Le Romance de Don Fadrique

(Redirigé depuis La Romance de don Fadrique)
Poèmes tragiquesAlphonse Lemerre, éditeur (p. 159-163).






Enchemisé d’acier du col à la cheville,
Et le long manteau blanc de l’Ordre par-dessus,
Avec dix chevaliers d’un sang très noble issus,
Don Fadrique s’en vient de Coïmbre à Séville.

Le jeune Maître, né de Dona Léonor,
Sur sa mule à grelots précède l’équipée,
En silence et songeur, laissant pendre l’épée
Contre ses pieds maillés et ses éperons d’or.

Don Pedro l’a mandé par lettre expresse et brève,
Pour qu’il le vienne joindre en hâte au Vieux-Palais,
Vu que la chose est grave et ne veut nuls délais,
Le maure, en algarade, ayant rompu la trêve.


S’il est vrai, tout est bien. Mais voici, d’autre part,
Que son dogue, très doux et très joyeux naguère,
A mordu les naseaux de son cheval de guerre,
Et hurlé de façon lamentable au départ.

Le présage est mauvais, sans conteste, et mérite
Qu’on y songe. De plus, au gué du fleuve, un soir,
En se courbant sur l’eau sombre, il a laissé choir
Hors la gaîne et perdu sa dague favorite.

En sus, le Roi son frère est dangereux aux siens :
Sa merci n’est pas franche et sa haine est tenace ;
Rarement il oublie et jamais ne menace,
D’autant plus rancunier que les torts sont anciens.

Lui, Fadrique, pourtant, n’a-t-il point, pour son compte
Depuis lors, et fidèle au pardon octroyé,
Suivi de l’Ordre entier, bravement guerroyé
Contre le Grenadin, l’Aragon et le Comte ?

Sa conscience est nette, et, Saint Jacques aidant,
Qu’est-ce que le danger ? Rien, pour qui le méprise.
Sans doute Don Pedro le requiert sans traîtrise.
Le maître songe ainsi, soucieux cependant.

De la plaine au coteau, durant douze journées,
Sous les chênes touffus, par les sentiers pierreux,
Avec ses chevaliers qui devisent entre eux,
Il fait sa route, allant où vont ses destinées.


Au treizième midi, dans l’air chaud de parfums,
Apparaissent les tours, la cathédrale neuve,
Les mâts banderolés hérissant le grand fleuve
Et le vieil Alcazar des Khalyfes défunts.

Sous la poterne basse à voussure de brique,
Un clerc tonsuré sort de l’ombre brusquement,
Saisit la mule au mors d’un geste véhément,
Et dit : — Par tous les Saints, retournez, Don Fadrique !

Sire maître, pour Dieu ! n’allez pas plus avant !
Mieux vaudrait traquer, nu, le loup dans son repaire.
— Qu’est-ce à dire ? Quittez le mors, quittez, bon Père.
— Si Votre Grâce y va, n’en sortirez vivant !

— Ce serait chose lâche et guet-apens insigne ;
Le Roi mon frère est juste, et non point si mauvais.
Il m’aime, il me convie en sa ville, et j’y vais. —
Cela dit, le chien hurle et le prêtre se signe.

Don Fadrique descend dans la grand’Cour d’honneur.
On verrouille la porte afin que nul n’en sorte ;
Et le chef des massiers vient, et dit de la sorte :
— Notre Sire le Roi vous mande seul, Seigneur.

— Pero Lopez, laissez entre mes Riches-hommes ;
Ce sont bons chevaliers fidèles et prudents.
— Ils logeront dehors, et vous, Maître, au dedans.
Le mieux est d’obéir au Roi, tant que nous sommes.


Or, Don Pedro s’avance au balcon, et d’en haut
S’écrie : — À la male heure êtes venu vous mettre
Entre mes mains, Bâtard ! Lopez, tuez le Maître ! —
L’autre lève sa masse et frappe comme il faut.

Fadrique, chancelant, veut dégainer sa lame ;
Mais la masse de fer est brandie à nouveau,
Retombe, rompt la nuque, écrase le cerveau,
Et le sang noir écume et fait ruisseler l’âme.

— Lopez ! Coupez la tête, et laissez le tout là,
Dit Don Pedro. Justice est faite, et félonie
De ce Bâtard, du moins, bien et dûment punie. —
Puis le Roi va dîner avec la Padilla.

La salle est haute, étroite et fraîche, à demi close
De gaze diaphane et d’un treillis léger ;
Et, de l’aurore au soir, la fleur de l’oranger
Y mêle son arôme à celui de la rose.

La terrasse mauresque, aux trèfles ajourés,
Domine les jasmins et les caroubiers sombres
Qui jettent, çà et là, de lumineuses ombres
Où palpitent des vols de papillons pourprés.

Le bon Roi de Castille et la femme qu’il aime
Dînent là, tous deux, gais, amoureux, sans souci.
Un hurlement lugubre éclate. Qu’est ceci ?
Le page qui leur verse à boire en devient blême.


Une tête sanglante aux dents, d’un bond nerveux,
Un chien saute parmi les mets royaux qu’il souille,
En y laissant tomber la hideuse dépouille
Où s’entr’ouvre un œil terne à travers les cheveux.

Dona Maria tremble, et, blanche comme cire,
Se renverse au dossier de son riche escabeau,
Voile de ses deux mains son visage si beau,
Et soupire : — Ah ! l’horreur ! C’est le Démon, cher Sire !

— Vrai Dieu ! Tout, dit le Roi, vient à point de concert.
Foin de mahom, du Diable et de la Sinagogue !
C’est la tête de don Fadrique, et c’est son dogue,
Maria, qui vous l’offre, en guise de dessert !