La Route du bonheur/02/07

Librairie des annales (p. 187-193).


VII

Les Deux Bontés


Ma chère cousine. Un des personnages d’une comédie de M. Alfred Capus s’écrie quelque part avec feu :

— Il ne suffit pas d’être honnête, il faut être bon !

Et le public, saisissant cette affirmation au passage, éclate en applaudissements : cela prouve que la bonté est une vertu aimable et aimée, à laquelle on se plaît à rendre hommage, et, pour ma part, j’en suis ravie… Mais ne trouvez-vous pas, cousine, que, sous le couvert de ce nom doux et profond, on abrite un tas de petits sentiments légers, fugitifs, incolores et vagues, qui n’ont avec elle qu’un rapport lointain ?… Les gens ont souvent des attendrissements passagers, des paroles obligeantes, des phrases polies et de menues complaisances qu’ils prennent pour de la bonté ; ils éprouvent des emballements subits du cœur qui leur font déverser, en une fois, tout ce qu’il contient de généreux et de charmant… Je ne sais si je me trompe, cousine ; mais il me semble que la vraie Bonté est tout autre. Et, quoique j’en sente mieux les effets que je ne puis les expliquer, je vais y tâcher, cependant, de mon mieux.

La bonté, telle que je l’imagine et telle que je la vénère, ne doit pas, je crois, aller à l’aveuglette comme une petite folle ; ni courir de-ci de-là, au hasard ; ni s’aventurer imprudemment pour rebrousser chemin ensuite ; ni s’étourdir de mots et de gestes ; ni s’effondrer dans les larmes ; ni demeurer sans courage après que les yeux ont séché ; ni voisiner avec la faiblesse, pas plus qu’avec l’étourderie…

La bonté, ma cousine, puise sa source la plus pure dans un cœur réfléchi. Il peut être pitoyable et, tendre à souhait ; mais, avant tout, il faut qu’il sache « discerner » et ne point confondre la sensiblerie avec la sensibilité, les bontés avec la Bonté.

Or, ma cousine, la plupart des gens qui se croient bons — s’étonnant eux-mêmes de leur vertu — ne font que suivre l’impulsion de leurs nerfs, ou obéissent soudainement aux caprices de leur imagination ; ils ont des bontés successives qui se contredisent : quelques-unes sont exagérées, d’autres indignes de leur objet, et ils jouent avec ce grand sentiment comme on s’amuse avec un toutou qu’on renvoie à sa niche après qu’il a exécuté ses tours.

Ainsi, dans Notre Jeunesse, l’exquise vieille, Laure de Roine, au cœur d’or, à la jugeote de linotte, se mêle, à sa façon, de faire le bonheur de tout le monde. Elle s’y emploie avec une témérité bien dangereuse.

— Quand j’ai commencé une gaffe, dit-elle, il faut que j’aille jusqu’au bout, c’est une manie : d’ailleurs, j’ai le pressentiment que ce n’est pas une gaffe.

Comme l’excellente femme n’y voit pas plus loin que le bout de son nez, parce que c’est une emballée, tout de premier jet, — en un instant elle sacrifie le repos d’une famille, la tranquillité d’un vieux père, et l’harmonie d’un ménage, au bonheur d’une enfant qu’elle connaît à peine, et se frotte les mains en songeant que sa toquade est couronnée d’un plein succès.

Au théâtre, c’est charmant. Mais cette bonté-là ne me donne guère de quiétude, cousine. Que, demain, Laure de Roine ait en tête, ou plutôt dans le cœur, une autre lubie, peut-être est-ce l’enfant pour laquelle elle mit tout à feu et à sang qui, à son tour, sera escamotée, et avec la même ardeur.

Je m’étonne toujours que la vraie bonté soit si souvent détournée de sa signification réelle et s’accommode d’être confondue avec la faiblesse qui, à coup sûr, est son intime ennemie.

Vous avez connu, comme moi, ces mères sans caractère qui possèdent des enfants désobéissants et jettent sur eux des regards attendris, dans le moment même où ils se rendent coupables des pires sottises.

— Pauvre petit, disent-elles avec une grande commisération, je ne veux pas le tourmenter ! Il m’aime tant, ce chéri ! Je l’élève par la douceur et l’indulgence.

Pendant ce temps, le chéri trépigne, sans doute pour prouver les excellents effets de cette éducation.

La vraie bonté, cousine, consiste, non pas à redouter le chagrin momentané que l’on peut causer à un enfant, mais à envisager avec fermeté l’avenir et les conséquences d’une action ; la bonté ne craint pas de punir quand cela est nécessaire, se réservant la revanche très douce de récompenser lorsqu’on le mérite. Elle n’a d’autre but que le bien de l’enfant, et s’arrange à former son caractère, à tremper son cœur, à lui insuffler les sentiments d’honneur et de dignité dont sa petite âme peut déjà supporter le poids.

Dimanche dernier, j’eus le spectacle d’un garçon de douze ans, gentil, intelligent, ayant même, à l’occasion, du cœur, mais pour lequel la mère eut toujours, en toutes circonstances, des bontés infinies…, c’est-à-dire qu’elle l’élève très mal. Pendant trois heures d’horloge, par fantaisie, ce jeune potache demeura dans un salon rempli de monde, avec son paletot dûment boutonné, alors que tous les enfants dansaient en toilettes claires.

— Je t’en supplie, mon petit homme, disait la mère, laisse-moi t’enlever ton pardessus. Tu vas avoir trop chaud ; tu attraperas du mal. Je t’en prie, sois gentil et obéissant.

— Non ! répondait, d’un air bourru, le petit homme.

Et il garda son vêtement, aussi disgracieux qu’inconvenant, et, par surcroît, dangereux, puisque, à mesure que les heures passaient, la chaleur devenait suffocante.

Peut-on insinuer que la mère, en tolérant cet entêtement stupide, eut de la bonté ? Je ne le crois pas, cousine, et je ne puis ni empêcher de vous rappeler ces deux vers du bon Perrault qui terminent un de ses contes et pourraient, en l’occasion, servir de morale :

Trop de bonté dans les parents
Cause la perte des enfants.

D’autres personnes, faibles aussi, mais dans un ordre d’idées différent, accordent leurs faveurs, leurs dons et leurs générosités, non aux malheureux qu’elles jugent intéressants et méritoires, mais à ceux qui, sachant demander, quémander, revenir à la charge, tourmenter et harceler, tournent autour d’eux comme des mouches qui piquent et dont il fait bon se débarrasser.

Je pourrais multiplier les exemples, cousine, et vous parler des vaniteux qui ne savent trouver le geste de la bonté que lorsqu’on les regarde, ou des égoïstes qui ne s’apitoient sur la misère d’autrui que dès qu’elle leur apparaît sous une forme tangible et impressionnante, donnant l’aumône au pauvre de la rue qui tend son moignon, et laissant mourir de faim la créature qu’il faudrait visiter dans sa mansarde.

À mesure que j’écris, je découvre que la Bonté tient surtout sa beauté du courage, et que c’est par son union avec ce sentiment qu’elle devient d’essence divine.

La bravoure, jointe à la réflexion du cœur, conduit tout droit à cette bonté charmante, qui fait le bien discrètement, le poursuit sans faiblir et marche a son but hautement, sagement, sûrement.

Les bontés, ou, plutôt, les menues frivolités auxquelles on donne ce nom, sont peut-être à la Bonté ce que les amitiés vaines et les banalités sont à l’amour.