La Route du bonheur/02/14

Librairie des annales (p. 243-248).


XIV

L’Esprit de Tolérance


Ma chère cousine, je ne vous cacherai pas qu’en cet esprit vraiment divin, j’aperçois un rayonnement sans lequel les rapports que nous échangeons avec nos semblables seraient arides à la manière d’une terre privée à jamais des clartés du soleil ; je ne conçois guère la vie civilisée autrement qu’adoucie, réchauffée par cette aménité indulgente que nous appelons tolérance, et qui n’est qu’une des formes de la bonté, mais une bonté discrète, silencieuse, ne s’immisçant dans la conscience d’autrui qu’avec pudeur, et dans un grand sentiment de respect et de justice.

J’admire toujours l’intrépidité avec laquelle chacun se croit en possession de la vérité et prétend l’imposer au reste du monde, sans souci des différences d’âge, d’éducation, de naissance, de race, de caractère, de tempérament, de milieu et qui sont à un individu ce que l’ombre et la lumière, la montagne et les plaines, les lacs et la mer, sont à la nature prodigieusement divine.

Quand je dis j’admire, vous comprenez, cousine, que c’est une façon de parler. Il est plus exact de confesser que la chose m’étonne. Que l’on tienne à ses opinions, rien ne me semble plus juste et plus digne à la fois, car, lentement, elles sont entrées en nous par atavisme d’abord, par ambiance ensuite, puis, par la volonté qu’on eut de les choisir, parce qu’on les croyait bonnes ou généreuses et qu’elles cadraient parfaitement avec les idées dont notre enfance fut imprégnée… Mais, justement en raison des causes multiples qui forment le jugement particulier de chaque être vivant, et dont quelques-unes peuvent échapper à notre entendement, la sagesse la plus élémentaire commande de respecter toutes les opinions, même celles qu’on ne partage pas, pourvu — c’est là l’essentiel — qu’elles partent d’un cœur sincère et vraiment épris de vérité. Or, ma cousine, dites-moi, je vous prie, combien de femmes, parmi vos amies, sont, douées du bienveillant esprit de tolérance ?

Parfois, leur humeur grincheuse se complaît à découvrir mille imperfections chez leurs semblables, à les commenter aigrement. Et la préoccupation qu’elles ont de régenter l’univers et d’exercer leur critique à propos de tout et de rien les empêche de jeter un œil sur leurs propres défauts, Parfois, leur vertu réelle revêt un caractère si austère, si désobligeant, si pincé, qu’elle semble beaucoup plus un reproche qu’un exemple ; — ne vous y trompez pas, cousine : les gens aimablement tolérants gardent pour eux-mêmes une certaine sévérité et répandent au dehors des trésors d’indulgence, car ils savent que chacun est responsable de ses actes, et qu’il est plus profitable de donner en exemple la vie qu’on essaye de remplir utilement, que de jeter des hauts cris sur la manière dont en use le voisin.

Je crois, ma cousine, que, si l’ « esprit de tolérance » soufflait un peu plus fort dans les ménages, il y aurait moins de ces divorces qui reposent uniquement sur l’incompatibilité d’humeur, — deux mots qui m’écorchent les oreilles et n’ont, de fait, aucun sens, puisque les humeurs les plus récalcitrantes deviendraient compatibles, si, loyalement, de part et d’autre, au lieu d’irriter le moindre dissentiment par le poison des paroles blessantes, on essayait de conciliation.

Combien avez-vous connu de jeunes personnes frivoles et charmantes qui n’arrivent point à comprendre qu’un mari préfère travailler au coin du feu, auprès d’une femme tendrement aimée, plutôt que de traîner avec elle bals insipides et soirées vaines ?… Combien avez-vous connu d’hommes intransigeants qui ne respectent point, en leurs femmes, certaines croyances discrètes qui ne gênent personne et mettent leur âme en paix ?

Lorsque l’intolérance montre le bout de son nez, cousine, il n’y a point de délits qu’elle ne commette ; bientôt, elle envahit les coins les plus mystérieux du cœur, elle viole l’intimité de la pensée, elle saccage le jardin secret des sentiments, elle trouble les ménages les mieux unis, elle bouleverse les solides amitiés, elle offense les opinions sincères, et passe à la manière de ces bourrasques qui s’abattent en grêle et dévastent, sur leur passage, les moissons dorées, les fruits murs et les tendres fleurs. L’intolérance va si loin, cousine, qu’elle fait, parfois, un crime de choses dont on ne saurait être responsable, n’ayant pas eu la faculté de les choisir.

Ce n’est point de votre faute, n’est-ce pas ? si le destin vous fît naître dans les pays brumeux du Nord, où la pensée est profonde ; ou bien dans les régions ensoleillées du Midi, où les têtes prennent feu à la moindre étincelle ; ou encore dans les régions sages et équilibrées du Centre. Et ce serait, avouez-le, d’un goût fâcheux que de vous traiter de « sotte Méridionale » ou « d’empotée du Nord », simplement parce que vous y vîtes le jour : car, si on est libre de façonner son caractère en beauté et en bonté, on ne l’est pas de naître ici ou là, et, par toutes les forces de l’instinct, on subit les influences, transmises d’âge en âge, par la bonne terre nourricière qui supporta vos premiers pas.

Ce n’est point davantage de votre faute, cousine, si la Providence vous donna des parents élevés dans a religion où le Christ prononça cette parole admirable : « Aimez-vous les uns les autres. » Vous auriez pu naître dans une famille où l’on honore pieusement la Bible, ou dans celle où l’on attend toujours la venue du Messie ; et ce serait, il me semble, agir vilainement que d’insulter, en la personne de ses fidèles, une religion qui a sa grandeur, ses traditions et ses martyrs.

On ne choisit guère, à moins de grâce spéciale, sa religion, pas plus qu’on ne choisit la forme de son nez, le lieu de sa naissance, sa nationalité, et la couleur de sa peau ; et j’éprouve toujours un sentiment de malaise quand je lis, dans des feuilles d’opinions opposées, tant d’insultes gratuites, qui sont la triste preuve des maux que cause, chez nous, l’esprit d’intolérance.

Ce n’est pas d’appartenir à telle ou telle religion, transmise par nos ascendants, qui fait notre mérite : il se trouve tout entier dans la façon dont nous pratiquons les vertus fondamentales de cette religion, ajoutant, pour l’honorer, notre part de travail, le bien dont nous sommes capables. Et j’imagine que Celui qui tient là-haut, dans ses puissantes mains, le fil de toutes les destinées humaines, doit découvrir sans peine le bon catholique, le bon protestant, le bon israélite, et même simplement l’honnête homme, car la bonté est la fleur exquise et parfumée qui pousse dans toutes les religions et meurt dans les champs desséchés où souffle le vent d’intolérance.