La Roumanie dans la politique danubienne et balkanique

La Roumanie dans la politique danubienne et balkanique
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 3 (p. 764-796).
LA ROUMANIE
DANS
LA POLITIQUE DANUBIENNE ET BALKANIQUE

Le 17 septembre de l’année dernière, un journal parisien mettait en circulation une nouvelle destinée à faire sensation :

« D’après les renseignemens de source absolument sûre, qui nous sont parvenus dans la journée d’hier de Constantinople, la Turquie a conclu une entente militaire avec la Roumanie. Cette entente assure aux Turcs le concours de l’armée roumaine contre la Bulgarie dans le cas où cette puissance attaquerait la Turquie. On nous affirme, d’autre part, que cette convention a été conclue sous l’inspiration des gouvernemens de Berlin et de Vienne et que le baron Marschall, ambassadeur d’Allemagne à Constantinople, en a été l’un des principaux artisans. Elle est secrète. »

Lancée à l‘improviste, sans qu’aucun événement y eût préparé l’opinion, la nouvelle provoqua, dans toute l’Europe, une vive surprise et souleva dans la presse des discussions passionnées. En France, elle fit presque scandale. L’idée qu’un Etat balkanique puisse conclure une alliance et une convention militaire avec le Turc, fût-ce avec le Jeune-Turc, n’est pas encore acclimatée dans l’esprit public ; il s’en tient à la conception simpliste d’un antagonisme nécessaire, irréductible, entre le Turc conquérant et les peuples chrétiens du Balkan. On crut en outre trouver, dans la révélation d’une entente militaire turco-roumaine, une preuve de l’inféodation de la Roumanie à la politique triplicienne : de là, dans notre pays, où la sympathie pour les Roumains est générale, une impression d’étonnement pénible. On se prit à réfléchir au rôle politique que la Roumanie est appelée à jouer dans la politique danubienne et balkanique. On eût dit que l’annonce de son entente avec la Turquie révélait en même temps les progrès accomplis par la Roumanie et la force qu’elle représente. Les Bulgares, les Serbes, mêlés aux agitations de la Macédoine, aux affaires de Bosnie et d’Albanie, remplissent les colonnes des journaux ; chaque fois que la Grèce change de ministère, les commentaires de la presse sont copieux, mais on parle rarement de la Roumanie qui travaille dans le silence et se développe dans la paix. Deux cent cinquante mille Monténégrins, qui meurent de faim dans leurs rochers, font plus de bruit et paraissent tenir plus de place que sept millions de Roumains dont le labeur fait fleurir et fructifier une des plus riches contrées de l’Europe.

Après avoir été amplement commentée et discutée, la nouvelle lancée par la presse fut finalement démentie par les gouvernemens intéressés. Affirmée d’un côté, niée de l’autre, l’existence d’une convention écrite reste douteuse. Mais, vraie ou fausse, cette révélation aura eu l’avantage de provoquer des débats intéressans ; elle a éclairé l’opinion sur la situation véritable des Roumains en face des problèmes de l’Orient européen. En l’état actuel des relations politiques dans les pays balkaniques, une entente turco-roumaine, et, au besoin, une coopération militaire, est dans la logique des intérêts : c’est ce que nous voudrions démontrer. Cette démonstration faite, la question de savoir si deux signatures ont été échangées devient secondaire. Disons tout de suite que, pour notre part, nous inclinons à croire qu’aucune convention n’a été écrite : quand les intérêts sont manifestement d’accord, on se passe du notaire.


I

A partir de Vienne, jusqu’à la Mer-Noire et à la mer Egée, l’Europe s’émiette, tout le long du Danube, en petits groupes ethniques enchevêtrés les uns dans les autres, en petits États dont aucun ne dépasse dix millions d’âmes et qui, à mesure que l’on s’avance vers le Sud, deviennent comme une poussière de nationalités : autour du Balkan et du Pinde, les curieux d’ethnographie et les agens des propagandes nationales sont obligés de rechercher, village par village, les origines raciales et les affinités historiques de chaque molécule. De tous ces groupes ; celui des Roumains est le plus nombreux, le mieux délimité, le plus distinct.

La grande cuvette du Danube et de la Tisza était jadis occupée par des tribus slaves, tandis qu’un peuple latin ou latinisé, les Valaques, — les Roumains d’aujourd’hui, — descendans des anciens colons de Trajan et des Daces romanisés, se maintenait, comme dans une forteresse, dans les montagnes de la Transylvanie. Au milieu de ces Slaves et de ces Roumains, le Magyar, au IXe siècle, tailla sa place à coups de sabre, refoulant les uns, séparant les autres, absorbant les moins résistans, tandis qu’au milieu des Roumains de la montagne s’implantait une autre tribu d’origine asiatique, les Szekels, qui seraient, dit-on, les petits-fils des Huns d’Attila, les descendans de ces Turcs Kiptchak qui combattaient dans les armées du Tchinghiz-Khan. N’étaient ces Szekels, aujourd’hui fondus avec les Magyars, et quelques colonies saxonnes de Transylvanie, qui ont introduit parmi eux un élément hétérogène, les Roumains constitueraient une masse compacte de plus de douze millions d’hommes. Sur ce nombre, près de trois millions et demi vivent en Hongrie et en Transylvanie, 230 000 dans la Bukovine autrichienne, 1 300 000 dans la Bessarabie russe, 90 000 en Serbie. Le reste, formant une masse de sept millions d’âmes, peuple la Moldavie et la Valachie et constitue le royaume de Roumanie.

C’est un des plus étranges phénomènes de l’histoire de l’Europe que cette survivance d’un noyau de peuple latin sur le Bas-Danube et dans les Carpathes. Protégés par les massifs épais où ils se réfugiaient quand les temps étaient trop durs, cramponnés à la glèbe nourricière, les descendans des colons de Trajan ont subi sans être emportés tous les remous de peuples qui, si souvent, ont fait et défait les empires dans les Balkans et sur le Bas-Danube ; courbés toujours, changeant de maîtres souvent, ils ont, à force d’énergie, de patience et d’humilité, survécu au cimeterre des Janissaires, au sabre des Houzards, à la rapacité des Phanariotes ; ils ont sauvé leur langue et leur individualité et ils s’épanouissent aujourd’hui en une nationalité vigoureuse, pleine de sève, fière de sa jeunesse retrouvée et de son avenir espéré. La nation roumaine affirme sa personnalité et prend conscience de sa valeur à mesure que l’instruction et l’aisance se répandent, et, en même temps, grandit en elle le désir de s’affranchir de toutes les tutelles et de développer toutes ses facultés. Cette aspiration générale caractérise aujourd’hui les progrès de la Roumanie ; politiquement et économiquement, elle cherche à se suffire à elle-même, à s’émanciper en se différenciant. Le Roumain indigène travaille, réussit, s’enrichit ; une classe moyenne se forme qui tend à éliminer l’étranger parasite, à se défendre contre l’envahissement du juif, pour profiter elle-même des richesses de son sol. Autrefois, en Roumanie, le Roumain peinait et l’étranger profilait ; il en sera de moins en moins ainsi, le Roumain veut être maître chez lui. Cette tendance se marque et se marquera de plus en plus dans la politique extérieure du royaume, à mesure qu’il se dégage des hauts patronages qui ont abrité sa jeunesse. Nous ne voulons pas dire par là que la Roumanie cherche à se dégager de toute combinaison d’alliances ou d’ententes, — de plus grandes qu’elle se gardent de le faire, — ni qu’elle puisse jamais prendre, en Europe, un rôle de premier plan : ses forces ne le lui permettraient pas. Mais ses alliances, ses amitiés, son attitude politique dans les crises qui pourraient survenir, ne seront inspirées que par la seule considération de ses intérêts nationaux. Ce sont précisément ces intérêts qui feraient une loi à la Roumanie, dans certaines circonstances, de s’entendre avec l’Empire ottoman. Nous voudrions le démontrer en exposant les conditions dans lesquelles vit et se développe le royaume moldo-valaque.

La Roumanie est un Etat, Danubien. Sur une très grande étendue, des Portes de Fer à Silistrie, le fleuve, qu’aucun pont ne franchit, la sépare des pays Balkaniques, Serbie et Bulgarie. En même temps qu’il lui sert de frontière, le Danube est son artère vivifiante, sa grande voie commerciale. Depuis que le traité de Berlin lui a donné la Dobroudja, elle a pris pied sur la rive droite ; les deux rives du Bas-Danube sont roumaines jusqu’au confluent du Pruth, russo-roumaines ensuite jusqu’à la mer ; les îles du Delta sont roumaines ; roumaine aussi, au large, l’île des Serpens. La Roumanie commande la porte de sortie de cette grande voie internationale de navigation et de commerce. Le Danube est neutre de par les traités ; la Commission du Danube est chargée de veiller à la liberté de la navigation. Il n’en est pas moins vrai qu’en cas de guerre générale, les canons et les torpilleurs roumains pourraient, en dépit des traités, fermer la sortie du fleuve. Par la Dobroudja, la Roumanie a une fenêtre ouverte sur la Mer-Noire et, par là, sur le monde méditerranéen. Par son port de Constantza, relié à Bucarest par le magnifique pont de Czernavoda, la Roumanie est directement intéressée à l’équilibre balkanique et à l’avenir de l’Empire ottoman. L’ouverture de son port, l’activité commerciale qui s’y est développée, la ligne de navigation qui en part, font dépendre la prospérité de la Roumanie de la liberté du Bosphore et des Dardanelles. Or la question des Détroits implique tout l’ensemble de la question d’Orient ; la Roumanie ne peut pas s’en désintéresser[1].

Mais sa configuration géographique l’engage en même temps dans d’autres problèmes. Elle a la forme d’un croissant qui, s’adossant au Danube, à la Mer-Noire et au Pruth, embrasse dans sa concavité le massif montagneux de la Transylvanie. La corne méridionale du croissant s’allonge vers l’Occident, par la Petite-Valachie, jusqu’aux Portes de Fer où elle confine aux plaines hongroises du Banat dans lesquelles les Roumains sont nombreux, et où elle n’est séparée de la Serbie que par le Danube dont le large cours n’empêche pas les êmigrans valaques de coloniser les cantons serbes du voisinage ; ils s’y comportent d’ailleurs en loyaux sujets du roi Pierre. L’autre corne s’allonge vers le Nord, entre le Pruth et les montagnes, et touche à la Bukovine autrichienne qui envoie au Reichsrat de Vienne cinq députés roumains. Par là, les Roumains sont en contact avec les Petits-Russiens ou Ruthènes, avec les Polonais, les Russes ; toutes les transformations qui peuvent survenir dans l’Europe centrale, tous les conflits qui peuvent y éclater, affectent leurs intérêts. La Moldavie allonge du Sud au Nord, sur une grande étendue, ses fertiles campagnes ; elle s’interpose, comme un tampon, entre les plaines russes et les Carpathes austro-hongroises ; dans une guerre entre l’Autriche et la Russie, la Roumanie ne pourrait guère rester indifférente. Par ses longues frontières, par sa configuration biscornue, la Roumanie se trouve avoir beaucoup de voisins, d’où l’éventualité de beaucoup de conflits.

Si l’on regarde une carte de l’Europe orientale, on est frappé de la disposition caractéristique des couleurs qui distinguent les divers Etals : la Turquie d’Europe, la Bulgarie, la Roumanie forment trois bandes parallèles au Danube et au Balkan, trois couches de population qui s’étendent longitudinalement de l’Est à l’Ouest et qui, du Sud au Nord, vont se superposant par tranches assez minces représentant à la fois des races et des Etats. La masse russe et la masse austro-hongroise semblent peser sur l’ensemble et le comprimer. Ainsi la Roumanie est serrée, en sandwich, entre la Russie slave et la Bulgarie slave ; celle-ci à son tour se trouve laminée entre la Roumanie latine et la Thrace ottomane. Entre les diverses tranches, pas de frontière naturelle ; la plaine bulgare de Philippopoli s’ouvre largement, par la Maritza, sur la plaine turque d’Andrinople ; la Dobroudja roumaine n’est séparée par aucun obstacle naturel des cantons bulgares voisins ; enfin, entre l’immense plaine de la Petite-Russie et les champs moldaves, le Pruth ne forme qu’une insignifiante barrière. Ces plaines ont, au cours des siècles, souvent changé de maître ; elles sont une proie facile pour les conquérans ; d’où, pour les Etats qui s’y constituent, l’obligation vitale de monter une garde vigilante et de tenir leur poudre sèche ; de là aussi la probabilité d’alliances ou d’ententes pour le maintien de l’équilibre général et la sauvegarde de la sécurité de chacun.

Dans la crise de 1877-1878, la Roumanie a fait l’amère expérience des périls de sa situation géographique ; elle se trouvait sur le passage des deux grandes puissances qui allaient se heurter ; son indépendance notait, à cette époque, reconnue ni par les Turcs, ni par l’Europe. Les troupes du Tsar, en marche vers le Danube, entrèrent en Moldavie sans attendre la signature de la convention qui devait les y autoriser ; Gortchakof ne cachait pas que si la permission était refusée, l’armée la prendrait de force. La Roumanie fut sauvée par la fermeté et l’habileté de son prince ; entre deux guerres, il choisit la seule qui pût être à la fois profitable à son pays et justifiable devant l’opinion étrangère : il marcha avec les Russes. L’armée roumaine, patiemment formée par le prince Carol, parut sous Plevna ; ses succès, qui sauvèrent l’armée russe, furent, pour toutes les puissances, une révélation ; le jour du dernier assaut de Plevna, la Roumanie, par le courage de ses soldats et l’énergie de son souverain, acquit droit de cité en Europe : le pays y gagna son indépendance et le prince sa couronne royale. Au traité de Berlin, la Roumanie dut céder la Bessarabie méridionale que la Russie avait perdue par le traité de Paris et qu’elle tenait à honneur de recouvrer, mais elle reçut en compensation la Dobroudja. L’avenir a prouvé qu’en dépit des apparences, elle n’avait pas perdu au change. La Dobroudja est une terre vierge, une terre de colonisation que les Roumains mettent aujourd’hui en valeur, et surtout ils ont acquis, avec le port de Constantza, une fenêtre sur le monde extérieur. C’est par Constantza que la Roumanie respire.

Les premiers mois qui suivirent le traité de Berlin furent pour la Roumanie et son roi une période d’incessantes alarmes. On croyait alors que la Bulgarie, affranchie par les victoires russes, resterait sous la tutelle étroite du Cabinet de Pétersbourg. La Roumanie dut subir le passage, sur son territoire, d’une route d’étapes pour le ravitaillement et la relève de l’armée qui occupait la Bulgarie ; certains corps russes se comportèrent chez leurs alliés comme en pays conquis ; ils n’ont pas laissé un bon souvenir dans les villages moldaves. Il fallut toute la diplomatie fière et conciliante à la fois du roi Carol, pour éviter, dans ces circonstances difficiles, une catastrophe ou une humiliation nationale. C’est depuis cette époque que la dynastie de Hohenzollern est devenue, en Roumanie, une royauté vraiment nationale. La Bulgarie, cependant, ne tarda guère à secouer la tutelle un peu lourde du « tsar libérateur » et de ses généraux ; les défiances des Bulgares à l’égard de la Russie, leur passion pour une indépendance complète ont beaucoup servi la Roumanie dans l’œuvre de son propre affranchissement. Le redoutable étau qu’elle avait craint un moment de voir refermer sur elle ses puissantes mâchoires, desserrait son étreinte ; la Roumanie respirait. Mais la leçon n’a été perdue ni pour elle, ni pour son roi. Celui-ci s’est appliqué avec une sollicitude plus active que jamais au renforcement et à l’instruction de son armée. Aujourd’hui la Russie, même en cas de conflit avec la Turquie, ne serait plus tentée de violer le territoire roumain et d’y prendre de force un passage qui ne serait pas accordé de gré. Dans tout conflit danubien ou balkanique, les puissances devraient compter avec la Roumanie et son armée.


II

La Dobroudja, cette terre de landes et de marais que le traité de Berlin a donnée aux Roumains et que leur énergie colonisatrice a déjà métamorphosée, remplit, dans l’équilibre politique de l’Europe, un office très important : elle sépare la Russie slave de la Bulgarie slave. A un Bulgare qui regrettait que le Congrès de Berlin n’eût pas attribué toute la rive droite du Danube à la Bulgarie, Stanibouloff répondait : « Bénissez le Ciel que la Dobroudja vous sépare de la Russie[2] ! » Les vœux du terrible dictateur sont accomplis : la politique bulgare est pleinement indépendante de celle de la Russie, mais les souvenirs de l’époque héroïque, les affinités de race, de religion et d’intérêts peuvent, à un moment donné, amener entre les deux pays une alliance qui pourrait être dangereuse pour la Roumanie ; c’est l’une des éventualités en vue desquelles elle ne peut manquer de se prémunir ; elle n’a qu’un moyen de le faire, c’est de s’entendre avec l’Autriche-Hongrie qui, rivale de la Russie dans les Balkans, a le même intérêt qu’elle. De fait, le roi Carol et ses ministres ont eu depuis longtemps des pourparlers avec le Cabinet de Vienne en prévision d’une nouvelle descente russe vers le Bosphore : une entente militaire, conclue en 1891, prévoit qu’en cas d’agression russe, l’armée roumaine et l’armée autrichienne se prêteraient un mutuel appui. En interposant une terre roumaine entre la Russie et la Bulgarie, les plénipotentiaires de Berlin ont poussé la Roumanie vers l’Autriche-Hongrie, dont certains intérêts considérables auraient dû l’éloigner. Du fait qu’elle possède la Dobroudja, la Roumanie devient naturellement la sentinelle avancée de la Triple-Alliance en face du Slavisme. La Roumanie est liée à l’Empire allemand par des liens dynastiques, mais ce sont des raisons plus profondes, inscrites dans le traité de Berlin, qui lui ont imposé comme une nécessité la pratique d’une politique vers laquelle l’inclinaient déjà les préférences de son souverain.

Le Turc, avec son armée réorganisée, pèse d’un poids lourd dans ce dosage de forces d’où l’équilibre de l’Orient doit résulter. Il est séparé du Roumain par le Bulgare : il n’a donc rien à craindre du premier, tandis qu’il redoute les ambitions du second. Rien donc de plus naturel pour lui que de s’entendre avec le Roumain pour contenir les impatiences du Bulgare et arrêter la descente du Russe vers Constantinople. En laissant de côté l’hypothèse d’une alliance entre la Russie et la Bulgarie et en supposant que la Bulgarie seule attaque la Turquie, la Roumanie croit que, même dans ce cas, son intérêt lui commanderait de marcher d’accord avec la Sublime-Porte. Elle a pris pour maxime fondamentale de sa politique la règle, que nous avons si malheureusement oubliée en 1866, que l’accroissement d’un Etat est, ipso facto, une diminution pour ses voisins : les proportions se trouvant changées, l’équilibre est rompu. Mais ce n’est pas, comme l’a fait Napoléon III, après l’événement qu’il convient d’appliquer ce principe, c’est avant : le roi Carol n’y a pas manqué. On a dit souvent de la Bulgarie qu’elle est la Prusse des Balkans. Le Hohenzollern qui règne à Bucarest est résolu à ne pas laisser accomplir, au bénéfice de la « Prusse des Balkans, » ce que le Hohenzollern de Berlin a réalisé au bénéfice de la Prusse et au détriment de l’Autriche et de la France. Comparée à la Bulgarie, la Roumanie est actuellement, sous le rapport de la population et des ressources générales, dans la proportion de sept à quatre. Elle a sept millions d’âmes, et la Bulgarie moins de quatre. Elle ne veut pas voir cette proportion se modifier à son désavantage. Une victoire bulgare, qui ressusciterait la Grande-Bulgarie de San Stefano, mettrait la Roumanie en état d’infériorité ; elle risquerait de se trouver étouffée entre deux grands empires slaves ; elle redouterait que la Bulgarie victorieuse ne cherchât à s’emparer de la Dobroudja sous prétexte qu’une partie des paysans qui y vivent sont de race bulgare. Aussi est-il permis de croire que, sous une forme quelconque, entre la Sublime-Porte et Bucarest, le cas d’une agression bulgare a été envisagé, et que tout se passerait, en cas de guerre, comme si un accord avait été conclu.

Le Roumain, se tournant vers son voisin Bulgare, lui tient à peu près ce langage : « Nous désirons être vos amis ; nous verrons toujours avec plaisir vos progrès économiques et sociaux, l’accroissement de votre richesse, de vos chemins de fer, de vos échanges, mais si vous vouliez faire la guerre aux Turcs pour porter vos frontières jusqu’à la mer Egée, réaliser la Grande Bulgarie de vos rêves ou créer une Macédoine indépendante qui serait nécessairement une Macédoine bulgare prenez garde : nous mobiliserions nos troupes et pendant que vous descendriez sur Andrinople, nous marcherions sur Sofia, nous menacerions les derrières de votre armée, nous arrêterions ses progrès, ou, tout au moins, nous saisirions un gage qui nous assurât le droit d’être partie intervenante au traité de paix et de ne pas rester nos mains vides tandis que vous garniriez les vôtres. » Ainsi menacée à revers pendant qu’elle combattrait de front contre les Turcs, la Bulgarie serait paralysée, d’autant mieux que sa forme, allongée d’Est en Ouest et étroite du Sud au Nord, mettrait la base d’opérations de l’armée qui attaquerait Andrinople à quelques jours de marche des corps roumains. A plusieurs reprises, en ces dernières années, le gouvernement du roi Carol a nettement fait connaître ses intentions au Cabinet de Pétersbourg avec lequel il entretient des relations très confiantes ; les conseils pacifiques que le gouvernement du Tsar a fait, en diverses circonstances, entendre à Sofia s’appuyaient ainsi sur un argument singulièrement fort. On s’est étonné en Europe, on s’est indigné dans les milieux nationalistes bulgares ou macédoniens, de ce que le roi Ferdinand n’ait pas profité du désarroi où était l’armée turque après la révolution de juillet 1908, ou après le coup d’Etat d’Abd-ul-Hamid en avril 1909, pour marcher sur Constantinople et signer à son profit un nouveau traité de San-Stefano. La véritable raison de cette abstention, c’est en Roumanie qu’il faut aller la chercher. Les Bulgares le savent bien ; mais il en est parmi eux qui pensent que l’obstacle est plus formidable en apparence qu’en réalité. « Si, disent-ils, les Roumains envahissaient notre territoire pendant que nous serions engagés avec les Turcs, nous ne devrions pas leur opposer un seul soldat, mais ouvrir toutes les portes devant eux ; ni l’opinion européenne, ni même l’opinion roumaine n’admettraient que, dans ces conditions, l’armée roumaine vînt frapper par derrière et écraser ces mêmes Bulgares affranchis par sa bravoure aux jours de Plevna. » Même dans l’hypothèse où les choses se passeraient ainsi, il n’en reste pas moins que les Roumains occuperaient une partie du territoire bulgare et que les opérations de l’armée aux prises avec les Turcs en seraient singulièrement contrariées. La prudence du roi Ferdinand a mesuré toutes ces difficultés ; elles lui ont paru assez graves pour imposer la paix à la Bulgarie frémissante. A l’automne dernier, au moment où les Turcs, sous prétexte de désarmement, se livraient en Macédoine aux sévices dont nous avons donné ici quelques exemples[3], en Bulgarie l’opinion publique, violemment irritée, reprochait au Roi et au gouvernement leur inaction ; des réfugiés macédoniens, étalant leurs plaies et leurs haillons, émouvaient la pitié de leurs frères bulgares ; la situation était menaçante ; on allait jusqu’à dire qu’une révolution pouvait emporter le trône du roi Ferdinand ; c’est à ce moment précis qu’un journal français donna, comme venant de Constantinople, la nouvelle d’une convention militaire turco-roumaine, si bien qu’il est permis de se demander si cette révélation, vraie ou fausse, n’aurait pas été destinée à expliquer et à justifier l’attitude résolument pacifique du roi Ferdinand ; l’auteur de cette utile indiscrétion n’aurait fait, pour ainsi dire, que concrétiser en un fait significatif toute une situation politique sur laquelle il aurait voulu attirer l’attention.

Une convention militaire turco-roumaine ne serait, en effet, que la traduction écrite de la politique qui engage dans un même système la Triple-Alliance et, avec elle, la Roumanie et, jusqu’à un certain point, la Turquie. Le roi Carol ne s’accommoderait pas aujourd’hui de la neutralité que Bratiano et Kogalniceano demandaient pour la Roumanie au Congrès de Berlin. Sur les confins de la péninsule Balkanique, il se regarde comme la sentinelle avancée de la Triple-Alliance et du germanisme. L’Allemagne, dont l’influence est si forte aujourd’hui à Constantinople, ne peut qu’être favorable à une entente militaire entre la Turquie et la Roumanie. L’armée roumaine est exercée à l’allemande, elle a des canons Krupp et des fusils allemands, comme l’armée turque. Les grandes puissances préfèrent ne pas s’engager elles-mêmes dans les affaires balkaniques ; l’Allemagne, en particulier, trop éloignée pour s’y mêler directement, serait bien aise de trouver un prête-nom qui jouât son jeu et servît ses intérêts. La Roumanie se charge volontiers de ce rôle parce qu’elle y trouve son avantage. Si, en cas de conflit turco-bulgare, elle envoyait son armée prendre à revers les forces bulgares, elle agirait conformément aux vues du Cabinet de Berlin, mais aussi conformément à ses intérêts propres. La vitalité de la combinaison qui fait entrer la Roumanie dans l’orbite de la Triple-Alliance s’est manifestée notamment l’été dernier quand Hakki Pacha, ministre des Affaires étrangères ottoman, est venu rendre visite au roi Carol avant de partir pour les eaux de Bohême où il devait rencontrer le comte d’Æhrenthal et M. de Kiderlen-Wæchter.

Nous avons eu déjà l’occasion d’indiquer ici quelle serait l’attitude de la Roumanie dans le cas où les Etats balkaniques chercheraient à se grouper en une Confédération[4]. Si la combinaison était dirigée contre l’Empire ottoman, la Roumanie refuserait d’y entrer, et son abstention la ferait échouer ou la paralyserait, S’il s’agissait au contraire d’une Confédération générale où la Turquie aurait sa place, la Roumanie n’aurait aucune raison de s’en tenir éloignée ; elle s’y agrégerait sans doute et sa politique s’en trouverait peut-être radicalement modifiée ; elle pourrait prendre appui sur les Etals balkaniques pour faire face au Nord et poursuivre, en face de l’Autriche et de la Russie, une politique « panroumaine. »

Il n’est, en politique, opposition si résolue qui ne se laisse fléchir si elle reçoit ce que les diplomates appellent, d’un si joli euphémisme, ses « apaisemens. » Quelles que soient les sympathies personnelles du souverain, son gouvernement et lui-même sont guidés par les seuls intérêts de la nation roumaine. Si, dans un remaniement territorial des Etats de la péninsule, la Roumanie trouvait la satisfaction de ses ambitions légitimes et recevait les garanties qu’elle juge nécessaires, pourquoi se refuserait-elle à une entente avec la Bulgarie ? Peut-être même ses démonstrations ne seraient-elles menaçantes que dans le secret dessein de stipuler un prix plus avantageux de sa retraite ? Il n’est pas difficile de deviner en quoi pourraient consister, en pareil cas, les « apaisemens » de la Roumanie ; il suffit de se reporter aux débats du Congrès de Berlin et aux négociations diplomatiques auxquelles a donné lieu l’opération de la délimitation. Il faut se souvenir que, pour rendre moins amer aux Roumains l’échange de la Bessarabie méridionale contre la Dobroudja, exigé par le Tsar et Gortchakof, le premier plénipotentiaire français, M. Waddington, proposa et fit adopter une extension considérable du territoire roumain au Midi de la Dobroudja ; la frontière fut reportée jusqu’au delà de Mangalia, sur la Mer-Noire, et, le long du Danube, jusqu’à une petite distance de Silistric. M. Waddington insista même sans succès pour que la part de la Roumanie englobât la ville de Silistric, à laquelle sa forte position sur le Danube donne une importance particulière. Lors des opérations de délimitation, il y eut encore de longues contestations à propos d’un village voisin de Silistrie, Arab-Tabia ; malgré l’opposition très vive de la Russie et la mauvaise humeur de Bismarck[5], Arab-Tabia finit par rester à la Roumanie, mais Silistrie avec ses vergers, ses jardins et ses vignes demeura bulgare.

La vieille citadelle de Silistrie est un point stratégique très important ; c’est la clef de la Dobroudja. Cette province, habitée par des Bulgares et par des Tatars musulmans, au milieu desquels les colonies roumaines n’étaient au moment de l’annexion qu’une faible minorité, est encore mal rattachée à la Roumanie ; les Bulgares ne regardent pas sans regrets ces plaines qui sont la prolongation naturelle des leurs et où habitent un grand nombre de leurs frères. Mais la Dobroudja est devenue indispensable à la vie des Roumains ; ils s’alarment de voir le port de Constantza, qu’ils ont créé à grands frais, et le chemin de fer qui y mène, exposés, dans un pays plat, sans frontières naturelles, au raid audacieux d’un adversaire bulgare. L’armée roumaine est obligée de monter une faction pénible dans ces plaines ouvertes. La possession de Silistrie et de sa banlieue remédierait à ces inconvéniens et apaiserait ces craintes ; Silistrie fortifiée deviendrait la base solide de la domination roumaine sur la rive droite du Bas Danube. Pour les mêmes raisons qui la font convoiter des Roumains, les Bulgares attachent un grand prix à sa conservation ; mais si les circonstances les plaçaient un jour en face de la nécessité de risquer un coup de partie et d’attaquer les Turcs, l’abandon de Silistrie ne serait pas un prix trop élevé pour la neutralité, peut-être même pour le concours actif de l’année roumaine. Il est des heures décisives où il faut savoir donner peu pour gagner beaucoup. Si les Turcs devaient être un jour chassés d’Europe, ils le seraient par une entente de l’Autriche-Hongrie et de la Bulgarie, la Roumanie ayant reçu ses « apaisemens. »

Ainsi, l’avenir et la sécurité de la Turquie, en Europe, dépendent, pour une forte part, de la Roumanie. La leçon de 1877-1878 est restée présente à l’esprit du roi Carol et des hommes d’État roumains. Ils ont travaillé avec persévérance pour que leur pays ne puisse plus être exposé sans profit aux hasards d’une grande guerre ; si la Roumanie prenait les armes aujourd’hui, ils veulent que ce ne puisse être que pour sa propre querelle. Quand le prince Carol, après le Congrès de Berlin, se rendit à Potsdam en août 1880, Bismarck lui parla des « difficultés énormes » qui résultaient pour la Roumanie de sa situation géographique, et lui conseilla « de ne pas prendre une attitude trop rude à l’égard de la Russie[6]. » Ces conseils de prudence étaient superflus adressés au souverain éminent qui a su faire de la Roumanie un État fort et garantir son avenir par tout un système d’alliances, d’ententes et de contre-assurances. Si la Roumanie tient aujourd’hui en Europe une place enviée, c’est, pour une large part, à la prudence et à l’énergie de son roi qu’elle le doit.

Charles Ier, roi de Roumanie, est un Hohenzollern ; il est le second fils de ce prince Antoine, dont le nom fut si souvent prononcé en France à l’époque tragique où son fils aîné fut candidat au trône d’Espagne. De sa lignée princière, il a l’orgueil du nom et du sang. Un Hohenzollern doit être soldat, s’il n’est pas roi : le prince Charles a été l’un et l’autre. Il avait, de naissance, le don du commandement, le sens de la discipline, le goût des responsabilités ; il n’a recherché, dans l’exercice du pouvoir, ni les jouissances grossières, ni même les plaisirs délicats ; régner, c’est, pour lui, mettre en action et développer les dons spéciaux qu’un décret nominatif de la Providence semble aux Hohenzollern avoir imparti à leur race pour le gouvernement des hommes ; sa vie privée est simple, ses mœurs austères, avec une nuance de mélancolie qui fait penser à la tristesse de ces plateaux de la Souabe ou s’élève le vieux nid de hobereaux d’où est sortie la lignée des Hohenzollern. Les lettres fréquentes qu’il échangeait avec son père tant que celui-ci vécut et qu’il a insérées dans ces Mémoires qui constituent un si précieux document pour l’histoire contemporaine, nous le montrent, sous des apparences de froideur, passionné pour la politique et pour l’art de la guerre. Il était capitaine de dragons prussiens, quand l’imprévoyance de Napoléon III fit de lui un prince régnant de Roumanie, et il est resté toujours épris de gloire militaire ; sa fermeté et son coup d’œil, à Plevna, sauvèrent l’armée russe : ce fut sans doute le plus beau moment de sa vie. Les triomphes des armées prussiennes en 1866, en 1870, la résurrection de l’Empire allemand au profit des Hohenzollern, excitaient son émulation ; il voulait être, sur le Bas-Danube, à la hauteur de la prodigieuse fortune de sa maison. Il suivit les méthodes et les exemples que le succès consacrait avec tant d’éclat ; il donna tous ses soins à l’armée qu’il n’a jamais cessé de perfectionner et d’accroître. En politique, son application, son bon sens, sa ténacité ont parfaitement servi la prudence de ses desseins ; il a montré, en diplomatie, la vigilance et l’esprit de décision dont il avait brillamment fait preuve, en 1877, à la tête de ses troupes. Secondé par la bonté active et l’intelligence brillante de la Reine, il a fini par s’imposer au respect et à la reconnaissance d’un peuple latin et oriental qui, par ses qualités comme par ses défauts, diffère si profondément de son souverain. Il est dans le destin des Hohenzollern de fonder des œuvres artificielles, paradoxales, qui cependant durent, parce qu’ils les édifiant sur la force, l’ordre et la discipline. Cette association d’un prince étranger à une jeune nation orientale a réussi à la Roumanie comme à la Bulgarie. Avec deux tempéramens très dissemblables, le fils de la princesse Clémentine et celui du prince Antoine ont rendu à leurs patries d’adoption un service de même nature ; ils ont glorieusement contribué à faire d’elles des nations que l’on respecte et qui peuvent regarder le présent avec sécurité et l’avenir avec espérance.


III

Carol Ier porte le titre de roi de Roumanie ; mais il arrive parfois que ses sujets, dans leur enthousiasme patriotique, le saluent du titre de roi des Roumains. Tout un programme tient dans cette différence d’appellation, toute l’espérance d’une plus grande. Roumanie où entreraient tous les Roumains. La Roumanie a ainsi deux politiques : l’une réaliste, ostensible, immédiate, purement conservatrice ; l’autre plus chimérique, moins précise, plus secrète, plus aventureuse. La seconde, sortie de l’imagination populaire plutôt que des méditations des hommes d’Etat, prépare de loin une extension de la Roumanie dans les limites de l’aire occupée par la race roumaine. Si une bonne occasion se présentait, si quelque Etat voisin venait à traverser une crise grave et se trouvait menacé de dislocation, la Roumanie aurait, au bon moment, des revendications nationales à produire ; elle est entourée de plusieurs « Roumanie non rachetées » qui peuvent lui fournir, le cas échéant, des occasions favorables d’intervention ou d’échange.

C’est parmi les colonies les plus éloignées du noyau principal de la race que le gouvernement roumain a fait jusqu’ici la plus active propagande. Au temps où les peuples chrétiens de la péninsule semblaient croire que la succession des Turcs, en Macédoine, allait bientôt s’ouvrir et s’en disputaient par avance les morceaux, Bulgares, Serbes et Grecs faisaient valoir leurs prétentions à l’héritage. Les Roumains s’avisèrent un jour que, dans les épais massifs de montagnes de l’Albanie méridionale et de la Macédoine vivent des pasteurs qui parlent une langue dérivée du latin, très proche parente du roumain, qui se nomment eux-mêmes Tsintsars et que les Grecs appellent Koutzo-Valaques (Valaques boiteux)[7]. La politique roumaine comprit tout le parti qu’elle pouvait tirer de ces « frères séparés ; » elle organisa parmi les Valaques du Pinde une propagande qui tendait à séparer de l’hellénisme les populations de langue roumaine pour en constituer une nationalité à part. En réalité, ces Koutzo-Valaques, dont, au XIVe siècle, le voyageur Juif Benjamin de Tudèle signalait déjà l’existence dans le Pinde, sont les descendans des paysans macédoniens romanisés, refoulés dans les montagnes par les invasions slaves, de même que les Roumains sont les descendans des colons de la Dacie réfugiés dans les Carpathes. La propagande roumaine, appuyée d’argumens sonnans et trébuchans, encouragée au début par l’Autriche, favorisée par les autorités ottomanes qui se servaient volontiers du « roumanisme » pour battre en brèche l’ « hellénisme, » obtint de faciles succès. En 1905, le très distingué ministre de Roumanie à Constantinople, M. Alexandre Em. Lahovary, aujourd’hui ministre à Paris, obtint du sultan Abd-ul-Hamid la reconnaissance officielle de la personnalité nationale des Valaques de Turquie. Le gouvernement du roi Carol se trouvait dès lors qualifié, au cas où les propagandes nationales eussent abouti à un partage de la Macédoine, pour réclamer sa part ou obtenir des compensations. Si au contraire la Macédoine était devenue, sous le régime européen des « Réformes, » une sorte de province privilégiée presque autonome, la Roumanie aurait eu voix au chapitre dans sa constitution. Vers la même époque, les Roumains s’intéressaient à la reconnaissance de la langue et de la nationalité albanaises[8]. Il semble qu’on ait un moment pensé, à Bucarest, à constituer un grand Etat albanais-valaque, entre l’Adriatique et le Vardar, sous le double patronage de la Roumanie et de l’Italie. C’était aussi le temps où, dans un livre dont nous avons eu plusieurs fois l’occasion de parler ici, un Roumain de marque publiait sous le pseudonyme « Un Latin » un projet de confédération balkanique dont il proposait de donner la présidence à un empereur italien qui aurait été en outre le souverain direct des Albano-Valaques[9]. Sans doute, il s’agit plutôt là d’ambitions vagues que de desseins mûrement préparés ; il n’en est pas moins certain que les Roumains ont esquissé en Macédoine une forme très ingénieuse d’impérialisme ethnique et linguistique. Une rupture diplomatique entre la Roumanie et la Grèce fut la suite de la propagande roumaine parmi les Valaques, mais les rapports avec le gouvernement ottoman restèrent excellens. Aujourd’hui, « grécisans » et « roumanisans » ont cessé de se combattre les armes à la main, et les relations diplomatiques entre Athènes et Bucarest viennent d’être reprises ; mais la Révolution ottomane n’a pas coupé court à la propagande roumaine en Macédoine ; les Valaques du Pinde, avec leurs écoles où l’on parle roumain, se distinguent toujours des Grecs par leur loyalisme plus actif à l’égard des Turcs et par leur résistance à l’influence religieuse et politique du Patriarcat phanariote ; pour la politique roumaine, ils restent comme une monnaie d’échange ou comme un jalon d’attente pour le cas où de nouvelles complications viendraient à changer les destinées de la Turquie d’Europe.

Les Vainques du Pinde ne sont que les cousins germains des Roumains de la Moldavie et de la Valachie, mais les Roumains de Transylvanie sont bien leurs frères. Le massif transylvain est la véritable patrie de la race, la forteresse historique de la nationalité. Les Roumains qui vivent sujets du roi Habsbourg et gouvernés par les Hongrois sont aujourd’hui près de 3 millions et demi ; ils forment la grande majorité de la population de la Transylvanie ; ils sont nombreux dans le Banat, la Crichiane et le Maramourèche. C’est un peuple de paysans ; la noblesse a été, depuis des siècles, magyarisée ou attirée vers le Bas-Danube, et le peuple a été réduit au servage de la glèbe ; il est resté dans cette condition jusqu’au règne de Joseph II. Les longues luttes des Roumains des Carpathes pour sauvegarder et, plus tard, pour recouvrer leur indépendance ne sont pas aujourd’hui notre sujet. Il faut rappeler cependant qu’au moment de la Révolution de 1848, l’une des revendications des Hongrois fut l’incorporation de la Transylvanie, qui, jusque-là, formait un duché autrichien séparé, au royaume de Hongrie ; aussi vit-on les Roumains se lever pour le maintien de leur autonomie relative et combattre vigoureusement, comme les Croates de Jellachich, pour l’Empereur et Roi contre les Magyars ; ils contribuèrent à l’échec final des armées hongroises. Ils devaient être mal récompensés de leur loyalisme ; le compromis de 1867 consacrait l’incorporation de la Transylvanie à la Hongrie et abandonnait les Roumains à la discrétion des Magyars. L’histoire des Roumains de Hongrie, depuis cette époque, est celle des efforts du gouvernement et des fonctionnaires de Budapest pour les magyariser et de la résistance passive de cette race de paysans tenaces. Nous ne raconterons pas ces luttes que nous ne considérons aujourd’hui que du dehors et du point de vue roumain. La politique du roi Carol se désintéresse officiellement des revendications des Roumains de Hongrie ; liée à la Triple-Alliance, elle ne saurait encourager ouvertement, dans l’Empire austro-hongrois, un foyer d’irrédentisme ; mais comment empêcherait-elle la presse et l’opinion publique de s’intéresser au sort de ces « frères séparés » et de reprocher aux Hongrois, qui revendiquent avec tant d’énergie les droits de leur nationalité, de méconnaître ceux des autres ? Par le fait seul du voisinage, il y a, entre les Roumains du royaume et ceux d’Autriche-Hongrie, un perpétuel échange d’idées et de sympathies que le gouvernement de Bucarest, le voulût-il, serait impuissant à enrayer. Périodiquement la presse magyare dénonce ce qu’elle appelle les menées « daco-roumaines » et le ministre commun des Affaires étrangères est souvent interrogé, aux Délégations, sur l’attitude du gouvernement roumain. A la dernière session, à Budapest, le comte d’Æhrenthal a répondu à une question d’un député en affirmant la parfaite correction du gouvernement roumain. Voici comment, quelques jours après, ripostait le Budapesti Hirlap du 26 février 1911 :


L’attitude du gouvernement roumain à l’égard de la Hongrie a toujours été correcte, disait encore hier le comte d’Æhrenthal et nous sommes obligés, hélas ! de constater que tout le système de l’enseignement en-Itou-manie repose sur l’irrédentisme le plus éhonté. Or, le gouvernement roumain, toujours correct envers la Hongrie, distingue officiellement sur les cartes géographiques admises dans les écoles et dans les manuels scolaires, deux sortes de Roumanies, la Roumanie libre et la Roumanie asservie.

Voici la division géographique enseignée officiellement en Roumanie depuis les écoles primaires des villages jusqu’au programme des examens universitaires :

I. — Roumanie libre : 131 353 kilomètres carrés ; 6 000 000 d’habitans.

II. — Roumanie asservie : 1) Transilvania (15 comitats hongrois) 57 244 kilomètres carrés ; 2 500 000 habitans ; 2) Banat (comitats hongrois de Ternes, de Torontal et de K. Sözrény) 28 507 kilomètres carrés ; 1 500 000 habitans ; 3) Crisinia (comitats hongrois de Szilagg, Hajdu Bihar, Békès, Arad et Csanad) 29 260 kilomètres carrés ; 1 800 000 habitans ; 4) Maramures (comitats hongrois de Marmaros, Szatmar, Ugocsa, Szabolcs ; 21 845 kilomètres carrés ; 1 050 000 habitans ; 5) Bucovina (province autrichienne) 10 450 kilomètres carrés ; 730 000 habitans ; 6) Bessarabie (province russe) 20 000 kilomètres carrés, 1 500 000 habitans ; en tout pour la Dacoroumanie 298 659 kilomètres carrés, 15 000 000 d’habitans.

Le tableau est édifiant pour le comte d’Æhrenthal, n’est-ce pas ? Nous dirons plus : l’année dernière, un concours fut ouvert en Roumanie, parmi les instituteurs, pour répandre dans les villages certaines connaissances générales ; dans le questionnaire officiel figuraient deux points : le peuple sait-il quelque chose des Roumains asservis ? quel est le pays étranger qu’il déteste ? Le si correct gouvernement roumain s’est bien gardé de communiquer les réponses à l’Autriche-Hongrie. Toujours le si correct gouvernement roumain a édité une carte murale scolaire d’après laquelle la vraie Roumanie s’étend jusqu’au fleuve Tisza, à 80 kilomètres à l’Est de Budapest, retranchant ainsi 180 000 kilomètres carrés de la Hongrie au profit de la Roumanie future ; cette carte est dans toutes les écoles du royaume ; aucune école ne doit en avoir d’autre, il y a des règlemens ; or, le gouvernement hongrois put se procurer, il y a quelques années, un exemplaire de cette carte qu’il communiqua au Ballplatz, lequel, en l’appelant fantaisiste devant la Délégation, la transmit à Bucarest avec protestations. Spiru Haret, ministre roumain de l’Instruction publique d’alors, nomma une commission en vue d’élaborer une nouvelle carte. Depuis, les gouvernemens hongrois et roumain ont changé et la vieille carte est restée dans toutes les écoles roumaines. Il serait temps que le comte d’Æhrenthal intervînt auprès du si correct gouvernement roumain.


Entre la presse des deux pays, de telles polémiques sont fréquentes et d’ailleurs vaines, car il se peut que le gouvernement roumain soit parfaitement correct et que cependant la propagande roumaine existe ; la politique des Cabinets et celle des peuples ne suivent pas les mêmes inspirations ni les mêmes méthodes ; il est hors du pouvoir des gouvernemens d’empêcher absolument deux groupes d’hommes voisins, qui sont ou qui se croient frères, de fraterniser par-dessus les frontières et de se tendre la main.

Le groupe des Roumains de Transylvanie et de Hongrie se prolonge vers le Nord par les populations roumaines de Bukovine qui dépendent de l’Autriche. Les Roumains y sont 230 000 qui travaillent à maintenir les droits de leur nationalité en face des Ruthènes qui sont 300 000 ; ils associent leur résistance à celle des Allemands qui ont dans le pays des colonies prospères et qui sont les maîtres de l’Université de Czernowitz. Les cinq députés roumains que la Bukovine envoie au Reichsrat de Vienne, ne voulant s’associer ni aux Slaves ni aux Allemands, se sont rapprochés des Italiens. Roumains et Italiens habitent aux deux extrémités de la monarchie, mais, au Parlement, leurs affinités latines et le commun besoin de résister à la pression allemande et à la marée montante du slavisme les ont réunis ; ainsi associés, ils constituent un appoint important dans les luttes parlementaires, et ils obtiennent, en portant leurs voix au bon moment d’un côté ou de l’autre, d’importantes concessions pour leurs intérêts nationaux.

La Bessarabie a été séparée de la Moldavie par le traité de Bucarest, en 1812, et réunie à la Russie. Le traité de Paris, en 1856, pour éloigner les Russes des bouches du Danube, a donné les trois districts méridionaux, riverains du grand fleuve, à la Roumanie. Ce sont ces districts que la Russie a revendiqués et repris au traité de Berlin (1878). La Bessarabie est habitée par environ 1 300 000 Roumains ; ce sont des paysans parmi lesquels, jusqu’à présent, le sentiment national roumain fait peu de progrès ; au contraire, le pays se russifie peu à peu. Les grands propriétaires sont russes, les commerçans des villes et des bourgs sont juifs ; le paysan, courbé sur son sillon, est roumain.

Répétons, pour être complet, qu’environ 90 000 des paysans qui, en Serbie, cultivent les plaines qui bordent le Danube, au Nord de Negotin, sont des colons roumains venus de la Petite-Valachie et du Banat. On ne signale, parmi eux, aucunes tendances irrédentistes.

Tout autour de lui, le royaume de Roumanie voit donc se développer des groupes nombreux de Roumains : ce sont les pierres d’attente de la « Grande-Roumanie. » Dans l’état actuel de l’Europe orientale, la Roumanie ne peut espérer et ne recherche effectivement aucun accroissement de territoire, mais, dans le silence, elle se prépare pour l’avenir ; elle attend qu’une guerre, un groupement nouveau des puissances, une modification de la physionomie actuelle de la péninsule des Balkans ou de la constitution interne de l’Empire austro-hongrois fassent naître pour elle l’occasion de revendiquer à son profit une application du principe des nationalités. Dans toutes les hypothèses, elle peut espérer un bénéfice. Nous avons vu quels pourraient être son attitude et le prix de son concours dans le cas d’un conflit turco-bulgare. Si le rapprochement qui paraît actuellement se dessiner entre Vienne et Sofia[10] aboutissait à un conflit avec la Serbie et si la Roumanie était sollicitée d’y prendre part, elle pourrait, de ce côté-là encore, trouver le prétexte d’une revendication nationale. Enfin si, dans une conflagration générale de l’Europe, la Roumanie était amenée à seconder, contre la Russie, les troupes autrichiennes et si cette coopération aboutissait à un succès, la Bessarabie pourrait en être le prix. Mais ces divers avantages, la Roumanie ne pourrait les obtenir qu’à la faveur de cataclysmes généraux qu’elle n’a pas intérêt à provoquer parce qu’elle pourrait aussi beaucoup y perdre. Il en est autrement des provinces, peuplées de plus de trois millions de Roumains qui font actuellement partie intégrante de la Hongrie et de l’Autriche. Pour le moment, les relations de la grande monarchie et du petit royaume sont excellentes et l’union de tous les Roumains sous le drapeau national est un rêve que les Roumains osent à peine s’avouer à eux-mêmes ; mais comment n’observeraient-ils pas les changemens qui, à plus ou moins brève échéance, semblent se préparer dans la monarchie dualiste ? Il y a quinze ans, les pangermanistes se vantaient de travailler à une dislocation de l’Autriche-Hongrie : Prague, Vienne et Trieste seraient entrées dans l’Empire allemand, et l’on entrevoyait déjà que si le Hohenzollern de Berlin absorbait un large morceau d’Autriche, le Hohenzollern de Bucarest ne manquerait pas, lui aussi, de se ruer à la curée : chacun prendrait selon ses serres. On ne parle plus guère aujourd’hui d’un démembrement de l’Autriche, mais on parle beaucoup d’une réorganisation de la monarchie habsbourgeoise sur de nouvelles assises ; les uns voudraient qu’elle devînt trialiste ; d’autres, plus hardis, entrevoient déjà un empire fédéra tif où chaque groupement national formerait un Etat et prendrait place dans une Confédération. Il est caractéristique que l’un des livres où ce plan est exposé et qui ont soulevé le plus de discussions, soit précisément l’œuvre d’un Roumain de Transylvanie, Aurel Popovici[11]. Dans ce projet, les Roumains de Hongrie, de Transylvanie et de Bukovine sont réunis en un seul État, au milieu duquel les Szekel constituent un groupe national distinct. Ce n’est point aujourd’hui notre objet de discuter la valeur d’un tel plan et de ceux qui dérivent des mêmes préoccupations ; mais, au point de vue qui nous occupe, il faut bien voir que toute modification de la constitution de l’Empire des Habsbourg dans un sens fédéraliste importe au plus haut point aux intérêts et à l’avenir de la Roumanie. Il pourrait, en effet, arriver de deux choses l’une : ou bien certains fragmens, si le lien fédéral n’était pas assez fort, pourraient aller chercher au dehors leur centre d’attraction : les Roumains, par exemple, pourraient se tourner vers Bucarest ; ce serait alors la dislocation de l’Autriche-Hongrie. Ou bien, au contraire, l’État habsbourgeois reconstitué serait très fort et attirerait à lui les petits États du Balkan et du Danube ; les Roumains du royaume iraient se joindre à ceux de Transylvanie. Les Roumains, pour retrouver leur unité nationale, ne refuseraient peut-être pas d’entrer dans un grand système de Confédération danubienne sous l’hégémonie de l’Autriche et le sceptre des Habsbourg. Alors serait réalisée l’étonnante prophétie de Bismarck, que nous aimons à citer parce qu’elle découvre, sur l’avenir, des horizons inattendus : « Il est naturel que les habitans du bassin du Danube puissent avoir des besoins et des vues qui s’étendent au-delà des limites actuelles de la monarchie austro-hongroise. Et la manière dont l’Empire allemand s’est constitué montre le chemin par lequel l’Autriche peut arriver à une conciliation des intérêts politiques et matériels qui sont en présence entre la frontière orientale des populations de race roumaine et les bouches de Cattaro[12]. »

De tous ces rêves d’avenir, retenons seulement quelques certitudes. Celle-ci d’abord, qui pèse sur toute la politique de l’Europe et sur les destins de la Roumanie en particulier : depuis Vienne jusqu’au Bosphore, l’Europe n’a pas encore trouvé son assiette définitive ; entre les frontières artificielles des États et les frontières réelles des peuples et des langues, l’écart est trop grand pour être immuable. Comment et au profit de qui des remaniemens s’opéreront-ils ? Il serait téméraire de le prédire ; mais il est certain que, dans ces transformations, un rôle considérable est réservé à la Roumanie et à la nationalité roumaine.


IV

Depuis cinquante ans et surtout dans ces trente dernières années, la Roumanie a fait, dans toutes les branches de la vie économique et sociale, de merveilleux progrès ; il faudrait de longues pages pour en retracer l’histoire ; nous nous contenterons d’indiquer quelques faits et quelques chiffres qui témoigneront de la vitalité de la nation roumaine et qui donneront une notion juste de la force qu’elle représente et du poids dont elle pèse dans les affaires européennes.

L’éveil fut donné au pays par quelques boyards qui, s’inspirant des idées de liberté et d’égalité qu’ils avaient puisées en Occident et surtout en France, amenèrent la noblesse à faire le sacrifice de ses propres privilèges et à voter spontanément l’abolition des titres ; ainsi fut ouvert à tous les Roumains, devenus des citoyens égaux, l’accès des plus hautes charges de l’Etat. Le même esprit d’abnégation de la part des grands boyards permit de réaliser le rêve de tous les patriotes, l’union des Principautés. Alors commença, sous le règne du prince Couza, le travail d’organisation de la Roumanie moderne. Le paysan, resté aussi primitif qu’au temps des Daces, peinait sur une terre qu’il ne possédait pas et ne travaillait que pour son seigneur. La grande réforme de 1864 fut le premier pas vers l’émancipation de la classe rurale. L’abolition de la corvée et la distribution des terres aux travailleurs des champs préparèrent le pays à prendre son essor économique.

Lorsqu’en 1860, Charles de Hohenzollern devint prince régnant de Roumanie, le pays, encore vassal de l’Empire ottoman, ne comptait que 4 500 000 habitans. Il n’existait dans le pays aucun chemin de fer, et seulement mille kilomètres de routes ; les méthodes et les instrumens de culture n’avaient fait aucun progrès depuis l’antiquité. La Roumanie n’avait pas d’autre industrie que les métiers rudimentaires de la campagne, très peu de commerce, pas de port. — Aujourd’hui, le royaume indépendant sur lequel règne le roi Carol Ier a plus de sept millions d’âmes et s’accroît en moyenne de près de 100 000 par an ; la population a augmenté de plus d’un tiers depuis 1866. La paix, le bon ordre, l’amélioration du sort des paysans, l’introduction de meilleures méthodes de culture, d’engrais, de machines, l’amélioration des races de bétail ont produit un accroissement énorme de la production[13]. L’exportation des céréales augmente d’année en année ; la Roumanie est devenue l’un des greniers à blé de l’Europe : de Braïla, de Galatz, de Constantza, les bateaux chargés de céréales partent pour l’Europe occidentale. Le commerce du bétail, au contraire, a beaucoup diminué ; à la suite de la guerre douanière de 1888 à 1891 entre la Roumanie et l’Autriche-Hongrie, les propriétaires roumains ont transformé, chaque fois qu’ils l’ont pu, leurs pâturages en terres de labour. Les économistes et les hommes d’Etat roumains ont compris que l’agriculture et l’élevage ne suffisent plus pour assurer la vie et la richesse d’une nation ; une loi d’encouragement à l’industrie en 1887, une loi de protection douanière en 1892 donnèrent l’essor aux manufactures. Enfin, la découverte récente de très riches bassins de pétrole, surtout dans la région de Ploiesli, a fait naître la fièvre industrielle et minière. L’exploitation du naphte, organisée d’abord presque exclusivement par des sociétés allemandes et hollandaises, appartient aujourd’hui pour une part importante à des Roumains ; avec le concours du gouvernement, ils résistent vigoureusement aux tentatives d’accaparement dirigées ou inspirées par le grand trust américain du pétrole. En 1910, la production du pétrole atteignait déjà près de 1 million de tonnes ; des raffineries ont été fondées : la Roumanie est devenue le quatrième pays pr ! 1910 oducteur de pétrole[14].

La création du port de Constantza, réuni à Bucarest par un chemin de fer et un grand pont sur le Danube, a été l’événement le plus considérable de la vie économique de la Roumanie. Le port de Constantza est parfaitement aménagé, son trafic grandit de jour en jour. Le mouvement des bateaux était déjà de 1 684 000 tonnes en 1906. L’État y a créé une ligne de navigation dont les beaux vapeurs font un service régulier très recherché de Constantza à Alexandrie d’Egypte.

La Roumanie avait besoin, pour compléter son outillage économique, du concours des capitaux et de la science technique des étrangers qui, naturellement, ont absorbé une grande partie des profits. Mais le pays entre dans une phase nouvelle de son développement ; le spectacle des richesses que recèle leur patrie a excité l’émulation des Roumains ; ils ont profité de l’enrichissement que les capitaux étrangers apportent chez eux, et maintenant, c’est eux-mêmes qui prennent l’initiative de nouveaux perfectionnemens agricoles et de nouvelles créations industrielles. Les dernières lois sur la propriété paysanne ont été demandées par les grands propriétaires eux-mêmes ; ils se rendent compte qu’ils ne perdront rien en aidant, fût-ce au prix d’un sacrifice, à la constitution de petits domaines autour de leurs grandes terres patrimoniales. A la suite des terribles émeutes rurales de mars 1907, l’urgence d’une réforme apparut ; il fallait mettre les paysans à l’abri de l’usure et leur assurer un domaine qui restât leur propriété inaliénable ; le roi annonça et promit des lois destinées à donner satisfaction à la classe paysanne, et son gouvernement les proposa et les fit voter par le Parlement. En voici les principales dispositions.

Le droit d’affermage est limité : nul ne peut, ni directement ni indirectement, par personne interposée, prendre à ferme ou exploiter comme fermier plusieurs domaines, à moins que leur étendue totale ne dépasse pas 4 000 hectares de terre cultivable ; on a mis fin, par ce moyens au trust des fermages, à l’accaparement des terres par quelques gros fermiers juifs de Moldavie qui obligeaient les paysans à accepter des conditions de travail salarié ou de sous-affermage trop onéreuses.

Les domaines appartenant à l’Etat ou à des institutions de bienfaisance, tous les biens de mainmorte, doivent être administrés en régie ou affermés à des associations paysannes légalement constituées ; ils ne peuvent pas être loués à des particuliers.

Depuis dix ans, des banques populaires ont été fondées dans presque toutes les communes de Roumanie ; elles sont destinées à faire fructifier en toute sécurité l’épargne des cultivateurs ; elles disposent d’un capital de cent millions et ont déjà pris à ferme un grand nombre de domaines pour lesquels elles paient des fermages se montant à près de sept millions de francs : une loi nouvelle leur accorde certains privilèges, et organise le contrôle de l’Etat sur leur gestion.

Une loi dite des contrats agricoles établit toute une série de règlemens destinés à protéger le paysan contre la cupidité des grands propriétaires et des fermiers. Il est créé, dans chaque département, un inspecteur agricole ; des commissions mixtes, nommées par les propriétaires et les paysans, sont appelées à se prononcer sur les litiges qui peuvent survenir. Un conseil supérieur de l’agriculture est créé à Bucarest et chargé de veiller à l’application des réformes agraires. Les communes ont été dotées de pâturages achetés à l’amiable par l’État aux grands propriétaires, afin de rendre les petits cultivateurs moins dépendans des grands fermiers et des propriétaires de latifundia qui, trop souvent, leur imposaient des conditions très dures pour le pâturage de leur bétail. Ces terres doivent être progressivement ensemencées en plantes fourragères, trèfle, luzerne, etc., afin de mettre autant que possible le bétail du cultivateur à l’abri des désastres amenés par les longues sécheresses.

L’Etat fait don à chaque école rurale du pays de 3 hectares et demi de terres arables pour servir à la création de jardins potagers et fruitiers dans le voisinage le plus proche de l’école. Là où il ne sera pas possible de se procurer cette étendue de terres par voie d’achat, elle sera prise à bail aux frais de l’Etat, qui en paiera les fermages sur le budget du ministère de l’Instruction publique.

Une somme de 15 millions de francs est accordée par l’État, à titre de secours aux propriétaires qui ont souffert des dommages pendant les révoltes agraires de 1907.

Une caisse rurale est fondée à Bucarest : elle a pour mission d’acquérir à l’amiable ou par voie d’adjudication publique de grands domaines dont elle fait ensuite le partage entre les cultivateurs qui désirent les acheter et qui, moyennant un acompte de 15 pour 100, peuvent acquitter le reste du prix en cinquante annuités majorées d’un intérêt de 5 pour 100. Cette caisse rurale instituée sur le modèle de la banque des paysans et de la banque de la noblesse en Russie, a déjà, en deux ans, acquis un grand nombre de domaines sur lesquels elle a établi les paysans comme fermiers lorsqu’il ne leur a pas été possible d’acquitter de suite les 15 pour 100 prévus par la loi ; dès qu’ils pourront fournir cet acompte, ils deviendront propriétaires. La caisse rurale a été fondée au capital de 10 millions, dont 5, apportés par l’État et 5 par les actionnaires. Elle a le privilège d’émettre des obligations, au fur et à mesure qu’elle achète des domaines, au prorata de leur valeur ; ces obligations portent un intérêt de 5 pour 100 et doivent être amorties dans le même délai de cinquante ans qui est accordé aux paysans pour s’acquitter du prix des lots dont ils sont acquéreurs.

Tout dernièrement a été soumise au Parlement une loi tendant à exempter de l’impôt foncier les propriétés paysannes inférieures à six hectares.

A cet ensemble de réformes législatives, le gouvernement a ajouté de nouveaux sacrifices pour répandre l’instruction parmi les paysans et diminuer l’effrayante proportion (75 pour 100) des illettrés ; il s’est appliqué à développer les services médicaux, à combattre l’alcoolisme, à multiplier les routes et les chemins de fer.

Toutes ces mesures constituent une véritable rénovation économique et sociale de la Roumanie. La valeur des terres, depuis quatre ans, a haussé de 30 à 40 pour 100 ; le taux moyen des fermages est plus élevé et pourtant les charges des paysans ont été allégées ; leur sort est moins misérable et moins précaire. Ainsi les sacrifices qui ont été imposés aux grands propriétaires, ou qu’ils ont spontanément consentis, se trouvent amplement compensés par la plus-value des terres et des fermages.

La constitution d’une classe de petits et de moyens propriétaires est une condition essentielle du salut de la Roumanie. La distance est encore trop grande, le fossé trop large, entre la masse rurale inculte et la classe dirigeante qui a remplacé les boyards d’autrefois et qui mène, dans les grandes villes roumaines et à l’étranger, la même vie que les classes cultivées et riches des pays anciennement civilisés. « Il y a déséquilibre, écrit le professeur Xénopol, entre la base et l’édifice qu’on veut lui faire supporter, et plus l’édifice s’élève, plus le déséquilibre s’accentue[15]. »

L’existence d’une classe de paysans propriétaires et aisés est nécessaire au recrutement d’une bonne armée. Celle de la Roumanie est bien outillée et bien exercée. Dès 1874, dans un rapport présenté au prince Carol, l’état-major allemand lui disait : « En Roumanie, où l’on doit envisager tant d’éventualités différentes, le soin et l’instruction de l’armée doivent être la préoccupation dominante. » L’armée roumaine a fait ses preuves à Plevna et, depuis, elle a sérieusement travaillé. Elle est forte de 140 000 hommes sur le pied de paix et de plus de 400 000 sur le pied de guerre. Beaucoup d’officiers vont achever leur instruction technique dans les écoles supérieures allemandes. Le roi s’occupe tout particulièrement des choses militaires ; il a mis son honneur de Hohenzollern dans l’organisation d’une armée solide et bien entraînée. Il n’a jamais cessé de regarder son rôle de commandant supérieur des troupes comme la prérogative essentielle et le devoir le plus important de sa charge souveraine. L’armée roumaine, grâce à la vigilance du roi et au patriotisme de la nation, est prête à faire bonne figure contre tout venant.


V

Nous n’avons pas voulu faire ici une étude, même sommaire, de la Roumanie contemporaine et de son développement, mais seulement prouver que l’Etat roumain constitue, aujourd’hui, une force dont il faut tenir grand compte si l’on veut comprendre le jeu de la politique danubienne et balkanique. L’avenir de la Turquie dépend en grande partie de l’attitude du gouvernement de Bucarest. Aucune transformation importante ne se fera dans l’Europe orientale sans que la Roumanie ait son mot à dire ou sa part à prendre. Les puissances de l’Europe centrale ne l’ignorent pas ; leur diplomatie est très préoccupée de faire naître et de développer de bonnes relations avec la Roumanie ; elles accréditent auprès du roi Carol leurs diplomates le plus en vue. Il est significatif de constater que le comte Goluchovvski, le comte d’Æhrenthal, le marquis Pallavicini, le comte Tornielli, le prince de Bülow, M. de Kiderlen-Wæchter, ont occupé le poste de ministre à Bucarest et s’y sont fait remarquer. Au contraire, dans la hiérarchie surannée de la « carrière » française, le poste de Bucarest est classé après certains autres qui, au point de vue des intérêts politiques, sont loin d’avoir la même valeur, et si, un jour, au quai d’Orsay, on eut la main heureuse en envoyant à Bucarest un préfet qui se trouva être un très fin diplomate, trop souvent le poste est resté confié à des hommes de second plan. Nous apportons dans nos relations avec ce pays latin cette nuance de sentimentalisme dont tant de désillusions ne nous ont pas encore guéris ; au milieu de l’âpre mêlée des intérêts, nous prétendons être ajmés pour nous-mêmes et, à ceux que nous croyons nos amis, nous pardonnons difficilement de faire passer leurs intérêts avant nos préférences.

Certes, nos relations avec la Roumanie sont bonnes ; mais elles pourraient être meilleures si nous n’avions quelquefois négligé de les développer, de les cultiver.

Les journaux et l’opinion en France font grief aux Roumains de chercher un appui dans la Triple-Alliance, de favoriser les intérêts économiques allemands, d’acheter des canons chez Krupp et de dresser leur armée à la prussienne ; peu s’en faut que nous ne les regardions comme des renégats de ce que nous appelons, d’un grand mot assez pauvre de sens, « la solidarité latine. » Persuadons-nous que, dans la situation actuelle de l’Europe, même si la Roumanie n’avait pas pour roi un Hohenzollern, ses intérêts, le souci munie de sa sécurité inclineraient sa politique du côté où nous la voyons pencher aujourd’hui. La Roumanie a besoin de vivre, de se développer ; enchâssée entre des peuples slaves, il lui faut faire front de tous côtés et chercher des soutiens parmi les nations qui ont des intérêts conformes aux siens.

Les Allemands, depuis quelques années, ont habilement profité des liens dynastiques et politiques qui unissent leur pays à la Roumanie, pour y développer le commerce allemand et la « culture allemande. » L’appui de la cour n’a pas manqué à ces efforts pour germaniser les habitudes sociales, les lettres, la pensée. La langue allemande a fait quelques progrès dans le monde des affaires ; les jeunes Roumains vont en plus grand nombre étudier dans les universités germaniques.

Malgré ces symptômes alarmans, la germanisation de la Roumanie ne nous paraît ni proche, ni même probable ; le génie latin, dont la race est imprégnée, s’insurge contre les disciplines tudesques qu’on voudrait lui imposer. La tendance actuelle des Roumains est bien plutôt de développer leur culture nationale, et pour y réussir, c’est parmi les peuples latins qu’ils iront chercher des modèles.

La politique et les affaires peuvent orienter vers Berlin les hommes d’Etat roumains : primo vivere. Mais les « affinités électives » de la race restent latines et françaises : deinde philosophari ; sans parler des descendans des anciens boyards et des princes phanariotes qui viennent chez nous « philosopher » à la mode épicurienne, nos écoles accueillent un grand nombre, de jeunes Roumains studieux ; ils s’assimilent sans peine nos méthodes, nos lettres, nos arts, nos sciences. Le génie roumain est si proche parent du nôtre que, parmi les écrivains contemporains qui manient avec le plus d’élégance raffinée la langue française, plusieurs sont d’origine ou de nationalité roumaine. Perdue au milieu des Slaves orientaux, menacée dans son individualité nationale par la poussée germanique dont les Juifs, à l’afflux desquels les lois résistent énergiquement, sont les fourriers, comment la Roumanie, qui a le désir passionné de rester elle-même, ne se rattacherait-elle pas, avec toute l’ardeur de sa foi en ses destinées, à la civilisation latine ? Au lieu de l’encourager, c’est nous qui, au Congrès de Berlin, avons demandé, avec l’appui de Bismarck, la naturalisation des Juifs de Roumanie qui, dans ce pays latin, parlent allemand et sont les plus actifs propagateurs du germanisme.

Dans tous les domaines, nous l’avons vu, la tendance de la Roumanie actuelle est d’arriver à se suffire à elle-même et de ne travailler que dans son propre intérêt. Ce n’est encore qu’une tendance, mais il nous appartient de la favoriser chaque fois que l’occasion nous en est donnée. Le trône lui-même n’appartiendra pas toujours à un prince que toute sa jeunesse, ses souvenirs et affections rattachent si étroitement à la maison de Prusse, et qui a été capitaine de dragons prussiens. Par la force des choses et du temps, la dynastie ira se roumanisant de plus en plus, s’identifiant à la nation. Le milieu politique dans lequel évolue la Roumanie peut se transformer, plus tôt peut-être qu’on ne le pense, et du même coup ses intérêts peuvent se trouver profondément modifiés, tandis que sa civilisation, son âme nationale resteront toujours latines.


C’est ce que la France ne doit pas oublier. Il est temps encore, pour nous, de travailler, en Roumanie comme dans tout l’Orient, à maintenir la suprématie de notre langue, et de notre culture. Nous nous plaignons d’être battus, mais n’est-ce pas nous qui désertons le champ de bataille ? Au point de vue économique, nous nous désintéressons de la Roumanie : nos capitaux ne prennent qu’une part infime à son magnifique développement industriel et commercial ; nos voyageurs ne viennent pas proposer nos marchandises qui sont aisément supplantées par les produits allemands ; les maisons françaises se font représenter par des Allemands ; notre commerce avec la Roumanie est tombé à un chiffre minime[16].

Nos livres, nos productions intellectuelles sont encore, de beaucoup, les plus recherchés ; l’aristocratie roumaine parle le français comme sa langue maternelle ; mais des classes nouvelles commencent à s’élever, à s’enrichir, et aspirent à une culture plus développée : c’est pour elles que nous devrions organiser l’enseignement du français et développer le goût de notre littérature et de notre art.

Ces hommes nouveaux, qui montent aujourd’hui au premier rang, sont patriotes et nationalistes ; ils se défient des influences étrangères et travaillent à l’émancipation intérieure et extérieure de leur pays. Si nous savons comprendre leurs aspirations, elles peuvent être très favorables au développement des relations amicales entre les deux pays, car, seule, la culture française, on Roumanie, ne peut, en aucun cas, donner d’inquiétude au nationalisme le plus ombrageux, ni servir de véhicule à une influence politique indiscrète. « La France commettrait une lourde faute, disait M. A.-D. Xénopol dans l’une des leçons qu’il a professées en 1908 au Collège de France, si elle s’aliénait le cœur et l’esprit d’un peuple que l’œuvre des siècles a soudé à son œuvre. »

Sans nous préoccuper des alliances ou des ententes que la Roumanie croit nécessaires à sa sécurité, sans nous immiscer dans ses affaires intérieures, efforçons-nous donc de placer les sympathies réciproques des deux nations au-dessus des fluctuations de la politique, et de rester, pour cette colonie latine perdue dans l’Orient slave, la grande sœur aînée chargée de lui rappeler et de l’aider à soutenir l’éminente dignité de cette race latine que le grand poète roumain Basile Alexandri a chantée après Mistral.


RENE PINON.

  1. Voyez, sur ce point, notre étude sur la Mer-Noire et les Détroits de Constantinople, dans la Revue du 15 octobre 1905.
  2. Cité par M. André Bellessort dans le livre charmant qu’il a consacré à la Roumanie contemporaine (Perrin, in-12) et dont la plus grande partie a paru ici même.
  3. Voyez la Revue du 15 janvier 1911.
  4. Une Confédération balkanique est-elle possible ? Revue du 15 juin 1910.
  5. Voyez la lettre du prince Carol au prince Antoine de Hohenzollern, dans Quinze ans d’Histoire (1866-1881) d’après les Mémoires du roi de Roumanie, par le baron Jehan de Witte. Plon, 1905, in-8, p. 389. Ces Mémoires ont été rédigés par le docteur Schœfer d’après des documens privés et personnels, appartenant au roi Carol, sa correspondance, son journal ; malgré le ton impersonnel ce sont bien de véritables mémoires. Ils ont paru d’abord en allemand à Stuttgard, puis en français à Bucarest sous le titre de : Notes sur la vie du roi de Roumanie par un témoin oculaire (4 vol. in-8).
  6. Jehan de Witte, ouv. cit., p. 432.
  7. Voyez, sur ces Koutzo-Valaques et sur la propagande roumaine, la Revue du 15 mai 1907, ou notre livre : l’Europe et l’Empire ottoman, p. 132. Certains auteurs roumains comptent en Turquie d’Europe un million de Valaques parlant roumain ; à en croire les statistiques serbes, bulgares, ou turques, ils seraient 70 000 ; d’après les Grecs, on n’en compterait que quelques milliers.
  8. Voyez notre article du 15 décembre 1909 : la Question albanaise, p. 805.
  9. Une Confédération balkanique comme solution de la question d’Orient, par Un Latin. Plon, 1905, in-12.
  10. Le 4 mars 1911, le roi Ferdinand a fait à l’empereur François-Joseph une visite officielle. Peu de temps auparavant, M. Tcharikof, ambassadeur de Russie à Constantinople, était venu à Sofia. On peut se demander si cette visite de l’ambassadeur russe à Constantinople, suivant de près l’entrevue de Potsdam, n’aurait pas eu pour but de faire connaître au roi Ferdinand et à ses ministres que la volonté de la Russie et de l’Allemagne est que le statu quo ne soit pas troublé en Orient et que, si la Bulgarie se lançait dans une aventure, elle ne pourrait pas compter sur l’appui de la Russie ; elle devrait lutter à la fois contre les Turcs et contre les Roumains. Faudrait-il voir une corrélation entre cette démarche et le voyage du roi Ferdinand à Vienne ?
  11. Die Vereinigten Staaten von Grosz-Österreich (Leipzig, Elischer, 1906, in-8).
  12. Gedanken und Erinnerungen, II, p. 252.
  13. 1866 1906
    Hectares ensemencés 2 230 000 5 420 700
    Hectolitres de froment récoltés 6 439 200 36 412 747
    ― de maïs 5 866100 20 886 000
    ― d’orge et avoine 2 709 400 15 983 500
  14. Voici quelques chiffres qui donneront une idée du développement économique du pays :
    1866 1906
    Commerce. Importations (francs) 71 429 266 337 537 585 386 000 000
    — Exportations 116 500 300 457 101 394 455 000 000 (109
    Pétrole (tonnes) 5 915 496 870 1 000 000
    Sucre (tonnes) 0 28 312 41 000 (1909)
    Rails kilomètres) 0 3 179 3 600
    Routes — 1 068 20 513 0
    Circulation postale 3 800 000 103 321 000 0
    Dette publique (capital) 80 282 000 1 443 570 000 1 550 000 000
    Revenus 59 000 000 231 500 000 480 000 000
    Dépenses 58 000 000 225 000 000 460 000 000
    Caisses d’épargne (dépôts) 0 41 000 000 70 000 000
    Banques populaires 0 20 000 000 100 000 000
  15. Ouv. cité, p. 128.
  16. Nous vendons à la Roumanie pour 23 millions de francs de marchandises (1909) et l’Allemagne pour 124 millions. Il y a trente ans, les Français vendaient pour 35 millions, les Allemands pour 5 ; il y avait à Jassy 22 magasins français ; il n’y en a plus qu’un. Les emprunts dont la Roumanie a besoin sont tous faits par les banques allemandes. Les Allemands ont su, avant nous, reconnaître que le crédit de la Roumanie est bon et se faire ses fournisseurs d’argent. En 1899, le gouvernement roumain chercha à faire un emprunt à Paris ; les conditions qui lui furent offertes lui parurent témoigner d’une injuste défiance envers un pays qui a toujours été bon payeur. L’emprunt fut couvert à Berlin, et la finance française ne consentit à en prendre une partie qu’en exigeant qu’une juridiction spéciale d’arbitrage fût constituée pour juger l’affaire de l’entrepreneur Hallier qui avait commencé, puis abandonné les travaux du port de Constantza. Cette aventure pèse encore sur nos relations économiques avec la Roumanie, pour fâcheuse qu’elle ait été, elle fut cependant moins grave et elle a coûté moins cher aux Roumains que le krach de Stronsberg, l’entrepreneur allemand de leurs chemins de fer.