La Robe d’écailles roses (1935)/Noël tragique


NOËL TRAGIQUE


« Ainsi, Paul, dit Mme de Revez à son fils, c’est décidé ? Ton cousin et toi, vous vous obstinez à faire cette partie d’automobile ?

— Nous nous obstinons, mère. Saint-Jore est à douze kilomètres. Bernard et moi, nous avons résolu d’aller à la messe de minuit. Il n’y a aucune raison…

— Mais la neige de ce matin !

— Elle a fondu. Et puis, sois tranquille, nous serons d’une prudence exagérée ! N’est-ce pas, Bernard ?

— Je m’y engage, ma tante, répondit celui-ci. L’allure d’un homme au pas vous convient-elle ?.… C’est trop ? Eh bien, l’allure de deux hommes au pas ?… »

En désespoir de cause, Mme de Revez implora le secours de sa sœur, Mme Aubain, qui tricotait près de la cheminée.

« Voyons, Madeleine, tu ne trouves pas cela absurde ? Tu connais ton fils, tu connais Paul… deux casse-cou de la pire espèce. La route est mauvaise. En pleine nuit, c’est de la folie !

— Ah ! que veux-tu, ma pauvre Jeanne, nos fils ont vingt-cinq ans. Nous les avons habitués à faire leurs trente-six volontés. Moi, j’ai renoncé à la lutte. »

Mme de Revez soupira.

« Allons, qu’ils agissent à leur guise. Mais surtout, Paul, je compte sur toi. À une heure vingt, une heure vingt-cinq au plus tard, vous serez là. Tenez. nous vous attendrons jusqu’à une heure et demie. »

Paul jura tout ce qu’on voulut. Bernard souscrivit à tous les serments qu’on exigea de lui. Chacun d’eux prit sa mère par le cou et l’embrassa tendrement. Et ils sortirent en hâte.

Dix minutes après, on entendait le grondement de l’automobile.

Mme de Revez et Mme Aubain demeurèrent seules dans le vaste salon du château, au coin du feu qui flambait à hautes flammes. Les deux sœurs se ressemblaient, avec leurs cheveux gris disposés de la même façon, leurs visages un peu maigres et leurs toilettes noires de coupe analogue. Mais l’une d’elles, Jeanne de Revez, avait un air plus douloureux et des yeux plus las. Depuis quelques années, elle souffrait de rhumatismes articulaires si aigus qu’elle ne pouvait bouger de son fauteuil sans le secours d’une femme de chambre.

Elle se plaignit un moment, et sa sœur, qui justement était immobilisée comme elle dans un fauteuil, par suite d’une foulure récente, sa sœur avoua :

« De fait, ce n’est pas gai de rester inactive. Voilà huit jours à peine que je suis comme toi, et je perds déjà patience. »

Alors elles se mirent à rire, car, toute leur vie, les mêmes événements leur étaient arrivés. Elles avaient épousé le même jour les deux frères. La même année, elles devenaient mères, et veuves aussi la même année. Et jusque dans les petits détails de l’existence, le destin les traitait également, leur distribuant des joies et des peines qu’il semblait peser dans les deux plateaux d’une balance.

Pour toutes ces raisons, elles s’aimaient avec tendresse. Elles n’auraient pu vivre l’une sans l’autre. À qui, du reste, eussent-elles parlé de leurs fils, de ces deux fils qui étaient leur raison d’être et qu’elles chérissaient avec la même passion et le même emportement ?


« Tu n’es pas inquiète ? dit Jeanne.

— Je suis toujours inquiète quand Bernard n’est pas là, répondit Mme Aubain… mais pas plus aujourd’hui.

— Moi, davantage. Il m’a toujours semblé que la nuit de Noël était une nuit spéciale, où il survenait des choses particulières, des événements plus heureux ou plus malheureux. Ce soir, j’ai comme une appréhension. »

Une des bûches dégringola, ce qui les fit tressaillir, et elles s’aperçurent qu’elles étaient très pâles toutes les deux.

Une heure sonna.

« Encore vingt-cinq ou trente minutes, dit Madeleine Aubain, et tu verras que ton appréhension n’était pas justifiée. »

Pour se distraire, elles reprirent, une à une, toutes les nuits de Noël dont elles se souvenaient : Noëls d’enfants où elles tâchaient de ne point dormir pour écouter les bruits étranges de la cheminée ; Noëls de jeunes filles où elles rêvaient d’amour ; Noëls d’épouses où l’on soupait si joyeusement ; Noëls de veuves ; Noëls de mères. Mais tous ces souvenirs les attristaient plutôt, comme tous les souvenirs dont la gaieté décline avec l’ardeur décroissante de la vie. Et leurs yeux ne quittaient pas les aiguilles du vieux cartel qui surmontait la cheminée.

« Nous avançons de cinq minutes au moins, dit à Mme de Revez.

— Au moins, répliqua sa sœur. En outre, ils connaissent du monde là-bas.

— Oui, mais ils nous ont promis.

— Ce que promettent les jeunes gens ! Tu comprends bien que Paul et Bernard ne songent même plus que nous pouvons être inquiètes.

— Ah ! tu vois, tu es inquiète ! s’écria Mme de Revez… j’en étais sûre…

— Pas du tout… seulement… malgré soi, on pense à des choses.

— Quelles choses ? mais parle donc ! un accident, n’est-ce pas ? »

Mme Aubain n’eut point la force de protester. Des visions sinistres les obsédèrent. Elles se rappelaient des cas, cités dans les livres, où des accidents s’étaient produits dont on avait été prévenu par un contrecoup, par une sorte d’évocation simultanée de la catastrophe. Et il leur semblait qu’elles éprouvaient ce choc terrifiant de la réalité.

« La demie, balbutia Mme de Revez. Il est hors de doute qu’il s’est passé quelque chose. Si l’on envoyait au-devant d’eux ? Le jardinier a une bicyclette.

— Évidemment. Mais qui nous assure qu’ils vont revenir par la route directe ? Ils prennent souvent l’une des deux autres, qui sont moins rudes. »

Elles se turent, et, dans le silence, le bruit de l’horloge devenait effrayant. Elles voyaient le mouvement de la grande aiguille. Elles n’auraient jamais cru que ce mouvement pût être visible à un tel point.

Mme de Revez essaya de rire.

« Nous sommes folles de nous alarmer, pour quelques minutes…

— Écoute ! »

Mme Aubain s’était soulevée sur son fauteuil.

« Quoi ! Qu’y a-t-il ? gémit Mme de Revez, en essayant de se dresser.

— Rien… rien… j’avais cru… »

Elles retombèrent toutes les deux, mais, l’oreille tendue, les nerfs exaspérés, elles écoutaient les chuchotements et les murmures de la nuit.

« Les domestiques sont couchés, n’est-ce pas ? dit Mme Aubain.

— Oui, il n’y a que Catherine qui attend notre coup de sonnette et Antoine qui doit dormir dans le vestibule. »

Elles n’osaient regarder l’horloge. Mais, au fond d’elles, les secondes continuaient leur petit travail féroce, et chacune de ces secondes était un supplice.

Deux heures…

Mme de Revez se mit à pleurer. Sa sœur la rudoya et, tout de suite, elle-même, éclata en sanglots.

Et soudain, dans le parc, du côté de l’entrée, il y eut des cris, du tumulte. Elles entendirent Antoine qui sortait précipitamment et qui courait à la rencontre des nouveaux arrivants. Sous les fenêtres, un dialogue très rapide s’engagea. Antoine poussa une clameur d’effroi.

« Ah ! bégaya Mme de Revez, il y a eu un accident. j’en suis certaine. C’est atroce !… Mon Dieu !… mon Dieu !… Si l’on pouvait se lever… courir…

— Oui, dit sa sœur… si l’on pouvait !… »

Elles perçurent le bruit d’une galopade dans le vestibule, dans l’escalier, dans l’antichambre. La porte allait s’ouvrir. Violemment, elle s’ouvrit. Antoine, le domestique, apparut, le visage décomposé. Un paysan émergea de l’ombre, les vêtements en désordre, et du sang, du sang sur la figure.

« Mais parlez ! parlez donc ! > » ordonna Mme de Revez avec une énergie subite.

Antoine articula :

« Un accident.

— Quoi ! l’automobile…

— Oui, renversée. »

Et le paysan répéta :

« Renversée… ils ont démoli un mur… là… tout près…

— Mais… mais… balbutia Mme de Revez… ils vivent… ils sont vivants ?

— Non… ou plutôt oui… il y en a un qui vit… blessé seulement… il revient sur mon cheval…

— Et l’autre ? l’autre ?

— Ah ! l’autre est mort…

— Mais lequel est mort ?

— Ah ! dame, j’sais pas… j’sais seulement qu’il y en a un de vivant… et qu’il m’a dit : « Vite… courez au château, et dites à ma mère que j’arrive. »

— Imbécile ! tu n’avais qu’à lui demander, proféra le domestique en l’empoignant… Allons, viens, cherchons-le… »

Ils s’éloignèrent en hâte.

Alors les deux sœurs restèrent l’une en face de l’autre.

Et ce fut épouvantable.

Un espoir infini exaltait chacune d’elles, en même temps que chacune d’elles était secouée par une terreur folle. Bernard ? Paul ? Les noms des deux jeunes gens sautaient dans leurs cerveaux. Lequel vivait ? Qui, de l’une ou de l’autre, reverrait son fils idolâtré ? Qui, de l’une ou de l’autre, serait la mère en deuil, vouée aux larmes éternelles ?

« C’est Paul… c’est Paul qui vit… » pensait Mme de Revez.

Et sa sœur pensait à Bernard, plus adroit, plus souple.

Et elles sentaient sourdre en elles, et grandir, une haine effrayante, une haine monstrueuse, qui déjà les jetait l’une contre l’autre, comme si elles se haïssaient depuis les premières années de leur enfance. Et elles savaient que, quoi qu’il arrivât, elles ne pourraient plus jamais vivre un seul jour ensemble, plus jamais un seul jour. Aucune parole ne fut échangée. Livides, tremblantes, elles écoutaient.

Du bruit encore, dans le parc.

Chacune se dit, avec une volonté sauvage :

« Le voilà… c’est lui… c’est mon fils… il descend de cheval… il entre. »

En bas, dans le vestibule, un grand cri :

« Maman ! maman ! »

Toutes deux se levèrent. Mme de Revez elle-même oubliait les douleurs qui la tordaient.

« Maman ! maman ! »

Elles ne reconnaissaient pas la voix. Était-ce Paul ? Bernard ? Oh ! la torture infernale !

Les pas approchèrent. La poignée de la porte tourna. Quelqu’un surgit, Paul de Revez.

« Toi ! toi ! Paul ! cria Mme de Revez triomphante, tandis que sa sœur se cachait la tête dans ses mains… Toi !… Paul !… tu es vivant ! toi, Paul ! »

Son fils accourait. Elle marcha vers lui, retrouvant, par miracle, ses forces perdues. Mais, tout à coup, elle porta la main à son cœur, chancela, tournoya sur elle-même et, sans un mot, sans une plainte, tomba tout de son long.

Paul se précipita à genoux.

Sa mère était morte.

Près de lui, sa tante pleurait…