La Route de l’Inde par la vallée de l’Euphrate - Les expéditions du général Chesney

La Route de l’Inde par la vallée de l’Euphrate - Les expéditions du général Chesney
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 85 (p. 135-159).
LA
ROUTE DE L'INDE
PAR LA VALLEE DE L'EUPHRATE

LES EXPEDITIONS DU GENERAL CHESNEY.

Narrative of the Euphrates expedition, carried on by order of the British government, during the years 1835-1837, by general Francis Rawdon Chesney. 1 vol, in-8o. London.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’Angleterre a senti la nécessité d’établir une communication directe vers l’Inde, et depuis longtemps ses hommes d’état ont dirigé leurs efforts de ce côté. Quand on songe qu’il y a trente ans, pour aller de Calcutta à Londres, il fallait plusieurs mois, et que près d’une année s’écoulait avant qu’on pût obtenir de la métropole une réponse ou les secours dont on avait besoin, on comprend si l’on devait chercher à diminuer ces délais, Dès le siècle dernier, le marquis de Wellesley avait songé à faire passer les correspondances par l’Arabie. Il avait organisé des services réguliers bi-mensuels au moyen de petits bâtimens entre Bombay et Bassora, sur le Golfe-Persique. De là, des Arabes montés sur des dromadaires portaient, à travers le désert, les dépêches à Alep, d’où elles étaient envoyées à Constantinople par des Tartares. Ce fut par cette ligne que l’Angleterre entretint ses correspondances avec l’Inde pendant sa guerre contre la France et ses campagnes contre Tippoo-Saïb. On ne sait pourquoi ce service ne fut pas continué ; mais la compagnie des Indes ne perdit pas de vue le projet d’ouvrir entre l’Inde et l’Angleterre une route plus courte que celle du cap de Bonne-Espérance, et provoqua diverses études à ce sujet.

En 1829, M. Chesney, alors capitaine, aujourd’hui général, frappé de l’importance de ce projet, entreprit de faire la reconnaissance de l’Égypte et de la Syrie pour déterminer la direction à suivre ; il traversa seul l’Égypte, le désert d’Arabie, descendit l’Euphrate, revint en Angleterre par la Perse et la Turquie, et décida le gouvernement à décréter une expédition officielle pour étudier le cours de l’Euphrate et la possibilité d’y établir un service régulier de bateaux à vapeur. Comme chef de cette expédition, il fit, de 1834 à 1837, la reconnaissance complète du fleuve et des contrées riveraines ; mais, malgré ses efforts, aucune suite ne fut donnée à l’entreprise.

En 1857, il sollicita sans plus de succès la concession d’un chemin de fer depuis l’embouchure de l’Oronte, sur la Méditerranée, jusqu’au Golfe-Persique, et déploya dans toutes ces circonstances une énergie, une persévérance, une activité comparables à celles que M. de Lesseps a montrées plus tard pour le percement de l’isthme de Suez. Quoique, moins heureux que lui, il ne voie pas encore la réalisation de ses projets, il peut cependant se dire qu’un jour ou l’autre ils seront mis à exécution. Le gouvernement anglais paraît du reste en sentir aujourd’hui la nécessité, car après une première publication, interrompue par divers incidens[1], des documens relatifs à ces expéditions, il vient, après plus de trente ans, de les livrer à la publicité. Outre l’intérêt qu’ils présentent en eux-mêmes comme récit de voyage, ils en ont un considérable eu égard à l’objet qu’ils ont en vue : la question est encore pendante-, il est d’ailleurs toujours utile de faire connaître au monde ce que peut un homme qui, sans aucune idée de lucre, consacre sa vie entière et ses efforts au triomphe d’une entreprise utile à son pays.


I

En 1829, le colonel Chesney (nous lui donnerons ce titre dans le récit de son expédition, bien qu’il fût alors capitaine et qu’il soit aujourd’hui général), ayant appris que la compagnie des Indes s’occupait des moyens d’ouvrir vers ces possessions une voie de communication, soit par l’Égypte, soit par la Syrie, lui proposa d’entreprendre la reconnaissance de ces pays. Il commença par l’Égypte, et, bien qu’il eût reconnu la possibilité de creuser un canal à travers l’isthme, il ne s’arrêta pas à cette idée à cause de l’énormité de la dépense qu’elle devait entraîner. A ses yeux, la voie la plus pratique consistait à remonter le Nil jusqu’au Caire, et à traverser ensuite le désert jusqu’à Suez, sur la Mer-Rouge. C’est le tracé que suivit plus tard le chemin de fer, avant qu’on lui eût fait prendre la direction d’Ismaïlia.

En quittant l’Égypte, M. Chesney parcourut le littoral de la Syrie pour recueillir différens renseignemens ; il visita Jaffa, Jérusalem, le mont Thabor, le Carmel, Tibériade, Sidon, les ruines de Tyr, Beyrouth, Tripoli, Balbeck et Damas. Il résolut ensuite de traverser le désert d’Arabie jusqu’à la ville d’Annah, sur l’Euphrate, puis de descendre ce fleuve jusqu’à la mer.

L’Euphrate prend sa source dans les montagnes de la Géorgie, aux environs de Trébizonde ; il décrit vers l’ouest un immense demi-cercle à travers l’Asie-Mineure, de façon à se trouver, à la hauteur de la baie d’Antioche, éloigné seulement de 140 milles (225 kilomètres) du littoral de la Méditerranée ; c’est le point où il s’en rapproche le plus. Arrêté dans sa course par une rangée de rochers et de collines, il dévie de sa direction première, fait un coude prononcé vers le sud-est et va se jeter dans le Golfe-Persique, après avoir reçu à Kornah le Tigre, qui forme avec lui un angle très aigu. L’espace compris entre les deux fleuves était l’ancienne Mésopotamie, berceau de l’humanité, et remarquable par les ruines magnifiques dont il est couvert. L’Euphrate est tout entier sur le territoire turc, le Tigre l’est également sur la moitié de son cours ; mais dans la partie inférieure jusqu’à la mer, et après sa réunion avec le premier, il sert de limite entre cet empire et la Perse. C’est cette contrée que M. Chesney se proposa de parcourir, sans autre recommandation qu’une lettre du sultan qu’il avait obtenue par l’entremise de l’ambassadeur d’Angleterre, sir Robert Gordon.

Le 11 décembre 1830, il se mit en route avec une caravane qui se rendait à Bagdad, monté sur un de ces chameaux légers connus dans le pays sous le nom de déluls, et qui sont beaucoup plus rapides que les dromadaires ou que les chameaux ordinaires. Un âne réglait la marche de la caravane, car pendant la route les chameaux ne cessent de s’écarter à droite et à gauche pour brouter le maigre gazon ou les broussailles qu’ils rencontrent. Le premier jour, la caravane n’atteignit pas encore la limite du désert, et les animaux, délivrés de leur charge, purent, pendant quelques heures avant de se coucher en cercle, paître l’herbe du voisinage. Quant aux Arabes, ils soupèrent avec quelques dattes et du pilau.

Après avoir fait une ample provision d’eau, car pendant cinq jours elle ne devait plus en rencontrer, la caravane se remit en route, et commença sa marche dans le désert. C’est Une plaine monotone, parfois sablonneuse, parfois couverte d’un maigre gazon et d’un petit arbrisseau appelé épine de chameau, parce que c’est la seule nourriture dont ces animaux puissent se repaître dans ces lieux désolés. Les Arabes variaient la monotonie de la route par des courses à perte de vue et des simulacres de petite guerre ; ils sont en général bien montés et armés de lances faites en bambou léger, de huit pieds de long, terminées à la partie inférieure par une pointe qui sert à les planter dans le sol, à la partie supérieure par un fer au-dessous duquel flotte une touffe de plumes d’autruche noires ou blanches. Le danger le plus à redouter dans cette contrée, ce sont les attaques des Aniza, tribu importante qui parcourt le désert et pille les voyageurs ; aussi, pour éviter d’attirer leur attention, la caravane dut-elle s’abstenir le soir d’allumer du feu. La provision d’eau tirant à sa fin au bout du quatrième jour, il fallut faire un crochet pour trouver un marais dans lequel bêtes et gens se plongèrent avec délices ; mais le colonel fut pour ce motif, à son grand regret, forcé de renoncer à visiter les ruines de Palmyre, qui cependant étaient en vue. La caravane continua sa route, et le huitième jour atteignit un puits creusé au milieu du désert. C’était un ancien puits en pierres, très profond, qui fournit l’eau nécessaire pour remplir toutes les outres et abreuver les animaux de façon à leur permettre de continuer leur voyage. Le second estomac des chameaux peut, quand il est rempli, contenir de l’eau pour six jours, parfois même pour neuf. Guidée par le soleil, la caravane rejoignit bientôt une ancienne route qui allait de Palmyre au palais d’été de Zénobie, sur les bords de l’Euphrate. À partir de là, le paysage devient plus varié ; à l’ouest, on aperçoit les montagnes qui dominent Palmyre, à l’est une immense plaine parsemée de grands arbres qui faisaient de loin l’effet de collines coniques ; de temps à autre se montraient des mouettes volant vers la mer, ou bien des gazelles qui fuyaient effrayées. La végétation devenait plus abondante, un épais gazon tapissait le sol, et de nombreux arbustes couvraient la plaine.

Après quinze jours de marche, le colonel Chesney aperçut enfin des collines crayeuses, qu’on lui dit être sur la rive gauche de l’Euphrate, et bientôt après, prenant les devans, il arrivait à El-Werdi, sur les bords du fleuve tant désiré. Accompagné de son guide, il en suivit les bords, se dirigeant vers l’est pour se rendre à Annan, et rencontrant à tout instant des roues hydrauliques de cinquante pieds de diamètre, à la circonférence desquelles étaient adaptés des vases d’argile qui, à chaque tour de roue, se remplissaient d’eau et la déversaient dans des aqueducs construits sur la rive pour irriguer les terres voisines. Ces aqueducs, de construction assyrienne, sont très pittoresques et donnent au paysage un caractère tout particulier. Annah est une ville importante qui contient environ cinq cents maisons d’argile éparpillées le long de la rive sur un espace de quatre milles et ombragées par des bouquets de dattiers, de figuiers et de grenadiers. Au milieu du fleuve se succèdent un certain nombre d’îles boisées et cultivées, où se montrent quelques moulins à blé avec leurs aqueducs en bon état. Sur la rive gauche sont les ruines d’Anatho, dont il reste peu de traces. Cette première partie de son voyage, non la plus périlleuse, accomplie, le colonel Chesney avait à reconnaître le fleuve, c’est-à-dire à le descendre, à le sonder et à relever la position des points principaux, afin d’en dessiner le cours. C’est dans cette seconde partie surtout qu’il montra tout ce qu’il avait de ressources dans l’esprit et d’énergie dans le cœur.

Il s’agissait avant tout pour M. Chesney de ne point éveiller la défiance des autorités locales, Dans cette intention, il se rendit chez le cheik, entouré d’une foule d’Arabes qui se pressaient sur ses pas pour voir l’étranger ; il expliqua à ce fonctionnaire que, voulant se rendre à Bagdad, l’état de sa santé ne lui permettait pas de suivre. la caravane à travers le désert, et qu’il désirait descendre l’Euphrate jusqu’à Felujah, d’où il atteindrait plus facilement sa destination. Le cheik accepta cette explication et consentit à envoyer au résident anglais à Bagdad, le major Taylor, un messager porteur d’une dépêche qui l’informait de ce projet.

Le mode de navigation le plus usité dans le pays est le radeau ; c’est une simple plate-forme de planches de 13 pieds 1/2 sur 14 1/2 avec un creux à la partie postérieure, et reposant sur un tissu de branches entrecroisées de 2 pieds d’épaisseur, sous lesquelles flottent des outres remplies d’air. C’est sur une embarcation de ce genre que, le 2 janvier 1831, le colonel Chesney commença son voyage ; il était accompagné d’un pilote arabe nommé Getgood, connu pour sa fidélité, d’un drogman, d’un jeune esclave et de deux Arabes chargés de diriger le radeau et de le maintenir au milieu du fleuve au moyen de rames dont l’extrémité, faite en bois de dattier, a la forme d’un éventail. Les deux Arabes se tenaient à l’arrière, assis, les pieds dans l’eau, prêts à souffler dans les outres pour remplacer l’air qui s’en serait échappé. Armé d’un compas de poche, le colonel relevait pendant la course la position des principaux points et faisait le croquis du cours du fleuve ; mais, comme tout sondage eût éveillé les soupçons, il avait imaginé, pour avoir approximativement la profondeur de l’eau, de fixer à la partie postérieure de l’embarcation une perche de 10 pieds qui se soulevait quand elle venait à rencontrer le fond. Il mesurait alors cette profondeur, certain que partout ailleurs elle devait être supérieure à 10 pieds.

Aux environs d’Annah, le paysage est de toute beauté ; des moulins à eau, des aqueducs, des forêts, des chapelets d’îles verdoyantes défilaient sous les yeux de notre voyageur ; tantôt le fleuve rapide et profond coule encaissé entre deux collines élevées couvertes de broussailles, tantôt il suit les contours de montagnes boisées ou parsemées de champs cultivés ; parfois les rives sont nues, mais conservent néanmoins, grâce aux nombreux aqueducs qui les dominent, un aspect très pittoresque ; de longues files de maisons cachées derrière les arbres s’égrènent le long des bords, et dénotent une population nombreuse, adonnée à l’agriculture.

Le trajet s’effectua sans incidens dignes d’être notés jusqu’à Hit, ville assez importante de 1,500 maisons, et à proximité de laquelle se trouvent d’abondantes sources de bitume connues déjà du temps d’Hérodote, des mines de soufre et de naphte qui donnent aux eaux du voisinage des propriétés médicinales. La principale industrie des habitans est la construction des bateaux et la fabrication des vases de terre, qui, placés sur les toits des maisons, servent à la conservation de l’eau, ou qui, appliqués sur le pourtour des roues hydrauliques, déversent dans les aqueducs l’eau dont ils s’emplissent. Quant aux bateaux, le procédé de construction est des plus ingénieux et des plus expéditifs. On commence par choisir sur le bord de la rive un emplacement convenable sur lequel le constructeur dessine la projection horizontale du futur bateau. Dans l’espace ainsi déterminé, il place parallèlement les unes aux autres un certain nombre de branches grossières qu’il entrelace, au moyen de roseaux, avec d’autres branches plus fortes destinées à donner au fond la solidité nécessaire. Pour construire les côtés, il fixe à un pied les unes des autres des perches de la hauteur voulue, remplit les intervalles de la même manière que le fond, et consolide le tout par de fortes branches. Cela fait, il enduit l’intérieur et l’extérieur du bateau d’une couche de bitume au moyen d’un rouleau qui le polit et lui donne une grande dureté. Les bateaux ainsi construits sont très solides, très propres à la navigation, et n’ont en pleine charge que 22 pouces de tirant d’eau. C’est sur un de ces bateaux que le colonel Chesney continua sa route après avoir abandonné le radeau, dont la navigation était beaucoup trop lente.

Au-dessous de Hit, le paysage est moins pittoresque, car les aqueducs, qui contribuaient à l’embellir, sont remplacés pour l’irrigation des terres par des outres en cuir que des buffles traînent sur des plans inclinés, et qui viennent se déverser dans des canaux ; les rives d’ailleurs sont très peuplées, les villages nombreux, et les habitans occupés aux travaux des champs. Ils portent des sandales, un mouchoir sur la tête et un vêtement flottant ; quant aux femmes, elles ont une robe de coton bleu ouverte et un ornement d’or dans le nez.

Arrivé à Felujah, le colonel Chesney, bien reçu par le gouverneur, voulut faire une pointe jusqu’à Bagdad, afin de confier au résident anglais, le major Taylor, les renseignemens obtenus jusque-là, et de dresser la carte de la portion de l’Euphrate qu’il venait de parcourir ; mais, chassé par la peste, il reprit son voyage le 10 avril. Au-dessous de Felujah, le fleuve, large et profond, ressemble au Nil pendant l’inondation, mais les rives, fréquentées à cette saison par les Arabes avec leurs troupeaux, sont bien plus animées. — Nous ne pouvons suivre notre voyageur dans toutes ses étapes, ni visiter avec lui les nombreuses ruines qu’il rencontre, et dont les plus importantes sont celles de Babylone, situées à peu de distance de la rive gauche. On aperçoit d’abord un rempart quadrangulaire, au-delà duquel se trouvent les restes des palais. Des arcs-boutans, des briques jaunes réunies par un ciment inaltérable, indiquent l’emplacement des jardins suspendus, sur lequel un cèdre isolé semble pleurer la mort de ses congénères. A l’ouest sont les ruines de Babel, auxquelles des ouvrages avancés en forme de tour, placés au sommet de chaque angle, donnent un caractère particulier. Rien ne saurait décrire l’impression de tristesse que cause la vue de ces ruines que ne foule plus aucun être humain, et qui servent de repaire aux animaux féroces.

A mesure qu’on descend, le fleuve s’élargit et se subdivise en plusieurs canaux ; aux environs de New-Lamlum, il inonde les plaines voisines pendant les hautes eaux, et recouvre les marais qui étaient autrefois le lac de Chaldée. A cette époque de l’année, les habitans démontent leurs maisons de roseaux, et émigrent dans leurs bateaux avec leurs femmes et leurs enfans.

Jusque-là tout avait bien marché, et le colonel n’avait point eu trop à se plaindre de ses relations avec les habitans ; mais à New-Lamlum, les Arabes, en l’absence de leur cheik, lui prirent ses provisions, ses habits, son argent, et allèrent jusqu’à le menacer de mort. A son retour, le cheik, au lieu de lui faire restituer son bien, lui enleva ce qui lui restait, ne lui laissant que sa montre, qui échappa par hasard au pillage ; à cette condition, il put continuer sa route. — A Kornah, le Tigre se réunit à l’Euphrate, et, sous le nom de Shat-el-Arab, forme avec lui un puissant cours d’eau que les bâtimens d’un assez fort tonnage peuvent remonter en tout temps. A 50 kilomètres de l’embouchure, sur la rive droite du fleuve, se trouve Bassora. Autrefois importante, cette ville n’a plus que 60,000 habitans, la plupart Arméniens ; son commerce, aujourd’hui peu considérable, ne tarderait pas à le devenir, si une voie de navigation s’établissait sur ces fleuves, car elle est en quelque sorte le port de toute la contrée arrosée par eux. De Bassora, M. Chesney fit voile pour Bushir, en Perse ; mais, chassé encore par la peste, il revint sur ses pas, remonta le Shat-el-Arab jusqu’à Mahommerad, au confluent du Karun, et fît l’exploration de cette rivière, qui vient de l’intérieur de la Perse. Après avoir été volé par son escorte, il arrive à Shuster, ville de 15,000 habitans, renfermant d’importantes constructions, de beaux aqueducs et des canaux souterrains. Bien accueilli par le gouverneur, il put pendant son séjour terminer la carte du cours inférieur de l’Euphrate et l’envoyer à sir Robert Gordon par l’intermédiaire du major Taylor. Tombé malade et craignant la peste, il revint à Mahommerad, puis à Bushir, où il rétablit sa santé sous le toit hospitalier du capitaine Hennel.

Il repart au mois de juillet suivant, traverse la Perse dans toute sa longueur, et arrive à Trébizonde, sur la Mer-Noire, six mois après, c’est-à-dire le 3 décembre 1831. Malgré le froid et la neige, il se remet en route vers le sud, passe le Taurus et revient vers Alep, qui, pour lui, doit être le point central des communications avec l’Inde. Après avoir étudié le port de Séleucie et la-baie d’Antioche, il se rend à Constantinople, d’où il se dirige enfin vers l’Angleterre.


II

Pendant son voyage, le colonel Chesney avait adressé au gouvernement plusieurs rapports, en sorte qu’à son arrivée, et malgré la réforme parlementaire qui alors préoccupait l’opinion publique, il trouva un accueil des plus sympathiques de la part des hommes d’état. Il fut reçu par le roi Guillaume IV, auquel il présenta la carte du cours de l’Euphrate à l’échelle de 2 pouces par mille. Le roi fut frappé de l’importance qu’aurait l’ouverture d’une voie de communication vers l’Inde, aussi bien dans l’intérêt du commerce que pour empêcher les progrès de la Russie dans cette direction et au besoin secourir la Perse, si elle venait à être attaquée par cette puissance. Toutefois les opinions se partagèrent au sujet de la préférence à donner soit à la route de Suez, soit à celle de l’Euphrate, et ce fut seulement en 1834 que le parlement décida qu’on établirait pendant huit mois, à titre d’essai, un service à vapeur entre Suez et Bombay, tandis que d’un autre côté on entreprendrait une nouvelle expédition sur l’Euphrate. Une somme de 20,000 livres fut votée pour cet objet, et la compagnie des Indes y ajouta 5,000 livres.

Le colonel Chesney était le chef naturellement désigné pour commander cette expédition, qui devait être bien autrement importante que celle qu’il avait exécutée seul. Il s’agissait en effet d’amener BUT la côte de Syrie tout le matériel de deux bateaux à vapeur avec leurs chaudières, leurs machines, leurs approvisionnemens, — de transporter ce matériel par terre jusqu’aux bords de l’Euphrate, c’est-à-dire de lui faire franchir environ 140 milles ou 225 kilomètres, — de reconstruire sur place les deux bateaux et de faire, avec un équipage choisi et des hommes spéciaux, la reconnaissance complète du cours du fleuve et des côtes maritimes. L’entreprise était hardie ; mais l’énergie du colonel et de ses officiers fut à la hauteur de cette tâche, et leur permit de triompher d’obstacles qui, par bien d’autres, eussent été considérés comme insurmontables. Tout le matériel des bateaux à vapeur, qui devaient porter les noms de l’Euphrate et du Tigre, fut embarqué à bord du George Canning avec des canons, des armes diverses, des instrumens astronomiques, des marchandises destinées à faire des échanges, des wagons pour le transport par terre, des provisions de toute espèce. Des officiers, pris dans la marine et dans différentes armes, furent attachés à l’expédition à divers titres ; ce furent MM. Estcourt, Lynch, Fitz-James, Cleaveland, Charlewood, Ainsworth, etc. On leur adjoignit des artilleurs habitués au maniement des outils, afin de pouvoir monter et démonter les machines et les réparer au besoin. Entre autres instructions, l’expédition devait éviter les conflits avec les populations et bien se garder de prendre part aux querelles intestines. Elle devait conserver son caractère pacifique, et chercher à nouer des relations commerciales avec les indigènes.

Le George Canning mit à la voile le 10 février 1835 ; à Malte, il se procura des bateaux de débarquement, enrôla quelques Maltais, et se fit remorquer par un bâtiment à vapeur, la Colombine, jusqu’à l’embouchure de l’Oronte. D’un coup d’œil jeté sur le rivage, à une certaine distance en mer, on embrasse une baie de 7 milles de large entourée d’une chaîne de montagnes élevées. Au sud, un mur de rochers sort de la mer, et s’élève à pic au-dessous des flancs boisés du mont Cassius ; vers l’est se dirige la belle vallée de l’Oronte, que ferment les collines des environs d’Antioche ; au nord apparaissent Bin-Kilisch (les mille églises) et les ruines du couvent de saint Siméon Stylite, au milieu de myrtes et d’arbustes divers. Plus loin, et formant la corne opposée de la baie d’Antioche, le Jebel-Musa, belle montagne boisée, et les excavations de Séleucie terminent ce magnifique panorama.

A son arrivée, l’expédition fut informée que Méhémet-Ali, vice-roi d’Égypte, dans les possessions duquel la Syrie se trouvait alors englobée, avait donné l’ordre aux autorités de s’opposer au débarquement, quoique le gouvernement turc eût formellement promis son concours. Ce mauvais vouloir, auquel on était loin de s’attendre était dû au gouvernement russe, qui, voyant d’un œil jaloux l’Angleterre chercher à s’ouvrir une voie de communication vers l’Inde, avait agi sur l’esprit du vice-roi en lui persuadant que l’expédition avait une portée plus sérieuse qu’on ne l’avouait, et l’avait déterminé à s’y opposer. Il agissait alors envers l’Angleterre comme celle-ci, vingt ans plus tard, devait agir envers la France en cherchant à entraver le percement de l’isthme de Suez. Quoi qu’il en soit, la situation était embarrassante. Trois alternatives se présentaient : faire le tour de l’Afrique et remonter l’Euphrate par Bassora, retourner à Malte et attendre que le gouvernement eût réussi à vaincre la résistance de Méhémet-Ali, ou bien enfin débarquer quand même le matériel, renvoyer les vaisseaux et se montrer par là décidé à poursuivre l’expédition. C’est à ce dernier parti que l’on s’arrêta, et le point de débarquement choisi près de Souédie, à l’embouchure de l’Oronte, on se mit immédiatement à l’œuvre. En quatre jours, un camp retranché avec une pièce de canon à chaque angle fut construit ; des tentes furent dressées pour abriter les instrumens et les provisions ; un grelin fut jeté entre le rivage et le George Canning, afin de permettre aux bateaux de franchir plus facilement la barre de l’Oronte. Le débarquement s’opéra sans accident, favorisé par un temps magnifique et malgré les protestations des autorités locales, qui paraissaient consternées. Pendant ce temps, quelques officiers faisaient le levé de la côte, et le colonel Chesney, sur la Colombine, se rendait à Tripoli, où se trouvait Ibrahim-Pacha avec son armée. Ne pouvant rien en obtenir, il lui signifia qu’il poursuivrait quand même son expédition, et le renvoi du George Canning et de la Colombine ne laissa aucun doute sur cette détermination.

Il s’agissait maintenant de transporter jusqu’au bord de l’Euphrate, c’est-à-dire sur une longueur de 140 milles (225 kilomètres), tout le matériel des bateaux à vapeur, besogne difficile dans toute circonstance, mais rendue presque impossible par l’absence de routes et le refus de concours de la part des habitans. Le lieutenant Lynch fut envoyé en avant pour déterminer le point d’arrivée ; il choisit un emplacement situé un peu au-dessous de Bir, et sur lequel il serait facile de reconstruire les bateaux à vapeur ; en même temps deux autres officiers, MM. Cleaveland et Charlewood, remontaient l’Oronte pour en faire le sondage et voir s’il serait possible d’utiliser ce cours d’eau pour le transport d’une partie du matériel jusqu’au lac d’Antioche, à peu près à mi-chemin de l’Euphrate. La rivière paraissant navigable malgré la rapidité de son courant, on résolut de construire le Tigre, afin de s’en servir pour la remonter. Le 22 mai, ce bateau, complètement terminé, fut lancé en présence d’un grand concours d’habitans qui poussaient des cris d’enthousiasme. Il navigua convenablement ; mais la machine n’était pas assez puissante pour qu’il pût remonter l’Oronte, car on était alors dans l’enfance de l’art en fait de navigation à vapeur. Il fallut y renoncer, démonter le bateau et s’en tenir pour le transport à la voie de terre. Entre Souédie, lieu du campement sur la Méditerranée, et le Port-William, sur l’Euphrate, on pouvait suivre deux routes : l’une, faisant un circuit et passant par Alep, devait servir au transport à dos de chameau des objets légers ; l’autre, beaucoup plus courte, était à ouvrir à travers le pays. Cette dernière se composait de trois sections : la première allait de Souédie au lac d’Antioche, la seconde comprenait la traversée du lac, enfin la troisième aboutissait à Port-William. Chacune d’elles fut confiée à des officiers spéciaux. Pendant que les uns étaient occupés à frayer les chemins, d’autres construisaient des chariots et des bateaux.

Dans les premiers temps, les habitans refusèrent tout concours, et l’on dut s’adresser aux populations placées sous l’autorité du gouvernement turc, qui avait donné à ses fonctionnaires l’ordre de favoriser l’expédition autant qu’ils le pourraient ; peu après, le vice-roi d’Égypte lui-même revint sur sa première détermination, et autorisa les habitans à prendre part aux travaux, à louer aux Anglais leurs chameaux et leurs bœufs, ce qu’ils firent d’ailleurs toujours à contre-cœur ; mais les difficultés n’en étaient pas moins extrêmes. Les moyens de transport se composaient de 4 wagons d’artillerie, de 27 wagons construits sur place et d’un grand nombre d’arabas ou chars du pays.

La grande chaudière pesait 7 tonnes, et il ne fallut pas moins de 40 paires de bœufs et de 100 hommes pour lui faire escalader la colline qu’on avait appelée colline de la difficulté. A certains passages, on dut fixer des ancres dans le sol, y attacher des pour les et tirer le chariot au moyen d’une corde pendant qu’avec des crics on le poussait par derrière ; on avançait pas à pas de quelques mètres par jour, et l’on répétait la même opération pour chaque voiture. La descente était presque aussi difficile, mais plus dangereuse que la montée, car il fallait retenir les voitures avec des cordes pour les empêcher de rouler dans le précipice ; à tout instant, elles se brisaient et exigeaient des réparations qui occasionnaient des retards sans fin. Dans l’un des plus mauvais passages, le timon de la voiture qui portait la plus lourde chaudière, attelée de 60 buffles, vint à se brisent C’était un grave accident, car, s’il n’était immédiatement réparé, hommes et buffles s’en allaient, laissant tout à l’abandon. L’officier qui commandait le convoi, ne sachant que faire, se dirigea vers la seule maison qui fût en vue pour demander aide. Il trouva la famille à table et peu disposée à s’inquiéter de son embarras. Il allait se retirer, lorsqu’à s’aperçut que le toit était supporté par une poutre allant d’un mur à l’autre. Séance tenante, il proposa au propriétaire d’acheter sa maison, et avant que la famille eût eu le temps de la quitter, les matelots avaient démoli le toit, enlevé la poutre et fabriqué un nouveau timon qui servit à conduire la chaudière jusqu’au point où commençait le transport par eau. Toutes les pièces des bâtimens arrivèrent heureusement à destination avant la saison des pluies ; plus tard, il eût été impossible de les transporter par des chemins détrempés.

Le lancement de l’Euphrate eut lieu le 25 septembre. Il avait fallu le construire parallèlement à la rivière, dont les rives à cet endroit ont 25 pieds d’élévation, et par conséquent le lancer de côté au moyen de trois glissoire. Deux chaînes attachées aux extrémités devaient en ralentir la course ; mais, l’une d’elles étant venue à se rompre, le bâtiment eût basculé, si le lieutenant Cleaveland n’eût eu la présence d’esprit de faire lâcher l’autre chaîne. Il glissa avec une grande rapidité et arriva heureusement jusqu’au fleuve, en éclaboussant les milliers de spectateurs qui étaient venus assister à ce spectacle. Les pavillons turc et anglais furent aussitôt arborés, et le chargement commença sans désemparer. Cependant ce ne fut que le 16 mars 1836, c’est-à-dire onze mois environ après le débarquement, que les bateaux à vapeur furent en état de naviguer, et que, pour leur course d’essai, ils remontèrent, pavillons déployés, l’Euphrate jusqu’à Bir. Ils saluèrent la ville de vingt et un coups de canon qui leur furent rendus par les pièces des remparts. Il est plus facile de concevoir que de dépeindre la stupéfaction des habitans à la vue de ces embarcations qui sans voiles et sans rames remontaient le courant. Après leur exclamation habituelle : « Dieu est grand ! » ils comparaient les bâtimens à une flèche lancée à travers l’eau par une force surnaturelle, et jetant le fleuve à droite et à gauche pour se frayer un passage.

Le temps avait d’ailleurs été mis à profit, par les uns pour faire le levé topographique de toutes les contrées voisines, par d’autres pour parcourir le pays et chercher à se concilier la bienveillance des populations riveraines du fleuve, par d’autres enfin pour visiter la chaîne du Taurus, en quête des mines de charbon qui pourraient s’y trouver ; mais ces recherches furent infructueuses.

Le 22 mars, l’expédition commença la descente ; elle se composait de dix-huit officiers et ingénieurs, de trois passagers et de cinquante canonniers et marins. Les premiers jours se passèrent sans incidens remarquables. Tout le long des rives, les Arabes accouraient pour voir les bateaux, qu’ils croyaient dirigés par une puissance mystérieuse ; souvent même ils venaient à bord en traversant le fleuve sur des outres de peau pleines d’air qu’ils faisaient avancer avec leurs jambes. Vers Kalat-en-Nejm, sur une colline dominant la rive gauche du fleuve, apparaît le Château-des-Étoiles, qui joue, paraît-il, un certain rôle dans l’astronomie arabe. Tout auprès est un tunnel qu’on suppose passer sous le fleuve, et auquel on arrive en descendant deux cents marches de pierre ; mais il est obstrué par des roches et impossible à franchir. Un peu plus loin, vers Kara-Bambuje, le bateau échoua sur un banc de cailloux caché sous l’eau bourbeuse du fleuve. Il fallut lui ouvrir à travers ce banc un passage que le courant comblait au fur et à mesure. Plus de cent Arabes furent employés à ce travail, qui dura quinze jours. Enfin après bien des alternatives d’espérance et de découragement, des périodes de beau temps et de tempêtes, des crues d’eau pendant lesquelles le bateau, momentanément soulevé, retombait lourdement en cassant ses chaînes, on parvint à le remettre à flot ; mais par contre on perdit le radeau, qui suivait avec les provisions et 50 tonnes de charbon. Le 19 avril, l’expédition arrive à Balis, ville voisine d’Alep, située sur cette partie du fleuve qui se rapproche de la Méditerranée, et qui, pour ce motif, est destinée à devenir le principal entrepôt de la route de l’Inde. Les Arabes, dont jusqu’alors les relations avaient été très cordiales, ayant manifesté des dispositions hostiles, il fallut, pour les convaincre de leur impuissance, leur montrer les effets de l’artillerie et des fusées à la congrève, puis inviter les chefs à venir à bord et leur faire visiter les bâtimens en détail. Après cette inspection, ils proposèrent d’eux-mêmes un traité de paix qui fut conclu entre le roi Guillaume IV et l’importante tribu des Aniza, traité dont la clause principale avait pour objet le maintien des communications et le développement des relations commerciales.

L’expédition continua sa route en laissant derrière elle des rives boisées et couvertes de jasmins, des ruines nombreuses, des villes et des villages, des rochers à pic et parfois même de vastes forêts remplies de rossignols. Ses relations avec les habitans, malgré la défiance naturelle de ceux-ci, furent partout empreintes de cordialité. Ce fut à Zelebi, où se trouvent les ruines du palais d’été de Zénobie, que le colonel Chesney reçut son courrier d’Alep, du 1er avril, dans lequel on lui annonçait que l’élévation des dépenses avait décidé le gouvernement à mettre fin à l’expédition le 1er juillet suivant. C’était pour le colonel un coup terrible que de voir interrompre son œuvre précisément au moment où, les plus sérieuses difficultés étant surmontées, il ne restait plus qu’à en cueillir les fruits ; mais il n’était pas homme à se laisser abattre : il garda pour lui cette communication fâcheuse, bien décidé à forcer le gouvernement à poursuivre l’expérience jusqu’au bout. L’expédition avait dépassé une chaîne de montagnes à travers laquelle le fleuve s’est ouvert un passage, et qui, venant du cœur de l’Arabie, se continue au-delà de l’Euphrate à travers la Mésopotamie. Peu après, elle parvint à Deir, petite ville en pisé située sur le sommet d’une colline, — où elle dut stationner pour dresser la carte du fleuve jusqu’à cet endroit et l’envoyer en Angleterre. Elle se remit en route le 18 mai. Le 21, vers une heure et demie, un peu au-dessus d’Annah, elle fut surprise par une trombe des plus violentes. « En quelques minutes, dit le rapport du commandant de l’Euphrate, d’énormes nuages noirs rayés d’orange et de jaune se précipitèrent sur nous au moment où nous traversions les roches d’Is-Geria, contre lesquelles nous risquions d’être brisés ; nous en étions si près qu’il était impossible de virer de bord, et qu’il fut jugé plus prudent de continuer la route. Le coup de vent venant de l’ouest-sud-ouest, nous cherchâmes à atteindre la rive gauche ; mais au moment où nous prêtons le flanc au courant, l’ouragan nous emporte, nous fait talonner et nous précipite sur le Tigre, que nous ne pouvons éviter qu’à grand’peine en faisant machine arrière. Le vent était violent, l’atmosphère obscurcie par des tourbillons de sable. Aussitôt que le bateau touche le bord, quelques hommes y sautent immédiatement, et le fixent au rivage au moyen d’ancres et de chaînes ; encore fallait-il faire marcher la machine pour l’empêcher d’être emporté. Pendant ce temps, le Tigre, pris en flanc, chassé devant nous, talonnant avec force, fut précipité contre le rivage, où il s’entr’ouvrit, puis ramené au milieu du fleuve, où il coula. Quand il toucha le fond, il chavira et se retourna la quille en l’air. »

Quinze personnes seulement, parmi lesquelles le colonel Chesney, furent jetées sur le rivage et sauvées ; les autres, au nombre de vingt, furent englouties. En présence de ce désastre, le colonel Chesney dut aviser et se demander s’il ne fallait pas revenir sur ses pas. Il était alors à mi-chemin de l’Océan indien et de la Méditerranée ; mais il avait perdu un navire, l’argent de l’expédition et un grand nombre d’hommes : il dut donc s’assurer si le moral des survivans n’était pas trop ébranlé pour affronter de nouvelles épreuves. Il rassembla ses officiers, leur exposa la situation, et leur fit alors connaître l’intention du gouvernement à l’égard de l’expédition. Tous furent d’avis qu’il était de l’honneur de l’Angleterre de la continuer, et, pour en diminuer les dépenses, ils proposèrent le sacrifice de leurs appointemens. Il fut donc décidé qu’à Annah les hommes de l’équipage du Tigre seraient renvoyés, et qu’après avoir reçu de nouveaux fonds de Bagdad, l’Euphrate continuerait la descente.

C’était là que cinq années auparavant le colonel Chesney s’était embarqué sur son radeau ; il va revoir les mêmes paysages, les îles pittoresques, les rives boisées, les aqueducs, les villages à travers les arbres. A Hit, il visite encore ses inépuisables sources de bitume, les carrières de chaux, les marais salans, les mines de soufre et toutes ces richesses naturelles que sait exploiter une population industrieuse. Il revoit Felujah et les ruines de Babylone, que depuis cinq ans les déprédations des voyageurs et des savans ont considérablement dégradées.

Le trajet se poursuivit sans incident notable jusqu’à New-Lamlum, où, lors de son premier voyage, le colonel Chesney avait été dépouillé par les habitans. Le fleuve était débordé, encombré d’embarcations qui servaient à communiquer d’une habitation à l’autre. Cette contrée marécageuse est habitée par les Shiahs, originaires de la Perse, avec lesquels on essaya de lier des relations commerciales ; mais on ne réussit qu’à augmenter leur cupidité.

A El-Kudr, village situé au milieu de massifs de peupliers, l’expédition dut faire couper les bois qui lui étaient nécessaires pour continuer sa route ; mais bientôt la population montra les dispositions les plus hostiles, se mit à danser la danse de guerre, et aurait massacré un des officiers qui était à terre, si l’on n’était venu à son secours. Le gros de la tribu, réuni dans un bois, accueillit le bateau par une décharge générale ; deux coups de canon à mitraille et quelques bombes eurent aisément raison de ces ennemis. On apprit alors que cette agression avait été motivée par l’abattage d’arbres que les habitans regardaient comme sacrés. Ce fut du reste le seul acte d’hostilité qu’on eût à réprimer pendant toute la durée de l’expédition. Au-dessous d’El-Kudr, le fleuve, couvert de nombreuses embarcations, indique une population très dense et une grande activité commerciale. Enfin le bâtiment arrive à Kornah, ville importante, située à la jonction de l’Euphrate et du Tigre et complètement cachée par des dattiers dont les fruits ont une grande réputation chez les Arabes. Les dattes qu’on mange en Europe ne donnent aucune idée des excellens fruits qui, avec le riz, forment la nourriture principale de la population.

La descente et le levé du cours de l’Euphrate sur 1,153 milles de longueur étaient terminés ; il fallait maintenant atteindre le Golfe-Persique par le Shat-el-Arab, formé par la réunion des deux fleuves, et dont la largeur et la profondeur sont suffisantes pour qu’un bâtiment de second ordre puisse le remonter. A Bassora, l’expédition est accueillie avec enthousiasme par les consuls étrangers et les habitans, qui tous veulent contempler le petit bâtiment qui a accompli un voyage de 1,500 milles à travers des tribus sauvages et des contrées peu fréquentées.

D’après ses instructions, le colonel Chesney devait remonter le fleuve qu’il venait de descendre en emmenant avec lui les malles de l’Inde ; mais, l’Euphrate ayant besoin de fortes réparations et les chantiers de Bassora n’offrant pas les ressources nécessaires, il fallut se décider à le conduire à Bushir à travers le Golfe-Persique. L’entreprise était hardie, car le bateau n’avait été construit que pour la navigation fluviale : aussi roulait-il beaucoup, quoiqu’on eût mis à fond de cale les canons et les objets les plus lourds ; il finit cependant par atteindre sa destination, mais non sans avoir failli plusieurs fois faire naufrage.

Le résident anglais de Bushir, le capitaine Heanel, mit à la disposition de l’expédition toutes les ressources de la compagnie des Indes, et bientôt l’Euphrate fut en état de se remettre en route ; mais alors surgit une nouvelle difficulté : un certain nombre de matelots, dont le courage n’avait pas faibli pendant les plus dures épreuves, refusèrent de s’embarquer de nouveau, et préférèrent se rapatriera leurs propres frais plutôt que de revenir sur leurs pas et d’affronter une nouvelle traversée du golfe.

S’étant fait remorquer jusqu’à Bassora, le colonel remonta le Tigre, dont les rives sont boisées et très pittoresques ; mais, à cette saison de l’année (septembre), les eaux étaient basses, et la navigation très difficile. Son arrivée à Bagdad fut pour le colonel Chesney un véritable triomphe, car c’est dans cette ville qu’en 1831 il avait, de concert avec M.. Taylor, conçu l’idée de l’expédition qu’il accomplissait en ce moment. La population étonnée couvrait les quais et les toits des maisons, et levait les bras au ciel en louant le prophète. Bagdad est une ville de 80,000 âmes, qui, bien que déchue de son ancienne splendeur, a conservé cependant quelques fabriques de tissus et d’impression sur toiles, des tanneries et corroieries, des poteries et des savonneries ; mais c’est surtout du commerce de transit qu’elle tire son importance, elle est l’entrepôt des marchandises qui s’échangent entre les provinces méridionales de la Perse, l’Inde et l’Arable d’une part, l’Europe ou la Syrie de l’autre. Les envois de l’Inde s’effectuent par Bassora, et remontent le Tigre sur de grandes barques, tandis que le trafic avec la Perse méridionale et la Syrie s’opère au moyen de caravanes dont les plus importantes, celles d’Alep et de Damas, comptent souvent plus de 2,000 chameaux. C’est des dépôts établis dans ces deux villes que Bagdad tire la plupart des articles manufacturés d’Europe destinés à la consommation de la région intérieure. Il est facile de comprendre quelle importance aurait pour cette ville l’établissement de communications rapides et régulières entre les côtes de la Méditerranée et celles du Golfe-Persique, et par conséquent l’accueil enthousiaste fait au colonel Chesney. De retour à Bassora, celui-ci remonta l’Euphrate, emmenant avec lui les dépêches de l’Inde ; mais aux marais de New-Lamlum les eaux étaient si basses, qu’au milieu des canaux le bâtiment n’obéissait plus au gouvernail ; on essaya de le faire remorquer par des Arabes, puis d’employer des cordes et des pour les pour le faire avancer, une machine étant venue à se déranger, il fallut renoncer à aller plus loin et revenir à Bassora pour attendre le terme de l’expédition, qui avait été Fixé au 31 janvier 1837. Deux officiers et deux passagers continuèrent seuls leur route avec la malle.

Le laps de temps qui restait fut employé par le colonel à se rendre à Bombay, où il fut reçu comme il méritait de l’être ; une épée d’honneur lui fut votée, et l’on fit une souscription publique pour les parens des victimes de la catastrophe du Tigre. Le capitaine Estcourt, qui avait pris le commandement de l’Euphrate en l’absence du colonel, leva les cours du Karun et du Baha-Mishir, puis remonta le Tigre jusqu’à Bagdad, où il remit le bâtiment entre les mains du résident. Accompagné des matelots, il traversa le désert, et vint s’embarquer à Beyrouth pour l’Angleterre. M. Chesney y arriva lui-même le 8 août 1837, après avoir traversé le désert d’Arabie, deux ans et demi après son départ. L’expédition avait coûté 29,637 liv. sterling 10 shîll. 3 den. 1/4, soit environ 741,000 francs, somme bien peu importante en présence des résultats acquis.


III

Un entreprenant ces expéditions, le colonel Chesney avait voulu, comme nous l’avons dît, s’assurer qu’il était possible d’établir un service régulier de bateaux à vapeur sur l’Euphrate ; il avait levé le cours du fleuve dans toute sa longueur et reconnu qu’il est navigable au moins depuis Balis, en face d’Alep, jusque la mer. Il est vrai qu’à l’époque de la fonte des neiges dans les montagnes du Taurus, le cours en est torrentueux, que pendant la saison sèche le lit présente parfois des bas-fonds, que sur certains points on rencontre des rapides et des rochers à fleur d’eau ; mais ce sont là des obstacles qu’on pourrait surmonter en employant des bateaux dont le tirant d’eau n’excéderait pas 3 pieds 1/2, et en exécutant quelques travaux qu’aurait justifiés pour le gouvernement anglais l’immense avantage de l’ouverture d’une route plus directe vers l’Inde.

Mais l’opinion, qui un moment s’était intéressée au récit des expéditions du colonel, en fut malheureusement bientôt détournée par d’autres préoccupations, et, bien que depuis lors la reconnaissance des pays à traverser eût été complétée par de nombreux voyageurs, aucune suite ne fut donnée à ses projets. Toutefois M. Chesney n’était pas homme à y renoncer facilement ; il les avait étudiés, il leur avait consacré les plus belles années de sa jeunesse, et ne pouvait consentir à les voir enterrer. Dès que son service militaire le lui permit, vers 1852, il les reprit avec une nouvelle ardeur, tout en les modifiant dans le sens des nouveaux besoins que vingt années avait développés. Pendant cet intervalle en effet, des chemins de fer avaient été construits dans l’Europe entière, et la science de l’ingénieur avait su triompher de tous les obstacles naturels qui pendant longtemps en avaient arrêté l’établissement. Aussi le colonel Chesney n’hésita-t-il pas, au lieu de poursuivre l’idée qu’il avait conçue d’abord, à proposer la construction d’une voie ferrée depuis l’embouchure de l’Oronte jusqu’au Golfe-Persique, en suivant précisément cette vallée de l’Euphrate qui pour lui était toujours le grand chemin de l’Inde. Il retourna subies lieux avec des hommes compétens, fit étudier le tracé, et, après s’être convaincu de la possibilité de l’établissement de cette ligne, il organisa une société pour en solliciter la concession et en entreprendre l’exploitation. D’après ce projet, la ligne comprenait deux sections. La première devait partir de Souédie, — l’ancien port de Séleucie, aujourd’hui en partie ensablé, mais qu’il serait facile de remettre en état, — remonter ensuite la vallée de l’Oronte, traverser au moyen d’un tunnel les collines d’Halaka, atteindre le plateau d’Alep par une pente de 2 à 3 millimètres, et redescendre de cette ville vers Balis, sur l’Euphrate, en face du château de Giaber. La longueur de cette première section était d’environ 220 kilomètres, La seconde descendait l’Euphrate, sur la rive droite, traversait le fleuve à Phamsah, touchait aux deux villes importantes d’Annah et de Hit, d’où elle se dirigeait vers Bagdad ; elle suivait ensuite les bords du Tigre et aboutissait d’abord à Kornah, puis à Bassora. La ligne entière devait avoir de 1,500 à 1,600 kilomètres, et les dépenses de construction ne devaient pas s’élever à plus de 300 millions.

Les travaux les plus importans à exécuter étaient le rétablissement du port de Séleucie, évalué à 30,000 livres sterling, le percement d’un tunnel entre ce point et Alep, la construction d’un pont sur l’Euphrate et la consolidation des digues du fleuve pour éviter les inondations. Le détour du chemin vers Bagdad et le Tigre avait d’ailleurs pour objet d’éviter les marais des environs de New-Lamlum. D’après les estimations de MM. Mac Neil et Falkowsky, qui avaient fait de ce chemin une étude approfondie, la section la plus coûteuse, celle comprise entre Giaber et Hit, ne devait pas occasionner une dépense de plus de 250,000 francs par kilomètre, tandis qu’en France la moyenne a été de près de 400,000 francs.

Ce projet fut soumis au gouvernement turc, qui consentit à concéder cette ligne à la compagnie anglaise dont M.. Andrew était le président et le général Chesney le fondé de pouvoirs. Cette concession, faite pour quatre-vingt-dix-neuf ans, ne comprenait d’abord que la première section, celle de Souédie à l’Euphrate, mais autorisait la compagnie à établir sur ce fleuve un service de bateaux à vapeur entre l’extrémité de la ligne et Bassora. Quant à la seconde section, elle ne devait être construite que plus tard, et dans ce cas le gouvernement turc s’engageait, vis-à-vis de la compagnie, à écarter toute entreprise rivale. En outre il lui garantissait un intérêt de 6 pour 100 sur le capital de 1,400,000 livres sterling (35 millions) que devait coûter la construction de la première section.

Une fois en possession de cette route, M. Andrew, avant de faire appel au crédit et afin d’inspirer plus de confiance aux capitalistes peu au courant des ressources de la Turquie, crut devoir demander au gouvernement anglais et à la compagnie des Indes un supplément de garantie. Il pensait qu’ils étaient l’un et l’autre si intéressés à la construction de cette ligne, qu’ils n’hésiteraient pas à prendre à leur charge chacun 2 pour 100 sur les 6 pour 100 garantis par le gouvernement turc, de façon à ce que les actionnaires fussent assurés de toucher au moins 4 pour 100 de leur argent. Malgré les encouragemens qu’il reçut de la plupart des hommes d’état d’Angleterre, malgré les promesses que lui firent lord Palmerston et M. Gladstone, il échoua dans sa tentative. Le gouvernement anglais refusa son concours et répondit que l’entreprise avait toutes ses sympathies, qu’il l’appuierait par les voies diplomatiques, mais qu’elle était une affaire particulière et devait rester telle. Cette détermination, qu’auront peine à comprendre ceux qui accusent l’Angleterre de tendances envahissantes et dominatrices, suffit pour empêcher la constitution financière de la compagnie, et depuis lors nous ne pensons pas que de nouvelles démarches aient été faites pour reprendre les négociations ; mais il n’est pas douteux qu’un jour ou l’autre elles ne soient remises sur le tapis[2].

Le chemin proposé aurait en effet une importance commerciale et économique énorme, car il ne servirait pas seulement à ouvrir une voie plus directe entre l’Inde et l’Occident, il provoquerait, encore la mise en culture de contrées très fertiles, aujourd’hui improductives faute de débouchés. Pour ce qui est de la rapidité du voyage, voici les chiffres donnés par le général Chesney : de Londres à Kurrachee, qui est appelé à devenir le port le plus important de l’Inde, la distance est, par Trieste et la Mer-Rouge, de 5,957 milles ; par l’Euphrate elle est de 4,868, soit de 1,089 milles plus courte. Le voyage exigerait 21 jours dans le premier cas, et 13 seulement dans le second. On trouve des différences semblables pour le trajet de Londres à Bombay ou à Calcutta. Pour une nation qui a trouvé le proverbe time is money, on conçoit combien une pareille économie de temps est précieuse ; mais, si avantageuse que cette nouvelle voie puisse être pour le commerce de l’Inde, elle le sera bien plus encore pour celui des pays qu’elle devra traverser. Contrairement à ce qui a eu lieu en Europe, où les chemins de fer ont suivi la civilisation, le chemin de l’Euphrate la précéderait. Il en a été de même en Amérique, où des voies ferrées, établies d’abord pour mettre en communication deux points éloignés, ont sur tout leur parcours développé la population et donné au commerce et à l’agriculture une impulsion prodigieuse.

Le chemin de l’Euphrate, surtout s’il est un jour prolongé, d’un côté à travers la Perse, de l’autre jusqu’à Constantinople, révolutionnera cette partie de l’Asie, et y fera renaître la prospérité des anciens temps ; car ce qui manque surtout à ces contrées, ce sont les débouchés, et elles ne restent incultes que faute de voies de transport. La Babylonie est encore une des provinces les plus peuplées de la Turquie, mais les neuf dixièmes de ce sol fertile restent en friche ou abandonnés aux troupeaux des tribus nomades. La superficie totale est de 41,000 kilomètres carrés ; si le quart ou 10,000 kilomètres étaient livrés à la charrue, ils pourraient produire plus de 100 millions d’hectolitres de céréales et alimenter une partie de l’Europe. Le sucre, la cannelle, l’indigo, le coton, sont également des produits dont la culture serait très avantageuse, et qui pourraient devenir l’objet d’un commerce important. Les produits européens trouveraient dans cette partie de l’Asie des débouchés nouveaux et un écoulement assuré.

Quand on songe que c’est par des caravanes que se fait aujourd’hui tout le commerce de la Perse vers la Russie et celui de l’Occident vers l’Asie centrale, qu’il passe de cette façon annuellement par Alep près de 200,000 tonnes de marchandises, il n’est pas difficile de comprendre que l’établissement du chemin de l’Euphrate changera complètement les conditions commerciales de cette partie du monde. D’après les données qu’il avait pu recueillir, le général Chesney avait évalué au minimum à 8 pour 100 du capital employé le produit net de la première section du chemin de fer[3]. En étendant les calculs à la ligne entière et en supputant les chances probables d’augmentation de trafic, un autre voyageur était même arrivé, au chiffre de 20 pour 100. Ce ne sont là, bien entendu, que des appréciations très vagues, mais qui méritent cependant d’être prisés en considération.

La principale difficulté que paraissent présenter la construction et l’exploitation régulière du chemin de l’Euphrate résulte, paraît-il, des dispositions hostiles qu’on peut avoir à craindre de la part des tribus arabes qui occupent le pays à traverser. Aux yeux du général Chesney et de tous les voyageurs qui ont parcouru le pays, cette crainte est imaginaire, et il serait facile de conjurer les dangers qu’on redoute. D’abord, pour ce qui est de la contrée comprise entre la Méditerranée et l’Euphrate que doit traverser la première section du chemin de fer, la sécurité est complète et l’autorité du sultan tout à fait respectée. Il en est de même des points principaux du bassin des deux fleuves, tels que Mossoul, Bagdad et Bassora. On n’a également rien à redouter des populations sédentaires, dont les chefs, loin de s’opposer à la construction du chemin, paraissent au contraire vivement la désirer, et sont parfaitement en état d’apprécier les avantages qu’ils devront en retirer. Ce sont seulement les tribus nomades qui parcourent les rives de l’Euphrate entre Giaber et Hit qui peuvent inspirer quelques craintes ; mais ces tribus elles-mêmes, le général Chesney pense qu’il serait très facile d’en avoir raison en s’entendant à l’avance avec elles, et au besoin en créant un certain nombre de postes militaires pour s’opposer à leurs déprédations. Il prétend n’avoir jamais eu qu’à se louer de ses relations avec les Arabes ; il les considère comme très fidèles à leur parole, et croit qu’en leur louant leurs chameaux, en les employant eux-mêmes aux travaux, on s’en ferait rapidement de très utiles et très sincères alliés. En tout état de cause, il serait toujours facile par la force de vaincre leur résistance, et quand on voit l’Amérique ouvrir du Pacifique à l’Atlantique un chemin de fer de 1,000 lieues à travers les prairies occupées par les Indiens, il serait ridicule de se laisser effrayer par l’hostilité possible de quelques tribus de Bédouins. La ligne projetée est donc, au dire des ingénieurs, d’une exécution facile, les bénéfices qu’elle doit procurer sont faits pour tenter les capitalistes, le gouvernement turc en autorise la construction et garantit un intérêt élevé ; pourquoi donc ne s’exécute-t-elle pas ? C’est, dit-on, parce que la question politique s’y oppose, comme elle s’est toujours opposée à tout ce qui peut être utile à l’humanité. Voyons donc quels intérêts sont en présence et sur quels principes ils s’appuient.

D’abord la Turquie ne peut voir que d’un œil favorable toutes les entreprises qui attirent chez elle les capitaux et les hommes de l’Occident. Depuis qu’elle a compris qu’il n’y a de salut pour elle que dans l’appui des grandes puissances, ses préjugés se sont affaiblis, et nos idées se sont peu à peu infiltrées, sinon encore dans le peuple, du moins dans les classes les plus éclairées, qui envoient leurs enfans à nos écoles. C’est à la France et à l’Angleterre qu’elle a demandé des officiers pour organiser son armée, des ingénieurs pour former le conseil des travaux publics, des financiers pour établir un système administratif, des agens forestiers pour mettre en valeur les magnifiques forêts qu’elle possède. Sous ce rapport, elle a beaucoup à faire encore, mais enfin elle sent la nécessité de se transformer sous peine de périr. Elle n’ignore point qu’une entreprise comme celle du chemin de l’Euphrate n’aura pour elle que des résultats avantageux. Possédant des richesses naturelles immenses, elle ne peut en tirer parti faute de moyens de transport ; elle sait que toute voie nouvelle doit enrichir ses nationaux, accroître leur prospérité, et contribuer à fixer au sol les nombreuses tribus nomades qui ne reconnaissent l’autorité du sultan que nominalement. — Mais n’est-il pas à craindre qu’une compagnie étrangère soutenue par son gouvernement, s’administrant elle-même, employant des hommes de son choix, ne finisse par prendre dans l’empire une importance qui en compromette un jour la sécurité ? — Cette crainte pouvait être fondée à l’époque où préoccupée uniquement de ses intérêts, mue par des sentimens exclusifs, l’Angleterre cherchait tous les prétextes pour s’immiscer dans les affaires des autres pays et pour y peser de toute son influence. Elle n’en est plus là, et la politique qu’elle a suivie dans ces dernières années montre assez qu’elle n’est guère disposée à se créer bénévolement des embarras. La conduite qu’elle tient vis-à-vis de ses colonies prouve que ce n’est pas la soif des conquêtes qui la domine. D’ailleurs le gouvernement anglais s’est déjà prononcé au sujet de ce chemin de fer, puisque, tout en en reconnaissant l’utilité, il a déclaré qu’il ne le considérait que comme une entreprise particulière, et qu’il refuserait toute garantie d’intérêt et tout concours matériel. La compagnie se trouvera donc dans la même situation que celle de Suez, qui, bien qu’ayant son siège principal en France, ne porte aucun ombrage au gouvernement égyptien, puisqu’elle est obligée de se conformer aux conditions imposées par celui-ci. Le gouvernement turc n’a d’ailleurs pas témoigné la moindre crainte pour son autonomie, car il n’a pas hésité à octroyer la concession qui lui était demandée.

Après la Turquie, la puissance la plus intéressée à la construction du chemin est l’Angleterre. La mise en communication directe avec l’Inde, l’ouverture de pays inexploités, donneraient à son commerce de grands débouchés, et s’opposeraient à l’envahissement de ces contrées par la Russie, qui s’avance à pas de géant vers le Golfe-Persique et les frontières de l’Inde. Le Caucase, le Turkestan, la Boukharie, sont aujourd’hui sous sa domination ; demain, ce sera le tour de la Perse, et qui sait si quelque jour l’Inde elle-même ne sera pas l’objet de ses convoitises ? Qu’elle triomphe facilement de l’Angleterre, ce n’est pas probable ; mais enfin elle peut lui susciter des difficultés sérieuses en soulevant contre elle les peuples soumis à sa puissance. C’est par les progrès de la civilisation plus que par les armes qu’on conjurera ce danger ; quand les populations auront entrevu les bénéfices que peut leur procurer un commerce régulier, qu’elles apprécieront les avantages matériels de l’établissement du chemin de fer, elles n’iront pas de gaîté de cœur compromettre ces résultats, ni se soulever contre ceux à qui elles les devront. En tout état de cause, si l’Angleterre avait à redouter une agression directe, l’établissement d’un chemin de fer, qui lui permettrait de transporter des troupes et du matériel de guerre jusqu’au cœur des provinces menacées, serait pour elle, comme pour la Turquie, une puissante garantie de l’intégrité de ses possessions.

Si la Russie elle-même laissait de côté ses rêves ambitieux de domination, elle aurait tout intérêt à la prochaine exécution d’un chemin qui, relié un jour par des embranchemens avec les provinces de l’empire, pourrait être pour celles-ci l’origine d’un grand développement commercial et industriel. Ce qui fait la puissance d’une nation, ce n’est pas tant l’étendue de ses frontières que la prospérité de ceux qui la composent. Si donc les Russes, en tant qu’individus, trouvent de l’avantage à commercer librement avec les autres peuples, et si le chemin de l’Euphrate leur permet de se. procurer plus facilement les objets dont ils ont besoin, de vendre plus avantageusement ceux qu’ils produisent, comment la Russie, comme nation, pourrait-elle n’y pas trouver son compte ? Il est temps d’en finir avec cette vieille politique qui distingue sans cesse l’intérêt public de l’intérêt même des individus, et qui, sous prétexte de servir le premier, sacrifie le second. Lorsque tout le monde doit également profiter d’une entreprise, la nationalité des capitalistes est de peu d’importance, — et puisqu’il est bon pour tous que l’influence européenne introduise la civilisation dans des contrées où règnent aujourd’hui le fanatisme et l’ignorance, il serait puéril à la Russie de vouloir s’y opposer, parce que cette tâche serait remplie par d’autres qu’elle.

Ces réflexions peuvent s’appliquer également à la France, dont l’intérêt dans cette circonstance est d’accord avec celui de la civilisation. En se plaçant au point de vue exclusivement français, on a prétendu que l’ouverture de ce chemin de fer nuirait au canal de Suez, et déprécierait une entreprise nationale. Il n’en est rien ; le canal et le chemin de fer répondent à des besoins différens, et ont chacun leur raison d’être. Le dernier aura pour effet de desservir la Perse et l’Asie-Mineure, dont tout le commerce se fait aujourd’hui à dos de chameau ; il raccourcira beaucoup la route de l’Inde pour les voyageurs et les marchandises précieuses, qui peuvent supporter de nombreux transbordemens, mais il laissera au canal tout le commerce maritime de l’Arabie, de l’Inde et de l’extrême Orient. En somme, ces deux entreprises ne se nuiront pas plus que le chemin de fer du Nord ne nuit à celui de l’Est ; elles se prêteront au contraire un concours réciproque : elles auront chacune leur part, et cette part est assez belle pour qu’elles n’aient absolument rien à s’envier.

Quelques personnes ont manifesté la crainte que, si le chemin de l’Euphrate était exploité par une compagnie exclusivement anglaise, celle-ci n’appliquât des tarifs de faveur aux marchandises anglaises, afin de chasser celles des autres pays des marchés de l’Asie et d’assurer aux premières le monopole de ce débouché. C’est là, ce nous semble, une crainte bien illusoire. Que la compagnie soit anglaise ou française, tant qu’elle restera particulière, son but sera de faire les plus grands bénéfices possibles, et elle établira ses tarifs en conséquence, tarifs qui d’ailleurs seront soumis à l’approbation du gouvernement. Les actionnaires ne se placent pas généralement à un point de vue d’étroit patriotisme, el il est douteux qu’ils consentent à diminuer leur trafic par l’exclusion des étrangers pour assurer aux fabricans de Manchester des bénéfices plus considérables. Ce sont là des argumens qui rappellent ceux que faisaient autrefois les protectionistes, lorsqu’ils prétendaient que l’intention des Anglais demandant le libre échange était d’inonder nos marchés de leurs produits vendus à perte, et de faire tomber ainsi nos fabriques. A-t-on jamais vu des gens se ruiner de gaîté de cœur rien que pour nuire à leurs voisins ? Nous avons en France des compagnies anglaises de diverses espèces ; il y a celle du câble transatlantique français, celle du chemin de fer du Mont-Cenis, plusieurs compagnies d’assurances et de métallurgie, et l’on n’a jamais remarqué qu’elles se préoccupassent de la nationalité des consommateurs, qu’elles traitassent leurs compatriotes avec plus de faveur que les autres. Pourquoi donc en serait-il autrement en Asie ?

En résumé, l’intérêt de tous est que cette route se fasse, et un jour ou l’autre elle se fera, quoi qu’il puisse arriver. De même que dans un pays il y a de grandes lignes auxquelles viennent aboutir les tronçons secondaires, de même dans la circulation du monde il y a des voies principales sur lesquelles les autres viendront s’embrancher. La route de l’Euphrate est une de ces voies, parce qu’elle mettra en communication directe l’Orient et l’Occident.

Cet avenir est d’autant plus certain que, si l’on se reporte en arrière, on est frappé de surprise en voyant les progrès de la civilisation dans ces derniers temps. Il y a un siècle, l’Inde et l’Australie étaient à peine connues ; aujourd’hui ce sont des contrées puissantes et prospères. L’Amérique, qui n’était peuplée que de quelques colons, groupés sur les rivages de l’Atlantique, a vu sa population et sa puissance s’accroître avec une prodigieuse rapidité, et le réseau de ses chemins de fer s’étendre d’un océan à l’autre. L’Égypte et la Turquie, où régnaient jadis l’orgueil, l’intolérance et la haine des chrétiens, sont maintenant ouvertes à notre influence, familiarisées avec nos mœurs et désireuses de nous suivre dans la voie du progrès. La Chine et le Japon eux-mêmes, sortis de leur isolement, sont emportés, malgré eux peut-être, dans la marche en avant que suit l’humanité. Celle-ci est poussée par une force que rien n’arrête, et qui tend nécessairement au développement matériel et moral des peuples.


J. CLAVE.

  1. Dans le principe, l’ouvrage devait comprendre tous les détails historiques, géographiques et politiques en rapport avec les intérêts engagés ; mais en 1843 l’auteur fut envoyé en Chine à la tête d’un régiment d’artillerie. A son retour, en 1847, son manuscrit lui fut volé par un cocher, qui emporta sa valise avec tout ce qu’elle contenait, au moment même où il allait le porter à l’imprimerie. Cependant il se remit à l’œuvre, et en 1852 il publia deux volumes ; mais, ne pouvant continuer à ses frais l’impression d’une œuvre aussi considérable, il l’interrompit, jusqu’à ce que le gouvernement, éclairé sur la valeur de ces documens, lui demandât un récit succinct de ses travaux. C’est ce livre qui est aujourd’hui entre les mains du public anglais.
  2. On assure pourtant qu’une autre compagnie anglaise a proposé depuis au gouvernement turc la construction d’une ligne de Constantinople à Bassora par le plateau de l’Asie-Mineure et la vallée de l’Euphrate, en passant par Kutahièh, Konièh, Kaisarièh, Diarbékir. La concession fut accordée moyennant une garantie d’intérêt de 6 pour 100 ; mais, pas plus que celle du général Chesney, la compagnie ne put se constituer définitivement pour entreprendre l’affaire à ses risques et périls. Elle proposa cependant au gouvernement turc de construire cette ligne pour le compte de celui-ci moyennant une subvention de 300,000 francs par kilomètre ; mais ces propositions furent déclinées à cause de la situation financière de l’empire, qui ne lui permettait pas d’accepter une charge aussi lourde.
  3. En évaluant à 150,000 tonnes le trafic entre Alep et la mer, on aurait un revenu de 225,000 livres sterling en faisant payer 1 livre 10 sh. par tonne, au lieu de 3 livres 6 sh. 8 d. que coûte le transport par chameaux. En déduisant la moitié pour les frais, il resterait un produit net de 112,500 livres sterling, c’est-à-dire 8 pour 100 du capital de 1,400,000 livresque coûtera la première section.