La Rivière (Hémon)/La Rivière

Journal Le Vélo (p. 2-9).

LA RIVIÈRE


Chaque soir, quand le travail du jour est fait, le même train de banlieue me ramène lentement chez moi, et je retrouve ma rivière.

Elle coule tranquille, froide et profonde, entre deux berges plates semées d’ormeaux. J’ignore d’où elle vient et je m’en moque ; je sais qu’un peu plus loin elle va trouver des quais, des pontons et des garages, et l’animation bruyante d’une ville de canotiers, mais ce que j’aime d’elle, c’est un tronçon de trois cents mètres, entre deux tournants, au milieu de la dure campagne.

Je m’arrête un instant sur son bord, avec un coup d’œil amical au paysage familier, et quand j’ai sauté à l’eau d’un bond et que, dix mètres plus loin, je remonte à la lumière, je sens que suis lavé, lavé jusqu’au cœur de la fatigue et de l’ennui du jour, et des pensées mauvaises de la Cité.

Alors je remonte lentement le long de la berge, tout au bonheur de sentir mes muscles jouer dans l’eau fraîche, jusqu’à la limite de mon empire, un coude de la rivière, que domine, sur un tertre de six pieds, un bouquet d’ormeaux.

Plus loin, c’est une contrée vague et redoutable, où les berges descendent en marécages dans l’eau trouble, qui doit se peupler, pour le nageur, d’herbes mauvaises et de dangers incertains. Au lieu qu’ici, entre les rives connues, il me semble que rien ne peut m’atteindre, et la racine qui m’effleure, et le remous qui m’entraîne, un peu, sont des choses inoffensives et familières.

Je puis me souvenir d’un temps où je ne m’aventurais dans l’eau, l’eau dangereuse et froide, qu’avec une méfiance hostile ; d’un temps où, après quelques minutes de bain, je revenais à la berge, les membres raidis, heureux de sentir la terre sous mes pieds. J’ai appris, jour après jour, à glisser entre les nénuphars, bien allongé pour fendre l’eau sans effort, à piquer dans l’ombre des ormeaux pour ressortir au grand soleil, à sauter droit devant moi, après dix pas d’élan, pour tomber en plein courant, les pieds d’abord, et trouer l’eau sans éclaboussure ; et j’ai appris, l’une après l’autre, appris et aimé toutes les nages, depuis la brasse tranquille et sûre, jusqu’au « strudgeon » précipité, qui vous donne l’air, dans les remous d’eau soulevée, d’un cachalot fonçant sur sa proie.

Ô vous qui, une fois la semaine, mijotez en des baignoires, ou même vous qui, à de rares intervalles, allez barboter dans le « grand bain » étroit, de quelque établissement malpropre, je vous plains du fond de mon cœur.

Vous ne savez pas ce que c’est que de filer dans l’eau claire, en un coin de rivière qui semble si loin du monde qu’on s’y sent l’âme libre et sauvage d’un primitif ; vous ne savez pas ce que c’est que de descendre trois cents mètres de courant en « over-arm » nagée à toute allure, quand des mois d’entraînement vous ont fait les membres forts et le souffle long ; de tendre tous ses muscles pour l’effort précis et désespéré de la fin, et puis de se retourner d’un brusque coup de reins, pour se trouver face à son propre sillage, et attendre sans bouger, le nez sous l’eau, que les remous légers viennent vous clapoter au front.

Certains soirs, quand, après une longue, longue journée étouffante d’été, le soleil commence à peine à décroître, je viens vers ma rivière, si las, qu’il me semble que ma force et mon courage m’aient abandonné pour jamais.

Mais je me laisse aller au courant, et, bercé par l’eau fraîche, quand le ciel attendrit ses nuances, je sens descendre en moi la grande paix tranquille qui vient d’au-delà des ormeaux.

Pourtant les plus beaux jours sont ceux de la fin, quand vient l’automne. L’eau est chaque jour plus froide, et, chaque jour plus nombreuses, on voit les feuilles jaunies descendre au long de la rivière. Le jour se meurt quand j’arrive, et, par certains soirs brumeux et gris, il fait si sombre qu’on sent déjà la nuit prochaine. Mais je sens ma force en moi, et je remonte sans hâte vers le tertre planté d’arbres, d’où je regarde agoniser la lumière.

C’est alors qu’il fait bon jouer dans l’eau, quand les moindres remous se teintent de reflets orange, et que les troncs des ormeaux montent comme des colonnes noires, dans le ciel attendri ; qu’il fait bon, comme Kotik, le jeune phoque blanc dont parle Kipling, nager en rond dans les derniers rayons du soleil pâle, ou se tenir debout dans l’eau pour regarder le vaste monde, ou encore prendre un grand élan pour s’arrêter net, d’un effort subit, à six pouces d’une pierre aiguë.

Parfois, quand l’ombre descend sur les berges plates, elles prennent, à mes yeux, un aspect de redoutable mystère. La nuit a fait le silence dans les champs tristes, on ne voit ni homme ni maison, et, parce que je me trouve, seul et nu, au milieu de la large campagne, voici que mon âme de civilisé, soudain rajeunie de trois mille ans, fait de moi un contemporain des premiers âges.

J’oublie que j’ai travaillé tout le jour dans un bureau sombre, parmi les maisons à sept étages, et, penché sur le courant, je guette, l’oreille tendue, les bruits confus qui sortent de l’ombre. Il me semble que là-bas, au fond de l’inconnu traître, d’autres êtres vont se lever d’entre les roseaux, et marcher vers moi dans les ténèbres ; que les habitants séculaires des marécages, troublés dans leur possession tranquille, sont prêts à se lever pour la défendre.

Alors j’entre dans l’eau sans bruit, et, durant d’interminables minutes, nageant doucement, j’épie la rive hostile.

Je me plais à croire qu’ « Ils » sont là, aux aguets comme moi dans la nuit sombre, et qu’ils vont paraître soudain et surgir d’entre les arbres, redoutables, nus, musclés comme des bêtes de combat.

Ce n’est qu’un jeu et je me moque de moi-même, mais il est certains soirs où je me surprends à les attendre vraiment, et je retiens mon souffle, les muscles bandés pour la fuite ou la défense, tremblant de froid et d’anxiété dans les ténèbres.

Et le premier bruit qui rompt le silence : une motte de terre s’effritant dans l’eau, le cri plaintif d’un oiseau de nuit dans la campagne, m’est un prétexte pour me détendre soudain, et descendre le courant dans un effort furieux, d’un rythme qui va s’exaspérant, jusqu’aux dernières brasses affolées qui me jettent à la berge, haletant, et les mains tendues pour saisir.

D’autres fois… mais, en vérité, elles doivent sembler ridicules à tout autre, les chimères amies qui peuplent pour moi ma rivière ; mais, brouillard ou soleil, nuit ou lumière, jamais elle n’a manqué un seul soir de me donner le repos tranquille et l’oubli, et, d’année en année, elle m’a fait plus fort et meilleur.

Il y a des matins maussades et gris où je sens gémir en moi, sous le ciel brouillé, tout ce qui peut y dormir de mécontentement et d’amertume ; des soirs pesants où je suis sans raison triste et fatigué ; et, plus redoutables encore, de belles journées venteuses et claires où je sens ma force monter en moi, quand l’air frais et le soleil hésitant font aux femmes, dans la rue, des figures de vierges tendres.

Mais il me suffit, pour retrouver ma paix heureuse, de songer à l’eau qui m’attend là-bas, l’eau tranquille, froide et profonde, où je sauterai d’un bond, et qui se refermera sur moi.

Louis Hémon
(Prix d’honneur du Concours de Vacances)