La Route du bonheur/01/02

Librairie des annales (p. 10-16).


II

La Chance


Ma chère cousine. Avez-vous lu, cette semaine, ce fait-divers que les journaux ont relaté, et qui nous apprit, en quelques lignes poignantes, le suicide d’une jeune fille de dix-neuf ans ?

À dix-neuf ans ! à l’âge radieux des rêves, il se trouva une petite âme assez désenchantée pour quitter tout ce que l’on aime sur cette terre : le soleil, la nature, l’amour, le travail, l’amitié.

Il arriva cette aventure inconcevable : qu’une volonté de dix-neuf ans, fébrile et frémissante, traduisit, en un geste de mort, la somme d’énergie qu’elle eut pu répandre sur une longue existence.

À dix-neuf ans, de plein gré, une jeune fille, d’un coup de revolver rapide, éteignit l’éclat de deux yeux, la chaleur d’un cœur, et le mouvement, et la peine, et la joie, et la souffrance, et le bonheur, et tout ce qui fait la beauté de la vie.

Devant la destinée pleine de mystérieux points d’interrogation, une fillette fut terrifiée, et, plutôt que d’entrer en lutte avec elle, elle préféra mourir comme cela, tout de suite, sans en savoir plus long.

À dix-neuf ans, une enfant désespéra.

Pauvre petite !

Elle se nommait Fernande, et la raison de sa tragique résolution fut qu’elle venait d’échouer à un examen de chant au Conservatoire… Cela suffit pour qu’elle doutât d’elle-même à tout jamais… Elle se coucha dedans un lit bien blanc, et, crispant dans ses menottes un vilain joujou qui n’est pas fait pour les petites filles, elle tua sa beauté, elle tua ce qui fait que l’on adore les enfants… Elle tua la merveilleuse espérance.

Ah ! la lugubre histoire.

Est-il croyable qu’une imagination de dix-neuf ans soit desséchée au point de ne pas connaître la foi…, cette belle foi radieuse de la jeunesse qui bouscule les obstacles et s’envole vers le ciel ? À cet âge, cependant, tous les hommes semblent des princes Charmant et l’avenir luit dans le lointain comme un soleil ; c’est l’âge où l’on aime, où l’on croit, où l’on pleure ; c’est l’âge charmant où les chagrins n’ont pas de lendemains, où les larmes ont des sourires.

Il est possible de souffrir à dix-neuf ans ; mais quand, au premier détour du chemin, l’horizon brusquement peut s’éclairer, l’amour éclater comme un bourgeon d’avril ; quand, devant soi, l’inconnu se dresse, avec tout le bonheur qu’il promet, il est fou de déserter la vie.

Et l’on songe tristement que cette pauvre petite, qui s’en fut dans la tombe, manqua, sans doute, de tendresse ou de direction. Elle ne connut pas le sens si beau de la destinée ; on ne lui répéta point que « tout s’arrange dans la vie », pourvu qu’on le veuille avec ardeur.

Avez-vous remarqué que ce sont toujours les mêmes qui ont sujet de se plaindre de l’existence ou de s’en louer ?… C’est que les uns brûlent de cette flamme divine qu’on appelle le feu sacré. L’obstacle ne leur fait pas peur ; ils foncent dessus, et si, par hasard, ils se cassent un peu le nez, ils se le frottent et recommencent. Ils montent à l’assaut du mystérieux avenir comme les preux, jadis, enlevaient les citadelles. Ils vont, cognés, cognant, toujours droit au but. Les échecs stimulent leur énergie ; les entraves excitent leur imagination ; les périls divertissent leur courage. Et quand, meurtris, fatigués, heureux, ils ont vaincu, les autres, là-bas, — ceux qui attendent dans l’inaction qu’un bonheur problématique tombe du ciel, — les autres remarquent, avec dépit, que leurs voisins ont… de la chance.

Si les jeunes filles savaient de quelle pâte la « chance » est faite, elles deviendraient optimistes et vaillantes ! Elles observeraient que la « chance » est presque un art qui consiste à tourner la mauvaise fortune, à tirer parti du malheur, à se retrouver quand même sur ses pieds, à rebondir toujours. Les gens auxquels la chance sourit comptent généralement pour rien peines et fatigues ; ils ignorent le découragement. Ils ne s’arrêtent pas à la contemplation douloureuse d’un passé qui ne reviendra plus ; ils songent à améliorer le présent, à préparer l’avenir.

Ils ressemblent à ces généraux habiles qui, esquivant traquenards, embûches et chausse-trapes, reçoivent bravement les horions et saisissent au vol la victoire.

La chance, cousine, c’est une manière de victoire perpétuelle sur la fatalité, sur les événements, sur les hommes, sur les choses.

Et si je plains de tout mon cœur ceux qui n’en ont pas, je ne puis m’empêcher de reconnaître qu’il y a souvent de leur faute. On n’apprend pas assez aux enfants à diriger leur chance, c’est-à-dire à aimer la vie, bêtement, simplement, telle qu’elle est. Ils la redoutent, ils ont peur de l’inconnu ; ils n’osent aller jusqu’au bout d’une pensée, ni prendre une résolution. Le moindre obstacle les épouvante : ils craignent leur ombre, ils tremblent devant une responsabilité, ils ont la terreur du lendemain, un échec les rend fous, un chagrin les décourage à jamais, un examen raté les conduit au tombeau. Ils n’ont pas de chance, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas la foi.

La chance, comme le soleil, ne manque jamais de tourner. Elle revient, cependant, infailliblement à ceux qui, pleins de résolution, attendent son retour.

Je me souviens d’une pauvre petite orpheline d’excellente famille, âgée de seize ans, qui, elle aussi, un jour, manqua un examen du Conservatoire ; elle n’avait plus un centime, plus de parents, plus d’amis, et seulement ses deux beaux yeux gris pour pleurer. Elle croyait à son talent sur le piano, qui était des plus médiocres.

— Que vais-je devenir ? disait-elle avec une angoisse qui eût remué des pierres.

Nous lui cherchâmes des leçons sans succès.

Un jour, ayant épuisé ses dernières ressources, ayant connu l’affreuse misère de l’aumône, elle dit :

— Je partirai en Angleterre, en Allemagne, aux colonies, n’importe où ; je ne veux plus être à la charge de personne.

Nous lui trouvâmes, après mille difficultés, une place au pair chez un pasteur anglais. Il s’agissait de faire le ménage, d’habiller, de laver, d’instruire cinq marmots ; il fallait être bonne d’enfants le matin, institutrice l’après-midi, femme de chambre le soir.

— Bah ! dit-elle, j’adore les petits ; pourvu qu’ils m’aiment, cela ira.

Elle partit dans son wagon de troisième, le sourire aux lèvres ; ses seize ans étaient braves. Et, tout de suite, elle se montra étonnante de bonne humeur, dans ses modestes attributions, s’offrant même à faire la cuisine, un jour que l’unique servante tomba malade. Le pasteur, — un brave homme, — après l’avoir gardée six mois, lui tint ce discours :

— Maintenant, chère enfant, je vous ai appris l’anglais ; vous me rendez trop de services pour que je veuille vous garder sans gages, et je ne saurais vous les donner parce que je suis trop pauvre : mais je puis vous placer dans une maison digne de vos talents.

Il fit comme il dit. Il installa notre protégée chez une lady à Londres, où elle se rendit aimable, indispensable et se créa des relations utiles.

Aujourd’hui, Odette a dix-huit ans ; elle est professeur libre, possède des amis et gagne plus de trois mille francs par an.

Eut-elle de la chance ?

Peut-être. Elle eut, surtout, du courage et un heureux caractère. Ce sont les deux plus belles formes de la chance… Une autre eût peut-être refusé cette pitoyable place chez le pasteur chargé de famille et se fût entêtée dans un art pour lequel elle n’était pas faite. Une autre eût versé toutes les larmes de son corps en constatant la misère dans laquelle sa jeunesse était plongée. Une autre, par désespoir, se fût tuée, peut-être.

Odette partit en Angleterre en qualité de bonne d’enfants. Elle avait le ravissant optimisme des âmes vraiment courageuses.

Elle faisait sa chance.

Ah ! petites créatures de dix-neuf ans, malheureuses et douloureuses, qui me lisez, si jamais, un jour, une pensée lugubre traversait votre cervelle, n’imitez point l’exemple de l’enfant qui dort aujourd’hui de son dernier sommeil ; laissez là des joujoux qui ne sont pas faits pour les petites filles…, et tâchez de ressembler à Odette.