La Route du bonheur/02/19

Librairie des annales (p. 281-290).


XIX

Où mène l’imagination sans Jugement


Ma chère cousine, je ne sais rien de plus mélancolique, de plus troublant aussi, que le spectacle d’êtres privés de leur bon sens ; les mots qui sortent de leur bouche semblent raisonnables, leur voix est douce, leurs gestes simples, leur regard affectueux, et, cependant, ils sont privés de cette lumière de l’âme qui est la raison ; ils ne voient pas les choses comme la vie les présente ; ils ne donnent pas aux événements la valeur qu’ils ont dans l’ordre général ; ils les interprètent dans le sens d’une crainte particulière, d’une préoccupation unique : leur tête roule des chimères ; leur imagination s’égare en délires ; leur pensée n’est que chaos ; ils sont fous !

« La folie, expliquent MM. les docteurs, est le dérangement des fonctions de l’intelligence », et, probablement, la discernent-ils à des signes certains, connus d’eux seuls. Pour moi, cousine, qui viens de visiter des vrais fous pour la première fois, je suis restée saisie et stupéfiée du peu de différence qui les sépare des mortels que nous coudoyons à chaque instant.

Dans ce splendide asile de Villejuif, royaume des folles authentiques, j’ai reconnu, au passage, les travers, les humeurs, les irritabilités, les bizarreries, les loquacités qui passent dans le monde pour des originalités sans conséquence et que les médecins traitent là-bas comme un mal redoutable… Et, si quelque spectacle est fait pour éveiller la réflexion et la sagesse, c’est celui de ces pauvres démentes considérées comme un danger public, parce qu’elles ont perdu le gouvernement de leur jugement et de leur volonté.

Les petites folles qui, de quatre à sept, courent en liberté de salon en salon, de thé en thé, et se font une auréole de l’état de leurs nerfs, des mouvements tumultueux de leur cervelle et de l’exaspération de leur esprit, retrouveraient, du coup, l’équilibre rompu. Elles apercevraient, d’une manière éclatante, que la raison est une véritable grâce de Dieu et le meilleur bien de ce monde ; et, en constatant les ravages causés chez de pauvres créatures par sa perte, elles se hâteraient de la mettre d’accord avec leur conscience ; elles chasseraient les papillons de la mélancolie, premiers et frappants symptômes du mal ; elles renverraient au rancart les marottes, les idées fixes qui sèment des douleurs imaginaires, et, se souvenant du mot de Montaigne, qui disait que la « raison est un pot à deux anses qu’on peut saisir à gauche ou à dextre », elles se dépêcheraient de l’attraper à pleine main et à dextre, trouvant encore, par-dessus le marché, qu’il fait bon vivre en joie et en santé.

Ces dames les folles, lorsque je fus leur rendre mes politesses, étaient en grand remue-ménage ; elles donnaient le dernier coup de fion à leurs toilettes et prenaient de leur beauté un zèle extrême. Songez, ma chère, il y avait bal, le soir !

Toutes les « sages », même les vieilles, avaient obtenu du directeur — M. Edgar Monteil — et de leur médecin la permission de se costumer en dames du monde, de se décolleter et même de planter des fleurs dans leurs cheveux. Les toilettes un peu criardes qu’elles arboraient, d’une mode comiquement surannée, semblaient les ravir d’aise. Elles se regardaient avec complaisance dans de petites glaces de poche et rougissaient de satisfaction, et baissaient pudiquement leurs yeux, quand, en passant, on les complimentait sur l’élégance de leurs ajustements.

— Où sont les vraies folles ? demandai-je au docteur Briant, qui, très aimablement, me faisait les honneurs de rétablissement.

Car j’avais peine à croire que j’eusse devant les yeux des malades.

— Celles-ci le sont, fit-il ; elles sont affligées chacune d’une manie, d’une idée fixe qui les torture ; mais leur turlutaine ne les empêche nullement d’être intelligentes et faciles à vivre.

Je vis une négresse, aux dents éblouissantes, au sourire triste et doux, atteinte de la folie de la persécution. Elle s’imagine que des ennemis, attachés à ses pas, cherchent à l’empoisonner, et cela gâte jusqu’aux souvenirs radieux qu’elle a rapportés de son pays. Je vis aussi une jeune fille très blonde, aux yeux douloureux et lassés.

— Je cherche mon nom depuis si longtemps…, me confia-t-elle avec un accent d’une détresse infinie.

La pauvre enfant se souvient avoir habité au bord de la Méditerranée, dans une maison égayée de fleurs, servie par de nombreux domestiques, et puis avoir fait un voyage long, très long ; après quoi, elle ne sait plus. Dans sa mémoire, il s’est fait un trou noir, profond, fatal ; tous les jours, pendant une heure, elle s’astreint à lire le Bottin, ainsi que les longues listes d’étrangers qu’on veut bien mettre entre ses mains, espérant voir luire ce nom passionnément souhaité, ce nom qui lui rendrait un père, une famille, et la villa remplie de lumière et de bonheur dans laquelle elle sait avoir vécu. Et rien, toujours rien. Les ténèbres du souvenir sont lourdes !…

— Oh ! ne pas savoir ! gémit-elle.

Et les larmes montent aux yeux, devant ce drame poignant de la pensée.

— Ignore-t-on vraiment son nom ? demandais-je tout bas au docteur.

— Oui, répondit-il ; et cela est d’autant plus cruel que cette jeune fille doit être de bonne famille et bien élevée. Un soir, des sergents de ville l’ont trouvée échouée sur un banc, pleurant déjà son nom, et ce cas d’amnésie étrange l’a mise dans nos murs, sans que jamais nous ayons pu découvrir trace de ses parents. Elle est là, obsédée par la recherche de ce nom, qui lui reviendra peut-être un jour, d’une manière fulgurante.

Je vis, ensuite, une mélancolique d’un autre genre. Celle-là s’était couchée, quoiqu’elle ne fût pas malade et grillât du désir d’aller au bal. À peine fûmes-nous dans les parages de son lit, qu’elle commença à fondre en larmes.

— Eh bien ! on ne s’apprête pas pour ce soir ? interrogea le docteur avec bonté.

— Ah ! je ne peux pas, sanglota la mélancolique ; je ne peux pas. Vous le savez bien, mon bon docteur.

Et, me prenant à partie, elle continua le torrent de ses lamentations et de ses pleurs :

— Si je l’avais connu plus tôt, madame, lui qui est bon et que vous voyez à vos côtés, je n’en serais pas au malheur qui me frappe aujourd’hui ; j’irais ce soir au bal. Oui, madame, j’irais ; mais c’est l’autre, avec ses trente-six ventouses, qui m’a tuée. C’est l’autre qui l’a fait exprès pour que je n’aille pas m’amuser ce soir. C’est l’autre, qui n’est rien de plus qu’un vaurien.

La voix devenait déchirante, les larmes ruisselaient sur les draps. La malheureuse souffrait visiblement.

— Trente-six ventouses ! Trente-six ventouses ! répétait-elle à satiété et avec désespoir ; si c’est pas un crime !

— Est-ce que, vraiment, on a posé des ventouses à cette pauvre créature ? ne puis-je m’empêcher d’interroger le docteur.

— Pas une ! répondit-il. Cette folle a une santé de fer. Seulement, elle est atteinte de la grande mélancolie, et ayant, ce soir, la perspective d’un plaisir, elle, se torture l’esprit à trouver des raisons pour ne le point prendre, afin d’en avoir pour pleurer. C’est le propre de sa maladie.

Et, tout d’un coup, j’eus un serrement de cœur et la sensation aiguë que nous aussi, dans le monde des bien portants, nous fréquentons des grandes mélancoliques, qui s’arrangent à convertir leurs joies en larmes et déploient une habileté redoutable à se créer du chagrin.

— Maintenant que vous voilà aguerrie, reprit le docteur, je vais vous mener chez les agitées. Celles-là n’ont pas la permission du bal, ce serait trop dangereux pour leur état. Vous les verrez donc dans leur simple uniforme bleu, rayé de blanc.

Ce ne fut pas sans une certaine appréhension que je franchis la porte qui les isolait du monde. On redoute toujours ce qu’on ne connaît pas, et ce que je vis n’était pas fait pour me rassurer.

Sur une chaise, une jeune femme pâle, muette, aux yeux ardents ; par terre, une fillette accroupie, marmottant des litanies ; une sorte de gitana aux cheveux épars sur les épaules, tournant en rond au milieu de la cour, et, au fond, une forme humaine hurlant je ne sais quelles imprécations…

Une femme s’avança vivement à notre rencontre ; elle avait le poitrail couvert d’imageries, de photographies, de papiers, de gravures, et tenait, entre les mains, un travail de crochet.

— Ah ! vous voilà, sacripant ! vociféra-t-elle en regardant le docteur. Ne me touchez pas, misérable, vous n’en êtes pas digne.

— Comment ! reprit sans se troubler, le docteur Briant, celui-là même qui faisait verser des larmes d’attendrissement à la malade aux trente-six ventouses, — comment ! je viens vous voir, et voilà la réception que vous me faites. Ce n’est pas gentil.

— Je vous défends de me parler ! glapit la mégère. Vous verrez, quand j’aurai gagné mon procès, vous verrez, après que M. Henri Robert m’aura défendue, vous verrez si vous faites encore le bon apôtre… En prison vous irez, et on vous coupera le cou, et ce sera bien fait.

Un peu soulagée par ce véhément réquisitoire, elle se tourna vers moi :

Ce drôle m’a volé mes enfants avec le satyre. Est-ce une chose qui se fait, voyons, madame ? Est-ce qu’on prend des enfants à une mère pour les jeter à la tête d’un satyre ?

À ce moment, la jeune femme aux yeux ardents se leva et, se penchant à mon oreille, dit à mi-voix :

— Ne faîtes pas attention, c’est une folle.

Puis, elle se rassit, contente du petit service qu’elle venait de me rendre et ce mot, dans sa bouche, résonna d’une façon sinistre. La vocifératrice, cependant, continuait ses injures. Ayant jugé, sans doute, que je les écoutais favorablement, elle prit, tout d’un coup, un sourire gracieux, une voix mielleuse et susurrante, m’accabla de politesse :

— Ce n’est pas vous qui auriez donné mes enfants à un satyre, ça se voit bien. Vous êtes trop bien élevée pour ça. Aussi, vous me plaisez, et, si mon fichu était fini, je vous le donnerais en souvenir de mes enfants. Ils sont là, voyez-vous ?…

Et elle étala complaisamment les imageries qui recouvraient sa poitrine ; puis, changeant subitement de registre, elle recommença ses invectives :

— Ne m’approchez pas, bandit, ou je vous tue !… Je vais écrire, ce soir, à M. Henri Robert…

— Est-ce que, vraiment, ses enfants lui ont été dérobés ? demandai-je au docteur.

— Mais pas du tout ! C’est l’idée fixe, ce sont ses ventouses, à elle. Ses enfants vivent : ils ont même la permission de venir la voir, et elle les embrasse comme du bon pain, tout en leur racontant qu’ils ont été volés par des satyres… En dehors de cette monomanie, c’est une très bonne femme, qui ne ferait pas de mal à une mouche, et qui raisonne assez justement sur toutes choses. On l’aime beaucoup, ici.

Je n’avais jamais vu de folles cataloguées, cousine, et je me les imaginais tout autrement. Je croyais que les malheureuses, enfermées dans ces asiles, ne quittaient une incohérence que pour en reprendre une autre. Ce qui m’a frappée le plus étrangement, et je dirai le plus douloureusement, c’est, au contraire, cet air de raison sous lequel se cache une folie unique, ce bon sens apparent, que vient gâter une idée immuable, et ce dérèglement partiel de la machine qui continue sagement à battre et, tout d’un coup, se déclanche. Et, si cette opposition semble impressionnante, c’est que, justement, nous la retrouvons chez nombre des gens qui nous entourent, qui vivent sous les aspects de la sagesse et du bon sens, et que nous entourons de considération.

« L’imagination sans le jugement est le premier degré de la folie », a dit je ne sais quel philosophe. En sortant de chez les fous, on n’a plus qu’une pensée : raffermir ce jugement sauveur qui vous garde des méfaits de l’imagination, celle-là même qu’on surnomme la « folle du logis ».