La Robe d’écailles roses (1935)/Ma Femme et son Mari
MA FEMME ET SON MARI
Le docteur Daurenne nous raconta cette plaisante aventure :
Cela date de l’automne dernier. Je revenais en automobile des bords de la Loire, où j’avais été chasser durant quelques jours. À l’endroit le plus désert des plaines de Sologne, une panne me surprit. Nous n’en avions pas encore découvert la cause, mon mécanicien et moi, lorsque survint une automobile qui suivait la même direction que nous.
Entre voyageurs qui se trouvent en pays perdu, on compatit plus facilement à l’infortune d’un collègue. La voiture s’arrêta. Un monsieur en descendit, couvert comme moi d’une ample peau de bique.
Je lui expliquai ma situation et la nécessité où j’étais d’arriver le soir même à Paris pour diner. Très aimablement il m’offrit une place. Mon mécanicien se tirerait d’affaire comme il pourrait. J’acceptai.
Un chauffeur conduisait sa voiture. Il s’assit près de lui, tandis que moi je prenais place dans le tonneau, auprès de sa femme, ou plutôt auprès de l’amas de fourrures et de voiles qui représentait sa femme.
Tout cela fut effectué rapidement. Eux aussi ils étaient pressés. Il n’y eut pas de présentation, et je jugeai inutile, du moins jusqu’à nouvel ordre, d’adresser la parole à ma voisine. Elle ne m’y conviait d’ailleurs pas, préoccupée surtout, me sembla-t-il, de se garantir contre un petit vent glacé qui nous prenait en écharpe.
Et tous quatre, sous le masque, sous le déguisement des peaux et des casquettes, nous roulâmes en silence.
Une demi-heure passa. L’automobile était une quatorze chevaux. Nous avancions.
Je jouissais profondément du charme infini de la vitesse, la pensée pour ainsi dire fluide, éparse, répandue autour de moi et mêlée aux choses.
Soudain, un chien bondit d’un côté à l’autre de la route. Il y eut un écart brusque. La voiture entra de biais dans un talus de sable qui amortit son élan, et nous fumes projetés assez doucement sur de la terre très molle.
Aussitôt debout, je m’occupai de mes compagnons. Les deux hommes se relevèrent sains et saufs, mais la femme ne bougeait pas.
Très inquiet, le mari se pencha sur elle, Elle n’était qu’évanouie. Il l’entendit même qui prononçait quelques mots. M’autorisant de mon titre de docteur, je proposai mes soins, mais nous résolûmes d’abord de la transporter dans une auberge qui se trouvait justement à proximité.
Le trajet fut pénible. Elle ne cessa de gémir, comme une personne qui souffre beaucoup. On lavait à peine étendue sur un lit qu’elle perdit de nouveau connaissance.
Je priai son mari de la dévêtir, car elle devait avoir du mal à respirer sous ses fourrures. Moi-même je rabattis son capuchon et détachai le masque de dentelles et de mica qui lui couvrait le visage.
Un cri de stupéfaction m’échappa. J’avais reconnu…
Il faut que je vous rappelle… Mais vous savez tous, n’est-ce pas, l’histoire de mon mariage, le désaccord qui se produisit entre ma femme et moi après quelques années d’union parfaite, puis notre divorce, l’an dernier. Et vous comprenez… cette femme que je soignais était la mienne.
C’était aussi celle de M. Paul Chantelin, son second mari. Effrayé par mon exclamation, il s’était relevé.
« Quoi ? qu’y a-t-il ? Quelque chose de grave ? »
J’hésitais à répondre. Il me supplia d’une voix anxieuse :
« Oh ! je vous en prie, docteur, dites-moi la vérité… ma femme m’est plus chère que tout… Est-ce que vous prévoyez une complication ?
— Non, non, affirmai-je, soyez tranquille. »
Il achevait d’enlever le corsage. Je lui saisis le bras et murmurai :
« Je suis le docteur Daurenne.
— Ah ! » fit-il abasourdi.
Il regarda ma femme, ou plutôt la sienne, puis me regarda. Je tournai la tête et m’éloignai.
À ce moment elle se plaignit.
« Qu’est-ce que tu as ? s’écria-t-il, Tu souffres ? »
Il y eut un silence ; puis, de nouveau, des plaintes. Alors il vint à moi et me dit :
« Docteur ; ayez l’obligeance de soigner Mme Chantelin ; je vous en serai très reconnaissant. »
Je m’approchai. Ma femme avait de petites contractions nerveuses. Je prononçai, hésitant :
« Il faudrait… il faudrait…
— Faites tout ce qu’il faut faire, docteur, je vous confie Mme Chantelin. »
Il insistait avec une intention visible sur ma qualité de docteur et sur le nom de Mme Chantelin, pour bien établir qu’en tout ceci il ne s’agissait que de soins médicaux donnés à une malade. Il m’implora :
« Je vous en prie, docteur, je vous en prie… »
Alors je me penchai sur la malade et l’auscultai.
Je fus tout de suite rassuré : je reconnaissais ce battement de cœur irrégulier, intermittent, que j’avais eu si souvent l’occasion de constater lorsque ma femme avait une émotion trop violente. Ce n’était rien. Il fallait simplement attendre. Nous attendîmes et, machinalement, suivant une habitude ancienne que j’avais prise en de semblables circonstances, je me mis à lui caresser le front et les cheveux.
D’ordinaire ces sortes de passes magnétiques très douces l’apaisaient et la réveillaient. Et, de fait, elle sembla se calmer, et puis elle ouvrit les yeux.
Elle me vit et ne parut pas étonnée. Sans aucun doute elle n’avait pas conscience de l’heure présente et croyait vivre dans le passé. Elle murmura mon nom :
« C’est toi, René… »
Mais la vue de son mari la troubla.
« Qu’y a-t-il ? Où sommes-nous ? »
Son regard nous interrogeait alternativement. M. Chantelin expliqua :
« Rappelle-toi… l’accident… C’était Monsieur qui était avec nous… Il a eu l’obligeance… »
Peu à peu la lumière se fit en son esprit. Elle eut un sourire malicieux et, tout en se rajustant, elle me dit :
« Je vous remercie, docteur. »
Je les quittai.
Une heure après, mon automobile arrivait. Je fus bien aise de pouvoir rendre à M. et Mme Chantelin la politesse que j’avais reçue d’eux. Sur mon invitation, ils prirent place dans le tonneau et, sans autre incident, je ramenai jusqu’à leur domicile ma femme et son mari.