La Route du bonheur/01/16

Librairie des annales (p. 112-116).


XVI

Comment devenir une jolie laide


Ma chère cousine. J’ai lu, ce matin, une interview qui m’a bien divertie.

…L’héroïne est une jolie femme, ou, du moins, une actrice célèbre ; et vous savez qu’à Paris on est sacré « beauté » dès l’instant qu’on atteint la réputation. Or, crânement, à la face du monde, cette jeune gloire des planches déclare qu’elle est la plus laide actrice que jamais théâtre ait supportée.

— J’ai, dit-elle, les yeux d’une bête, la bouche d’un poisson, la taille d’un sylphe et le pied d’un… ogre. Comparez-moi avec qui vous voudrez : vous n’en trouverez pas une plus laide que moi.

Et cette découverte l’enchante ; elle la jette, toute chaude, à ses admirateurs ébaubis, qui, de bonne foi, rendaient hommage à la nature des grâces dont leur idole était comblée. Sa laideur la rend fière autant qu’à d’autres la perfection de leur visage, et elle s’en vante à grand fracas avec des exclamations enthousiastes ! Ce n’est assurément pas elle qui s’aviserait de penser que la laideur est une douleur qu’on conserve toute sa vie.

« Je n’ai souffert qu’à un moment, confesse cette curieuse personne, c’est à l’époque où je m’entêtais à être jolie.

» Je chantais à la Cigale et j’étais malheureuse. Chaque soir, je m’efforçais, par tous les moyens, de me rendre aussi belle que mes camarades. J’ondulais mes cheveux, je poudrais ma figure. Les quelques sous que je gagnais passaient en toilette, et chacun me tournait en ridicule.

» — Tu es plate comme une crêpe, et tes hanches sont larges comme un baril ! »

Ces quolibets lui arrachaient l’âme.

Un beau jour, elle eut un trait de génie. Se souvenant, apparemment, de cette pensée de Nicole : « La laideur et la beauté dépendent du caprice et de l’image des hommes », elle s’écria :

— Laide je suis, laide je resterai !

Et, pour frapper leur imagination à tour de bras, elle se mit à accentuer tout ce que la nature avait marqué en elle de baroque.

Elle serra encore son invraisemblable taille de guêpe, enfla ses hanches au moyen de jupes bouffantes, agrandit ses pieds… d’ogre, par des souliers aussi plats que le pied lui-même ; puis, se remémorant qu’Alcibiade avait coupé la queue de son chien, et que cette action n’avait point nui à sa gloire, elle trancha ses cheveux, rebelles et se coiffa au petit bonheur, d’un coup de peigne, d’un coup de poing. Après quoi, elle put sourire en contemplant son œuvre dans le miroir.

Sa bouche de poisson laissa étinceler des dents merveilleusement blanches, et ses yeux de gazelle n’eurent qu’à s’étonner de rencontrer partout l’admiration.

On aima sa laideur et la saveur originale de cette laideur ; et c’est pourquoi, sans doute, à l’heure qu’il est, notre héroïne passe pour une des plus jolies femmes de Paris.

La géante parait une déesse aux yeux,
La naine, un abrégé des merveilles des cieux.

Et cette actrice, ni géante, ni naine, mais un peu clown, très gavroche et toujours spirituelle, conquit, par toutes les disgrâces de sa personne crûment mises en lumière, ses revets de beauté.

Je ne sais plus quel philosophe prétendait que le laid est un élément très esthétique dans l’art comme dans la littérature.

Je crois la chose également vraie en ce qui concerne notre harmonie particulière.

Une femme ne devient laide irrémédiablement, et même un peu ridicule, que lorsqu’elle éprouve la fausse honte de son visage ainsi que des formes que Dieu lui a données, et qu’elle s’essaie, par des moyens factices, à rattraper une beauté qui fuit. — Teindre la couleur de ses cheveux ; métamorphoser, en chairs péniblement roses, une peau mate qui n’est point sans attraits ; forcer une taille à sembler imposante, alors que la qualité en est menue ; étouffer une gorge puissante en quelque carcan oppresseur : tout cela n’est que ruses maladroites, stratagèmes de mauvais aloi, qui soulignent, au lieu de les excuser, les défectuosités d’une femme.

Il vaut mieux attaquer l’ennemi de front, et convenir franchement de ses imperfections, quitte à se refaire une beauté personnelle des restes d’une laideur.

Ainsi, une bouche trop grande peut sourire agréablement ; des yeux trop petits s’animer avec charme et se poser en tendres regards : des cheveux plats s’accommoder en bandeaux, doux au visage, — et, pour peu qu’une expression intelligente éclaire d’un vif éclat ces contrastes d’ombre et de lumière, ils deviennent harmonieux, et l’on est une jolie laide.

Car, retenez bien ceci, cousine : à moins que d’être dépourvu de toute qualité morale ou intellectuelle, il n’existe pas d’êtres absolument disgraciés. Tous possèdent quelque attrait mystérieux, — reflet inconscient de leur âme ou de leur esprit, — qu’ils ignorent eux-mêmes et que le vulgaire ne découvre pas du premier coup. Ces laides-là sont souvent l’occasion de ces grandes passions qui étonnent le monde, et sur le passage desquelles on murmure :

— Est-ce étrange, avec cette figure-là !

Ce n’est donc pas toujours la laideur en soi qui est fâcheuse, mais la crainte qu’elle vous inspire ; et il serait mille fois préférable de songer bravement à l’imposer plutôt qu’à la dissimuler.

Les jours où nous sommes tourmentées du désir de paraître belles, réfléchissons à ces choses, cousine, et répétons-nous qu’une jolie laide exerce infiniment plus de séductions qu’une beauté de contrebande.