La Route du bonheur/02/11

Librairie des annales (p. 219-226).


XI

Le Silence


Nous causions, l’autre soir, entre amis, de cette discrète vertu que l’on appelle le silence, et, comme de juste, nous menions grand tapage autour de la question.

Mrs Isaac Rice vient de la mettre à la mode ou, du moins, d’attirer l’attention sur ses mérites en fondant sa fameuse Ligue contre le Bruit… Tous les bruits qui martèlent le monde, qu’ils montent de la rue ou descendent des salons, sont odieux à cette jeune Américaine, — et, pour les combattre et les vaincre, elle veut grouper, en une vaste confrérie, les amoureux du silence. Grâce à elle, les pompes à incendie et les militaires passeront comme des ombres muettes et les pianos eux-mêmes demeureront sans voix.

— Alors, demanda une spirituelle bavarde, nous n’aurons plus le droit de causer ? Car, enfin, parler, c’est faire du bruit, et nous en sommes la meilleure preuve.

— N’oubliez pas, répliqua une vieille dame, que, dans la conversation, ce qu’il y a de plus important, c’est peut-être le silence.

Tout le monde se récria. On discuta, on disputa aussi, comme il arrive chaque fois que personne ne consent à écouter.

Et, cependant, quand on y songe, cousine, cette boutade cache un sens profond.

Les silences, chez la femme, sont, tour à tour, bienveillants, tendres, poétiques, narquois, ironiques, généreux ou souriants ; ils sont une arme de défense et une grâce de la coquetterie. Certains silences ont de l’éloquence et savent cacher de charmantes pudeurs… Mais il y a silence et silence, comme il y a fagots et fagots. Les uns demandent de l’esprit ; les autres s’accommodent de bêtise.

— Les sots silencieux sont des armoires vides fermées à clé, a observé je ne sais quel humoriste.

Cela est vrai.

Leurs silences, niais et lourds, découragent les épanchements, éteignent la joie, arrêtent la vie. Ces silences-là ignorent l’art exquis d’écouter et ne répandent que ténèbres.

Les silences intelligents, au contraire, ont des oreilles, des yeux, un sourire, et souvent une âme. Ils donnent, à ceux qui parlent, la sécurité d’être entendus ; ils laissent deviner ce qu’ils taisent ; ils ajoutent leur esprit aux mots qui s’échappent ; ce sont d’exquis silences. On leur découvre d’autant plus de saveur qu’on les sait volontaires et tout prêts à se rompre. Ils mettent, dans la conversation, je ne sais quelle délicatesse raffinée, et comme un parfum de galanterie. Ils ont l’air de dire :

— À vous le premier feu ! Je prends mon plaisir à vous écouter. Je répondrai tout à l’heure, rien ne presse, et seulement pour renouveler votre verve et alimenter votre foyer.

Musset parlait avec mépris de ces gens qui n’ont

Ni le don de parler ni l’esprit de se taire.

C’est, sans doute, qu’il avait observé combien parlent avec aisance ceux qui se taisent à propos.

Avez-vous jamais rien connu de plus insupportable que la dame qui, inexorablement, parle ? Elle arrive dans votre salon, et vous n’avez pas encore serré sa main que, déjà, les paroles s’échappent par flots. La voix qui les laisse exhaler est généralement métallique, solide ; l’usage l’a fortifiée. Elle perce votre tympan, brouille votre entendement, et vous assomme. Les mots s’enchaînent aux mots ; les phrases chevauchent sur les phrases sans points, sans virgules, sans pitié. Vous n’avez le temps ni d’ouïr ni de respirer ; elle ne respire pas davantage ; elle va, elle va, elle parle comme on moud du café, comme la roue du moulin tourne, comme la pluie tombe.

Que dit cette voix ? Vous n’écoutez pas, vous ne pouvez pas écouter ; elle ressemble au bourdonnement de la mouche, à la crécelle qu’une main coupable fait mouvoir, à quelque sonnerie déclanchée.

La dame inexorable a cette marque particulière qu’elle parle toujours d’elle, n’ayant jamais eu le temps d’écouter quoi que ce soit ayant un rapport indirect avec sa personne.

Elle a, sur toutes choses, une histoire personnelle, d’un intérêt tel que jamais semblable n’a pu advenir au monde. Êtes-vous un peu souffrante… Elle l’a été, mais dans des conditions autrement dramatiques que les vôtres, notoirement plus curieuses, et qui méritent de longs développements.

Possédez-vous des enfants… Les siens sont, en comparaison des vôtres, des prodiges ; ils ont su lire dans les bras de leurs nourrices ; les réflexions qui s’échappent de leurs lèvres sont recueillies avec admiration par d’illustres académiciens, en quête de bons mots ; leur précocité et leur génie éclatent à chaque pas. En omnibus, ils révolutionnent leurs voisins ; aux Champs-Élysées, les passants s’arrêtent ; au cours, les professeurs déclarent mourir de surprise… Et, tandis que la dame inexorable poursuit son récit, d’un verbe toujours plus strident, vous songez que vous les avez vus, ces chers trésors, battant comme plâtre leur Fraulein, alors que, roulés par terre au coin d’une rue, ils y faisaient scandale.

Apprend-elle qu’une des personnes présentes se livre à quelque travail d’esprit… cela est justement son cas. Mais le sien est d’une qualité tout à fait exceptionnelle. Ce qu’elle accomplit comme en se jouant ferait éclater dix cervelles ordinaires. Elle stupéfie les gens de métier, transporte d’aise le public, et ses dons naturels, combinés avec ses mérites, lui ont valu des félicitations telles qu’elle rougirait de les répéter. Ce qui, d’ailleurs, ne l’empêche pas de les énumérer comme une claquette durant trente-cinq minutes d’horloge. La dame inexorable — terreur des salons — n’a jamais connu les grâces délicates du silence. C’est une sotte, et cela prouve combien toujours vraie est la réflexion de La Rochefoucauld, lorsqu’il disait qu’on peut être, quelquefois, un sot avec de l’esprit, mais jamais avec du jugement…

À côté de la dame inexorable, la dame muette est aussi moins douloureuse à supporter. Elle ne dit rien, et ne pense pas davantage. Vous mettez votre imagination à la torture pour lui plaire : elle demeure impassible ; vous amenez sur le tapis vingt sujets de conversation : ils lui sont également indifférents et meurent avant qu’elle en ait respiré le sens. Vous riez sans écho, vous parlez au néant, vous vous butez à des silences stupides, presque offensants, et, par un phénomène étrange, vous-même ne trouvez plus de paroles pour exprimer vos idées des l’instant qu’elles tombent dans le vide.

Car la conversation est un duo, cousine ; chacun y doit faire sa partie et ménager des temps à son voisin. La politesse, l’esprit, le bon sens, l’exigent, et, l’esprit, c’est, comme vous le savez, la grâce du bon sens.

Parler tout le temps ou ne point parler du tout sont deux extrêmes répréhensibles qui indiquent soit une mauvaise éducation, soit une cervelle creuse.

J’ai connu une femme d’une distinction charmante, d’une séduction extrême.

Nulle n’écoutait comme elle. Ah ! que ses silences étaient spirituels ! Elle parlait avec douceur et disait en peu de mots ce qu’elle voulait exprimer, et qui suffisaient à vous mettre dans la bonne voie. Elle animait votre parole, et, près d’elle, on avait l’illusion d’avoir de l’esprit.

Son salon fut célèbre. Elle y retint, par le charme de sa parole discrète et la grâce de ses silences, les hommes les plus illustres de Paris. Et, si vous ne me croyez pas, lisez l’exquis portrait qu’a tracé d’elle Henri Lavedan, dans un des petits chefs-d’œuvre qu’il donne chaque semaine à l’Illustration :

« S’il fallait ne se servir que d’un mot, d’un seul, pour personnifier la comtesse de Loynes, c’est le charme qu’il faudrait dire. Ce mot de charme, si prodigué qu’il en est devenu banal et qu’on n’ose même plus l’appliquer aux êtres rares et doués d’irrésistible sympathie, semblait fait exprès pour cette dame, d’une séduction si délicate et fine, ennoblie de bonté. Charmante elle était par l’expression attentive de ses beaux yeux, la caresse de son sourire d’où n’était point exclue la mélancolie, toute la grâce élégante et simple, comme voilée et étouffée, de sa personne infatigable à s’oublier pour plaire avec le génie du tact. Son salon fut, pendant près de vingt ans, le terrain cultivé, de la plus aimable entente, où toutes les célébrités, diverses et choisies, prenaient plaisir à se rencontrer. Elle était l’âme discrète et effacée de ces cénacles qu’elle présidait par le silence en mettant l’art le plus affable à faire briller les autres, tous ensemble et séparément. Nulle mieux qu’elle n’eut le don d’attirer des confiances et de les garder, ne sut donner tout bas, sans en avoir l’air et comme en se jouant, du bout de l’éventail, le sage et précieux conseil de la cordialité féminine. Sa carrière fut celle d’une remarquable Égérie littéraire dont chacun, pendant qu’il en subissait le sortilège, se croyait le seul Pompilius. »

Vous le voyez, cousine : ce qu’il y a de plus important dans la conversation, c’est le silence.

Mrs Isaac Rice n’avait peut-être pas prévu cette conclusion spéciale. Nous autres, Françaises, nous la sentons vivement. Nous sommes le dernier pays où l’on cause. Il faut défendre notre bien, — c’est-à-dire notre esprit, — comme les Américains défendent leur confortable.

Supportons les bruits de la rue, peu importe ! Mais ne souffrons, dans nos salons, ni la dame inexorable, ni la dame muette et imitons la dame qui sut écouter.