La Robe d’écailles roses (1935)/La Belle Madame de Gimeuse


LA BELLE MADAME DE GIMEUSE


Au bas de l’escalier qui montait aux salles de réception, Diane de Gimeuse eut le tort de se regarder dans une glace. Un désespoir immense l’étreignit, et il lui fallut toute son énergie pour ne pas éclater en sanglots.

Après avoir été pendant plus de trente ans la plus belle femme de Paris, Diane abdiquait. À la suite d’une longue retraite, c’était la première fois qu’elle retournait dans le monde, et elle y allait avec des cheveux blancs.

Son amie, Mme Arnold, chez qui elle faisait sa rentrée, l’attendait au seuil du grand salon et lui dit à l’oreille :

« Tâche de sourire, Diane, et ce sera toi la plus belle encore. »

Diane ne put sourire. Du reste, à quoi bon ? Personne ne la regardait, et elle se souvint de l’agitation et du mouvement de curiosité que son arrivée provoquait jadis parmi les groupes.

Un monsieur de haute taille, aux moustaches grises, s’approcha et baisa la main de Mme Arnold. Celle-ci, que ses devoirs de maîtresse de maison réclamaient ailleurs, le retint.

« Vous voilà, romancier illustre. Eh bien ! mon cher Villeneuve, offrez donc votre bras à mon amie, Mme de… Mais suis-je bête ! J’allais vous présenter l’un à l’autre. Depuis le temps que vous vous connaissez !… »

Elle s’éloigna rapidement. Villeneuve eut une seconde d’hésitation tout en offrant son bras, et Diane lui dit :

« Avouez, monsieur, que vous ne me reconnaissez pas. »

Il répondit avec franchise :

« Je ne vous ai pas reconnue d’abord, en effet.

— Mes cheveux blancs, n’est-ce pas ? Cela me change beaucoup.

— Beaucoup, affirma-t-il. Vous êtes mieux encore.

— C’est gentil, dit-elle, mais, au fond, je ne vous en aurais pas voulu. Je n’ai eu le plaisir de vous rencontrer que trois ou quatre fois, et vous ne pouviez guère vous souvenir…

Ils s’assirent un peu à l’écart, dans un coin d’où ils voyaient danser les jeunes femmes et les jeunes gens. Diane se taisait, envahie d’impressions mélancoliques. Elle considérait ses anciennes rivales. Toutes celles-ci luttaient encore pour le charme des yeux, et Diane se demandait avec angoisse si elle n’aurait pas pu retarde l’irrémédiable déchéance. Mais, s’apercevant que Villeneuve l’observait, elle se redressa et sourit, malgré elle.

Alors, il prononça :

« Je vous ai fait un compliment banal, tout à l’heure, en vous disant que vous étiez mieux ainsi. Je le répète, maintenant que je le pense.

— C’est vrai ? fit-elle.

— Oui, il y a en vous quelque chose de plus doux, de plus accessible.

— Je n’avais donc l’air ni doux, ni accessible, quand mes cheveux étaient blonds et que je portais des robes de jeune fille ?

— Je ne sais pas comment vous étiez. Je vois comment vous êtes.

— Et telle que je suis, dit-elle d’une voix où se mêlaient un peu d’ironie et un peu d’amertume, je plais davantage au romancier Villeneuve ?

— Est-ce une offense de ma part ?

— Pour le passé, oui.

— Bah ! le passé d’hier est si près. Qu’est-ce qui vous en sépare ? La nuance de vos cheveux.

— Et quelques rides, murmura-t-elle. Parlons de la pluie et du beau temps, voulez-vous ? »

Ils conversèrent au hasard, d’un ton indifférent d’abord, ensuite avec plus d’intimité, comme si leur sympathie naissait du son de leurs voix plutôt que des mots qu’ils disaient. Puis ils gardèrent le silence, et Diane pensa qu’il cherchait un prétexte pour la quitter. Cependant, elle vit de nouveau, sans tourner la tête, qu’il avait les yeux fixés sur elle. Et cette insistance lui causa quelque embarras. À la fin, Villeneuve prononça :

« Vous savez que je fais profession de psychologie ? Un métier comme un autre. Estimez-vous qu’il me donne le droit de vous poser une question extrêmement indiscrète ?

— Oui, puisque j’aurai toujours le droit de n’y pas répondre.

— Eh bien, je voudrais savoir. Il y a là une chose qui me passionne… Pourquoi… comment vous êtes-vous résolue…

— À n’être plus la belle Mme de Gimeuse ? acheva t-elle.

— Non, mais à ne plus exiger qu’on le dit ?

— Mon Dieu, j’en ai pris la résolution quand j’ai senti qu’elle était nécessaire. Peut-être même l’ai-je senti trop tard.

— Mais il y eut un fait quelconque, un événement ?

— Aucun.

— Cependant…

— Aucun, vous dis-je.

— Vous ne voulez pas répondre ?

— Non.

— Un verre de champagne, alors ?

— Avec plaisir. »

Elle but, presque d’un trait, le verre qu’il lui tendit, et, aussitôt, changeant d’idée, elle murmura :

« Après tout, si cela vous intéresse, pourquoi pas ? Mais, je vous le répète, il ne s’est rien passé d’extraordinaire… à peine un pauvre petit drame de conscience… un peu douloureux.

« Oui, le seul événement, c’est en moi, dans ma raison, qu’il se produisit, à coups de menus faits. Au fond, voyez-vous, ce fut de la lassitude, une lassitude infinie, une sorte d’accablement. Du jour au lendemain, presque, j’en eus assez d’être la belle Mme de Gimeuse et surtout de n’être que cela. Pour rester la belle Mme de Gimeuse, que les poètes chantaient et que le monde avait adoptée comme un dogme, j’avais sacrifié, je m’en rendais compte soudain, tous mes goûts, toutes mes préférences, tous mes rêves, ma vie elle-même que j’aurais pu refaire cependant, après la mort de mon mari. J’étais belle, cela suffisait. La beauté, en ces temps lointains — et si proches ! — me semblait une fonction qu’il faut remplir, une vocation à laquelle on doit se plier. Avais-je de l’esprit, des qualités de cœur et d’intelligence ? Je ne sais pas. J’étais la belle Mme de Gimeuse, et je le prouvais en assistant à toutes les fêtes et à toutes les premières, et je le prouvais en restant belle quoi qu’il advînt, quelle que fût mon humeur du jour. Comprenez-vous ce supplice ?

— Un supplice, êtes-vous sûre ? > » demanda-t-il.

Elle affirma :

« Un supplice, du moins, à partir des années où le mensonge commence. On triomphe d’abord parce qu’on est la plus forte et qu’on fait illusion. Et puis, le doute vient… et puis le désespoir… Et alors, c’est la lutte sournoise, quotidienne, implacable, la lutte contre l’embonpoint, contre les rides… et l’on se débat, et l’on cherche, et l’on court les masseuses, les instituts de beauté… et l’on emploie les recettes des journaux, les drogues des charlatans, et l’on n’est plus qu’un mannequin fardé et plâtré, et l’on ment, et chaque jour il faut mentir davantage… Ah ! non, non, j’en avais assez ! »

Il y eut entre eux un long silence. Villeneuve reprit :

« Vous n’avez jamais aimé ?

— Je n’ai pas eu le temps. D’ailleurs, je n’attirais pas l’amour.

— Ce qui attire l’amour, dit-il, c’est moins la beauté que le charme.

— Un charme que je n’avais pas ?

— Si, mais que votre beauté cachait. J’en ai eu l’impression un soir que je causais avec vous à l’Opéra. La beauté finit par être un masque derrière lequel se dissimulent bien des beautés qui sont meilleures et plus captivantes. Ces beautés-là s’aperçoivent aujourd’hui en vous. Elles reprennent leur place naturelle. »

Il ajouta, la voix basse :

« Et c’est un spectacle très émouvant. »

Elle leva les yeux sur lui. Le regard qu’ils échangèrent fut amical. Ils se sentirent pleins de bonne foi l’un envers l’autre, et Diane parla encore, révélant des coins de son âme qu’elle découvrait elle-même avec un certain étonnement. À son tour, Villeneuve lui dit sa vie, ses déboires, la vanité de l’ambition et des succès.

« Mais vous avez aimé ? demanda-t-elle.

— Vingt fois, c’est-à-dire jamais, puisque l’amour véritable ne finit pas. »

« Adieu, et merci. Cette soirée que j’appréhendais fut douce… grâce à vous.

— Non, fit-il, grâce à vous et à la confiance un peu imprévue que vous m’avez témoignée. Vous aviez besoin d’expansion : j’étais là. »

Sans raison, elle s’assit de nouveau, après quelques pas. Et ils demeurèrent longtemps encore à deviser sur toutes les choses qu’ils chérissaient. Ils s’aperçurent ainsi que beaucoup de ces choses étaient les mêmes.

« Au revoir, et pour de bon, dit Mme de Gimeuse.

— Au revoir, soit, dit-il, mais quand ?

— Un de ces jours.

— Lequel ?

— Venez prendre le thé après-demain.

— Nous serons seuls ?

— Oui. »

Debout l’un en face de l’autre, ils se donnèrent la main et se regardèrent au fond des yeux, un instant. Et Diane sentit, au regard de Villeneuve, qu’elle avait éveillé dans l’âme de cet homme une émotion nouvelle.

En s’en allant, elle songea que c’était la première fois, depuis le début de sa vie mondaine, qu’elle emportait d’une soirée le souvenir troublant d’une conquête. Et c’était le premier jour où elle consentait à n’être plus la belle Mme de Gimeuse et à montrer les rides de sa figure et la neige de ses cheveux.

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Le surlendemain, Villeneuve venait prendre le thé chez elle.

Un mois plus tard, on annonçait leur mariage.