La Rose de Tuolumne, récit de moeurs californiennes

La Rose de Tuolumne, récit de moeurs californiennes
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 14 (p. 201-217).
LA
ROSE DE TUOLUMNE

Il était près de deux heures du matin ; aucune lumière ne brillait plus dans les salons des Robinson, où un grand bal avait réuni ce soir-là l’élite de la société de Four-Forks ; la lune voguait dans le ciel en argentant les fenêtres assombries. La cavalcade qui une heure auparavant avait scandalisé la forêt de sapins mélancoliques de ses chansons et de ses rires s’était dispersée ; l’un des amoureux de la belle Jenny, l’étoile de la fête, était parti au galop du côté de l’est, un autre du côté du nord, l’autre à l’ouest, l’autre au sud, et l’objet de leur flamme, galamment escorté jusqu’à sa demeure de Chemisal-Ridge, songeait enfin à se mettre au lit. Deux chaises disparaissaient déjà sous des monceaux d’étoffe blanche et légère ; miss Jenny elle-même, à demi cachée sous les tresses défaites de ses cheveux couleur de blé, venait d’endosser ce long et ample vêtement de nuit qui rend toutes les femmes semblables entre elles : les épaules rondes, la taille élancée, qui une heure auparavant avaient exercé de si funestes ravages parmi les élégans californiens, avaient disparu, mais de la draperie en question sortaient d’une part le profil le plus noble, et de l’autre des pieds d’une forme sculpturale, bien qu’ils ne fussent pas petits. « En général, les fleurs ne redressent pas la tête pour me regarder courir quand j’ai passé, » avait-elle dit une fois à l’un de ses adorateurs avec sa franchise ordinaire.

La physionomie de la Rose de Tuolumne exprimait en ce moment une satisfaction placide. Elle marcha vers la fenêtre sans se presser, écarta imperceptiblement le rideau et jeta un coup d’œil sur la route. Un cavalier se tenait immobile devant la maison, évidemment perdu dans ces rêveries que connaissent les amoureux. Sans doute la Rose n’était pas amoureuse, car elle haussa les épaules en se disant tout haut à elle-même : — C’est, ma foi, trop ridicule ! — Elle revint à sa toilette d’un pas ferme et dégagé, sans rien trahir de cette gêne qu’éprouvent les personnes qui marchent par hasard pieds nus. Il n’y avait pas longtemps en effet qu’elle avait l’habitude des bottines ; on l’eût bien surprise, si on lui en eût parlé quatre ans auparavant, quand elle avait sauté hors du wagon des émigrans qui venait de s’arrêter à Chemisal-Ridge. C’était alors une grande fillette en blouse d’indienne, dégingandée comme une pouliche. Quelques-unes de ses habitudes sauvages avaient résisté depuis à la culture.

On frappa un petit coup tremblant à la porte. Elle s’élança dans son lit, et, le sourcil froncé, demanda : — Qui est là ?

Un murmure inintelligible retentit en guise d’excuses.

— Comment, mon père ?… c’est vous.

Nouveau grognement, affirmatif, celui-là, mais toujours humble et timide.

La Rose se leva, tira le verrou, remonta dans son lit et reprit : — Entrez maintenant.

La porte s’ouvrit avec lenteur, puis les épaules voûtées et la tête grise d’un homme qui devait avoir dépassé la cinquantaine apparurent ; après une seconde d’hésitation, elles furent suivies par deux grands pieds chaussés de pantoufles en tapisserie. Quand le fantôme fut ainsi au complet, un fantôme indécis et craintif, — il était facile d’en juger tout de suite, — il ferma doucement la porte et parut fort embarrassé pour commencer la conversation.

— Que diable voulez-vous à cette heure ? demanda la Rose avec impatience.

— Tu es couchée, Jenny, dit M. Mac-Closky, contemplant avec un mélange d’orgueil et de respect les deux chaises et ce qu’elles portaient de fanfreluches, — tu es couchée et déshabillée ?

— Vous le voyez bien.

— Sans doute, reprit M. Mac-Closky, s’asseyant à l’extrémité du lit et ramenant ses talons en arrière pour tenir le moins de place possible, sans doute. — Après un silence, il se frotta la barbe, une barbe courte, épaisse et rude, qui rappelait assez une vieille brosse à cirage, et continua : — Tu t’es amusée, Jenny ?

— Oui, mon père.

— Ils étaient tous là ?

— Oui, Rance et York, et Ryder, et John.

— Ah ! John ! — Le petit œil clignotant de M. Mac-Closky essaya d’exprimer une interrogation malicieuse ; mais il se baissa vite, ayant rencontré le regard calme et indifférent de sa fille.

— Oui, John était là, dit Jenny sans la moindre rougeur virginale, tandis que Mac-Closky devenait au contraire cramoisi jusqu’à la racine des cheveux, — et il m’a ramenée ici. — Elle se tut, les deux mains croisées sous sa tête et cherchant une position plus commode sur l’oreiller. — Il m’a encore demandé la même chose, mon père, et j’ai dit oui. Je suppose que tout est pour le mieux, n’est-ce pas ? — Et elle décocha un petit coup de pied à travers les couvertures à Mac-Closky, qui paraissait plongé de nouveau dans les plus profondes réflexions.

— Assurément, dit-il en revenant à lui. — Au bout d’une minute : — Ne te serait-il pas possible, si je t’en priais, de rentrer dans ces habits-là ? reprit Mac-Closky en regardant de nouveau les deux chaises et se frottant le menton du même geste anxieux.

— Quelle idée !

— Oh ! pas dans tous, je ne te demande pas de rentrer dans tous… les plus indispensables seulement, vois-tu ! Jenny, ajouta Mac-Closky, — il tourmentait toujours sa barbe, usée d’un côté par ce tic déplorable, — Jenny, — et de l’autre main il caressait la couverture, — voici ce qui en est : il y a un étranger en bas, c’est-à-dire que c’est un étranger pour toi, chérie, mais moi je le connais depuis longtemps. Il est venu ce soir, après ton départ, et il attend pour s’en aller la diligence de quatre heures. Ce que je te demande, ma fille, c’est de descendre m’aider à lui faire passer le temps.

— Est-ce que…

— Je devine ce que tu vas me dire, interrompit le père en levant la main comme pour repousser ses interruptions ; mais c’est inutile, tout est inutile avec ce garçon-là. Il ne veut pas jouer aux cartes, le whisky n’a pas d’effet sur lui. Je l’ai toujours vu ainsi : incapable de jouer ni de boire, toujours à charge par conséquent à son entourage.

— Alors pourquoi l’attirez-vous ici ? demanda Jenny avec humeur.

Les paupières de Mac-Closky retombèrent sur ses yeux inquiets. — Que veux-tu ? il s’est détourné de son chemin pour me rendre service, et il ne vient pas souvent, tu sais ; sans cela je ne me serais pas permis de te déranger, mais j’ai pensé que, puisque je ne pouvais rien faire de lui, tu en viendrais à bout, toi, comme tu viens à bout des autres.

Miss Jenny haussa les épaules. — Est-il jeune ?

— Il n’est pas vieux, mais il en sait plus long que bien des anciens.

— Qu’est-ce qu’il fait ?

— Pas grand’chose. Il a de l’argent dans le moulin de Four-Forks[1], il voyage beaucoup, il écrit… des vers, dit-on, des devises peut-être…

Mac-Closky croyait toucher sa fille en faisant allusion à certaines enveloppes de bonbons, aussi sucrées que leur contenu, qui lui étaient fréquemment offertes, mais elle ne répondit que par une moue dédaigneuse ; elle avait pour les chimères de l’imagination le mépris qui caractérise les jeunes animaux en bonne santé.

— Seulement, je ne te conseille pas de lui parler de ses poésies. Il y a vingt minutes à peine que, croyant lui être agréable, je lui ai dit, après avoir monté la boîte à musique et mis devant lui un flacon de liqueur : « Maintenant, camarade, fais comme si tu étais chez toi, récite-moi ce que tu crois être ton œuvre la plus remarquable. » Là-dessus, il est entré dans une rage !..

— Très bien, je descendrai, mon père, dit Jenny après réflexion.

La figure de Mac-Closky rayonna. — Tu as toujours été une bonne fille, s’écria-t-il en fléchissant le genou pour déposer un baiser sur son front. — Jenny le saisit par les poignets et le tint un instant captif sous l’investigation profonde de ses beaux yeux d’un gris sombre et limpide à la fois.

— Père, dit-elle, toutes les jeunes filles qui étaient ce soir chez les Robinson avaient quelqu’un pour les accompagner, une mère, une sœur aînée, une tante, toutes, excepté moi… — Sa lèvre trembla un peu, et elle baissa la tête. — Mon bon père, je voudrais que maman ne fût pas morte quand j’étais si petite… — Sa voix s’éteignit dans un sanglot étouffé.

M. Mac-Closky cependant paraissait fort occupé à tracer sur le lit des dessins fantastiques. — Il n’y a pas une fille au monde qui ne donnerait père et mère pour être à ta place. Quant à la mère en particulier, ma chère, laisse-moi te dire que peut-être tu es mieux sans elle. — Il se leva brusquement et marcha vers la porte. Arrivé là, il se retourna, sourit et disparut la tête la première.

Quand M. Mac-Closky rentra dans le salon, son hôte n’y était plus. Le flacon de liqueur restait intact sur la table, deux ou trois volumes jonchaient le plancher, un paquet de photographies représentant les principaux points de vue des sierras s’éparpillait sur le divan, un journal et une couverture mexicaine avaient été jetés de ci et de là, indiquant que l’on avait essayé de lire dans la position horizontale. Une porte-fenêtre grande ouverte montrait le chemin qu’avait dû prendre le fugitif. M. Mac-Closky poussa un soupir de désespoir, il regarda le magnifique tapis qui à Sacramento avait coûté un prix fabuleux, les meubles de satin cramoisi, toutes les richesses sans pareilles dans les annales de Tuolumne qui d’habitude inspiraient aux visiteurs un respect presque craintif. L’effet en avait donc été nul cette fois ; tant de luxe n’avait pu retenir l’homme indomptable qui au moment même fumait un cigare sur la route illuminée par le plus beau clair de lune. Il restait à savoir si Jenny ne saurait pas mieux le captiver. — Je parie qu’elle va en venir à bout, dit Mac-Closky avec une confiance toute paternelle.

Il passa sur la vérandah pour suivre des yeux le flâneur qui continuait sa promenade ; mais celui-ci l’aperçut aussitôt, traversa la route et vint se planter à quelques pas de lui. — Comment ! vous voilà encore ? dit-il avec une affectation de courroux assez comique. Vous n’êtes pas couché ? Ne vous ai-je pas prié de me laisser tranquille ? Au nom de tout ce qui est stupide, pourquoi continuez-vous ainsi à rôder autour de moi ? La diligence ne passera pas avant une heure et demie, et vous croyez que je vous supporterai jusque-là ? — Eh bien ! répondez donc ? Dormez-vous ? — Ajoutez-vous le somnambulisme à vos autres faiblesses, dites ?.. — Un accès de toux nerveuse termina ce singulier discours.

L’hôte de Mac-Closky s’était rapproché en parlant ; à demi assis, à demi appuyé contre la vérandah, il finit par tourner vers son vieil ami une figure où se combattaient le rire et la mauvaise humeur. C’était un agréable visage, déjà fatigué par la vie ; la bouche, frémissante à la moindre émotion, avait une expression habituelle de dédain, mais le front bien ouvert était le siége à la fois de l’imagination et de la franchise, tandis qu’une gaîté pleine de malice pétillait dans les yeux noirs étincelans.

— Allons, Ridgeway, ne vous fâchez pas, dit Mac-Closky avec son imperturbable douceur, j’allais me coucher quand Jenny est revenue d’une noce ; comme elle n’a pas envie de dormir, j’ai pensé que nous pourrions à nous trois passer le temps de compagnie.

— Menteur effronté que vous êtes ! répliqua Ridgeway ; il y a une heure que la personne dont vous parlez est rentrée : la preuve, c’est qu’une espèce de sauvage qui lui servait d’escorte rôde depuis ce temps-là autour de la maison. Vous serez allé l’arracher de son lit pour pouvoir m’obséder à votre aise ! Qu’est-ce donc que cette fille ?

— C’est la fille de Nancy.

— De votre femme !

— Chut ! murmura Mac-Closky, appuyant sur la manche de Ridgeway une main tremblante, chut ! Jenny croit sa mère morte… morte dans le Missouri. Rappelez-vous cela.

Ridgeway se croisa les bras avec indignation : — Bon Dieu ! prétendez-vous dire que vous lui ayez caché une histoire qui, d’un moment à l’autre, peut arriver jusqu’à elle, que vous lui ayez laissé ignorer ce qu’elle devait connaître ?.. Aujourd’hui elle en aurait pris son parti, tandis que vous avez, par votre silence, forgé de vos mains l’arme dont le premier venu peut la frapper à l’improviste aujourd’hui, demain, que sais-je ?.. C’est absurde ! — Ridgeway fut repris d’un accès de toux qui éteignit sa voix et amena même une larme dans ses yeux, tandis qu’il regardait Mac-Closky se frotter faiblement la barbe.

— Mais, dit enfin celui-ci, elle peut lever la tête en revanche, aussi haut que qui que ce soit, et, d’ici à un mois, mon cher, elle épousera le garçon le plus riche de tout le comté, et le plus fier. John Ashe n’aurait pas été homme à souffrir qu’on pût dire un mot sur sa femme ou sur aucun des siens, — par conséquent… Assez ! j’entends son pas sur l’escalier, elle vient !

Les rideaux écartés de la porte-fenêtre n’auraient pu servir de cadre à rien de plus beau que cette fraîche et rayonnante figure. Elle s’était vêtue à la hâte, mais avec le goût instinctif d’une femme qui connaît ses avantages. Mac-Closky présenta les deux jeunes gens l’un à l’autre brièvement et sans grande cérémonie. Quand Ridgeway fut revenu de son premier éblouissement, il causa fort bien, je suppose ; il lui semblait étrange cependant de se trouver à deux heures du matin auprès de cette fille superbe à la façon d’une déesse de marbre et ingénue en même temps comme la Marguerite de Goethe. Quant à miss Jenny, qui depuis son enfance n’avait eu l’occasion de reconnaître à aucun homme d’autre supériorité que celle de la force physique, elle fut d’abord un peu surprise et presque effrayée devant cette nouvelle puissance intellectuelle dans une enveloppe délicate, presque chétive, élégante du reste et sympathique ; puis elle s’enthousiasma et eut vite fait de jeter aux pieds de sa nouvelle idole les fétiches moins nobles du passé. C’est la façon ordinaire de son sexe. Son culte pour l’esprit alla si loin, qu’avec un élan de cœur inexprimable, elle se confessa, sans y être invitée, à cet être supérieur qui pensait, qui devinait, qui savait comprendre. Une demi-heure après, Ridgeway était en possession de tous les incidens, de tous les secrets de sa vie, et même de tous ses rêves, — à l’exception d’un seul.

Lorsque Mac-Closky vit les jeunes gens dans ces dispositions amicales et communicatives, il alla tranquillement se coucher. Ce fut une heure charmante : pour miss Jenny, l’entretien avait le charme de la nouveauté ; elle s’y abandonna donc plus naïvement que son compagnon, mieux au courant, cela va sans dire, des inévitables conséquences d’une pareille situation. Ridgeway n’avait, j’en réponds, aucun projet de lui faire la cour ; il croyait aimer ailleurs et se fût reproché la moindre trahison ; mais, comme presque tous les poètes, il était fidèle en principe plutôt que de fait. Le sentiment très exalté de la perfection féminine s’alliait chez lui à un tempérament de feu qui lui permettait de reconnaître son idéal dans chaque figure nouvelle, sans préjudice d’une fraîcheur d’impressions surprenante et plus dangereuse mille fois que la galanterie banale d’un roué.

Cette immortelle virginité de cœur le rendait cher aux meilleures d’entre les femmes, qui étaient attirées vers lui par un instinct de protection quasi maternelle. Empêcher une si belle âme de s’égarer, tel avait été le but et l’excuse de toutes ses généreuses victimes. Jenny subissait sans doute cette inévitable influence quand elle lui offrit de l’accompagner jusqu’au carrefour où passait la diligence. Sa connaissance profonde de la localité serait utile à Ridgeway pour traverser le bois. La nuit était d’une beauté magique. Comment s’étonner de la lenteur de leur marche sur la route blanchissante ? Ils gravirent à regret la colline basse au sommet de laquelle ils devaient se séparer, et, arrivés au but de leur course, la force même d’échanger une parole parut les avoir abandonnés. Ils étaient seuls. Aucun bruit, pas un souffle ici-bas ni là-haut : libre à eux de se figurer qu’ils étaient le couple unique pour lequel toutes les splendeurs de la terre et du ciel avaient été créées. Voyant cela, ils se tournèrent l’un vers l’autre par un instinct subit, irrésistible, leurs mains s’unirent, puis leurs lèvres dans un long baiser.

Du lointain mystérieux jaillit un bruit confus de voix, de roues et de chevaux ; Jenny tressaillit, et glissa comme un rayon de lune parmi les arbres.

Bientôt après, elle avait regagné la maison, passait sans s’arrêter auprès de son père endormi sur la vérandah, s’élançait dans sa chambre et en fermait la porte à clé. Ouvrant alors la fenêtre, elle se jeta brusquement à genoux, appuya sur ses mains jointes sa joue brûlante et prêta l’oreille.

Les sabots d’un cheval retentissaient sur la route pierreuse, mais ce n’était là qu’un passant dont la noire silhouette disparut à fond de train dans les ombres du chemin de traverse. Elle n’eut garde de reconnaître ce cavalier ; ses yeux étaient ouverts à tout autre chose. Ce qu’ils attendaient vint à son tour avec un scintillement de lanternes, une sonnerie de grelots, un tapage cadencé qui fit battre son cœur à l’unisson ; puis une sensation d’isolement profond s’abattit sur elle. Les étoiles pâlirent peu à peu comme sa joue, et toujours avec des yeux qui ne voyaient rien à l’entour elle continuait à épier machinalement le lever de l’aurore.

Les teintes violettes devinrent pourpres, puis cette pourpre se fondit en rose, qui brilla d’abord comme de l’argent, ensuite comme de l’or. La barrière du jardin redevint visible. Quel était cet objet qui remuait au-dessous ? Jenny regarda anxieuse. Elle vit un homme qui s’efforçait de franchir la clôture et qui retombait après chaque tentative. Tout à coup elle se leva ; il sembla que la rougeur de l’aube se fût communiquée à son front, à tous ses traits et jusqu’à ses épaules pour la laisser ensuite blanche comme la muraille à laquelle elle s’appuyait ; un instant, elle demeura immobile ; puis d’un bond elle s’élança dehors, les cheveux au vent. Arrivée à la barrière, elle jeta un cri, le premier, — le cri d’une tigresse sur son petit égorgé, et l’instant d’après elle était à genoux auprès de Ridgeway, appuyant sur son sein la tête expirante du jeune homme.

— Malheureux ! malheureux ! Qu’est-il arrivé ?

Et elle écartait ses vêtemens souillés de poussière ; la chemise était ouverte, un mouchoir tomba trempé de sang ; ce sang, qu’il n’avait pu étancher, coulait d’une large blessure au-dessous de l’épaule.

— Ridgeway… mon pauvre ami… dites… qui a fait cela ?

Lentement le blessé souleva ses paupières alourdies. Il la regarda, et l’ombre d’un sourire passa sur ses lèvres, tandis qu’il murmurait : — C’est votre baiser, Jenny !.. N’importe… — Et sa bouche décolorée se colla sur la main qui le soutenait, — n’importe… il valait son prix…

Après cet effort, il perdit connaissance. Des yeux, Jenny chercha du secours autour d’elle ; une énergie surhumaine lui vint ; soulevant le corps inanimé, elle l’emporta dans ses bras robustes comme elle eût fait d’un enfant, et quand son père sur ces entrefaites se réveilla en sursaut, ce fut pour voir une sorte de déesse qui, droite et triomphante, se dirigeait vers la maison avec son fardeau ensanglanté. Sur l’ordre impérieux de cette héroïne, il ouvrit précipitamment toutes les portes ; mais quand l’homme évanoui eut été déposé sur le divan, l’héroïne disparut, il n’y eut plus qu’une femme éperdue, qui, tout en criant qu’elle l’avait tué, qu’elle était son assassin, une misérable, un monstre, tomba elle-même auprès du divan.


II.

Le lendemain avant midi, on se répéta dans Four-Forks que Ridgeway avait été attaqué et blessé à Chemisal-Ridge par un voleur de grand chemin qui avait pris la fuite au passage de la diligence. Sans doute cette interprétation des événemens satisfit Ridgeway, car il se garda de la contredire. La blessure était profonde et douloureuse, mais, lorsqu’on sut qu’elle ne mettait pas sa vie en danger, l’émotion générale se calma, on en vint même très vite à dire que sa qualité d’étranger expliquait jusqu’à un certain point ce malheur, qu’il ferait bien de l’accepter comme une leçon, et que pour d’autres ce serait un bon avertissement. On parla en termes de boxe de la défaite de l’individu de San-Francisco. Il semblait que l’assassin eût simplement pris à cœur les intérêts du comté de Tuolumne. Quant à Ridgeway, il s’en tint aux paroles qui lui étaient échappées lorsqu’il avait été relevé par Jenny. Chaque fois que celle-ci essayait d’obtenir de lui quelque détail qui pût mettre sur la piste de son agresseur, un coup d’œil malicieux et presque méfiant était son unique réponse. Si M. Mac-Closky se mêlait de l’interroger, il lui jetait à la tête avec force injures ses pantoufles et tous les projectiles qui se trouvaient sous sa main. — Je crois qu’il est en bonne voie de guérison, Jenny, dit un jour M. Mac-Closky, car il a eu ce matin la force de me lancer un chandelier.

La réserve de miss Jenny était du reste presque aussi étrange que les réticences de Ridgeway. Elle avait fait jurer à son père de ne jamais dire au jeune homme de quelle manière il était rentré dans la maison ; elle ne pénétrait point dans la chambre du blessé pour lui rendre quelque service de garde-malade, sans s’excuser d’être indiscrète et sans l’appeler cérémonieusement monsieur. Peu à peu, à mesure qu’avançait la convalescence, elle devint moins attentive auprès de lui, et absorbée en revanche comme elle ne l’avait jamais été par les devoirs du ménage. Ridgeway ne s’aperçut bientôt plus qu’à la délicatesse recherchée des mets qui lui étaient envoyés que miss Jenny se souciât de lui le moins du monde. Elle recevait beaucoup de visites, la maison était fréquentée comme autrefois par ses anciens admirateurs, la bande joyeuse dansait, montait à cheval, organisait des promenades, des pique-niques. À l’égard de Ridgeway, Jenny témoigna d’un désintéressement presque exagéré. Par exemple quand son fauteuil put être roulé sur la vérandah, elle lui présenta elle-même, avec de transparentes insinuations, miss Lucy Ashe, la sœur de son fiancé, une brunette espiègle qui faisait profession de briser tous les cœurs, puis, au milieu de cette gaîté qu’elle suscitait autour d’elle, miss Jenny se rappela brusquement sa promesse de passer huit jours chez les Robinson. Cette visite fut, à l’en croire, des plus agréables ; cependant son père, lorsqu’il alla la rejoindre, trouva qu’elle était changée, visiblement souffrante.

— Je me suis trop amusée, expliqua-t-elle pour le rassurer : les fêtes se succèdent sans interruption ; c’est tout naturel, j’en profite, il faut bien jouir de mon reste. Une fois mariée avec John, nous tomberons dans le grand sérieux. Vous connaissez, n’est-ce pas, ses idées un peu originales sur la dignité de la vie et les devoirs d’une femme d’intérieur ? — Comment va M. Ridgeway ?

Son père répondit que Ridgeway allait bien, si bien, qu’il avait pu repartir la veille pour San-Francisco.

— Il m’a chargé de le rappeler à ton bon souvenir, Jenny : ce sont les propres paroles dont il s’est servi, ajouta M. Mac-Closky en consultant du regard l’un de ses immenses souliers.

Jenny parut contente de le savoir rétabli, contente qu’il se fût trouvé assez fort pour rejoindre ses amis qui devaient être inquiets de son sort, contente de tout.

— Et maintenant, reprit Mac-Closky, rien ne te presse de revenir, ma chérie ; tu peux prolonger tes vacances, si cela te plaît.

Là-dessus miss Jenny éleva la voix pour faire observer qu’elle n’avait exprimé aucun désir de rester chez les Robinson, mais que si sa présence était devenue importune à la maison, si son propre père éprouvait le désir de se débarrasser d’elle avant le jour si proche pourtant où il la perdrait à tout jamais, elle était prête à obéir.

— Mon Dieu ! Jenny ! aie donc pitié de moi, chère enfant ! s’écria Mac-Closky s’arrachant cette fois la barbe tout de bon, je n’ai rien dit de semblable. Je pensais que tu.…

— Assez, mon père, assez ! dit Jenny d’un air magnanime, vous ne m’avez pas comprise, vous ne pouviez me comprendre ; ce n’est point de votre faute, vous êtes un homme !

Mac-Closky, désolé, essaya d’une vague protestation ; mais Jenny, s’étant soulagée mentalement à la manière de son sexe, par l’application personnelle d’un axiome abstrait, lui pardonna en l’embrassant.

Néanmoins, quand sa fille fut rentrée au logis, M. Mac-Closky ne cessa pas de la suivre d’un œil soucieux ; quelquefois même il la suivait d’un pas lourd et timide, tombant sur elle à l’improviste, avec des prétextes si peu plausibles qu’elle en était embarrassée pour lui. Bientôt même il alla jusqu’à l’épier la nuit. Il errait à travers la maison comme une âme en peine, passant et repassant dans le corridor sur lequel ouvrait la chambre de Jenny. Une fois ce père vigilant se laissa surprendre par le sommeil, et la Rose, éveillée de bonne heure, le trouva profondément endormi sur le tapis qui était devant sa porte.

— Vous me traitez comme un enfant, mon père, dit-elle tout émue.

— Pardon ; mais j’avais cru entendre du bruit comme si tu t’étais promenée de long en large, et, en écoutant, je me suis endormi.

— Cher vieux baby ! fit Jenny en évitant son regard et en passant ses doigts distraits parmi les boucles grises de sa chevelure inculte, pourquoi me serais-je promenée ?

— Je ne sais pas, j’avais peur d’un danger.

— Même en cas de danger, ne saurais-je pas me défendre toute seule ? Regardez donc combien je suis plus grande que vous, dit-elle en se redressant. Puis elle lui frotta la tête rapidement des deux mains, lui donna une petite tape sur le dos et rentra chez elle.

Le résultat de cette sympathique explication et de deux ou trois autres du même genre fut un changement plus extraordinaire encore que le premier dans les manières de M. Mac-Closky. Il devint d’une gaîté folle, faisant de grosses plaisanteries aux domestiques, racontant des histoires sans queue ni tête ; son esprit affaibli n’était pas capable de suivre une idée jusqu’au bout : certains incidens lui rappelaient des choses censées très drôles qui se trouvaient finalement n’avoir aucun rapport avec les circonstances. Voyant que Jenny ne riait pas assez à son gré, il alla chercher au loin des gens réputés pleins d’humour avec la volonté formelle de les faire marcher comme sa boîte à musique. Cependant hors de la maison et de la présence de sa fille il était silencieux et distrait. Ses absences furent particulièrement remarquées par ses ouvriers du « Moulin de l’empire, » qui tremblaient toujours de voir les grands pieds de leur patron se prendre dans les machines.

À quelque temps de là, miss Jenny reconnut un soir contre la porte de sa chambre les deux petits coups timides qu’avait coutume de frapper son père.

Elle ouvrit ; il se tenait devant elle, une valise à la main, en costume de voyage : — Je prends cette nuit la diligence, Jenny, la diligence de Four-Forks à Frisco[2]. Peut-être m’arrêterai-je chez John. Je serai de retour dans une huitaine. Adieu !…adieu ! — Il tenait encore sa main. Tout à coup il la fit rentrer dans sa chambre, ferma la porte avec soin, et regardant autour de lui d’un air rusé : — Courage, ma Jenny, reprit-il, fie-toi à ton pauvre vieux ; courage ! et surtout silence ! — Il appuya un doigt osseux sur ses lèvres et disparut.

Il était dix heures environ quand le voyageur atteignit Four-Forks. Quelques minutes après, il se présentait sur le seuil de l’habitation mentionnée complaisamment par la Sentinelle de Four-Forks, comme le « palais des Ashe. »

— J’ai à disposer de deux heures, mon ami, dit-il à son futur gendre en lui serrant la main, et j’ai pensé qu’il serait naturel de les employer à causer d’affaires, — d’affaires tout à fait intimes.

Mac-Closky était si satisfait de cette phrase préliminaire, qui avait été longuement étudiée d’avance et apprise par cœur, qu’il la répéta deux fois de suite, tandis que John Ashe le conduisait dans son cabinet. Arrivé là, le bonhomme ayant déposé sa valise au milieu de la chambre, s’assit en évitant avec soin de rencontrer le regard de son hôte. John Ashe était un Kentuckien pur-sang, grand, brun, d’une physionomie fière et distinguée. Très susceptible et pointilleux sur toutes choses, il faisait volontiers une matière importante de la moindre bagatelle quand elle lui paraissait toucher aux convenances, si peu que ce fût : il attendit avec politesse que ce pauvre d’esprit parlât ; le ridicule n’existait pas pour John Ashe, jamais les bizarreries de Mac-Closky ne l’avaient fait sourire, le seul reproche qu’il lui adressât intérieurement était de manquer d’usage du monde.

— L’or est en baisse, dit M. Mac-Closky d’un ton indifférent. John Ashe répondit qu’il avait remarqué ce fait dans les recettes du moulin de Four-Forks.

M. Mac-Closky se tira la barbe et regarda sa valise comme pour demander à l’une ou à l’autre un conseil opportun.

— Vous ne vous rappelez pas avoir jamais eu maille à partir avec qui que ce soit au sujet des arrangemens entre vous et Jenny ?

John Ashe répondit d’un ton hautain qu’il n’avait été forcé de donner des leçons à personne.

— J’ai bien vu Rance rôder autour de chez vous l’autre nuit, quand j’ai ramené votre fille du bal, ajouta-t-il, mais vous concevez qu’il m’a laissé le champ libre.

— Sans doute, dit M. Mac-Closky en clignant de l’œil. Après une pause, il parut trouver dans sa valise de nouvelles inspirations : — Un mot, John, comme il convient entre le père de ma fille et celui qui doit être son mari. Je suis venu pour cela. C’est à propos de Jenny…

Le visage grave et un peu froid de John Ashe s’éclaira tout à coup, ce qui parut consterner son interlocuteur.

— Peut-être aurais-je dû dire plutôt : c’est à propos de sa mère ; mais, celle-ci vous étant inconnue, il s’agit tout de même de Jenny.

Ashe s’inclina courtoisement. Mac-Closky, les yeux rivés sur sa valise, continua : — Il y a seize ans, j’épousai Mme  Mac-Closky dans l’état de Missouri. Elle prétendait être veuve, — veuve avec un enfant. Je dis qu’elle prétendait, parce que je découvris subséquemment qu’elle n’était ni veuve, ni mariée, bref, que le père de l’enfant était, pour ainsi dire, inconnu. Cet enfant, c’était Jenny, ma fille.

Sans lever les yeux sur le visage du Kentuckien, qui s’était coloré d’une rougeur de mauvais augure, il continua : — Beaucoup de petites choses me rendirent bientôt mon intérieur désagréable, certaine disposition de ma femme, par exemple, à briser les meubles, à lancer les couteaux de ci et de là, et à jurer étant ivre.

Le sourcil de John Ashe se fronçait de plus en plus.

— Bref, reprit Mac-Closky avec sa placidité ordinaire, elle me parut ne pas comprendre le mariage sous son aspect le plus saint et le plus sérieux.

— Damnation ! cria John Ashe, se levant tout droit, pourquoi n’avoir pas…

— Attendez donc. J’ai fait ce que vous allez dire. Oui, au bout de deux ans, j’avais résolu de demander le divorce ; mais vers cette même époque la Providence m’est venue en aide, elle a envoyé un cirque dans la ville du Missouri que nous habitions. Il y avait là un gaillard qui montait trois chevaux à la fois. Ayant toujours eu le goût du sport athlétique, ma femme quitta le pays avec ce personnage, nous laissant, Jenny et moi. Je lui envoyai dire que, si elle voulait me donner Jenny, nous serions quittes. Elle ne fit pas de difficultés.

— Dites-moi, balbutia Ashe tout haletant, avez-vous recommandé à votre fille de me cacher ces choses, ou a-t-elle gardé le silence d’elle-même ?

— Jenny ? Elle ne sait rien, elle me croit son père, elle croit sa mère morte…

— Ainsi, monsieur, c’est vous qui…

— Permettez, dit lentement M. Mac-Closky, je ne sache pas que j’aie demandé à personne d’épouser ma Jenny, je ne sache pas même que j’aie consenti bien joyeusement à me séparer d’elle.

John Ashe arpentait la chambre, frémissant, furieux, et le regard de Mac-Closky, qui s’était enfin détaché de la valise, le suivait avec curiosité.

— Où est cette femme ? — demanda brusquement Ashe en s’arrêtant tout court ; mais déjà les yeux de Mac-Closky étaient retombés sur la valise.

— Elle est partie pour le Kansas, du Kansas elle est allée au Texas, du Texas elle est venue en Californie. Comme je m’y trouvais aussi, je lui ai fait, sachant que ses affaires ne prospéraient guère, parvenir de l’argent par l’intermédiaire d’un ami, mon ami Ridgeway.

John Ashe poussa un sourd gémissement.

— Vous comprenez, poursuivit Mac-Closky, qu’elle est devenue un peu vieille pour les exercices équestres ; maintenant elle s’en tient au trapèze et à la corde raide. Voici l’affiche ! — et Mac-Closky regarda Ashe du coin de l’œil en débouclant sa valise ; — elle jouera le mois prochain à Marysville.

M. Mac-Closky étala un grand placard illustré sur fond jaune et bleu.

— Elle se fait appeler Mlle  Miglavski, la grande trapézienne russe.

John Ashe lui arracha le papier des mains : — Vous n’avez pas supposé, n’est-ce pas, dit-il en se tournant avec rage sur Mac-Closky, vous n’avez pas supposé que j’en passerais par là ?

M. Mac-Closky ramassa le précieux document, le replia et le remit dans sa valise.

— Si vous jugez à propos de rompre avec Jenny, lui dit-il, rappelez-vous bien qu’elle ignore tout ; c’est une femme, et j’espère que vous êtes un galant homme.

— Mais que lui dire alors, comment reprendre ma parole ?

— Tenez, écrivez-lui. Insinuez que vous avez appris quelque chose, — ne dites pas quoi, — qui vous décide à renoncer à elle. Soyez tranquille, ma Jenny ne vous demandera pas d’explication.

Le jeune homme hésita. Il sentait qu’on avait mal agi à son égard ; aucun gentleman n’eût accepté pareille situation. Il n’y avait pas à y songer. Et cependant il lui semblait en ce moment n’être rien moins qu’un gentleman ; il eût courbé le front devant le regard ferme et franc de Jenny.

— De sorte que l’or a baissé ici comme sur notre plateau, dit négligemment Mac-Closky. Eh bien ! je parie qu’il remontera avant les pluies. Bonne nuit. — Il secoua la main que son hôte lui tendait machinalement, puis s’en alla.


III.

Quand M. Mac-Closky, huit jours plus tard, rentra chez lui tout heureux d’avoir délivré sa fille, il aperçut à travers les vitres, en mettant le pied sur la vérandah, un homme installé dans le salon. Sous son toit hospitalier, cela n’avait rien d’extraordinaire, néanmoins il éprouva un vague sentiment d’inquiétude. L’amour avait-il donc été chez John Ashe plus fort que le préjugé ? Mais la figure qui se tourna vers lui n’était pas celle de John Ashe : une barbe fauve, des yeux bleus brillant d’une expression passionnée, presque farouche ; — il reconnut Henry Rance, et des craintes d’un nouveau genre s’emparèrent de lui, de sorte qu’il se mit à tirailler sa barbe sur le seuil même de sa maison. Jenny s’était élancée dans le vestibule à la rencontre de son père. Elle le serra entre ses bras avec un petit cri de joie.

— Père, dit-elle tout bas et précipitamment, figurez-vous que tout est fini entre John et moi. Voyez plutôt ;… lisez ce billet insultant… C’est l’affaire de Ridgeway à laquelle il fait allusion, n’en doutez pas, et maintenant je suis bien près de croire que sa propre main a porté le coup. J’avais fait injure à celui-là, dit-elle en montrant Rance d’un signe de tête ; mais pas un mot devant lui, nous causerons tout à l’heure. Il s’en va.

Elle embrassa une fois de plus Mac-Closky et rentra dans le salon, le laissant fort perplexe, la lettre de John Ashe à la main. Cette lettre était rédigée à peu près dans les termes que lui-même avait dictés. Il l’emporta pour la méditer à son aise, et lisait encore enfermé chez lui, lorsque le bruit du galop d’un cheval retentit sur la route, puis, presque aussitôt, un pas nerveux et rapide sur la vérandah. Ridgeway, poussant la porte-fenêtre entr’ouverte, était déjà dans le salon où se tenaient Rance et Jenny. Celle-ci avait reconnu son approche ; l’espérance, le ravissement, un trouble indicible embellirent tour à tour son charmant visage. Pâle et souriante, elle s’avança vers le nouveau-venu, mais le regard de Ridgeway ne s’arrêta pas sur la belle jeune fille ; enflammé, menaçant, il alla chercher Rance, un spasme de haine et de mépris contracta sa bouche entr’ouverte.

— Pardon, mademoiselle, dit-il aussitôt qu’il put parler, et cette voix tremblante trahissait un mélange d’ironie et de dédain qui frappa Jenny au cœur, pardon si je vous dérange. Mon intention d’ailleurs n’est pas de rester un instant de plus dans le seul lieu du monde où l’homme que voici puisse me braver impunément.

Rance laissa échapper une imprécation et fit un mouvement vers lui, mais déjà Jenny était entre eux.

— Pas de querelle ici, dit-elle à Rance. Si je défends les droits de mon hôte, ne me forcez pas à vous rappeler ce que vous me devez, à moi qui vous reçois. Quant à vous, monsieur Ridgeway…

Celui-ci était déjà loin. Elle voulut appeler son père et ne le trouva pas. Rance restait maître du terrain, déguisant mal un air de triomphe.

Avec un léger frisson et debout sur le seuil comme pour lui indiquer qu’il eût à prendre congé : — Henry, lui dit Jenny, vous vous rappelez la prière que vous m’avez adressée ? Venez ce soir dans le jardin vers neuf heures, et je vous répondrai, mais à une condition : vous me jurez de ne pas chercher M. Ridgeway, de l’éviter même s’il vous cherche, de ne lui parler aujourd’hui sous aucun prétexte. Jurez-vous ? Oui ? — C’est bien.

Il eût voulu saisir sa main, la porter à ses lèvres ; d’un geste, elle le tint à distance ; le frôlement de sa robe se fit entendre sur l’escalier, puis une porte retomba avec bruit, et Rance comprit qu’il devait se retirer ; mais le soir était proche ; que cette heure du rendez-vous lui parut lente à venir néanmoins ! Avec quelle impatience il la vit monter du fond des vallées pour étendre ses ailes de pourpre sur les hauteurs ! Le coup d’éventail donné par les brises nocturnes rafraîchit l’air immobile, la lune se leva et sembla bercer toute la nature d’une main blanche et douce ; ce calme des choses ne se communiquait pas au cœur agité d’Henry Rance : couché sous un sycomore au bout du jardin, il ne voyait, n’entendait rien, plongé qu’il était dans l’abîme de soupçons où vivent les jaloux.

— Viendra-t-elle ? se demandait-il, et la seule pensée de la voir l’enivrait, — ou était-ce seulement un moyen de protéger cet insolent drôle contre moi ? Si je le croyais…

Ses doutes ne furent pas de longue durée. Une forme féminine sortit des massifs qui entouraient la maison, longea les piquets de la palissade, puis s’arrêta au milieu de l’allée sous les rayons de la lune. C’était elle, bien que l’œil d’un amoureux pût seul la reconnaître sous le grand voile blanc qui l’enveloppait. Il s’approcha et à voix basse : — Ne restons pas là en plein clair de lune, dit-il, tout le monde peut nous voir.

— Nous n’avons rien à nous dire qui ne puisse être dit en plein jour, répliqua-t-elle.

Jenny tremblait cependant, d’émotion sans doute : — Levez donc la tête, dit-elle tout à coup, et laissez-moi vous regarder. Je n’ai connu jusqu’ici que des hommes. Laissez-moi voir à quoi ressemble un traître.

L’expression égarée de son visage le frappa plus que ses paroles mêmes. Il vit que ses joues amaigries, ses yeux creusés avaient l’éclat maladif de la fièvre ; elle était si étrange, si semblable à une jeune furie, qu’il éprouva une vague envie de fuir.

— Qu’avez-vous donc ? demanda-t-il en reculant malgré lui.

— Arrêtez, s’écria-t-elle, n’essayez point de faire un pas, de vous échapper, ou j’appelle au secours ; oui, j’appelle et je vous proclame devant tous l’assassin que vous êtes.

— Le combat a été loyal, dit-il séchement.

— Loyal ? Était-ce loyal de frapper un homme sans défense ?.. Était-ce loyal de laisser le soupçon tomber sur un autre ? Était-ce loyal de me tromper, menteur et lâche que vous êtes ?

Rance n’était pas homme à supporter de pareilles injures, même de la part d’une femme. Une étincelle jaillit de sa prunelle d’acier, et sa main glissa rapidement dans sa poitrine.

— Ah ! dit Jenny, vous cherchez le couteau ? Frappez donc ! — et elle ouvrit les bras, — frappez, misérable ! Avez-vous peur ? Le gardez-vous donc, ce couteau, pour attaquer les gens par derrière ? Frappez, vous dis-je. Que m’importe ? Il ne m’aime plus ! — Tiens, reprit-elle en montrant sa poitrine, c’est dans mes bras qu’il est revenu à lui, c’est ici que s’est reposée sa tête, et jamais plus un autre homme… Ah !..

Elle chancela, et quelque chose qui avait brillé dans la main de Rance tomba soudain à ses pieds, car Rance lui-même avait roulé dans la poussière. Ce ne fut qu’une détonation, un éclair, puis deux ombres accoururent, et, passant sur le corps de l’homme qui se tordait dans les convulsions de l’agonie, saisirent entre leurs bras Jenny encore debout.

Vers le matin, elle sortit de la torpeur profonde où elle était restée plongée jusque-là, et fit signe à son père d’approcher.

— Où est-il ? demanda-t-elle.

Son père, ayant compris, sortit et revint avec celui que sa fille demandait.

— Maintenant, dit en souriant le docteur qui avait été appelé, je puis m’éloigner pour quelques heures sans inconvénient ; avec des soins et des précautions, tout ira bien.

En effet Jenny guérit vite. La nature vint en aide à son enfant gâté. Le parfum vivifiant des sapins, l’air pur des sierras, la remirent sur pied, comme ils eussent fait pour un faon blessé. À quinze jours de là, elle marchait appuyée sur le bras de Ridgeway, et quand vers la fin du même mois le jeune homme, revenant d’un rapide voyage à San-Francisco, sauta hors de la diligence, la Rose de Tuolumne, aussi fraîche que jamais, l’attendait sur la route. Il était quatre heures du matin. Un instinct irrésistible les porta tous deux de nouveau jusqu’au sommet de la colline qui leur était devenue sacrée. Sans doute ils n’étaient pas émus de la même façon que la première fois. Il y a dans la passion naissante certain parfum indicible que ne répand plus la fleur arrivée à son complet épanouissement ; mais les deux amans eurent la franchise d’en convenir, tout en comparant avec délices une foule de menus détails que chacun d’eux croyait oubliés par l’autre. Après s’être entretenus avec autant d’étonnement que de pitié de la période si terne et si incolore où, ne se connaissant pas, ils n’avaient point réellement vécu, Jenny et son fiancé rentrèrent les mains enlacées.


Bret Harte.
  1. Moulin à quartz pour l’exploitation de l’or.
  2. Diminutif de San-Francisco.