qu’y a de plus cher.

René, absolument incompétent et abruti par ces révélations, garde de Conrart le silence prudent.

Guy, — Quelle marque que tu préfères ?

René, abasourdi. — La marque ? La marque de quoi ?

Guy, impatienté. — Tu comprends donc rien ? Je te demande : « Aimes-tu mieux les de Dion, les Serpollet, les Diétrich, les Mercédès, les… ? »

À ce moment, apparaît dans l’allée une dame divinement habillée d’une robe blanche valant une fortune, où la broderie anglaise, la valenciennes, l’irlande, les tulles, se fondent pour encadrer une beauté très apprêtée, mais éclatante.

Guy se précipite, baise distraitement le gant de sa mère et, très homme du monde, désigne son nouvel ami.

— Maman, j’ te présente René.

René, pétrifié, rouge comme un coq, oublie de se lever, tortille bêtement son chapeau, et attend les paroles qui sortiront de cette bouche de fée.

La dame pince les lèvres en toisant ce petit rustre et prononce d’un air de reine :

— Adieu, Guy. Je sors, sois sage.

Guy revient s’asseoir.

René, pour détourner le cours de la conversation, trop sportive à son gré, et rentrer en grâce par une pensée aimable. — Elle est jolie, ta maman !

Guy, éclatant d’un mauvais rire ironique. — Oh ! la la ! c’est que tu l’as pas vue le matin… Quand je l’embrasse, mon vieux, ça colle, et il lui en faut des pots de rouge, et de blanc, et de noir, pour avoir cette tête-là !

René, mal à l’aise et comme pour s’excuser. — Ah ! Je ne savais pas ; je la trouvais jolie !

Guy. — Et la tienne, est-ce qu’elle est bien ?

René, qui, dans son petit cœur candide, porte un culte à sa maman, et ne peut soupçonner que ce « tienne » puisse s’appliquer à l’être qu’il adore et vénère le plus au monde. — Ma quoi ?

Guy. — Ta mère, parbleu ! Est-ce qu’elle est jolie, blonde, brune, grande, petite ?

René, sentant confusément le sacrilège. — Regarde toi-même : elle est là-bas sur le fauteuil, près de la table.

Guy, la considérant comme il le ferait d’un auto, d’un cheval ou d’une maison. — C’est ça, ta mère ? Elle est pas bien habillée.


La petite voix de René frémit sous l’insulte ; il cherche une vengeance exemplaire et, tout bégayant, dit :

— Eh ben !… Eh ben !… la mienne, elle colle pas le matin, elle est toujours jolie.

Puis, soulagé par sa riposte, il attend les événements.

Nouveau grand silence.

Guy, reprenant la parole. — Qui c’est qui vaut le mieux, chez toi : ton père ou ta mère ?

René, peu habitué à juger ses parents, reste interdit une seconde, et, timidement. — Je les aime tous les deux pareil.

Guy, avec feu. — Oh ! à la maison, c’est papa qui vaut le mieux ; tout le monde le dit : le chauffeur, l’Anglaise, le maître d’hôtel, et le bataclan. Tu comprends, mon vieux, elle ne s’occupe que de sa figure et de ses tralalas. Papa,

lui, à la bonne heure ! c’est un homme sérieux, un chic type.

René, dont toutes les idées sont bousculées, tous les sentiments froissés, ne trouve rien à répondre.

Guy, impatienté. — Mais parle donc ! Ce que t’es gourde ! Ah ! ben vrai ! c’est pas amusant de causer avec toi ! Qui donc qui s’occupe de ton éducation ?

René, héroïquement raidi pour ne pas pleurer, et ne sachant plus ce qu’il dit. — J’ ne sais pas.

Guy, scandalisé. — Comment ! serin, tu ne sais pas ! Tu ne sais pas ? Tu sais bien si tu as, pour te raser, une miss, une fraulein ou un truc ?

René, prêt à prendre l’offensive et criant presque. — Qui ça, un truc ?

Guy. — Un précepteur, pardi ! faut bien être élevé par quelqu’un, je suppose !

René, apaisé par l’idée de cette supériorité. — Moi, c’est maman qui m’élève.

Guy, très naturel. — Ah !…Tes parents sont donc pauvres ?

René, blessé au vif et digne. — J’ sais pas, je ne leur ai jamais demandé.

Guy, les bras croisés. — Alors, tu ne sais donc jamais rien ?

René, éclatant tout d’un coup comme une bombe. — Si, je sais que tu m’embêtes ! là !

Guy, assez bon enfant. — Allons, voyons, mon vieux, te fâche pas ; on va causer d’autre chose. René, radouci. — J’ veux bien.

Nouveau long silence.

Guy. — Crois-tu qu’on retrouvera l’assassin ?

René. — Quel assassin ?

Guy, horripilé de tant d’ignorance, — L’assassin de Rémy, donc ! Ah çà ! qu’est-ce que tu lis ?

René, candide. — Je lis les Aventures de Martin Tromp, le Robinson Suisse, les Enfants du Capitaine Grant, mais pas l’assassin de Rémy.

Guy, haussant les épaules. — Est-ce que je te parle de Martin Tromp ? J’ te demande quel journal tu lis ? Est-ce le Matin, le Figaro, le Gaulois, la Libre Parole, le Journal, l’Écho de Paris ?

René. — Je lis le Journal de la Jeunesse.

Guy. — C’est pas un journal sérieux, voyons ! Moi, je lis le Matin, parce qu’il y a des faits-divers épatants, et des histoires, mon cher, des histoires d’apache à faire mourir de rire.

René. — Maman, justement, me défend de les lire.

Guy. — Moi, Truc me permet, parce qu’il dit que, pendant ce temps-là, je lui fiche la paix ! Et puis, d’ailleurs, même s’il m’en empêchait, je trouverais bien le moyen de lui filouter son journal.

À cet instant, la maman de René quitta son fauteuil, fit signe, de loin, à son fils, de la rejoindre ; les deux gosses se serrèrent la main… Et je songeai qu’il serait piquant de suivre les progrès et les résultats de cette rencontre entre deux enfants « bien élevés », chacun à sa manière.

Le lendemain, le jeune homme chic et le bon gros se regardaient en chiens de faïence. Intriguée, je profitai d’une seconde où Guy se penchait dans mes parages pour ramasser une balle de tennis.

— Vous ne jouez donc pas, aujourd’hui, avec votre petit ami René ?

— Non, répondit sèchement le prématuré propriétaire des cinq autos ; maman le trouve mal élevé.

Et, avec un aplomb effarant, il ajouta :

— Maman est très difficile pour mes amis !

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Ah ! cousine, comme ils sont heureux, les enfants qui n’ont ni autos, ni Miss, ni Truc, ni Fraulein, mais seulement une maman pour les élever, et un petit cœur plein de foi pour l’admirer et l’aimer…