La Rivière-à-Mars/Texte entier

Les Éditions du Totem (p. ).


LA RIVIÈRE-À-MARS















DU MÊME AUTEUR
Romans et Nouvelles

Restons Chez Nous (Impr. Chassé, Québec, 1908).

Le « Membre », roman de mœurs politiques, (Impr. L’« Événement », Québec, 1910).

L’Appel de la Terre, (Impr. L’« Événement », Québec, 1912).

Le « Français », (Impr. Ern. Tremblay, Québec, 1923).

La Robe Noire, (Le Mercure Universel, Lille, France, 1931).

La Baie, récit, (Édit. Édouard Garand, Montréal, 1925).

Sur la Grand’Route, (Impr. Ern. Tremblay, Québec, 1927).

Contes et Croquis, (Castermann, Tournay, Belgique, 1932).

HISTOIRE

L’Appel des Souvenirs, (Impr. L’« Événement », Québec, 1916).

Le Tour du Saguenay, historique, légendaire et descriptif, (L’« Éclaireur », Beauceville, 1920).

The Saguenay Trip, en collaboration avec W. O’Farrell, (L’« Éclaireur », Beauceville, 1921).

Les Îlets Jérémie, Louis Jobin, (Impr. Ern. Tremblay, Québec, 1926).

Plaisant Pays de Saguenay, (Impr. Ern. Tremblay, Québec, 1931).

VOYAGES

En Ziz-Zag, (Impr. Ern. Tremblay, Québec, 1931).

À PARAÎTRE

L’apparition, nouvelles, (Castermann, Tournai, Belgique).

EN PRÉPARATION

Le Saguenay romantique.

DAMASE POTVIN
LA
RIVIÈRE-À-MARS
ROMAN
LES ÉDITIONS DU TOTEM
MONTRÉAL

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE CENT EXEMPLAIRES SUR PAPIER COQUILLE TEINTÉ NUMÉROTÉS DE UN À CENT, SIX CENTS EXEMPLAIRES SUR PAPIER EGGSHELL BLANC, ET DEUX MILLE TROIS CENTS EXEMPLAIRES SUR PAPIER NOVEL BOOK.

Tous droits réservés, Canada, 1934.

LA RIVIÈRE-À-MARS


I


Il se nommait Alexis Maltais, mais on l’appelait communément Alexis Picoté. Il avait subi le sort de la plupart de ses compatriotes de Charlevoix où les homonymes sont si nombreux qu’il faut, pour les distinguer, les enrichir de sobriquets. On compte, dans le pays de Charlevoix, des centaines de Maltais et de nombreux Alexis. Mais on ne les confond jamais. On dit, par exemple : Alexis à Pierre Maltais, si le père s’appelle Pierre ; Alexis à Pierre à François — ce dernier étant le nom du grand-père. Pour la famille Tremblay surtout, dont les membres dans les régions de Charlevoix et du Haut-Saguenay sont aussi nombreux que les étoiles du ciel, on remonte parfois de cette façon jusqu’au quatrième ascendant. Ou bien on applique tout simplement un sobriquet au nom patronymique ou familial : Picoté, Perlagraisse, le Rouge, le Fort, etc.

Alexis Picoté, qu’on avait appelé ainsi pour le distinguer de cinq autres Alexis Maltais, devait son surnom aux taches que, dans sa jeunesse, la petite vérole avait imprimées sur son visage.

C’était un homme entreprenant, invinciblement attiré vers l’inconnu, et dont le courage dans la réalisation d’une entreprise était toujours séduit par les difficultés à vaincre. Il semblait fait pour l’aventure. Et il souffrait de voir les terres rocailleuses de Charlevoix s’appauvrir d’année en année, refuser en plusieurs endroits de produire, en dépit d’un travail opiniâtre de tous les jours.

Il était jeune : trente-deux ans. Marié depuis douze ans, il avait deux fils, Pierre et Arthur, qu’il destinait à la culture du sol. Sa femme, Élisabeth, aimait comme lui la terre et l’aventure. La famille entière était prête à sortir, s’il le fallait, de l’existence journalière et monotone qu’elle vivait sur le lot ancestral.

La terre d’Alexis, ainsi que les autres fermes de la Malbaie, était en culture depuis l’époque où la seigneurie avait été octroyée par l’Intendant Jean Talon, en 1672, au Sieur de Comporté. Plus tard, en 1762, ce territoire, échu à la couronne britannique, fut concédé de nouveau, en deux sections, par l’entremise du général Murray, premier gouverneur anglais de Québec : la partie est au sieur Malcolm Fraser, la partie ouest, ou « Murray Bay », au sieur John Nairn, tous deux officiers du régiment des Highlanders. Et c’est à cette époque que remonte l’établissement à la Malbaie de plusieurs familles françaises de langage, de mœurs et d’esprit, qui portent les noms de Murray, Blackburn, Harvey, Warren. Le territoire de la Malbaie s’étend sur le bord du fleuve et à une profondeur de trois lieues, du côté nord de la rivière Malbaie, — ancienne « Rivière Platte » ou « Malle Baye », décrite par Champlain, — jusqu’à la Rivière Noire.

Un jour, Alexis Maltais dit Picoté, du haut de sa terre, tourna ses regards vers le nord-est, et il eut une vision. Son torse musclé, sec, tout en fibre comme le merisier, ce cambrait sur des jambes robustes. Il regarda longtemps l’effarante monotonie des forêts et des caps qui s’étendaient à l’infini. Il entrevit la coulée fantastique de la rivière Saguenay, la terrible rivière qui a tracé sa route où elle a voulu ! Ses rives sont proches l’une de l’autre, mais, devant, derrière, les horizons ont d’étranges alternances de couleurs, comme des effets de mirage ; incomparables tableaux parmi lesquels l’eau chante de rudes symphonies. Ce n’est pas assez que, pendant des siècles, l’industrieuse rivière a travaillé. Chez elle, c’est encore partout le chaos. Ces pointes, ces baies, ces îlots ont des formes inusitées. Sur les bords, tout est crevassé, tout est gris. On y voit frémir très haut, sur des « crans » abrupts qui montent démesurément, des sapins et des bouleaux qu’un grand vent continuellement plie et balance, rabroue et fait tourner sans que, jamais, ces arbres fassent entendre un murmure, une plainte. Si vague et si mystérieuse, si légère est encore la vie, en ces solitudes !

Et tout ce pays était, au temps d’Alexis Picoté, comme un livre fermé. Dans Charlevoix, comme ailleurs parmi les populations qui habitaient les deux rives du Saint-Laurent, on se racontait avec effroi les beautés et les horreurs, les légendes et les dangers de ce fantastique pays du fleuve de la mort.

On sait — des indigènes et des trappeurs l’ont rapporté — qu’au delà de la chaîne tumultueuse des pics qui enserrent la rivière, une grande baie s’étend, vaste comme une mer, entourée d’incommensurables forêts de pins qui poussent, d’un sol riche, jusqu’à des hauteurs vertigineuses.

« Ici, des terres en rocailles, dures, pauvres ! », et Alexis Picoté, regardant par-delà le « trécarré », désigne le nord-est d’un geste énergique de ses bras où des boules de biceps roulent sous la chemise : « Tandis que là !… »

C’est ainsi qu’Alexis Picoté se mit à voir le Saguenay, dès le jour où il commença à douter des vertus de sa terre. C’est ainsi qu’il l’entrevoyait quand, dans l’étirement de son corps courbaturé, il se redressait après que sa faux avait couché sur le sol un andain ou, à l’automne, quand il avait arraché de la terre de larges jointées de pommes de terre.

Pourquoi quelques-uns de ses amis et lui ne partiraient-ils pas explorer ces forêts de pins dont on a parlé si souvent ? La « pinière » fournirait une belle moisson en attendant, un peu plus tard, celle, plus abondante et plus riche encore, de la « graine de pain » : le blé.

Cette année-là, Alexis Picoté put donner suite à son dessein. Il fit d’abord, seul avec un compagnon, une exploration préliminaire du territoire saguenayen. Il revint, enthousiasmé, plein de foi et d’ardeur pour l’exécution d’un plan qu’il avait conçu, et qu’il s’empressa de faire connaître à ses parents, ses amis, ses voisins. Il en parla durant des soirées entières. Sa résolution était définitive : il ouvrirait ces forêts balsamiques, il serait le maître de ces terres plantureuses, capables, croyait-il, de faire vivre toute la population de Charlevoix. Et il se mit tout de suite à l’œuvre.

Durant l’hiver, en effet, il organisa une société qui prit la responsabilité financière de son entreprise, tentative d’exploitation forestière et de colonisation, sur les bords de la Baie des Ha ! Ha !, à cinquante milles à peu près des sources du Saguenay. Au printemps, la « Société des Vingt-et-Un » était formée. Elle était composée, comme son nom l'indique, de vingt-et-un actionnaires. Chacun d’eux avait acheté une action de quatre cent dollars. Il était loisible, de plus, à chaque actionnaire de s’adjoindre deux co-associés pour former la somme que coûtait une part.

Et l’on attendit la descente des glaces sur le Saint-Laurent et sur le Saguenay. On se mettrait en route en mai sur une petite goélette qui appartenait à Thomas Simard. On se prépara au départ. Alexis Picoté amenait toute sa famille, la première à pénétrer dans ces solitudes. Ses deux fils sauraient l’aider plus tard, de même que sa femme aux bras hardis et au jugement sain, de même que les autres qui allaient venir !

On entreprenait un rude voyage, où ne manqueraient ni les incertitudes, ni les dangers, ni les périls. On devait voguer un peu dans l’inconnu. Mais Alexis Picoté était plein de foi et de confiance dans l’issue de cette expédition. Il réussit à faire partager son optimisme par ses compagnons. Le projet, c’était de remonter le Saguenay, d’établir, le long de la route, à aussi peu de frais que possible, de petites scieries mécaniques, et de faire de la Baie des Ha ! Ha ! le siège principal de la société. À l’automne, si cette première expérience réussissait, on tenterait une exploitation plus considérable de la forêt. Et on était sûr de trouver dans Charlevoix tous les hommes nécessaires à l’extension des chantiers.

À la fin de mai, la petite goélette de Thomas Simard, la Sainte-Marie, les voiles gonflées par une forte brise du sud-ouest, passait devant la Boule et entrait dans les gorges du Saguenay.

Le vert tendre des arbres de la rive était encore mêlé de gris ; mais la glorieuse sauvagerie commençait à se parer de richesses qui ornaient des montagnes et d’autres montagnes, des caps et encore des caps, tourmentés, fantastiques, et des arêtes dénudées, et des pitons effarants sortant d’abîmes d’eau. Ici et là, une pente dévalait lentement, garnie de boqueteaux de sapins et de bouleaux aux troncs de cierge, qui adoucissait, semblait-il, la rudesse de ce décor d’une étrangeté infinie. Nature informe, cyclopéenne, et, à la longue, fatigante, étouffante.

Pendant des milles et des milles, de chaque côté, on voit les rives battues de blancs ressacs qui éclaboussent les falaises de phosphorescences. Car le soleil crible de ses brillants le bleu de l’eau. Et aux tournants de la rivière que la goélette laisse derrière elle, on voit papilloter, sur la fuite des eaux moirées, des alternances d’ombres et de lumières.

La goélette porte vingt-sept hommes, la femme d’Alexis Picoté et ses jeunes fils. Tous se laissent emporter, apparemment insouciants, vers leur destin. La plupart, assis ou à demi couchés sur le pont, blaguent, fument, se communiquent leurs impressions du moment, dissimulent leurs espoirs à travers des hâbleries, ou bien évoquent ce qu’ils ont quitté voilà déjà près d’une semaine : la femme, les enfants, les amis, le village, l’église, tout ce qui fait si mélancoliquement vibrer l’âme quand, éloigné, on y pense trop. Quand reverra-t-on tout cela ? Pour plusieurs, jamais !

Quelques-uns de ces hommes n’ont pas encore de leur vie perdu de vue le clocher de la paroisse. Ils savent qu’ils s’en vont pour des mois, des années, pour toujours peut-être, dans des solitudes absolues, loin de tout, de tout ce qui peut nourrir le cœur et l’âme, de tout ce qui est nécessaire à la vie matérielle de tous les jours. Ils n’ignorent pas non plus les dangers qu’ils courent : la maladie, la mort même, là-bas, seuls ; les privations de toute nature, les fatigues, les peines auxquelles ils vont être exposés pendant un temps qu’ils n’osent mesurer. Ils pressentent les serrements de cœur qui vont les assaillir dans l’ennui et l’isolement, au fond des bois si lointains.

Plusieurs, étendus sur le pont de la goélette, songent à tout cela en cherchant le sommeil. Mais, parfois, des perspectives plus souriantes leur font monter au cœur comme des bouffées de joie. Ils imaginent le travail ardu de leurs bras qui communiquera la vie aux forêts silencieuses de là-bas. Peut-être, dans peu d’années, des villages s’édifieront à la place des grands bois. Avec quelle allégresse ils saluent dans leur pensée le premier clocher qui se dressera dans la plaine défrichée.

La femme d’Alexis Picoté, sur le pont, dans les heures de dépression, encourage les hommes. Elle est la digne compagne du chef. On aime son joli visage clair et ses vingt-cinq ans pleins d’agréments. Elle s’est faite la ménagère de tout l’équipage. Elle fricote du matin au soir.

Alexis Picoté et Thomas Simard sont au gouvernail, et ils surveillent attentivement la course de la goélette. Le vent est capricieux dans ce long couloir bordé de promontoires vertigineux. Des sautes brusques, puis des calmes subits y mettent les petits navires en folie. Et, de chaque côté, une ligne de falaises frangées d’immenses écharpes blanches cachent de traîtres rochers ! Impossible, pendant des lieues et des lieues, d’aborder nulle part. Il ne ferait pas bon alors d’être maîtrisés par la bourrasque.

Enfin, dix jours après le départ, on arriva à la Baie des Ha ! Ha ! La petite goélette, obliquant vers la droite, franchit le « Bras du Saguenay ». Alors se présenta un spectacle incomparable dont on eût voulu éterniser l’apparition instantanée : un immense lac bleu entouré de hautes forêts de pins dont les plus proches, en se dédoublant dans l’eau calme et tranquille, faisaient l’ombre d’un côté à l’autre de la baie. Une gigantesque corbeille de verdure, dont le fond est un miroir immense ! En ce moment, le soleil, horizontal, éclabousse toute la baie de rayons multicolores. Un vent léger souffle juste assez pour enfler la voile et faire avancer la goélette du train d’un cheval au petit trot.

Les travailleurs manuels, généralement abrutis de fatigue, ne s’extasient pas bruyamment devant les beautés de la nature. Mais en ce moment, sous le coup de l’émotion et de la joie d’être parvenus au terme du voyage, les colons de la Malbaie entonnèrent un vieux chant dons les échos répercutèrent plusieurs fois les derniers accents.

Alexis Picoté inclina la roue du gouvernail du côté nord, et bientôt l’embarcation s’immobilisa tout près d’un îlot rond, bien boisé, plongé là, à demi, comme un immense œuf de chocolat.

Et l’on débarqua à l’endroit précis où, un peu plus tard s’étendrait la première paroisse agricole du Saguenay : Saint-Alexis-de-la-Baie des Ha ! Ha ! qu’on appellera longtemps la Grand’Baie.

Nature sauvage, presque effarante ! D’un côté, de l’autre, la forêt, sans fin, haute, vertigineuse. C’était le soir. Sur la grève, on dressa une grande tente où l’on s’abrita pour dormir.

Mais on ne dormit pas. Quelle nuit !

Jamais, il est vrai, les moustiques n’avaient eu l’espérance d’une semblable boustifaille. Aussi, en profitèrent-ils à dards tout neufs. Ils attaquèrent avec furie, comme ils savent attaquer dans le voisinage de l’eau et de la forêt chaude. Ils étaient affamés. On ne cessa de les écraser sur la figure, sur les mains, partout où il y avait un morceau de peau à découvert.

L’aube trouva les « associés » assis en rond sur la grève, autour d’un feu qu’ils alimentaient constamment de fougères dentelées, d’herbages humides et de branchillons de sapin, produisant une fumée dense, seul moyen de conjurer l’assaut continuel des moustiques.


II


Des portiques multiples, de proche en proche, ouvrent sur l’eau le vaste temple de la « pinière » couvrant tout l’entour de la baie. Les flots battent les marches qui, semées d’aiguilles de pin, fleuries de genêts, ornées de spirées cotonneuses et de fougères dentelées, descendent jusqu’à l’eau. Sur toute la pinière circulaire, l’aube et le soir font des jeux de lumières splendides, figurent des embrasements roses ou rouges, traversés d’éclairs pâles, où traînent des épanouissements et des mélancolies qui rendent muette la nature ambiante.

Parfois, les vents viennent troubler cette harmonie. Ils arrivent du « Bras du Saguenay » où ils s’engouffrent, pressés, impatients de courir sur la surface plane de la baie et de s’attaquer ensuite aux cimes des pins.

Après les avoir vus courir sur les flots, on les entend. Laissant l’eau qui n’offre, sans doute, pas assez de résistance à leur ardeur belliqueuse, ils assaillent les troupes incommensurables des arbres, dont les têtes s’inclinent subitement comme des ailes qui se referment. De grands murmures, des grondements sourds envahissent alors la baie, toute la forêt. Quelquefois, un grand pin se rompt et tombe sur l’épaule des autres qui le laissent choir jusqu’au sol. Les aiguilles, par milliers, pleuvent sur la mousse qu’elles brunissent. Et les vents passent dans un fracas de branches qui s’entrechoquent et se brisent. Rumeur formidable, émouvante !

Et pourtant, parmi ce peuple d’arbres en émeute, l’homme peut avancer sans peur. Dans la solitude qui l’enlace de partout, sur les sentes élastiques, tapis veloutés qui cachent des traîtrises, rôdant à travers les arômes balsamiques, cherchant l’accueil de vos narines et s’imposant, le vent est un compagnon connu de longue date, un allié dont les coups semblent tout de même vous défendre.

Mais dans le calme, le silence effraie, oppresse ; dans la quiétude de l’air, l’haleine du monde végétal domine l’homme.

Et en ce beau soir de la fin de juin, c’est le calme. Énorme ! C’est le silence. Pesant ! L’heure des « lata silencia » de Virgile. Mais qu’est-ce ? Du côté de la baie, tout au bord de la lisière des pins, au fond d’une petite anse, éclate une sonnerie étrange, inouïe, tantôt à grandes volées, tantôt à petites notes égrenées, rapides, suivies de longues vibrations. Un envol puissant de sons et de battements flottants.

Le soleil a basculé derrière les pics abrupts de la « rivière aux eaux profondes ». Le bleu de l’ombre joue encore sur l’eau de la baie, avec un peu de l’or blanc de la lumière agonisante. Et le silence plane toujours que rompent seulement, ici et là, des concerts assourdis de rouges-gorges et, tout-à-coup, pendant quelques minutes, ces sons de gong, ces sonneries étranges. Puis, sur toute la lisière, un grand frisson saisit les iris d’eau, les gentianes sauvages, les fougères, et les immobilise, les asperge de rosée. Alors, la forêt va s’endormir dans la grande paix de la fin du jour. Et l’on dirait que le travail fécond des floraisons de l’été va s’arrêter pour toujours.

Jamais alors un son de cloche — ou de gong — n’avait réveillé les échos somnolents des montagnes du Saguenay ! Quel est donc ce bronze de rêve qui sonne ainsi, à l’heure vespérale, comme un appel pour la prière à la Vierge ? Légendes gracieuses et douces des cloches : cloches de Noël, cloches de Pâques, vous prolongez-vous jusqu’en ce coin solitaire et lointain d’outre-Laurentides ? Ou bien, est-ce un dernier écho de la touchante légende de la cloche du Père de La Brosse qui, à Tadoussac, ce minuit du 11 avril 1782, à l’autre bout du Saguenay, sonna d’elle-même la mort du dernier missionnaire jésuite de l’ancien « Domaine du Roy » ?

Non, pas de sortilège. Aucune légende. On vient de sonner la prière du soir aux premières heures du Saguenay agricole. C’est une scie circulaire qu’André Bouchard accrocha à la maîtresse branche d’un pin, et qu’il frappe à tour de bras avec un rondin de merisier.

Aux accents du gong qui vient de si étrangement rompre le silence plusieurs fois séculaire de la grande pinière, deux femmes et quelques enfants sortent tout effarés de quelques-unes des sept ou huit maisonnettes de bois rond, sises au bord de la petite anse, puis, apprenant qu’André Bouchard a pris au sérieux son rôle de sacristain, se dirigent vers une maison plus grande que les autres. Et des hommes robustes, au teint basané, aux faces cuites et recuites au soleil, une hache sur leurs épaules, essuyant d’un revers de main la sueur qui inonde leur visage, sortent du bois et s’en vont, un à un, eux aussi, vers la grande maison à queue d’aronde.

C’est la maison d’Alexis Picoté. En attendant la construction d’une chapelle, il avait improvisé dans sa hutte des sièges de toute sorte qu’il faisait payer, durant les offices religieux, afin de prélever les fonds nécessaires à l’érection de la future chapelle.

Et cette scie circulaire qui, ce soir de juin, par les soins d’un ingénieux colon, loustic et homme de foi, appelait les fondateurs du Saguenay agraire dans la maison d’Alexis Maltais, pour dire des prières et chanter des cantiques à la Vierge, fut la première cloche qui réveilla les échos du « Royaume de Saguenay ». Emblématique sonnerie, symbole rugueux de l’initiative, de la belle humeur et d’un espoir plus haut que la terre, qui inaugurait les débuts d’un pays où fleurissait déjà la grande industrie du bois de construction à laquelle ferait bientôt une triomphale concurrence la culture de la terre ! Humble, touchant et poétique commencement d’une région qui compte, après moins d’un siècle, une population de 130,000 âmes, la plus homogène, la plus franchement catholique et française de chez nous, et dont la droiture, l’honnêteté, le courage, l’intelligence et l’énergie forment le plus bel apanage !

Ces hommes en sueurs, la cognée plaquée à l’épaule et que nous venons de voir se diriger vers la maison improvisée de la prière, ce sont les « Vingt-et-Un Associés », les fondateurs du Saguenay agricole.

Ils n’étaient ni des aventuriers ni des miséreux. Bons cultivateurs des terres concédées à leurs ascendants dans les paroisses de la Malbaie et de la Baie Saint-Paul, ils avaient senti couler dans leurs veines le sang généreux de leurs ancêtres qui, en arrivant de la vieille France, au XVIIe siècle, essaimèrent dans l’Île d’Orléans, l’Île des Sorciers — dont ils furent effectivement les véritables et seuls sorciers — et tout le long de l’ondoyante et riche côte de Beaupré, à partir des rives herbues de la Rivière Saint-Charles, ancienne Cabir-Couba du bon Frère Sagard, jusqu’aux contreforts du hardi Cap Tourmente. De l’Île d’Orléans, de Beauport, de Beaupré, étape par étape, leurs fils étaient partis, se dirigeant plus au nord-ouest, mais ne laissant pas d’un pouce s’éloigner les rives du fleuve, ouvrant à la culture et au tourisme le beau comté de Charlevoix.

Mais, en vrais défricheurs de la forêt, il leur fallait aller toujours plus avant. Les pères fixés à demeure, les fils voulaient conquérir d’autres terres. Puis, les petits-fils vinrent, qui firent de même. Ils voulaient des terres moins rocailleuses, moins montagneuses que celles de Charlevoix, de bonnes terres argileuses où pousserait, dru et lourd, le blé nourricier de la force et de la permanence, des terres où l’on continuerait à vivre du sol et où se perpétueraient la liberté et l’indépendance qui trempent les caractères, gardent la fierté, élèvent les esprits.

À coups répétés de la cognée, une première clairière, au bord de la baie, avait mis de la lumière dans un coin de la forêt de pin. Avec joie, plein d’espoir, on s’était mis à la besogne, et les arbres tombaient dru. Les premiers étaient employés à la construction d’une « habitation » ainsi qu’on fit, aux premiers jours de la colonie canadienne, au pied du Cap Diamant.

C’était une maison en bois rond à queue d’aronde, grossière, dénuée de tout ornement. Mais elle odorait des sapins, des épinettes et des pins au cœur desquels elle avait été taillée. Les murs, de rudes pièces de bois tachetées de nœuds, parlaient de vie tenace. Les piverts venaient en marteler les grumes comme si elles faisaient encore partie de la forêt. Les écureuils rouges jouaient sur son toit de terre battue où l’herbe poussait déjà.

Elle s’élevait sur un léger monticule, au bord de l’eau. De là, le regard embrassait la baie dans toute son étendue, ainsi qu’une partie des forêts sans fin, mer multicolore, aux vagues inégales, se levant et s’abaissant jusqu’à ce que le ciel bleu descendît pour les rencontrer. Mais d’autres maisonnettes ne tardèrent pas à surgir aux côtés de la première.

Et c’est là que logèrent les premiers colons du Saguenay, pendant que la Sainte-Marie, laissée au repos pendant une grande partie de l’été, après un si long voyage, se balançait à marée haute dans la petite anse de l’îlot, ou, à la mer basse, se couchait sur le flanc dans le sable ocre de la grève.

On était maintenant au début de juillet. Depuis l’arrivée à la Grand’Baie, il faisait un de ces temps qui ont l’air de rire. Tous les jours une lumière brillante, mobile et dorée, coulait sur la verdure des arbres, poudrait les uns à blond, faisant miroiter les autres, restés tout noirs, comme des fûts de métal.

Tous, jeunes arbres adolescents et tremblants, ou vénérables anciens aux airs protecteurs, regorgeaient maintenant de la plénitude de leur vie estivale, alimentés d’air merveilleusement sain, d’herbe et de mousses aux tons indescriptibles, d’une couleur riche et comme gazée d’huile et de sève. Les fleurs sauvages brillaient de vermillon, de mauve et de rose et, par-dessus toutes, se cambrait la fleur des savanes, fière et hautaine. Et c’est dans ce dense peuplement d’arbres vierges, qui élevaient si audacieusement vers le ciel les arcades de leurs lourdes branches, que l’on était venu porter la mort.

Alexis Picoté résolut d’abord de faire une exploration autour de la baie. À deux milles environ de la maison des « Associés », coulaient dans la baie, entre deux murailles de pins gigantesques, les eaux tumultueuses d’une petite rivière agitée constamment d’une colère inopinée. Ce fut d’abord la rivière qui n’a pas de nom. On l’appelait la « Rivière ».

Plus tard, elle s’appela la Rivière-à-Mars. Au mois d’octobre de cette année-là, un jeune homme de la Baie Saint-Paul, du nom de Mars Simard, arriva à la Baie. Il ne voulut pas s’établir parmi ceux qui étaient arrivés les premiers. Il s’en alla se construire une hutte à quatre milles plus loin, au bord de la baie, sur une pointe que formait l’embouchure de la rivière. Comme Mars Simard fut seul en cet endroit pendant assez longtemps, les « associés » aimaient, le dimanche surtout, à aller le visiter, et on disait alors qu’on allait chez Mars. La rivière, qu’il fallait traverser, prit ce nom et n’a jamais été connue depuis que sous le nom de Rivière-à-Mars.

La première exploitation forestière fut faite le long de la rivière, puis, plus loin, à la Rivière Ha ! Ha ! Les « associés » voulaient d’abord s’assurer qu’il y avait assez d’arbres pour alimenter les chantiers qu’on projetait. Ce n’est pas le bois qui manquait, mais on entrevit mille difficultés, notamment la pénurie des moyens de transporter à la baie le bois coupé à l’intérieur. Les rivières n’étaient guère « flottables » et, à certains endroits, l’eau coulait à peine sur des amoncellements de cailloux. Il eût fallu plus d’eau pour le flottage des billes.

On résolut quand même de tenter l’entreprise et, pour commencer, on construisit une écluse à l’embouchure de la Rivière Ha ! Ha ! Ensuite, on commença la construction d’une scierie mécanique. Entre temps, on visita plusieurs autres endroits des environs. Au cours de l’été, l’un des associés, Benjamin Gaudrault, se rendit dans une anse de l’autre côté de la baie. Il fit à ses compagnons un rapport alléchant de son exploration, et comme il parlait sans cesse de son anse, on baptisa cette dernière l’Anse-à-Benjamin. C’est ainsi que, pareillement, l’un des co-associés, qui portait le sobriquet de « Caille », fit porter ce nom à un ruisseau de l’intérieur des terres où il voulait construire une scierie. Ce fut le « Ruisseau-à-Caille », puis il y eut le « Lac-à-Caille », qui s’étendait non loin de là.

Après ces diverses explorations, les associés décidèrent de poursuivre leur entreprise qui, somme toute, n’apparaissait pas insurmontable.

À la fin d’octobre, il y eut réconfort dans la petite colonie. Une autre goélette arriva, venant de la Malbaie. Elle portait quarante-huit personnes, hommes, femmes et enfants. Ce furent les premières familles à venir s’établir au Saguenay, à part celle d’Alexis Maltais arrivée, la première, à bord de la Sainte-Marie.

Les rapports reçus pendant l’été des colons associés décidèrent d’autres cultivateurs de la Malbaie et quelques-uns de la Baie Saint-Paul à tenter l’établissement au Saguenay. Et on nolisa à cette fin la goélette de Jean-Baptiste Jean, un cultivateur de la Malbaie. Alexis Picoté était joyeux ; son entreprise réussissait.

En quelques jours, la plus grande partie des grumes étant prêtes, plusieurs maisonnettes nouvelles s’élevèrent à côté des autres. Pas des châteaux, assurément, ni des villas ! Des cabanes en bois rond, recouvertes de larges feuilles d’écorce de bouleau et de terre battue, aux interstices calfeutrées de mousse des bois, avec des murs percés d’une seule ouverture, où s’encadrait une petite vitre, unique fenêtre de l’habitation.

Sur ces humbles toits s’étendait, large et bruissante, la ramure des pins, où sans cesse éclatait le concert des rouges-gorges. Par la petite fenêtre de ces maisonnettes entraient, le jour et la nuit, les effluves forts de la grande forêt, mêlés à la brise imprégnée du salin de la baie. Cette poésie de la nature mettait-elle seulement au cœur des braves qui vivaient sous ces grossiers abris, un brin de bonheur terrestre ? Misérables huttes, qui furent l’embryon de toutes les belles et riches paroisses saguenayennes d’aujourd’hui, qui cachèrent le courage et abritèrent d’obscurs héros, partis sans même avoir soupçonné la vertu de leurs sacrifices ! Et les maisonnettes elles-mêmes ont disparu avant que les écorces ternies de leurs toits aient été effleurées, à l’heure où plane le soleil de midi, par l’ombre du premier clocher saguenayen qui ne devait que bien plus tard élever sa flèche effilée vers le ciel.


III


Ensuite, pendant plusieurs mois, ce fut la monotonie, le traintrain de la vie quotidienne. On se prépara à l’existence, pour la première fois en ces solitudes, sous les six pieds de neige de l’hiver. La goélette de Jean-Baptiste Jean avait apporté à la petite colonie à peu près tout ce qu’il fallait des choses les plus nécessaires : de chauds habits, des couvertures, des poêles, de la farine, du lard, du thé, du sucre, des haricots, du poisson salé, des patates et, en plus, deux vaches et deux cochons vivants. Pour le reste, on comptait sur le gibier qui affluait : lièvres, perdrix, orignaux et caribous.

Les maisonnettes avaient été soigneusement calfeutrées de mousse et elles étaient chaudes. D’ailleurs, le bois de chauffage ne faisait pas défaut. Au pis aller, pensait-on, l’hiver, malgré ses traîtrises, passerait aussi agréablement, sinon plus, que l’été sous les assauts endiablés des terribles moustiques.

La neige vint dès la mi-décembre. Durant trois jours et trois nuits, pour commencer, elle s’éboula du haut du ciel comme une lente avalanche. Puis il y eut une accalmie de deux jours durant lesquels le froid acéra ses crocs. Ensuite, le vent souffla sans arrêt, du nord-est, durcissant la neige qui forma bientôt une croûte assez épaisse pour porter un homme. La baie gela et, comme la neige se remit à tomber, devant les habitants de la clairière s’étendit une vaste nappe éclatante de blancheur, rappelant les grands champs essartés de Charlevoix.

Tous les pronostics d’un rude hiver se réalisèrent dès le mois de décembre. Le jour, la nuit, pendant des heures et des heures d’affilée, les flocons, liés les uns aux autres, prenant toutes les formes, tissaient dans l’air une incommensurable draperie à travers laquelle passait un jour indécis et blafard.

Les cabanes de la petite colonie, à la Noël, ne formaient plus que quelques taches sombres au milieu d’un océan de blancheur où tout semblait englouti. Seules, quelques fumées indiquaient que, sous ces vagues immobiles, on vivait. Le vent du nord charriait continuellement, de la baie vers la clairière, la poudre blanche qui tombait sans cesse et, certains matins de tempête, il fallait, pour aller d’une cabane à l’autre, creuser des tranchées si profondes qu’au fond on ne voyait du ciel que la largeur d’un ruban. Enfin, c’était partout un extraordinaire paysage de neige qu’éclairait, sur le haut du jour, durant les accalmies, un soleil anémique, accroché à un firmament de pâleur. Le soir, la neige, plus bleue que le ciel, reflétait les teintes argentées des étoiles.

Dès les premières gelées, les hommes avaient pris à parti la « pinière ». Sous la direction d’Alexis Picoté, tous furent employés à l’abatage des arbres sur les bords de la Rivière-à-Mars. Ce fut une rude tâche. La coupe des pins dont la base était enfouie sous six pieds de neige et qu’il fallait raser à vingt pouces du sol, l’ébranchage de ces arbres qui, en tombant, s’engloutissaient dans des couches profondes de neige, toujours molle dans la forêt, le charroyage des grumes au « rollway » des bords de la rivière, toutes ces opérations se faisaient au milieu de difficultés anormales. Chaque matin, il fallait chercher et retrouver les chemins tracés la veille, et les hommes en étaient rendus à manier plus souvent la pelle que la hache. Ils ne marchaient plus que les raquettes aux pieds pour battre les sentes. Ils partaient des maisonnettes le matin à la pointe de l’aube, et, jusqu’à la nuit faillie, ils se débattaient, le corps enfoncé jusqu’aux épaules, dans la neige, pouvant à peine s’apercevoir les uns les autres, les habits trempés de sueurs et de neige tombant des arbres secoués par la hache.

Aux campements, enfouis également sous l’hiver, les femmes et les enfants restaient enfermés des jours entiers.

Et, malgré tout, les jours de travail passaient vite. Rompu, abruti par la fatigue des longues et rudes heures dans la forêt, on dormait ferme, sous la lourde chape du silence nocturne que rompaient seuls les sinistres craquements de la glace formant, aux bords de la baie, des « bordillons » hauts comme des montagnes.

Mais le dimanche ! Ce jour-là, les cœurs se remplissaient d’un inexprimable ennui et des larmes coulaient parfois des yeux mêmes des bûcherons les plus insensibles. Plus de ces offices où l’on allait, dans l’église de la Malbaie, agrandir vers l’au-delà les petites amours et les petits espoirs de la vie terrestre. Plus de ces chants liturgiques, lancinants comme des mélopées de matelots, aux notes graves qu’appuyaient les accents assourdis de l’harmonium ! Mais ils ont encore dans l’oreille l’écho du chant sacré de la Préface, et ils le modulent, marquant d’un « lamento » prononcé la fin des versets, prolongeant plaintivement les notes longues du pieux récitatif, et scandant de deux ou trois notes brèves les mots latins à plusieurs syllabes : « Ve-re-e-di-gn-um et justum eft aequum et sa-lu-ta-a-re » ! Plus de sermons sur la fête du jour, alors que le prédicateur, connaissant le goût de ses ouailles pour l’éloquence, rappelait les traits touchants de la vie d’un saint ou d’une sainte sympathique ! Plus de prônes, gazettes parlées de la paroisse et que l’on commentait à la maison durant tout le reste de la journée ! Plus de sacrements ! Plus de visites du curé, si réconfortantes, si consolatrices ! Plus rien ! Le sombre ennui des jours vides !

Comprimés sous les six pieds de neige de l’hiver saguenayen, qu’ils sont cuisants, aux bords de la Baie des Ha ! Ha !, ces souvenirs de la vieille paroisse des rives du Saint-Laurent !

Le soir du 24 décembre, André Bouchard, à coups répétés de son rondin de merisier, fit résonner la scie ronde toujours suspendue à la maîtresse branche du pin ; et les sons assourdis par la masse d’ouate blanche qui s’était accumulée dans la clairière paraissaient venir d’un autre monde.

Tous se rassemblèrent dans la « grande maison », au bord de la baie. Après une accalmie de quelques heures, la neige s’était remise à tomber avec plénitude. Il y eut, sur le minuit, un instant de lune flottant au fond du firmament voilé, crevant d’un rayon blafard les avalanches qui se précipitaient d’en haut.

Et, dans la grande cabane, on entonna à plein gosier un vieux cantique de Noël qu’on chantait, naguère, dans l’église de la Malbaie, et que tous savaient par cœur : « Ça, bergers, assemblons-nous ! ». Un accordéon criard, que maniait Tancrède Simard, soutenait les voix éraillées ou rugueuses. Que de douces et tristes nostalgies s’envolèrent à cet instant, de tous ces cœurs gonflés, vers les foyers de la Malbaie où, en ce moment, des parents et des amis pensaient, sans doute, aux absents ensevelis dans les forêts du Saguenay lointain !

Puis, dans les maisonnettes, on réveillonna. Durant la journée, les femmes avaient préparé un succulent ragoût de lièvre, de perdrix et de haricots. Après le repas, on chanta encore des vieux Noëls et des chansons canadiennes, triâtes ou gaies, comme la plupart des chants populaires, où la peine et le plaisir, l’effort suant et la satisfaction de la besogne accomplie, ont poussé leurs gémissements ou leurs contentements.

En janvier, rude épreuve. Trois membres de la petite colonie moururent sans avoir eu la consolation, à l’heure suprême, d’être assistés par le prêtre. Toutes les peines endurées n’étaient rien auprès de celle-là, même pour ceux qui restaient.

Eucher Dufour partit le premier, consumé par les fièvres. Puis mourut Victoire Bouchard, épouse de Luc Martel. Elle fut suivie peu après par la femme de François Desbiens. Les trois défunts étaient des personnes d’une piété profonde et dont le plus méritoire des sacrifices fut de s’en aller ainsi sans les dernières consolations de la religion. Mais leur fin n’en fut pas moins sainte. Dieu lui-même les assista à leurs derniers instants, à défaut de ses ministres sur la terre.

Leurs amis de la petite colonie voulurent que leurs corps reposassent en terre sainte, dans le cimetière de la paroisse natale. Alexis Picoté proposa de les conduire à la Malbaie.

Dans les paroisses bas-canadiennes, même celles qui sont à peine formées, existe, persistant, opiniâtre, le culte du respect et du souvenir des disparus. En certaines occasions, on revient sur ses pas et l’on compte, une à une, les tombes qui jonchent la route parcourue. On s’environne, pour ainsi dire, de tous les êtres chers qui sont partis, et l’on va souvent au cimetière s’entretenir avec eux. Il n’y a pas de fosses communes dans nos paroisses. Chaque mort a sa place particulière. Mais on les veut tous là, dans l’enclos bénit par l’Église et sacré par les profanes qui, de chaque tombeau, font symboliquement comme un reliquaire du souvenir.

À cette âpre époque de l’année, c’était une tâche presque surhumaine que d’aller confier ces corps à la terre bénite de la Malbaie. Mais le sacrifice que voulaient s’imposer ceux qui restaient devait être égal pour le moins à celui des chers morts qui étaient partis sans même une parole amie de l’église et de leurs parents éloignés.

Sur une traîne dont on se servait pour transporter les billes de pin des chantiers de coupe à la rivière, on ficela les trois cadavres gelés qu’on avait gardés jusque-là dans la neige. Quatre hommes s’attelèrent à l’atroce randonnée.

On était en février, et l’hiver martelait les falaises énormes du Saguenay d’un bras formidablement musclé. Les tempêtes succédaient aux tempêtes, nivelaient la route vers le fleuve à coups répétés de lanière, après l’avoir surchargée de neige et de grésil.

Tant qu’on marcha sur la glace de la baie et de la rivière, tout alla relativement bien, encore qu’il fallût, à la force des jarrets, tracer ici et là le chemin dans de formidables bancs de neige et endurer les cent mille coups de verge du vent glacial qui, sur la glace unie, faisait dévier en tous sens le misérable et macabre équipage. Il en fut ainsi jusqu’à l’Anse-Saint-Jean ; et les pittoresques beautés des caps Trinité et Éternité qui émerveillent de nos jours les milliers de touristes descendant ou remontant le Saguenay, confortablement installés dans des palais flottants, durent être bien indifférentes aux quatre primitifs croque-morts de la Baie des Ha ! Ha ! qui cheminaient à l’ombre de ces rocs immenses, haletant sous le poids sacré de leur charge et fouettés par les coups du grésil.

À l’Anse-Saint-Jean, on entrait dans les terres pour suivre un misérable sentier, battu durant l’été mais vierge pendant l’hiver, qu’on appelait le Chemin des Marais et qui menait, à travers les montagnes, sur une distance de plus de soixante milles, jusqu’aux vieilles paroisses de Charlevoix. C’était la partie la plus ardue du voyage.

Pénible randonnée. Depuis près de trois mois, la neige a tombé presque sans répit sur ce coin accidenté, bouleversé, des Laurentides. Le vent s’élève à tout instant, par rafales, frappe les pics, s’abat dans les ravins. Et la forêt et le chemin disparaissent sous de perpétuels rideaux mouvants. À chaque coup de vent, tout s’enfuit, tout se cache sous un linceul, sans bruit. Tout s’enveloppe dans un silence étrange, mystérieux, et, soudain, tout siffle et hurle d’épouvante.

Ici, dans une savane, la neige est devenue subitement « boulante », épaisse ; elle colle aux pieds et à la traîne, masse lourde, difficile à manœuvrer. Là, dans une gorge de rochers, des rafales prolongées s’engouffrent qui n’annoncent rien de bon. Mais il faut avancer, et l’on va, sans cesse bousculé par la tempête qui se panache de sublimes horreurs. Tout se redresse effroyablement ou tout s’anéantit dans les tourbillons de la tourmente. Durant de longues heures, arbres, sentiers, gens, sont secoués, enfouis, souvent perdus, sous d’effroyables coups de poudrerie.

Et les croque-morts cheminent, cahotant, haletant, au fond des coulées où l’orientation devient insondable, ou sur des sommets atrocement balayés par l’ouragan, toujours à moitié ensevelis dans les tourbillons de l’air ou les encombres de neige, à demi paralysés par le froid, allant presque à l’aveugle, tête baissée, se guidant au petit bonheur, terrassés à chaque instant par le poids de la fatigue et de l’épuisement, se relevant pour se rapprocher du lieu éternel où vont les trois autres, ceux que l’on traîne, qu’on emporte au cimetière de la paroisse natale.

Mais qu’importent toutes ces misères, toutes ces souffrances pourvu qu’Eucher Dufour, Victoire Bouchard et la femme de François Desbiens dorment tranquilles à l’ombre de l’église familière, couchés à côté des parents et des amis partis avant eux pour le grand voyage d’où l’on ne revient pas ?

À la Malbaie, il y eut le service funèbre, l’inhumation dans le cimetière où le fossoyeur avait eu toutes les peines du monde à creuser trois fosses pour les « gens du Saguenay ».

Bien des noms s’effacent, au long du temps. Mais il en est d’obscurs qu’une rumeur ineffable ressuscite, et nous savons, dans un cimetière de nos Laurentides, que quatre murs ruineux enclosent trois tombes où toute une population — celle du Saguenay, celle de tout le Québec — peut aller s’agenouiller, rendre ses hommages et prendre une leçon durable. De braves gens qui furent humblement énergiques toute leur vie, dont la ténacité se perpétua même, pourrait-on dire, jusque par-delà la mort dans la randonnée terrible de la Grand’Baie à la Malbaie, y font encore monter, dans leur paisible sommeil sous une épaisse couche d’herbes rustiques, les effluves de ce qui constitue les caractères fondamentaux de la vraie civilisation : esprit hardi et entreprenant ; courageuse obstination à la tâche jusqu’à ce qu’on en ait surmonté les difficultés ou qu’on meure à la peine ; fidélité à tout ce qui tient, même endormi, sur le cœur de la patrie, grande ou petite. C’est tout cela qui s’élève, dans un halo de douceur, de grâce, de sensibilité mélancolique, des tombes d’Eucher Dufour, de Victoire Bouchard et de vous, la femme de François Desbiens, dont on n’a pas même conservé le nom, malgré la preuve d’amour, posthume et définitive, que vous avez donnée à votre village natal.


IV


Le printemps jaillit tout d’un coup de la baie qui devint bleue et des forêts qui reverdirent.

Avec cette hâte fébrile qui caractérise la nature dans les pays froids, la neige se mit à fondre, et à couler le long des pentes, pour former partout, jusque dans les moindres creux, des mares d’eau claire. Des ruisselets couraient à droite et à gauche, se cachaient soudain sous la terre qui dégelait, reparaissaient en bouillonnant, dégringolaient dans la baie. Et, tout le jour, des buées douces et lumineuses s’évaporaient, montaient vers le ciel et bleuissaient les lointains. Les oiseaux blancs s’abattaient par grandes troupes dans la clairière. Les canards sauvages, arrivant du Nord, se jetaient dans les mares fraîches, aux bords de la baie. Croassantes et braillardes, les corneilles, par bandes compactes, voyageaient d’un bosquet à l’autre, se posaient de cran en cran. Bientôt, la neige et la glace disparues, la forêt changea de teintes. Elle devint grise, puis, tout de suite, d’un vert très tendre. De minuscules bourgeons jaunes, gros comme des têtes d’épingle, apparurent par grappes à l’extrémité de tous les branchillons. Enfin, aux premiers jours de mai, la féerie coutumière des fécondes floraisons et de la rénovation printanière commença pour de bon. Déjà, la mousse colorait le sol en vert foncé. Les aiguillettes des pins, de violettes qu’elles étaient, prirent leur belle couleur vert sombre. Tous les arbres dressaient vers le ciel des touffes de gros bourgeons lustrés, lourds de sève gommeuse. À travers les panaches de la forêt se déployant chaque jour plus larges, le jeune soleil, plus brillant et plus fort, lançait des poignées de diamants. Tout cet immense peuple d’arbres groupés autour de la baie, et que si longtemps on eût pu croire morts, revivaient, se décoraient, s’étalaient.

La Rivière-à-Mars galopait depuis longtemps sur ses cailloux. Même les sinistres crans et les caps du sud de la baie, si triples durant leur anéantissement sous l’hiver, semblaient rire et prendre leur part de cette renaissance universelle du sol, de la forêt et de l’eau. Des bouffées chaudes de sève planaient partout comme des germes aériens, traversaient la baie d’un bord à l’autre, faisaient voler de tous côtés les couches de pollen, éternelle fécondation.

Et la baie ? Après avoir, pendant plus de cinq mois, charrié à grand bruit sourd ses massives banquises, elle étincelait maintenant de parures multicolores. La nature entière se réfléchissait en elle. À cette époque de l’année, on ne peut la dépeindre. Il la faut sentir, même de nos jours, malgré les bruyantes manifestations de la haute industrie sur ses bords. Car la nature, ici, est restée maîtresse.

Il arrive parfois, heureux hasard, que l’homme touche un paysage sans le gâter. N’en doutons pas : il en a des regrets ! Car la nature se plie moins au génie de l’homme qu’elle ne le domine et le modèle. On endigue, on détourne le cours de certaines rivières, on modifie l’apparence d’une région. Simple travail d’enfant, illusoire trompe-l’œil. La nature prend sa revanche durable en imposant des produits, des industries, des travaux qui à la longue façonnent les mœurs de l’homme et font de lui un esclave inconscient. Qu’il s’attaque à tels paysages, qu’il tourmente un peu plus les nuages, qu’il essaie de meurtrir des crépuscules, d’étonnantes clartés lunaires, d’émouvants levers de soleil, et il réussit à fournir la nature d’une psyché plus lisse et plus belle.

Car l’azur du beau temps pleut à verse sur la baie, en même temps qu’il inonde les arbres des bords et les fait ruisseler de lumière. Ajoutons qu’au centre de ces montagnes immobiles dans leur majesté, au milieu de cette couronne d’arbres touchés de toutes les couleurs, ce grand face-à-main reflète une magnificence si animée, un déploiement de tant de grâces et de beautés, que l’âme la plus froide exulte.

À part les maringouins de la belle saison qui faisaient aux colons une guerre sans répit, et à part aussi les misères de l’hiver qui tenait les gens comme sous un linceul, la vie devenait vite bonne et belle. D’autant plus qu’on eut la consolation, au printemps, de recevoir la première visite d’un missionnaire : le curé de la Malbaie vint visiter ses anciens paroissiens. Dorénavant, le prêtre viendra de temps à autre.

Puis, au commencement de juin, parmi quelques nouvelles familles de Charlevoix qu’une autre goélette amenait à la baie, arriva une maîtresse d’école. Elle venait apprendre à lire et à écrire à la quelque douzaine d’enfants que comptait déjà la colonie. Le premier souci des parents fut de faire venir cette institutrice avant même c’est-à-dire avant qu’on eût un curé résident.

On avait bâti l’école, une cabane en bois rond, tout au bord de l’eau, et l’unique fenêtre de la façade donnait sur la baie. Par ce châssis et par la porte, quand elle était ouverte, les enfants pouvaient voir, durant les heures de classe, toute une série de crans qui se dressaient, fiers et têtus, jusqu’au Cap-à-l’Est. Les plus poètes de ces enfants d’école, quand le temps était calme, suivaient le vol incessant des corneilles d’un pic à l’autre, et les écoutaient crier comme des nouveaux-nés qui ont la colique.

Une après-midi, pendant que la maîtresse d’école faisait faire à ses élèves d’innocents problèmes d’addition et de multiplication sur des ardoises, les petits virent venir une goélette flambant neuve que la brise soufflant par le Bras-du-Saguenay amena mouiller juste vis-à-vis de l’école.

C’était un événement considérable que l’arrivée d’une goélette dans la baie. Toute la classe fut sur pied. L’institutrice chercha vainement, à coups de règle de bois sur son pupitre, à imposer silence et soucis studieux. Il n’existait plus dans le monde pour ces enfants que la belle goélette. Les règles de soustraction et de multiplication, la lecture qu’on allait faire dans le Devoir du Chrétien et la leçon d’histoire sainte qui viendrait après, n’intéressaient plus personne. La maîtresse ne perdit pas son temps à continuer la classe et elle donna congé aux petits pour le reste de la journée. Comme une troupe de moineaux, garçons et fillettes volèrent sur la grève où se trouvaient déjà presque tous leurs parents.

Le capitaine vint à terre en canot d’écorce et demanda à voir Alexis Picoté.

Ce dernier, dès la descente des glaces, était allé à Chicoutimi avec Thomas Simard pour vendre à William Price, qui y exploitait une grande scierie, toutes les grumes de beau pin que les colons avaient coupées durant l’hiver sur les bords de la Rivière-à-Mars, avec la permission, bien entendu, de la Compagnie de la Baie d’Hudson qui possédait tout le territoire du Saguenay et qui avait passé à cette fin un contrat avec Alexis Maltais et les autres. Le capitaine venait chercher ce bois et en charger sa goélette qui appartenait à William Price. Il remit à Alexis Picoté deux cents dollars pour deux gros « rollways » de billots de pin qui s’élevaient sur la grève.

Deux cents piastres, c’était beaucoup ; mais cette somme-là n’eût pas valu grand’chose ailleurs qu’à la Baie et à Chicoutimi. Car elle consistait en une série de petits papiers qui n’avaient de valeur que dans le magasin de Price à Chicoutimi. On appelait ces papiers des « pitons », et on les échangeait pour des provisions et autres marchandises. N’importe, cela représentait une fortune pour les pauvres gens de la Baie qui étaient privés de tout ce qui est nécessaire à la vie normale d’êtres humains.

Le lendemain, tous les hommes de la colonie aidèrent le capitaine et ses deux matelots à charger la goélette de billots de pin. Il en resta encore sur les « rollways » pour plusieurs cargaisons. On remit au capitaine, avant son départ, une liste de tous les effets dont on avait besoin, dont le prix s’élevait à cent cinquante pitons, soit au jour d’aujourd’hui, cent cinquante dollars.

Trois semaines après, la goélette revint, lestée de lard salé, de farine, de patates, de mélasse, de tabac, de flanelle, d’indienne, de coton et d’une quantité de menus objets.

On pense bien que ce jour-là fut un autre jour de fête sur les bords de la Baie des Ha ! Ha ! Le soir, il y eut grande veillée chez Alexis Picoté, où, avec de la mélasse des Barbades, on fit une grande chaudronnée de tire. C’était la première sucrerie dont on se régalât depuis l’arrivée à la baie. Les enfants furent dans une jubilation extrême. Jamais ils n’avaient assisté à pareille fête. Ils se couchèrent parfaitement heureux, la figure barbouillée de sirop cuit, ce qui ne devait pas, on le pense bien, éloigner les maringouins.

La goélette de William Price fit plusieurs autres voyages durant l’été. Les relations commerciales étaient désormais établies entre la Grand’Baie et Chicoutimi où l’on faisait depuis plusieurs années le commerce du bois.

Les jours que la goélette passait dans la baie pour faire son chargement de billots étaient généralement des jours de fête. Tous les soirs on se réunissait, des fois chez Alexis Picoté, d’autres fois chez Thomas Simard, ou ailleurs, et le capitaine de la goélette, un gros garçon autrefois de Québec, venait veiller. On lui faisait raconter ce qui se passait à Chicoutimi. Il disait, par exemple, les exploits de Peter McLeod qui était alors l’empereur, pourrait-on dire, de tout le « Royaume de Saguenay », en même temps que le gérant des moulins de William Price.

Ce n’était pas un homme ordinaire, à ce que racontait le capitaine de la goélette. C’est lui, Peter McLeod, qui avait institué ce système de « pitons » qui finit par enrichir la compagnie Price. On payait tous les hommes des moulins et des chantiers avec ces « pitons » dont des millions n’auraient pas pu acheter une allumette à Québec ou à Montréal. Ils valaient la monnaie allemande, peu de temps après la grande guerre.

Mais pour revenir à Peter McLeod, c’était un homme qui avait de tous les sangs dans les veines, mais surtout du sang d’Écossais et du sang de Montagnais. Il savait tout faire et avait à lui seul tous les défauts et toutes les qualités d’un homme. Il passait pour sorcier. Certains jours, il n’aurait pas été capable de tuer une mouche ou un maringouin qui l’eût piqué et, d’autre fois, il pouvait assassiner un homme dont le sourire ne lui revenait pas. Un jour, c’était l’agneau et, le lendemain, c’était la bête sauvage, l’ours, le loup. Il éclatait souvent au moment où l’on s’y attendait le moins, et alors c’était terrible. Sous un futile prétexte, certains soirs, il refusait à des hommes leurs gages et, le lendemain, s’il rencontrait l’un d’eux, il lui vidait ses poches sans lui dire pourquoi. Il ne craignait rien, ni Dieu, ni diable. Il tenait tête au missionnaire et pleurait devant une vieille femme qui lui demandait la charité pour l’amour du bon Dieu. Il aurait pu brûler à petit feu un homme qui l’aurait chicané ou qu’il eût vu maltraiter un faible. C’était, comme on peut le voir, un curieux phénomène.

Le capitaine conta qu’un jour cependant Peter McLeod se fit donner par un de ses hommes, un Canadien-Français, qu’il avait lâchement insulté et qui n’avait pas froid aux yeux, une raclée des mieux conditionnées. Le lendemain, il fit venir « son maître » au bureau et il lui dit :

— Tiens, voici deux cents piastres. Prends-les, mais va-t’en ! Tu ne peux pas rester plus longtemps avec moi. Faut pas que personne puisse battre Peter McLeod !

— Je ne m’en irai pas, répondit le Canadien. Je ne quitterai jamais Peter McLeod.

Peter garda l’homme et l’homme garda les deux cents piastres.

Et que d’autres choses encore contait le capitaine de la goélette sur Peter McLeod. Ainsi, jamais un homme ne fut et ne sera plus adroit et plus souple que cette espèce de sauvage. On le croira ou on ne le croira pas : il sautait du haut d’un arbre dans un canot d’écorce sans le faire balancer le moindrement. Quand il était de bonne humeur, il aimait ces sortes d’exploits.

Peter McLeod, pour en parler encore, buvait comme le tonneau des Danaïdes. Il s’agissait, eût-on dit, de savoir qui l’emporterait : son estomac ou l’alcool. Il prenait assez d’alcool pour embaumer un bœuf. Et le capitaine fit rire ses auditeurs en leur racontant qu’un des amis de McLeod, contremaître au moulin de Chicoutimi, voulut lui faire la leçon, un jour qu’il était ivre comme un baquet rempli :

— Tu ignores donc, lui disait-il, les ravages terribles de l’alcool dans le corps même d’un animal ? Tiens, un jour, on a fait boire du whisky à un cochon. Il est mort brûlé.

— C’est ce qui prouve, répondit McLeod en hoquetant, que le whisky, c’est pas fait pour les cochons.

Peter McLeod devait mourir comme le cochon du contremaître. Quelques années après les histoires du capitaine, on apprit à la Baie qu’il n’était plus, tout son corps ayant été consumé par la terrible eau de feu. Il criait comme un possédé que le feu lui dévorait les entrailles. Quand il vit que la fin approchait, il fit ouvrir la fenêtre de sa chambre et regarda longuement la ligne des montagnes qui moutonnaient de l’autre côté du Saguenay et qui étaient couvertes de ce bois si riche dont il trafiquait depuis tant d’années. Tout à coup, il poussa un cri horrible et son corps se tordit comme une anguille prise dans le coffre d’une pêche à éperlans. Il cria :

— Fermez, je ne veux pas mourir devant les montagnes de mon pays !

Puis il tomba mort sur son lit qui était une table.

On pense bien que ces histoires intéressaient nos braves gens, curieux de cet étrange Chicoutimi qui était seulement à trois lieues de la Baie et qui leur semblait au bout du monde. Le capitaine avait fait dans sa jeunesse du cabotage dans le golfe Saint-Laurent, tout près de l’océan, et il racontait aussi toutes sortes d’aventures qui lui étaient arrivées dans ces lieux, comme à l’île d’Anticosti et aux Îles Mingan.

La goélette de William Price fit son dernier voyage à la fin de septembre, et, à la Baie, on s’ennuya beaucoup, ensuite, du capitaine Lalonde.


V


Deux autres hivers passèrent pendant lesquels on coupa, sur les bords de la Rivière-à-Mars, beaucoup de billots de pin. On entendait constamment le bruit sourd des haches sur le tronc des arbres chargés de neige. On charroyait ces grumes sur le bord de la rivière, en attendant qu’au printemps on les roulât dans l’eau où elles seraient gardées au moyen d’estacades, ou de « booms », faits de longues pièces de bois aux bouts mortaisés et liés par des chevilles d’épinette. Car les chaînes de fer qui attachent maintenant les pièces de ces enclos flottants étaient alors trop dispendieuses : on ne s’en sert que depuis moins de cinquante ans. Les petites colonies de la Baie et de chez Mars Simard ne cessaient d’augmenter, grâce à l’arrivée de nouveaux venus de la Baie Saint-Paul, de la Malbaie, de Saint-Urbain, de Sainte-Agnès, vieilles paroisses de Charlevoix qui se vouaient à l’établissement de leurs jeunes gens sur cette nouvelle terre promise qu’elles avaient découverte.

À la Grand’Baie, on commençait à remplacer les camps de rondins par des maisons plus confortables, faites de pièces de bois équarries à la grand’hache. On avait tracé un chemin, parmi les buttes et les ornières, entre les deux petites colonies, et l’on avait même conduit un pont de fortune sur la rivière.

Malgré l’interdit de la Compagnie de la Baie d’Hudson, on fit des tentatives de défrichement en vue de récolter des légumes et quelques céréales. Ces fils de la terre de Charlevoix prévoyaient que l’industrie forestière ne pouvait durer longtemps et qu’il faudrait bientôt plus que la hache pour les faire vivre. Connaisseurs par atavisme, ils avaient observé, dès leur arrivée, que cette terre où se dressaient tant de beaux pins, était d’une riche argile et qu’il y pousserait aussi facilement du blé que des arbres. Aussi, de minuscules potagers se tassaient déjà près des camps. Des légumes d’une fort belle venue récompensèrent les efforts. Ces petits potagers s’agrandirent vite. On donna plus d’étendue aux défrichements autour des camps. On sema des pois, du blé, un peu d’avoine. Et la terre saguenayenne mit de la complaisance à offrir de nouveaux fruits.

Les femmes d’abord, et les enfants, éprouvaient un indicible plaisir à ces petits travaux de la terre, pendant que les hommes continuaient, selon les prescriptions de leur contrat, à abattre les grands pins de la baie.

Mais ce fut à la satisfaction de tous que l’on vît se dessiner parmi les camps, au milieu de l’été, les carrés vert tendre des carottes, les couches violacées des betteraves, le corticelli des queues d’oignons, et que l’on vit s’arrondir, sur leurs buttes de terreau, des citrouilles géantes, semblables à de pleines lunes dans la verdure sombre de leur feuillage à barbillons !

À cette vue, les hommes étaient comme pris de la nostalgie de la terre, et quelques-uns se mirent à négliger la pinière. Ils montraient moins de cœur à la hache et, le soir, après leur rude journée dans la forêt, comme pour se récréer, ils aidaient les femmes et les enfants à sarcler, à renchausser, à bêcher dans les jardinets. Alexis Picoté fut l’un des premiers à entendre, au fond de la baie, cet appel de la terre. Il eut un nouveau rêve.

Pourquoi, à partir des camps, de beaux champs de blé, d’avoine, d’orge, de pois, ne s’étendraient-ils pas, coupés de vastes prairies qui s’en iraient fixer leur « trécarré » là-bas, sur les coteaux que cache la forêt ? Rêve, peut-être ? Sans doute ; mais pourquoi pas Réalité, demain ?

Le rêve fut de courte durée. C’est la réalité qui vint à tire d’aile, franchissant par bonds fantastiques la ligne des monts abrupts du pays. Mais avant, il fallut encore passer par le creuset des épreuves qui descendirent de la Rivière-à-Mars. Durant le quatrième hiver que les colons passèrent à la baie, les chantiers de bois furent considérables. Au printemps, pour retenir toutes ces billes coupées et que l’on avait jetées à la rivière, on avait construit de longues estacades flottantes. Voilà qu’une nuit de mai, sous la force des eaux tumultueuses de la rivière grossie par la fonte des neiges, ces chaînes de bois se rompirent. Le torrent, en quelques instants, éparpilla tous les billots autour de la baie, puis dans le Saguenay qui en entraîna ensuite un grand nombre vers le Saint-Laurent. Ce fut une perte à peu près complète. On put recueillir quelques centaines de ces grumes dans les anses, mais ce travail fut plus dispendieux que profitable. Le fruit du labeur de l’hiver s’évanouissait. La société comptait sur cette coupe pour se rembourser quelque peu des dépenses de l’établissement.

Et ce fut cet été-là que les hommes commencèrent à se tourner sérieusement vers la terre qui, elle, reste étrangère à ces subites et stupides catastrophes.

L’année suivante, autre événement funeste du même genre. Les estacades se rompent de nouveau et tout le bois coupé durant l’hiver s’en va à vau-l’eau. Ces deux épreuves affaissèrent les courages. Alexis Picoté, le chef, se mit à douter. La société s’en ressentit. Un peu auparavant, William Price avait offert aux « Vingt-et-Un » d’acheter, quand ils le voudraient, leurs parts. Plus de la moitié des sociétaires se rendirent aux demandes de Price. C’était le commencement de la fin. Elle ne devait plus durer longtemps, l’humble petite société fondée par Alexis Picoté et ses compagnons pour réaliser le rêve d’une entreprise forestière. Le rêve brisé, ses débris s’éparpillèrent bien vite au grondement sinistre des eaux torrentielles de la Rivière-à-Mars tintant un glas ironique et moqueur. Un an après, elle n’existait plus.

Mais après le glas de la Rivière-à-Mars sur le rêve défunt de la vaste exploitation forestière, une autre agonie allait étreindre l’humble projet de culture caressé avec tant d’amour en bêchant les petits potagers qui se tassaient près des huttes de bois rond ; et la vision radieuse des champs et des prairies qu’on se plaisait à prolonger jusqu’à de lointains trécarrés faillit s’évanouir à jamais.

— Hé ! là, voyez là-bas, le feu ! cria tout à coup une femme qui lavait du linge sur la grève. Voyez, de l’autre côté de la baie !

C’était une après-midi de juin atrocement chaude. La sécheresse faisait pétiller toute la région depuis plus de trois semaines. Pas une goutte de pluie durant cette période. Les bois et la terre se racornissaient de soif. Dans la forêt, on eût dit que les arbres, les arbustes, la mousse, allaient s’enflammer au simple toucher d’un rayon de soleil.

— C’est du côté de chez Caille, cria un homme qui travaillait sur un toit. C’est un gros feu.

En un instant, les femmes et les enfants se rassemblèrent sur la grève pour mieux suivre les progrès de l’incendie qui, de minute en minute, prenait une envergure démesurée. Un nuage opaque de fumée s’étendait sur toute la baie. De l’autre côté, une immense colonne noire, au milieu de laquelle on pouvait distinguer, de temps à autre, de longues flèches rouges qui montaient droit vers le ciel, s’élevait au-dessus de la forêt, puis se penchait de côté et d’autre. C’étaient des touffes de résineux, pins, épinettes et sapins, qui se consumaient en un instant.

Pendant près d’une heure, cependant, le feu demeura presque stationnaire. Du petit village de la Grand’Baie, on le regardait presque avec plaisir. Il ne semblait pas menaçant. Mais vers les quatre heures, une forte brise se mit à souffler, par rafales plus ou moins prolongées, puis en ouragan. Alors, le feu se précipita du haut des montagnes vers l’extrémité de la baie. Les arbres, les arbustes, les plantes, la mousse, l’humus craquant de sécheresse, et même les fourrés de bois vert les plus épais, s’enflammaient comme des paquets d’allumettes, au passage du monstre insaisissable qui accélérait sa course à mesure que la brise plus forte le fouettait.

De chez Mars Simard, on le vit arriver comme le phare d’une locomotive lancée à toute vitesse sur une voie libre. Tout à coup un cri retentit dans le groupe réuni sur la grève et que la terreur commençait à gagner.

— Une chaloupe !

Trois hommes la montaient. On reconnut, à l’arrière, un prêtre. L’embarcation était encore à un demi-mille du rivage. C’était l’abbé Bourret, curé de la Malbaie, qui, juste à ce moment tragique, arrivait en mission chez les gens de la Grand’Baie et des autres établissements du Saguenay. Le vent soufflait en tempête. Les rameurs, incapables de diriger leur barque sur le rivage, durent forcement atterrir sur l’îlot, au milieu de l’anse. Le missionnaire et ses compagnons y débarquèrent et c’est là qu’en priant, à genoux sur la grève, les bras en croix vers le ciel, l’abbé Bourret assista au terrifiant spectacle de l’ouragan de feu passant par par-dessus les quelques bâtiments de chez Mars Simard, franchissant, comme si de rien n’était, la Rivière-à-Mars, arrivant sur les maisonnettes de la Grand’Baie avec un fracas d’enfer. On entendait les flammes gronder, craquer, gémir, hurler leur rage folle.

— Sauvons ce qu’on peut ! On va tous brûler ! cria Alexis Picoté qui, suivi par l’incendie menaçant, sortait du bois avec d’autres hommes.

— Père ! Père ! criaient, sur la grève, les femmes et les enfants, vers l’îlot où priait le prêtre, Père, sauvez-nous !

Une pluie d’étincelles et de cendres légères chassée par le vent se mit à tomber sur les maisonnettes de bois, tandis que se faisait entendre un crépitement continuel, sourd ou sonore, selon les rafales et les accalmies. Une bourrasque plus forte fit un instant disparaître toute la forêt derrière d’énormes rideaux de fumée qui noircissaient le ciel. Puis le bruissement des flammes, dans l’abondance des éléments qu’elles trouvaient à dévorer, devint un affreux grondement, plus effarant que le tonnerre au fond d’une nuit d’orage. Quelle vitesse terrifiante avait pris soudain le feu sous la poussée du vent dont la violence ne cessait d’augmenter !

Des cris d’effroi montaient au-dessus du hameau, se mêlant à travers de menus et rapides battements d’ailes, à de petits projectiles qui sifflaient dans l’air. Des voiliers d’oiseaux de tout plumage, en masse compactes, filaient vers le Nord. On les voyait surgir partout à travers la fumée, et fuir dans l’air libre, loin de la tourmente embrasée.

Hommes, femmes et enfants vidaient les huttes et transportaient sur la grève tout ce qui s’y trouvait. La femme de Michel Gagné était en ce moment malade au lit dans sa maisonnette. Quatre hommes y coururent et amenèrent sur la grève la pauvre malade couchée sur un matelas. Et comme à un moment le feu menaçait même la grève, on construisit en hâte, avec des pièces de bois rond échouées sur le sable, une embarcation sur laquelle on plaça la malheureuse, et qu’on lança sur l’eau. Si le feu gagnait la grève, on pousserait le radeau au large, à la grâce de Dieu, et on le suivrait ensuite dans le courant.

Sur l’îlot, le missionnaire priait toujours, les bras en croix.

La chaleur des flammes devenait effroyable. C’était à la fois un feu de cime et de base et qui détruisait tout sur son passage. Il happait les mousses ainsi que les brindilles sèches et les touffes d’herbes. Il fouillait l’humus, brûlait la racine des arbres, puis les flammes se mettaient à grimper le long des troncs et, en un instant, crépitaient avec sonorité dans les frondaisons.

Tout à coup, il y eut une accalmie. De l’îlot, on entendit crier :

— Vous êtes sauvés, mes enfants !

Ce ne fut pas long. Le vent se remit à souffler plus que jamais. Mais il avait viré. Le brasier, qui allait fondre d’un instant à l’autre sur le hameau, inclinait maintenant, ainsi que la fumée, vers le nord, reprenait sa course, mais d’un autre côté, laissant ces cambuses comme une proie trop facile et qu’il dédaignait soudain, préférant les opulents bosquets du nord de la baie.

Un contentement, d’abord silencieux, dilata toutes les poitrines. L’établissement était sauvé. Le vent ayant changé, la chaloupe du missionnaire put bientôt aborder la rive. On reçut le prêtre avec des sentiments indicibles de joie et de reconnaissance. Personne ne doutait que ce fût à ses ardentes prières qu’on devait le salut.

Peu après arrivèrent sur la grève, hâves et dépenaillés, manquant de tout, ayant tout perdu, les familles établies chez Mars Simard. Puis une chaloupe venant de l’autre côté de la baie aborda, portant les colons du Ruisseau-à-Caille et de l’Anse-à-Benjamin qui étaient totalement ruinés, qui avaient tout juste pu se sauver.

Pendant la soirée, dans la maison d’Alexis Picoté où toute la petite colonie était réunie, l’abbé Bourret entonna un vibrant Te Deum. Mais la forêt, à l’entour, était en grande partie détruite. L’incendie, pendant plusieurs jours, monta, monta, gagna le lac Saint-Jean, y détruisit les campements de forestiers, forçant les habitants à chercher refuge même au sein du lac. Et cette année-là ne fut plus connue dans toute la région que sous la désignation de l’« Année du Grand Feu ».

L’incendie avait été une épreuve salutaire. On se tourna pour de bon vers la terre. Dès l’automne, les défrichements s’agrandirent notablement. Le feu lui-même avait fait de la terre neuve qu’il avait engraissée, instruisant les futurs exploitants de savanes à myrtilles où, une année, il faut mettre le feu pour que la cueillette des années suivantes soit plus abondante.

À la fin de l’été, dans les potagers de la Grand’Baie et dans les minuscules champs à céréales, les légumes étaient « grenus sans bon sens », disait-on, et les grains passaient par-dessus les clôtures.

À l’automne, de bonne heure, Alexis Picoté avait chargé la goélette de tout le surplus de production de la petite colonie et il était allé le vendre à Québec. Il revint au moment où l’on craignait que les premières glaces l’empêcheraient de gagner la baie, et l’on apprit avec une grande joie qu’il avait vendu à bon prix ces premiers fruits de la terre saguenayenne.


VI


Comme les autres, la terre d’Alexis Picoté s’agrandissait vite.

Grâce à son travail et aussi à celui de sa femme qui se fit mourir dix ans trop tôt à faire, pour le plaisir de geindre, des choses qui étaient au-dessus de ses forces, l’ancien chef des « Vingt-et-Un » possédait l’une des exploitations agricoles les plus avancées de la colonie. Ses garçons avaient grandi et commençaient à l’aider. Deux ans après l’arrivée à la baie, une fille, Jeanne, leur était née qui avait maintenant huit ans.

Mais quand les enfants sont arrivés à l’âge où ils peuvent se conduire tout seuls, on voudrait qu’ils reviennent au temps où ils faisaient passer à leurs parents d’entières nuits blanches après des journées de dur travail.

Souvent, le soir, quand ils étaient seuls, Alexis Maltais et sa femme causaient, assis, l’été, sur le perron, ayant en face d’eux la baie qui brillait sous la lune et les étoiles, l’hiver, dans la cuisine, près du poêle à trois ponts dont le foyer pétillait sous de lourdes bûches de sapin, dans le halo de la lampe à pétrole.

Et tous deux parlaient de l’avenir de leurs enfants. Pierre aidait bien un peu son père aux travaux de la terre et aux chantiers de la coupe du bois à la Rivière-à-Mars et au Lac Ha ! Ha ! mais, à la vérité, il y mettait peu de cœur. Alexis Maltais s’était depuis longtemps aperçu (et sa femme avant lui) que l’aîné n’avait pas pour la terre l’amour que, lui, il éprouvait à cet âge. Ça viendra, avait-il dit, pour s’encourager. Mais les années passaient et il attendait en vain que son fils se mît à aimer ce qu’il aimait, lui, par-dessus tout. Il était inquiet. Heureusement que le cadet, Arthur, s’appliquait à pallier ces inquiétudes. Celui-là était un vrai fils d’habitant, se plaisait à dire sa mère. Il n’était content qu’en compagnie du père, dans les champs dont il goûtait la vie large et libre. Il aimait, comme des jeux de son âge, tous les travaux de la culture. Mais il était si jeune encore pour porter sur ses épaules le poids de toutes les espérances de son père dans l’avenir de la terre.

Les « Vingt-et-Un » n’ont plus d’existence collective. Mais ils se sont dispersés, ils se sont multipliés. Tout le monde, maintenant, autour de la baie, se livre aux travaux du sol. Chaque automne, des goélettes partent pour Québec, chargées à pleins bords des produits aussi riches que variés de la jeune terre saguenayenne. On est partout heureux. L’avenir apparaît en rose. Les défrichements s’étendent de tous côtés. Le hameau s’est agrandi à vue d’œil et un grand jour arriva où la Grand’Baie fut canoniquement érigée en paroisse sous le vocable de Saint-Alexis. L’élan était donné. Le Saguenay maintenant attirait les regards du Canada français tout entier. Pendant quelques années, on avait vu s’intéresser aux anciens « Vingt-et-Un » et aux premiers colons, les curés de la Malbaie et de la Baie Saint-Paul, qui venaient en mission sur les bords de la baie. Puis, après, arrivèrent au Saguenay, les grands, les héroïques « vagabonds » de l’Immaculée : les Oblats. Ils sont, peut-on dire, de tous les pays, de ceux où règne le « grand silence blanc », de ceux que cuit éternellement l’implacable soleil de l’hémisphère du sud. Avec eux le clocher rayonne.

« Ô Canadiens-Français », s’écriait Mgr Forbin-Janson, « peuple au cœur d’or et au clocher d’argent ! » De fait, on l’a recouvert depuis longtemps de fer blanc, le clocher de Saint-Alexis. Mais, sous le soleil, il reluit d’argent, et on l’aperçoit de loin. Un petit peuple vit heureux autour de lui. L’histoire de la paroisse est désormais normale, simple, sans heurt. C’est le train-train journalier des populations heureuses. Et il en est ainsi de cet autre groupe de colons de Charlevoix que protège, à l’autre extrémité de la baie, le clocher, également « d’argent », de Saint-Alphonse ; il en est de même de ceux qui sont établis de l’autre côté, à l’Anse-à-Benjamin, au Ruisseau-à-Caille, ailleurs encore.

Le voyageur qui remonte les gorges du Saguenay et qui, par le « Bras-de-Chicoutimi », pénètre dans la Baie des Ha ! Ha !, éprouve le sentiment très net de changer subitement de nature, de ciel, de climat même. L’accueil de la baie est si joyeux, si souriant ! Comme Goethe, saluant dès le Brenner la terre latine et s’extasiant jusque sur la poussière des routes, il goûte l’impression délicieuse de pénétrer dans un nouveau midi. Partout, c’est frais, reposant. Après avoir vogué, des heures, dans un couloir sans fin de falaises rocheuses, fatigué des verdures toujours trop semblables qui les couronnent, l’œil du voyageur se repose maintenant sur les colorations chaudes et variées qui s’étendent du côté nord de la baie, de Saint-Alexis à Saint-Alphonse. Et, en pénétrant dans cette petite mer, on est content d’être libéré de la désagréable impression d’étouffement, particulière à certains pays montagneux. La baie agrandit démesurément l’horizon. Le vent, chargé d’émanations salines, nous rafraîchit, nous gonfle les poumons de volupté. Dans l’atmosphère translucide, au-dessus de la baie, de gros goélands volent pesamment, montent, descendent, courent d’un nuage à l’autre, comme pour les faufiler.

À gauche, le petit clocher de Saint-Alexis luit comme une étoile. Là-bas, au fond de la baie, se dresse la flèche, luisante aussi, de l’église de Saint-Alphonse. C’est dimanche. Dans l’air, sur la baie, sur la forêt, sur les champs, toutes les lumières sont répandues d’un beau jour d’été, tamisées par le velum bleu du ciel. C’est le matin d’une de ces journées de juillet, brûlantes et lourdes, où pas une feuille ne veut remuer dans les arbres. Par tout l’horizon, et sur l’eau, flotte une légère vapeur blanche, buée argentée qui semble de la chaleur palpable. Des averses soudaines de soleil font tout étinceler. Dans les chaumes proches, les bêtes commencent à chercher l’ombre des maisons, des arbres et des haies. Plusieurs, accablées déjà, se couchent.

Le petit clocher tout à coup vibre, sonne le premier coup de la messe, puis semble regarder ce qui se passe autour de lui. Alors, le village s’éveille, s’anime. Portes et fenêtres s’ouvrent partout. On s’interpelle de voisin à voisin. Quelques voitures arrivent qui s’alignent le long de la clôture entourant la place de l’église, les chevaux soigneusement attachés aux pieux.

Puis, le petit clocher fait entendre au-dessus des rumeurs du village et du bruissement des flots de la baie le dernier coup de la messe. Un mouvement subit se produit dans tout le village. Les maisons se vident et on entre comme en procession dans le petit temple. En quelques minutes le village devient désert. Le silence plane partout. On n’entend plus, ici, qu’un cheval qui s’ébroue, attaché à la clôture, là, qu’un chien donnant de la voix à l’arrivée à l’église d’un retardataire.

Les fenêtres de la petite église de bois blanc, comme celles des maisons qui donnent à l’ombre, sont toutes larges ouvertes. La belle lumière ambrée y pénètre par nappes, en tombées d’écluse.

Et de plus en plus plane le silence. Mais voilà que dans le calme moiré de l’air, on entend une voix monotone propageant une lancinante mélopée. C’est le curé qui module la Préface. Le village entier, choses, bêtes et gens, semble écouter, en extase, les échos du chant sacré. Et c’est un beau et touchant spectacle que ce moment solennel du drame liturgique dans les campagnes québécoises. Rien de semblable nulle part ; pas même les imposantes cérémonies religieuses dans les grandes basiliques des villes. Rien n’émeut aussi vivement, rien ne remue aussi profondément l’âme que ce ravissement unanime de la paroisse sous les humbles et pauvres églises des campagnes. Toute la population est là, ne formant, en réalité, qu’une seule et même famille dont le curé, celui qui, pieusement, posément, scande en ce moment les mots sacrés de la Préface, est le père vénéré. Ils sont là, tous frères, au pied de l’autel ; avec la voix de leur parleur, leur silence prie et chante. Une même espérance, une même charité, une même foi, les mêmes sentiments et les mêmes aspirations se mêlent au recueillement éternel et au rayonnement définitif des disparus dont les tombes marquées de croix de bois noir environnent le temple et semblent assister au sacrifice auguste qui a sauvé le monde. Le silence de tout s’élève, plane autour de la voix du prêtre, monte avec elle vers le ciel, en prières, en remerciements, en adorations, va appuyer paisiblement sur la force même de Dieu les vigoureux espoirs dans le maniement de la hache, les luttes courageuses contre la forêt géante et les durs labeurs à passer le soc d’acier dans le sol vierge afin que se féconde la terre neuve et que croissent les moissons, et que se propage la vie des êtres créés selon la divine effigie de l’Esprit.

La dernière note de la Préface lamentablement filée, la petite clochette au son grêle de l’enfant de chœur fait prosterner l’assistance à genoux. Puis c’est le « Sanctus » qui éclate, soutenu par un harmonium poussif sur lequel se penche avec un grand effort la maîtresse d’école. À « l’orgue », un petit vieux, court, replet, des lunettes jaunes juchées sur le nez, mène le chœur à vigoureux coups de fausset, soufflant entre chaque syllabe, et marquant la mesure avec son paroissien noté. Puis au dehors débordent les sons graves, émus, qui, de la cloche d’airain, passent par-dessus les maisons.

Alors, abandonnant les chaudrons où mijote le dîner de la famille, les gardiennes appellent d’un commandement bref les enfants qui jouent silencieusement dans les cours et sur la grève, et se prosternent avec eux au pieds de la grande croix noire qui pend à un mur, à côté de l’horloge carrée. D’une voix monotone, elles récitent le chapelet en union avec ceux qui, plus heureux qu’elles, et dont c’était d’ailleurs le tour, ce dimanche-là, assistent à la messe. À la fin du chapelet, elles disent trois « Pater » et trois « Ave » pour les défunts qui dorment dans la paix du petit cimetière, en arrière de l’église. Puis les gardiennes, sur le seuil des portes, à travers les jeunes arbres qui semblent dormir sous le poids de l’air, immobiles et pâmés, cherchent de temps à autre à percevoir le bourdonnement confus qui se répand dans le village quand la messe est finie. Enfin, un attelage double, dans un grand bruit de ferraille, roule sur le chemin, soulevant deux longues traînées de poussière qui se rejoignent lentement au milieu de la route et dans lesquelles s’engouffrent quelques autres voitures qui prennent toutes la direction de la Rivière-à-Mars. Des groupes stationnent encore sur la place de l’église. Puis, du petit clocher, tombent les notes assourdissantes de l’Angelus de midi. Elles couvrent tous les autres bruits et dispersent les flâneurs. Quand, après quelques minutes, elles s’arrêtent, on entend au loin, sur le chemin, le roulement ferrailleux des dernières voitures filant vers la rivière et, dans les maisons du village, des bruits de chaudrons et de vaisselle.

Au petit village de Saint-Alexis comme là-bas, à l’autre bout de la baie, à Saint-Alphonse de Bagotville comme, en arrière, au Grand-Brulé, et de l’autre côté, à l’Anse-à-Benjamin, au Ruisseau-à-Caille, partout, les mêmes bruits, les mêmes silences répandent sur la campagne immobilisée de chaleur la spirituelle fraîcheur des rires des petits clochers d’argent.

Le soir de ce dimanche-là, il y avait de la visite chez Alexis Maltais. Un ancien voisin de la Malbaie, Anthime Gauthier, depuis quelques années établi aux Bois-Francs, presque à l’autre extrémité de la province de Québec, était venu voir ses anciens compatriotes de Charlevoix fixés au Saguenay. Quelques voisins, après le souper, étaient venus veiller. En verve ce soir-là, l’ancien chef des « Vingt-et-Un » s’était mis à raconter quelques souvenirs de l’établissement à la Baie, souvenirs puérils, naïfs, déjà nostalgiques parce que vieux de plus de dix ans, et dont Elisabeth aidait à dévider l’écheveau.


VII


— Quelques jours après notre arrivée à la Baie, contait Alexis Picoté, — tu t’en souviens. Élisabeth ? — notre petit Arthur, un matin, sortit de la cabane pour aller jouer sur la grève. Ça paraissait l’amuser plus que tous les colifichets, les coquillages que le vent du matin et les premiers rayons du soleil amenaient du côté du Saguenay. Tout à coup Arthur se met à crier :

— Maman, y a cinq vaches, à matin !

« Elisabeth sortit sur le perron de la porte et s’exclama :

« — De fait, le petit dit vrai, y a cinq vaches !

« Jusque-là, pourtant, nous n’avions ici que les quatre vaches amenées de Charlevoix en deux voyages de la goélette.

« Au cri d’Élisabeth, je sors et je regarde du côté de la grève.

« Faites pas de bruit, que je dis à voix basse, c’est un orignal.

« Je rentre dans la cabane pour prendre mon fusil. Je fais quelques pas en me cachant derrière de grosses souches d’épinette, je vise la grosse tête qui ressemble à celle d’un cheval portant de la barbe, et : Pan ! L’un des cinq animaux tombe, pendant que les autres se sauvent par bonds du côté de la grève.

« C’était, de fait, un grand orignal qui se pensait toujours en pleine forêt, ici. Durant la nuit il était venu rejoindre nos vaches, tout bonnement, comme si nous devions garder, nous autres, toute la forêt avec ses maringouins et ses orignaux.

« Mon coup de fusil avait réveillé les gens du campement. Tout le monde se mit en frais de débiter l’animal. Nous eûmes de la bonne viande pendant une semaine. Pour la garder fraîche, on en plaçait des quartiers dans une fosse que j’avais creusée au milieu d’un petit ruisseau qui traversait les campes et qui était toujours rempli de belle eau courante. La peau resta tendue pendant tout l’été sur deux poteaux en arrière de la cabane. À l’automne, on fit, avec, des souliers et des lanières de raquettes.

— L’année d’après, contait encore Alexis Picoté, notre petit Arthur avait sept ans. Il arriva un missionnaire chez nous. C’était un Oblat. Il était venu en canot d’écorce, dans l’après-midi. Le soir, dans mon campe, il y a eu un salut du Saint-Sacrement et un fameux de beau sermon. Ça nous avait bien touchés. On en parla pendant toute la veillée. On disait, tu t’en rappelle, hein, Élisabeth ?

« — C’est vrai qu’on a de la misère, mais il y a la récompense au bout. Si c’est pas dans ce monde-ci, ce sera dans l’autre. Paraît que nous faisons une si bonne œuvre en venant ouvrir des terres à la civilisation catholique et française !

« Notre petit Arthur, le lendemain, avait hâte de revoir le missionnaire. Son sermon avait tant fait parler les vielleux ! C’est pas souvent aussi qu’il avait vu un homme en grande robe noire et avec un gros crucifix jaune dans sa ceinture. Il sortit de bonne heure.

« Le Père se promenait en lisant son bréviaire sur de grandes pièces de bois de pin que la marée montante avait alignées sur la grève. Il avait fait chaud toute la nuit et le matin était pesant. Les maringouins étaient féroces. Ils venaient du bois par nuées noires. Notre petit Arthur s’approcha du Père, qui ne fit pas de cas de lui. Il se mit à le suivre pas à pas. Après quelques minutes, le Père s’arrêta et demanda :

« — Mais pourquoi, petit, me suis-tu comme ça ?

« Arthur, bien entendu, était gêné et ne savait pas quoi répondre. Enfin, il dit :

« — Quand je marche derrière vous, je ne sens plus les maringouins.

« Et vous nous croirez ou vous nous croirez pas, continua Alexis, mais toute la journée et plusieurs jours après encore, on ne se plaignit pas des mouches, personne. Ce soir-là, on ne fit même pas à la porte de la cabane la boucane ordinaire pour chasser cette engeance. C’était terrible, en ce temps-là, vous savez, les mouches. On s’en plaint, aujourd’hui, dans les bois où il y a de l’eau aux alentours. Mais qu’est-ce que c’est ? Quand on est arrivé ici, des mouches, on en mangeait avec notre pain, on en respirait en dormant. Elles nous mettaient tout le jour et toute la nuit le corps en feu. Elles nous faisaient saigner. C’était terrible, je vous le dis, surtout au commencement de l’été, au mois de juin, par exemple. Cela fit pleurer notre pauvre Élisabeth, un soir très chaud de ce mois-là, un soir lourd, chargé de vent du sud.

« On était à la porte du campe et on avait allumé dans une vieille chaudière de zinc un feu de fougères vertes qui faisait une fumée si épaisse qu’elle nous enveloppait au point qu’on ne pouvait se voir les uns les autres. Et on était pourtant tout proche de la boucane. Jean-Baptiste Bouchard et Benjamin Harvey étaient venus veiller avec nous. Le temps était humide, et les mouches, je vous le dis, paraissaient enragées. La boucane ne leur faisait rien et on passait le temps à chercher des moyens pour s’en débarrasser la figure, les mains, les jambes. Élisabeth, qui avait fait une rude journée à m’aider dans un coin de terre neuve, paraissait fatiguée. Elle était assise sur le perron la tête dans les deux mains. On aurait dit que les maringouins et les brûlots la harcelaient plus que nous autres. Par deux fois, elle était entrée dans le campe en disant qu’elle allait dormir, mais elle en était sortie aussitôt, chassée par l’engeance qui lui brûlait le corps.

— Hein, Élisabeth tu t’en souviens ?…

La femme fit un signe affirmatif, puis, souriant :

— Parle donc d’autres choses, Alexis. C’est pas bien intéressant, ce que tu dis là.

— Tout d’un coup, continua Alexis, comme Benjamin Harvey contait la misère qu’il avait eue, dans l’après-midi, à arracher une souche, disant à tout bout de champ : « Ces démons d’arbres-là, c’est dur sans bon sens… Ça doit être du commencement du monde », tout d’un coup, on entendit des pleurs. C’était Élisabeth qui se lamentait. Je ne l’avais jamais entendue ni vue pleurer. D’habitude, sa langue suffisait ! Arthur s’arrêta de jouer avec un petit chat à qui il faisait faire des bonds par-dessus des touffes d’herbes Saint-Jean qui poussaient devant le campe. Il courut embrasser sa mère qui se mit à se plaindre :

« — Mon Dieu, quelle vie, quel martyre ! Ah ! la mauvaise idée qu’on a eue de quitter Charlevoix où on était si bien pour venir se faire dévorer vivants, ici, par les maringouins !

« Ma pauvre femme avait pourtant l’obstination d’un roc. Il y eut un silence. Jean-Baptiste Bouchard dit :

« — Faut pourtant pas se décourager. Il fallait s’attendre à tout ça !

« Benjamin Harvey, lui, ne parla pas. Il profita du silence pour bourrer sa pipe, car vous savez quel gros fumeur il est. Moi, assis sur un bout de souche, les coudes sur les genoux, je fumais à petits coups. Élisabeth hoquetait encore et alors j’ai tourné tranquillement la tête et j’ai dit :

« — Élisabeth, tu m’avais pourtant promis, quand on est venu ici, d’être courageuse jusqu’au bout. Si j’avais su que tu vinsses à pleurer pour des mouches, je serais jamais parti de la Malbaie. Pauvre femme, pense donc, comme le missionnaire nous l’a dit l’autre jour, que la récompense est au bout. Si c’est pas dans ce monde-ci, ce sera dans l’autre. Ça serait même, à ce qu’il a dit, plus sûr ici que partout ailleurs.

« Jean-Baptiste Bouchard et Benjamin Harvey approuvèrent ce traitement pour la maladie de ma femme. Et plus jamais, dans la suite, j’ai vu pleurer Élisabeth. Je vous assure qu’il y a eu pourtant de quoi.

— Vrai, fit remarquer Anthime Gauthier, vous en avez arraché ici, je vois ça ? Ça été moins dur pour nous autres, dans les Cantons de l’Est.

— Oui, mais on avait quand même des consolations. On savait encore s’amuser, des fois, reprit Alexis Maltais. Tiens, ça me rappelle notre premier pique-nique aux bleuets, de l’autre côté de la baie.

« Un vendredi soir, à la fin d’août, Onésime Larouche vient chez nous et me dit :

« — Alexis, demain matin, si on allait aux bleuets au Cap-à-l’Est ? Il y en a sans bon sens, à ce qu’il paraît. C’est Ignace Couturier qui est allé là, l’autre jour, à la chasse, qui m’a dit ça.

« — De fait que je répondis, c’est une bonne idée. M’est avis que ce serait pas une extravagance de prendre un petit congé. Ça fera plaisir aux femmes et aux enfants.

« Le Cap-à-l’Est, vous le savez pas ? c’est là, de l’autre côté de la baie. On avait la goélette d’Alexis Simard pour faire la traversée. On devait coucher au Cap-à-l’Est deux nuits, dans une cabane de branches de sapin. Vous pensez si les enfants et leurs mères étaient contents. De fait, on partait le lendemain matin à la fine pointe du jour, avec toutes les provisions qu’il fallait. On était vingt dans la goélette. On mouilla, une heure après, de l’autre côté de la baie. La belle journée ! Il faisait un temps tiède et un beau soleil. Aux flancs du cap, on ramassait les bleuets par jointées. Il y en avait que tout était bleu. À l’ombre, sous les coudriers et les petits bouleaux, ils étaient gros comme les noisettes de la Rivière-à-Mars, charnus comme des prunes et juteux comme des framboises. Le samedi, nous en avons ramassé pas moins d’une vingtaine de chaudières. Le soir, Ignace Couturier, Louis Villeneuve, Joseph Lapointe et moi, on avait construit une grande cabane en branches de sapin recouverte d’écorce de bouleau. Tout le monde s’installe dedans et on ferme l’entrée avec deux sacs de toile. On laisse nos bleuets dehors, près de la cabane, dans une grande boîte de bois. Et on se couche, les membres de chaque famille ensemble, tout alentour de la cabane. Au milieu, on avait allumé un feu sourd de fougères humides pour chasser les mouches qui nous assaillaient encore à cette époque de l’année.

« Voilà qu’au beau milieu de la nuit, on est réveillé par un grognement qu’on entend tout près de la porte. Vous pensez si les femmes et les enfants ont peur. Et c’est pas François Maltais qui les rassure ! Il écarte un coin de la toile qui sert de porte, puis il dit en se tournant vers moi :

« — Alexis, t’as ton fusil, je suppose ? C’est un gros ours qui est à la porte et qui mange nos bleuets dans la boîte.

« De fait, j’avais apporté mon fusil. Il était dans un coin de la cabane. Il était bien bourré de gros plombs. L’animal était en plein à quatre pattes dans la boîte et se régalait de nos bleuets en grognant de plaisir. Je pointe le canon de mon fusil par un coin de la porte et je tire. Dans le calme de la nuit, on n’a jamais entendu un coup de fusil pareil. L’ours, touché en plein dans la tête, tombe à la renverse dans la boîte. Alors, tout le monde sort de la cabane. La lune était piquée en l’air comme au bout d’une gaule au beau milieu de la baie, et elle éclairait comme en plein jour. Quelles confitures ! Les hommes sortirent l’ours de la boîte, vous imaginez dans quel état ! Fallut aller chercher des seaux d’eau sur la grève pour le laver avant de le débiter. Personne n’avait plus envie de dormir et le reste de la nuit se passa à peler l’ours et à couper sa viande par quartiers qu’on fit tremper dans de l’eau froide pour les conserver. On n’espérait plus manger de pareils rôtis. C’était aussi bon que du porc frais.

« Le fait est que le lundi matin, quand on est arrivé chez nous, pour s’amuser, on fit accroire aux femmes qui étaient restées aux campes, qu’on avait trouvé au pieds du Cap-à-l’Est un cochon perdu, échappé de Chicoutimi ; qu’on l’avait tué pour se régaler de porc frais. Les femmes, crédules, firent rôtir ce qui restait des quartiers de l’ours du Cap-à-l’Est et elles restèrent longtemps convaincues qu’elles avaient mangé des fesses de porc.

— Et tu te souviens aussi, Alexis, lui rappela sa femme, des belles soirées qu’on passait à la Croix, pendant les premiers étés ? Vous voyez, là, au bout de la petite pointe qui s’avance dans la baie, une croix avec, aux pieds, une petite statue de la sainte Vierge ? Voyez-vous ? Tous les soirs de la belle saison, on s’en allait là. On récitait le chapelet. Ensuite, Thadée Bouliane, qui avait une belle voix, chantait un cantique. Il en chantait un d’ordinaire qu’on aimait plus que tous les autres. Il fallait entendre dans le grand silence, la belle voix de Thadée Bouliane, chanter :

L’ombre s’étend sur la terre,
Vois tes enfants de retour :
À tes pieds, Auguste Mère,
Pour t’offrir la fin du jour.

« On savait ce cantique par cœur et on entonnait le refrain ensemble :

Ô Vierge tutélaire,
À tes pieds, Auguste Mère,Ô notre unique espoir,
Entends notre prière,
La prière
Et le chant du soir !

« On entendait, tout au fond de la baie, à la lisière du bois, l’écho répéter jusqu’à quatre fois les derniers mots du refrain. C’était beau. Ça, c’était un bon moment de la journée, et qui nous faisait oublier les fatigues et les misères. Au bord de la baie, on sentait moins les mouches, chassées par la brise du large, et on refait là, autour de la Croix, jusqu’à l’heure du coucher, quand il faisait si noir qu’on avait peine à distinguer l’eau d’avec la terre.

« Comme vous voyez, Anthime, continuait Élisabeth, on avait de bons moments. Mais, le plus souvent, les femmes, les enfants, les hommes, on travaillait trop dur. Le soir, arriver, harassés, souvent après le coucher du soleil. Le matin, partir avant l’aube. Ces pauvres hommes, ils manquaient le plus souvent des outils les plus nécessaires. À la maison, on était privé souvent de ce qui est indispensable à la vie d’une famille. Les saisons passaient quand même. Qui sait ? on verra peut-être des jours pires. On sait jamais. C’est si dur, le métier d’habitant ! En tous cas, à la grâce de Dieu, c’est lui qu’est le Maître. Il a toujours le dernier mot. »


VIII


Arthur allait chercher les vaches au trécarré, à la fin du jour. Un soir de septembre, il partit comme de coutume pour le haut de la terre. À l’heure de la traite, les vaches arrivèrent seules. Élisabeth et Alexis Picoté constatèrent l’absence de leur cadet mais ne s’en inquiétèrent pas. Ils savaient qu’Arthur s’attardait parfois à jeter la ligne dans la Rivière-à-Mars qui coulait non loin du trécarré. Et, justement, ils avaient remarqué qu’avant de partir, dans l’après-midi, le jeune garçon avait pris sa perche et sa ligne, et qu’il était descendu à la cave quérir un petit morceau de lard pour appâter ses hains.

La Rivière-à-Mars abondait alors de petites truites rouges. Et, à l’automne, les pentes de ses coulées étaient garnies de coudriers jaunes de noisettes. Deux sources abondantes de plaisirs pour les jeunes. Les coudriers étaient si grenus qu’en moins de vingt minutes on emplissait un grand sac de noisettes. Quand on en avait cueillies plusieurs pochetées, on allait les enfouir dans de grands trous creusés derrière les maisons et on les couvrait de mousse humide et de paille mêlée de terre. On laissait ainsi pourrir l’écorce couverte de barbillons. On les roulait ensuite entre deux planches afin de séparer, comme en un crible, la baie du grain, la pulpe pourrie de l’enveloppe des noisettes devenues jaunes et lisses comme des marbres. Les petits garçons comptaient ensuite les noisettes qu’ils plaçaient par mille dans de petits sacs de toile que leurs mères avaient cousus. Et ils les vendaient cinq sous du mille aux gens des goélettes.

Les parties de noisettes dans les coulées de la Rivière-à-Mars se terminaient généralement par quelques heures de pêche à la petite truite rouge. À peine les sacs étaient-ils remplis, que les garçons se coupaient des gaules longues de six à dix pieds, à l’extrémité desquelles ils attachaient des bouts de fil munis de petits hains noirs que le capitaine apportait de Chicoutimi avec d’autres marchandises. On longeait la rivière sur les cailloux. Au bord d’un remous, soudain, l’un d’eux poussait un cri de triomphe. Une petite ombre, verte comme une feuille de bardane, se mouvait dans le courant de fond. C’était une truite. Le jeune pêcheur l’approchait alors le plus près possible avec l’hameçon piqué jusqu’à l’œil d’un minuscule morceau de lard. Et c’était, un instant, la lutte de la ruse entre l’enfant et la truite défiante. Souvent elle disparaissait dans un rapide d’à-côté, donnant de menus coups de queue qui faisaient sautiller dans l’eau son ventre clair pointillé de picots rouges. Mais le plus souvent la truite se prenait à l’hameçon, et on la voyait se balancer, frétiller dans l’air, au bout du fil, puis brusquement plonger dans une touffe de fougères, sur la rive. Les petits garçons en prenaient comme cela des douzaines, et, le soir, à la maison, la famille les mangeait rôties avec des tranches de lard salé et roulées dans la farine.

Alexis Picoté, sa femme et Pierre, firent la traite des vaches en attendant le cadet, puis soupèrent vite afin d’aller à la prière qui se disait maintenant tous les soirs à l’église. Quand ils partirent, Arthur n’était pas encore arrivé. C’était la première fois qu’il retardait aussi longtemps. Ils laissèrent Jeanne, qui avait alors treize ans, pour garder la maison. Élisabeth était inquiète. C’est Arthur qui avait coutume d’assister l’officiant au Salut du Saint-Sacrement, chanté à la suite de la prière. Et Alexis dit à sa femme :

— On le verra dans le chœur tantôt. Il s’en viendra tout droit à l’église.

Le chapelet dit et la prière faite, le salut commença. Mais ce fut le jeune Eustache Gauthier, un ami d’Arthur, qu’on vit arriver à l’autel comme servant. L’inquiétude saisit Alexis Picoté, pendant qu’à côté de lui sa femme se mit à prier avec plus de ferveur. Le salut terminé, Alexis et sa femme s’empressèrent de se rendre à la maison. On pensait y trouver Arthur couché et malade. Il y avait un rassemblement sur la place de l’église. On parlait bas. On fit silence quand on vit, passer les Maltais. L’inquiétude de plus en plus mordait le cœur des pauvres parents. À la maison, Jeanne dormait, et Pierre, qui venait d’arriver, ne savait rien de l’absence de son frère. On chercha dans les alentours, on appela, mais en vain.

Tout à coup, Pierre, qui regardait par une fenêtre frontale, dit :

— Papa, le curé qui vient.

Et les malheureux parents comprirent tout de suite qu’un malheur était arrivé. Le curé, une fois entré, n’eut pas la peine d’annoncer la nouvelle. Il murmura quelques paroles de consolation. Arthur s’était noyé dans la Rivière-à-Mars. Le prêtre apprit ensuite à Alexis Maltais que pendant la prière on avait trouvé son cadavre, porté par le courant jusqu’à la baie. Il tenait encore serrée dans une main sa perche et sa ligne, traînant une truite, morte aussi. On supposa que le garçonnet, debout sur une pierre limoneuse au milieu de la rivière, avait glissé dans l’eau et s’était assommé en tombant sur les cailloux. Car il avait une blessure au front.

Quelques minutes après la visite du curé, deux hommes apportèrent sur un brancard le cadavre du pauvre enfant. Le père et la mère faisaient pitié. Les voisins auraient voulu les consoler, mais la surprise ou la peine les étreignait eux-mêmes et les empêchait de dire un mot. La mère, d’une extrême pâleur, suffoquait sans pouvoir sangloter. Alexis, lui, ne disait rien, ne pouvait articuler une parole : il avait comme un bouchon dans la gorge et comme des tenailles qui lui serraient le cœur.

Arthur était celui de ses deux garçons qu’il aimait le mieux. Il avait, comme lui, l’attachement à la terre, au point qu’on avait eu toutes les peines du monde à le tenir à l’école. Il voulait à tout prix travailler aux champs et au bois avec son père. Il avait appris vite, quand même. Il avait du talent. Son caractère était franc, décidé. Raisonneur, peu obéissant, il était, en somme, tout différent de l’aîné qui n’aimait rien de ce qui plaisait aux autres, la terre moins que tout. Alexis Picoté se l’avouait sans fausse honte : si on lui avait apporté le cadavre de Pierre, tout mouillé encore de l’eau de la Rivière-à-Mars, ce triple soir de septembre, il lui semblait qu’il en eût eu moins de peine que pour la perte de son pauvre Arthur, mort en voulant apporter à ses parents, comme il le faisait souvent pour leur souper, de ces petites truites rouges qu’ils aimaient tant.

Une bonne douzaine de personnes, hommes et femmes, s’étaient réunies dans la maison pour la « veillée au corps ». Deux voisins charitables avaient procédé à la toilette du trépassé. Il reposait maintenant au milieu de la pièce principale, sur trois planches recouvertes de drap blanc et posées sur deux chevalets d’établi qu’on avait empruntés au menuisier. Les quatre murs de la pièce, de même que le parquet de bois brut, étaient recouverts de toile blanche. Aussi, les hommes ne se tenaient déjà guère plus dans la pièce, chassés par la propreté qui y régnait. Ils stationnaient ici et là, dans la cour, sur la galerie, ou dans le potager, où ils se trouvaient beaucoup plus chez eux que dans cette chambre blanche qui sentait la lessive. Ils fumaient et parlaient des récoltes qui venaient de finir. Chaque demi-heure, on entendait au dehors les murmures, assourdis et confus, de personnes récitant le chapelet ; et alors on s’approchait, on se tassait au seuil de la porte, sur la galerie. Puis, la prière achevée, les bonnes gens répétaient, au dedans ou au dehors de la maison, les doléances coutumières en ces circonstances :

— Pauvre petit Arthur, lui qui était si plein de vie, le v’là donc mort ! Mon Dieu, ce qu’on est peu quand même !

— Pas grand’chose, c’est vrai, entre les mains du grand Maître d’en haut. On fait des projets pour l’avenir et, crac ! un pied qui glisse, et tout s’en va dans le courant.

— Oui, oui, murmurait Alexis Picoté parmi ceux qui cherchaient à le consoler, crac ! tout est fini. Et on reste là, hébété, sans ambition pour vivre encore. On traîne des projets raides morts, comme la truite au bout de la ligne de mon petit Arthur.

Et le père Alexis s’approchait de l’enfant, revêtu de son habillement de première communion. Ses mains jointes étreignaient un gros crucifix jaune, avec autant de fermeté qu’elles serraient quelques heures auparavant cette canne de pêche secouant une truite. Sa figure était sérieuse, mais quand on la regardait fixement, un sourire paraissait y voltiger.

Déjà les hommes s’empressaient derechef de sortir en allumant leur pipe. Ces profonds indifférents pour la nature semblent attirés vers elle par une irrésistible sympathie chaque fois que quelque chose d’imprévu, de grave, passe dans l’existence. Tout paraissait les appeler, cette nuit-là, dans la cour et dans le potager. Ils observaient tout avec candeur, avec une naïveté toute neuve. Ils notaient l’âme rêveuse montant du jardin, entendaient les plaintes des arbres qui bordaient les terres, remarquaient que l’obscurité étirait les défrichés et geignait sous le moindre souffle. Ils éprouvaient aussi que le potager semblait comme heureux, après un été d’abondance et d’efforts productifs, d’être devenu fainéant, à peu près inculte. Les mauvaises herbes s’y pavanaient à l’aise, délaissées depuis longtemps par Arthur et par sa mère. Elles confondaient les branches cursives des citrouilles et des concombres, les panaches des carottes et des betteraves, les panoplies des oignons et les couronnes des laitues. Et sur le tout, les lampes de l’intérieur répandaient, par la porte et les deux fenêtres ouvertes, des éventails de lumière, troués par le chiendent et les chardons, les herbes Saint-Jean et les herbes-à-dinde.

Tout cela, si banal et si naturel dans un jardin à l’automne, captivait d’intérêt ces campagnards devenus subitement sybarites de la nature.

Au cours de cette première « veillée au corps », le curé était venu. On avait récité un autre chapelet, et le prêtre était parti après avoir béni le mort et les veilleux.

La garde du corps augmenta pendant trois nuits et deux jours. Quand l’heure du service arriva, l’église se remplit de toute la population de la Baie venue en témoignage d’estime pour les Picoté, témoignage muet, exprimé surtout par la pensée solidaire dans la prière. Et le bedeau ferma la fosse dans le cimetière qui tassait déjà tout près de l’église ses deux bonnes douzaines de petites croix noires ou blanches.

On était déjà loin du jour où il avait fallu, sur la glace du Saguenay et à travers la forêt, traîner jusqu’à la paroisse natale de Charlevoix les restes gelés des trois premiers trépassés de la colonie de la Baie. Quel chemin parcouru depuis ! La contrée lointaine du Saguenay, presque inaccessible, entrevue un jour par Alexis Picoté dans un rêve d’exploration par-delà le trécarré de la terre ancestrale, est maintenant reliée aux vieilles paroisses par un chemin convenable entre Charlevoix et le Saguenay. Les jours des goélettes sont révolus depuis assez longtemps. Il en vient encore, il est vrai, de la Malbaie, de la Baie Saint-Paul, chargées de provisions et de marchandises de toute nature, de nouveaux colons aussi. Mais c’est pour ménager les chevaux que l’on ne veut pas harasser inutilement dans la nouvelle route parfois assez difficile. On les garde, de préférence, à la Baie comme dans les vieilles paroisses, pour les travaux de la terre et les chantiers de bois que l’on continue, l’hiver, le long de la Rivière-à-Mars, au lac Ha ! Ha !, au lac Gravel, et de l’autre côté de la baie, à l’Anse-à-Benjamin et au Lac-à-Caille.

— Au temps de la Sainte-Marie, qui amena à la Baie les vingt-et-un fondateurs du Saguenay agricole, aimait à raconter souvent Alexis Maltais, on se disait, entre « jeunesses », que ceux d’entre nous qui vivraient jusqu’à l’âge que j’ai en ce moment verraient peut-être un chemin de voiture entre la Baie et les vieilles paroisses.

Ces braves gens, habitués aux montagnes lointaines de Charlevoix, le pays le plus isolé du Québec pendant deux siècles, ne pouvaient pas concevoir que le progrès a parfois les pas drus. Accoutumés à croire et imaginer, à ne pas chercher à savoir ni à comprendre ; charmés par les mystères environnants et meurtris tous les jours par la rugueuse et pauvre vérité ; pétris de croyances naïves qui poétisent le monde et frissonnant d’angoisse devant les vapeurs étranges des marais qu’ils changeaient en fantastiques feux follets ; imaginant toujours quelque chose de vague et de terrifiant qu’on sentait passer dans l’ombre et peuplant l’obscurité d’êtres fabuleux, inconnus, méchants, rôdeurs, dont on ne pouvait fixer les formes, et dont la puissance occulte et inaccessible semblait pourtant un inévitable enserrement qui passait les bornes de la pensée et glaçait les cœurs ; croyant naïvement que l’inexpliqué est l’inexplicable et ne pouvant prévoir que la connaissance de jour en jour peut reculer les limites du merveilleux et rétrécir le domaine de la superstition ; braves, hardis et téméraires devant les dangers visibles et connus, mais émus, troublés, effrayés, pris de panique devant d’irréels spectres errants, d’imaginaires étreintes des morts, d’illusoires bêtes effroyables qu’inventa l’épouvante des femmes : tels étaient les gens de la Grand’Baie, fils du pays de Charlevoix, qui ne pouvaient d’abord que songer vaguement à ce fameux « chemin de voiture », chemin où la lumière obscurcirait trop d’illusions, où les ténèbres sembleraient trop claires en n’étant plus hantées, chemin qui éventrerait les mystères des montagnes et des forêts et qui ferait périr encore les nostalgies copieusement brodées de l’éloignement. Mais les gens de la Baie ont bientôt eu leur « chemin de voiture », et bien d’autres choses sont venues par là, apportant aux familles du Saguenay le confort honnête au delà de quoi les agriculteurs n’ont plus d’ambition que pour leurs enfants.


IX


Une troupe de fauvettes passèrent au-dessus de la prairie en piaillant et en tourbillonnant. Les vaches — c’était l’heure de la traite — meuglèrent dans le pacage voisin et les chiens aboyèrent dans toutes les directions. Des corneilles volaient pesamment au ras des taillis du trécarré, retournant, le soir venu, vers les montagnes. Les andains bruissants s’assoupirent. Une pie, fixée sur une souche de pin, invectivait les mulots qui sortaient, curieux, d’un tas de foin sec, ce qui faisait tirelirer deux pinsons sur un piquet de clôture.

Les hommes de la corvée qui, le matin, avaient entrepris de faucher toute la Prairie-de-l’Anse-à-Alexis, atteignaient le bout du champ à l’heure où le soleil allait chavirer derrière un pic. Ils étaient arrivés là le matin au moment où l’aube accroche son miroir sur l’Orient, pendant que les étoiles occidentales, basses et pâlies, clignotent encore sur la courbe frangée des collines. Ils s’étaient mis tout de suite à la besogne, les reins courbés comme des lutteurs, et, d’un balancement régulier, pas à pas, ils abattirent tout le jour les foins et le mil cendré que le soleil fanait à mesure que la faux les couchait en andains. Car il faisait chaud à faire cuire des œufs sur la pierre. Le soleil rôtissait la terre, l’herbe, et accablait les faucheurs.

Ceux-ci se donnèrent pourtant quelque relâche au moment où l’espace ensoleillé leur apporta les notes de l’Angelus de midi. Alors, ils allèrent s’asseoir dans l’ombre bariolée des clôtures de cèdre et se mirent à mordre les galettes brunes et les tranches de lard de leur repas. Mais accusés par l’étendue de foin debout que la prairie portait encore, ils se remirent au travail de nouveau, sans sieste, sans retard. Et jusqu’au bout du jour et du champ, les faux plongèrent par raies successives de huit ou dix pouces de profondeur dans l’épaisse nappe des mils et des trèfles, ouvrant à chaque faucheur un large chemin de sept pieds sur le pré ras et roux. Et les hommes, le front ruisselant sous les grands chapeaux de paille de blé, les manches de leur chemise relevées, laissant à nu jusqu’aux coudes leurs bras bronzés, courbés et solides sur leurs jambes arquées, accéléraient comme avec rage le mouvement rythmé du torse, de droite et de gauche et, à chaque ahan, la faux volait en courbe moelleuse au bout des bras tendus, replongeait dans la masse des foins trop mûrs et durs comme du chiendent. Mais, sur la fin du jour, on sentait la fatigue peser sur les tâcherons. Quand ils s’arrêtaient pour aiguiser la faux, ils s’appuyaient plus lourdement sur le manche courbe, une jambe au repos. La pierre grise limait avec moins d’allant sonore la trempe dure de la lame.

Mais c’est à peine si Alexis Picoté profitait de cet instant de répit. Dans la rage du travail, il voulait comme oublier l’humiliation que lui faisait ressentir l’acte charitable des voisins à son égard. Depuis le début de la corvée, il était souvent le premier dans la file.

Penché au niveau de la tête des plus hauts épis de mil, les jarrets nerveux busqués en angle prononcé, il avançait presque à petits pas de course dans le sentier odorant que traçait sa faux dans le foin. Une sorte de furie l’emportait. Mais l’outil plongeait toujours avec adresse dans les mils et les trèfles, évitant les cailloux et les mottes de terre dure où le tranchant peut s’émousser et se briser.

Alexis Picoté s’est senti encore le chef.

Vers cinq heures, des femmes et des enfants étaient accourus des maisons vers la Prairie-de-l’Anse-à-Alexis, apportant une collation. Outillés de râteaux et de fourches, ils amassaient maintenant en veilloches les andains des premières heures du jour, dont le soleil avait totalement affaissé les tiges et les feuilles.

Sur ce coin de campagne, où la simple présence de l’homme était inusitée, s’éparpillaient aujourd’hui, comme en grand gala, les bruits de l’acier sciant l’herbe en vingt endroits à la fois, le crissement sonore des pierres sur les faux, l’activité des gens en sueurs de la corvée, avec leurs paroles rares, graves, qui ne montaient pas plus qu’à hauteur d’homme dans l’air chaud, les voix plus légères des femmes, les cris et les rires clairs et frais des enfants. Tout cela accompagné en sourdine dans toute l’étendue du champ par les cymbales des grillons et les crécelles métalliques des sauterelles sautant d’andain en andain, et tout cela embaumé par l’odeur du foin coupé. Pendant que le soleil plongeait derrière l’horizon et que la lune grimpait de l’autre côté du ciel sur un nuage gris, les faucheurs en file abattaient la dernière planche de foin déjà imbibée de rosée. Les femmes avaient pris les devants vers les maisons. Dans le pacage d’à côté, les enfants, pour fêter la fin de la corvée, avaient fait une meule d’herbes sèches et de branchages dont ils faisaient une flambée. Les faucheurs s’en venaient maintenant, en silence, les faux sur l’épaule, vers le brasier de joie, et des coups de brise fraîche venue de la baie et passant sur les chaumes arrachaient des tourbillons d’étincelles à la meule en feu d’où semblaient s’enfuir par milliers des abeilles d’or.

Et les tâcherons se mirent en marche, d’un pas accéléré, vers la barrique de vin de groseille et le fricot d’Élisabeth. Car ils connaissaient les usages de la femme d’Alexis. La corvée d’aujourd’hui, ils la faisaient depuis plusieurs étés, pour débarrasser d’un seul coup leur voisin des travaux de la fenaison. Depuis la mort tragique d’Arthur dans la Rivière-à-Mars, on savait l’ancien chef des « Vingt-et-Un » à peu près seul pour tous les travaux de sa terre et on s’organisait pour venir l’aider aux époques dures de l’année, aux labours du printemps et de l’automne, aux foins, aux récoltes.

Car Pierre, l’aîné d’Alexis Picoté, comptait de moins en moins ; et son père ne cachait plus qu’il était définitivement perdu pour la terre. Il inventait maintenant tous les prétextes pour ne pas travailler. Le jour de la corvée des foins, il s’était dit malade pour rester à la maison. Ces façons-là empoisonnaient la vie d’Alexis Picoté, du jour de l’an à la Saint-Sylvestre. Car toutes les saisons traînaient Pierre comme un corps mort.

Alexis avait continué de couper du bois, l’hiver, non pas sur sa terre où il n’y en avait presque plus, mais au lac Gravel. Avec des gens de Saint-Alexis, il entreprenait des coupes de billots pour le compte des Price de Chicoutimi. Pierre, à l’automne, montait avec lui au lac Gravel. Mais il n’était pas plus ardent à la hache qu’il n’était ambitieux à la charrue, à la petite faucille ou à la faux. Alexis Maltais se demandait toujours à quoi pouvait bien rêver ce garçon-là. On eût dit que le travail n’était jamais son affaire.

Au lac Gravel, Alexis Picoté et Pierre habitaient tous deux, avec un engagé du nom de Demeules, un petit camp de bois rond couvert de branches d’épinette et de sapin. La vie n’était pas joyeuse, il est vrai, mais elle était confortable et saine. On y coupait de superbes billots qu’on vendait bon prix, au printemps, chez les Price.

Le soir, après le souper, pendant qu’on fumait autour du petit poêle de tôle noire qui réchauffait la cabane, Alexis Maltais disait à Demeules :

— Encore cinquante beaux billots d’épinette rouge aujourd’hui. C’est de l’argent, ça, pour le printemps !

Et Pierre, pensif, les coudes sur les genoux, suçant sa petite pipe de merisier, répondait pour Demeules qui n’était pas bien parlant :

— Oui, et si on s’est éreinté pour le reste de nos jours ?

Il n’était pas plus courageux au village, le printemps et l’automne, au temps des labours. Pierre et son père se reposaient, le soir, dans la cuisine ou sur le perron de la porte, quand il faisait beau, et Alexis disait à son aîné, pour le stimuler :

— Bon ! on a fait trois grandes planches, aujourd’hui. Dans deux jours on aura fini le chaume.

Et Pierre, comme au camp du lac Gravel, toujours songeur, bougonnait :

— Dans deux jours… dans huit jours… dans six mois… ça sera à recommencer.

Toujours Pierre rêvait. De quoi ? De rien, de tout. Il lui venait toutes sortes de fantaisies et, alors, le petit monde qui l’entourait perdait prise sur lui. Il était indifférent à tout. Souvent, le soir, les voisins venaient veiller chez Alexis Picoté. La soirée se passait à parler du passé, des premières années de la petite colonie des « Vingt-et-Un » sur les bords de la baie. On s’amusait à dévider l’écheveau des souvenirs, à évoquer l’aspect du pays en ce temps-là, simplement afin de se démontrer combien tout avait changé. Pierre restait songeur. L’évocation du petit cercle d’horizon qui avait enfermé son enfance ou sa jeunesse ne l’intéressait pas. L’émotion qui assaille tant de gens sitôt qu’on prononce devant eux le nom de leur village ou de la paroisse natale, cette émotion-là, il ne la comprenait pas. N’ayant marqué aucun coin de sa griffe, de ses amusements de gamin ou de son travail de jeune homme, aucun souvenir vivace, cela va de soi, ne pouvait alors et ne pourrait jamais lui embellir un paysage. C’est surtout ce pauvre Pierre qui rendait la vie triste à Alexis Picoté. Mais il lui survint bientôt d’autres soucis.

Pendant l’hiver, au lac Gravel, Alexis faisait pourtant tout ce qu’il pouvait pour distraire son fils, s’attachant, avec une gaîté feinte, à des occupations puériles, sculptant au couteau, dans des morceaux de cèdre ou de pin des figurines auxquelles il prêtait des attitudes et des physionomies comiques, ou modelant les têtes qui ne lui revenaient pas avec de gros morceaux de gomme d’épinette rouge qu’on décollait dans la journée de l’écorce des arbres abattus. Mais c’était peine perdue. Pierre ne déridait pas. Et puis, il y avait, pour le père, l’inquiétude de la maison, là-bas, à Saint-Alexis. Il savait Élisabeth et Jeanne seules pour faire le ménage et le train à l’étable, pour scier le bois de chauffage, tirer l’eau de sous la glace d’un ruisseau qui coulait non loin des bâtiments. Tout cela rendait Alexis nerveux, inquiet. Aussi, malgré les difficultés sans nombre qu’il avait à affronter, il se faisait un devoir d’aller, toutes les quatre ou cinq semaines, passer le dimanche au village.

C’est un de ces dimanches-là qu’il s’aperçut que Jeanne était courtisée. Jeanne avait alors dix-huit ans. Elle était assez jolie, grande et forte pour son âge, de teint frais, de poitrine hardie. Un gars de Chicoutimi venait la voir régulièrement depuis le début de l’hiver. Il arrivait tous les samedis avec le postillon. C’était un déblayeur de grand’scie aux usines Price, à l’air déluré autant que raboteux. Dire que ces amours-là plurent à Alexis Picoté serait mentir. Il n’aimait pas ces gens d’usines et de chantiers. Ils sont sacreurs, disait-il, aiment la bouteille et détestent généralement les travaux de la terre. Il voulait bien croire qu’il y avait des exceptions et que Camille Dufour, le cavalier de sa fille, en était une, puisqu’on le lui avait assuré. De fait, il observa que le jeune homme ne sacrait pas et Élisabeth lui jura qu’il n’était jamais arrivé en boisson. Quant à aimer la terre, c’était une autre affaire. On avait toutes les raisons de croire que Camille Dufour aimait mille fois mieux passer sa journée à débourrer la grand’scie de chez Price que tenir les mancherons de la charrue seulement la longueur d’un arpent.

À cause de cela, Alexis Picoté espérait un peu que ce garçon-là se tannerait vite à faire la navette entre Chicoutimi et la Grand’Baie sur le petit banc du postillon et à semer son argent dans le chemin. Mais au printemps, quand il revint du bois, il dut se rendre compte qu’il s’était trompé. Le gars de Chicoutimi venait à Saint-Alexis chaque semaine et mettait sur la route du postillon une nouvelle piastre.

Quelque temps après la fin des chantiers, Camille Dufour arriva un samedi soir comme de coutume à Saint-Alexis. Il était plus faraud que jamais et les gens du village observèrent qu’il avait fait peau neuve : habit, cravate, — une belle cravate rouge ! — des souliers reluisants comme un soc de charrue, un beau chapeau de feutre rond avec des rebords en soie. Et tout de suite il vint vers Alexis Maltais pour lui faire la « grand’demande ».

Allez donc refuser une « grand’demande », même quand elle ne vous plaît pas ! Les parents proposent, chez nous, on le sait, et les enfants disposent. Camille Dufour revenait d’autant moins à Alexis Picoté que ce garçon-là allait comme un gant, si l’on peut dire, à son aîné, depuis le retour du lac Gravel. Mais le gars aimait Jeanne et il en était aimé. Alexis Picoté n’avait plus qu’à donner son consentement. Et le mariage eut lieu entre les foins et les récoltes. Pendant le dîner des noces, Alexis fut loin d’être en train. Ce mariage-là lui était une autre épreuve de sa vie. Jeanne, il le pressentait, était perdue pour lui et pour la terre. Il ne lui restait à présent que son aîné pour assurer l’avenir de ses efforts de vingt-cinq ans, et on sait quelles inquiétudes lui causaient, depuis longtemps, ce pauvre Pierre.

Il ne s’était pas trompé : sa fille était bien perdue pour eux. Elle vint voir ses parents une fois pendant la première année de son mariage, et son père vit tout de suite ses préférences pour cette vie aléatoire de chantiers et de moulins, où l’on prend en horreur la stabilité des travaux de la terre et où l’on se plaît seulement aux fariboles sautillantes qui viennent des États-Unis. Ils ne travaillent que pour cela tout le jour, comme des damnés, ces hommes, dans l’enfer des moulins, pendant que leurs femmes, dans de mauvaises maisons de planches où tout manque, peinent à leur préparer des repas et un confort dont ils ne sont jamais contents. Et le soir, le violon, l’accordéon, les chants de nègres, les sauteries ! Vie moins intelligente, plus nomade, plus primitive que celle des orangs-outangs…


X


Quand on a la charpente solide et l’épiderme résiliant, les « chemins de terre » en pays de colonisation ne sont pas dépourvus de charmes. Ils ont celui de l’imprévu qui éclate tout le long de leurs lacets, et qui vous repose de toutes les modes, de toutes les uniformités, de tous les conformismes.

Un peu partout dans la forêt, sur les rives des lacs déserts, au bord des berges abruptes des rivières, l’incendie a laissé des traces désolantes. Parfois la belle forêt n’est plus qu’une ruine calcinée, où bien des arbres ont renversé leurs squelettes les uns sur les autres, où plusieurs autres dressent vers le ciel des torses nus et noirs. Mais il reste encore dans ces décombres quelque chose de puissant, de grandiose. D’ailleurs, on pénètre bientôt dans un coin de forêt encore inexploitée et qu’aucun fléau n’a visitée. Le chemin s’enfonce comme avec crainte dans les profondeurs du bois. Tout est silencieux, sauvage ; pas de cabanes de bûcherons ni de colons ; tout donne dans sa plénitude l’impression du repos, de la grandeur, de la vie libre, riche, indépendante. Plus loin, le chemin, toujours cahoteux, toujours malaisé, montre la forêt du sommet d’un plateau ou des pentes d’un ravin. Elle s’étale ici comme un tapis, là comme un tableau, s’offre comme l’ornement merveilleux du plus somptueux des palais de rêve. Tout à coup, à l’orée d’un vallon boisé ou dans l’écartement de rochers perpendiculaires, apparaît un gracieux petit lac, diamant qui brille dans un enchâssement d’émeraude et d’or vert. Plus loin, un bout de clôture d’abatis, un morceau de terre semée grand comme la main, annoncent le voisinage d’un colon. On ne la voit pas toujours, la cambuse du colon, cachée la plupart du temps derrière un pan de forêt. Mais ce vestige de vie humaine dure peu. Voici une longue étendue de terrain aride, rocailleux ou marécageux, inculte. Il n’y pousse, dans les interstices des rochers, ou aux bords des marais stagnants, que quelques herbes folles, quelques arbustes rachitiques.

C’est parmi ces paysages variés qu’on a tracé les premiers chemins de colonisation du Saguenay. Ce furent d’abord de petits sentiers qui servaient aux trappeurs et aux Indiens des réserves voisines, puis aux gens des chantiers de coupe de bois. Ces sentiers s’élargirent ensuite, s’aplanirent et devinrent des « chemins de terre » pour les pionniers du sol, chemins battus par les lourdes charrettes des colons transportant les effets nécessaires à leurs défrichements et à leurs premières cultures. Ils sont cahoteux, faits d’ornières et de fondrières où s’engouffrent les voitures par les temps de pluie, ou de roches et de troncs d’arbre sur lesquels les véhicules rebondissent jusqu’à perdre l’équilibre. Gare aux plongeons des descentes, aux dos d’âne formidables qui esquintent les chevaux, rompent les charrettes et fourbissent les conducteurs ! Seuls les premiers colons du Saguenay pourraient nous faire le vrai récit — tragique plus que le théâtre classique — de ces randonnées de quatre ou cinq lieues en des chemins-précipices au temps des maringouins et des brûlots, quand on était obligé d’habiller les chevaux de feuillages pour les préserver des taons, voyages d’où hommes et bêtes arrivaient ensanglantés, boursoufflés, aveuglés, altérés. Mais ces braves gens ne s’en sont jamais plaint.

Pas même le postillon de Sa Majesté qui parcourait tous les samedis la distance qui sépare Chicoutimi de la Baie des Ha ! Ha !, ni Camille Dufour qui durant plusieurs mois n’avait pas hésité à entreprendre, chaque semaine, ce cahotement de vingt heures, aller et retour, pour faire un brin de cour à Jeanne Maltais tous les dimanches. Les amoureux des régions primitives ont parfois, dirait-on, du sang de héros dans les veines. Quand Camille Dufour eut obtenu pour prix de ses misères la fille d’Alexis Picoté, il se promit de recourir le moins souvent possible aux offices du postillon de la Baie, qui d’ailleurs eut bientôt un nouveau client.

Car Pierre Maltais se mit, lui aussi, à prendre la voiture de la poste. La fainéantise a peut-être aussi ses héroïsmes. Sous prétexte d’aller voir Jeanne, l’aîné des Maltais se rendait maintenant presque tous les dimanches à Chicoutimi. Le lendemain de ces voyages, naturellement, il était fatigué et se reposait. De sorte que, plus que jamais, Alexis Picoté travaillait seul sur la terre.

Non, pas seul : le plus souvent sa pauvre femme l’assistait, trop courageuse et trop geignarde. Au printemps quand Pierre était absent, c’est elle qui touchait les chevaux au labour. Elle hersait même avec le Blond qui était commode. Elle fanait à la suite des faucheurs. Elle coupait à la petite faucille pendant la récolte des grains et il n’y avait personne comme elle, affirmait Alexis Picoté, pour tresser des liens solides aux gerbes de blé et d’avoine. Elle aidait même son homme, le printemps, à réparer les haies de pieux de cèdre, et si Alexis Picoté avait eu encore de la terre neuve à faire sur son lot, sa femme, il en était sûr, ne se serait pas contentée de ramasser des copeaux à la suite des essoucheurs. Et il y avait en outre les travaux du ménage, et l’industrie familiale à la maison, où le métier à tisser la toile et l’étoffe se dressait constamment dans la clarté de la fenêtre qui donnait sur le chemin du Roi.

Tard le soir, après une rude journée, la vaillante Élisabeth, peut-être pour le simple plaisir de changer d’ouvrage, s’asseyait sur le banc du métier, et, les deux pieds posés le long des pédales grossières de merisier à peine équarries, elle saisissait la poignée du battant et travaillait, travaillait, passant et repassant la navette à travers les fils entremêlés de la chaîne, tassant la tissure à coups répétés du ros dont le peigne de laiton miroitait à la lumière de la lampe fixée au plafond. On entendait au dehors le bruit monotone, énervant à la fin à force d’être sans cesse répété, des pédales frappant l’une contre l’autre, le déclenchement criard du tendeur, les notes enrouées des remisses, le frappement sourd du ros sur le tissu. Et c’était ainsi durant des heures, jusqu’à la nuit faillie.

Il y avait encore la traite des vaches matin et soir, le barattage du beurre, le soin de la volaille, des porcs, des veaux, le sarclage du potager, l’arrachage des légumes.

Et Pierre, pendant ce temps, flânait ou rêvait. Il faisait bien semblant de se rendre utile quelques jours durant la semaine, mais il eût mieux valu qu’il ne travaillât pas. Il gâchait tout.

Une grise après-midi de fin d’octobre, Pierre, juché sur un tombereau, s’en allait en haut de la terre fumer un coin de prairie où souvent son père avait exprimé l’intention de planter des patates. Octobre déclinait mais resplendissait quand même sous la force magique de l’été des Sauvages. La saison morose avait accroché aux arbres et répandu dans les champs ses draperies mélancoliques. Le paysage des terres, vieilles ou neuves, avec leurs souches plantées comme des mausolées qui évoquent la mémoire de la forêt, était net et comme lavé par un orage récent, de même que, le samedi soir, le parquet de bois des maisons reluit après le frottement saccadé de la brosse à lessive aux bras nerveux des ménagères. C’était partout l’absolu silence propre à la saison demi-morte. L’ensemble des champs était comme une zone rase que revêtait seulement la gaze de l’air et de la lumière. À la hauteur des terres, une fraîcheur acre montait d’en bas, faite de tous les arômes ramassés dans les sillons du labour, au long des chemins et des clôtures encore bordés d’arbustes et d’herbes, dans les prairies verdâtres et dans les champs fraîchement mouillés.

Pierre bascula son tombereau au bout de la terre faite, le long du taillis du trécarré, et le Blond, après avoir secoué de quelques coups de tête énergiques le mors et les cordeaux trop tendus, se mit à raser l’herbe qui se trouvait à sa portée. Dans le bois vert du trécarré, le chant des derniers oiseaux se faisait entendre plus clair parmi les arbres dépouillés et dans le bruissement, plus sonore que le sol nu, des feuilles tombées des bouleaux et des trembles.

Tranquillement, en homme que rien ne presse, Pierre éparpilla avec sa fourche une partie de sa charge de fumier sur ce coin de pré où le père voulait au printemps planter des patates. Ce pré était de terre sablonneuse et, certes, les tubercules y viendraient bien. Pierre s’arrêta bientôt, le front déjà ruisselant de sueurs quoique l’air fût frais. Il se redressa, s’appuya nonchalamment sur le manche de sa fourche fichée en terre, et embrassa du regard toute la baie qui s’étendait devant lui, ainsi que la terre du père, descendant sous ses pieds, toute blonde sous le soleil pâle. Il eut un instant d’attendrissement. Il ne s’expliquait pas ce qu’il éprouvait soudain, et qui semblait venir de très loin, pour lui envelopper le cœur d’une nasse de douceur.

Du haut du trécarré, le regard de Pierre s’élargit à mesure qu’il s’accoutumait à la clarté fluide. Il embrassait maintenant toute la vallée de la baie. C’était partout la même beauté blonde et tranquille de la terre colonisée, avenante comme une tête d’enfant dans cette simple et claire toilette d’arrière-automne. Elle se faisait si tendre, sans doute, pour se faire plus regretter après la désertion ? Elle étalait son fonds de mélancolie et les buées ensoleillées de sa gaîté avec tant de complaisance qu’elle parut en ce moment accueillante à ceux qu’elle nourrit de ses fruits comme une mère l’est envers ceux à qui elle donna son âme et sa chair. Il sembla en cet instant à Pierre qu’il n’avait jamais songé à la quitter. Il éprouvait qu’elle avait grandi en même temps que lui, reculant les broussailles à mesure qu’avançaient plus loin ses pas d’enfant, qu’elle s’était successivement transformée comme lui-même au cours de ces vingt dernières années, qu’elle avait comme lui ses deuils ensevelis dans le cimetière, sur qui l’église faisait en ce moment ruisseler les lumières de sa toiture. En même temps surgissaient en lui les rêves si souvent exprimés des colons, et que la puissance de leur énergie avait réalisés en si peu de temps. Mais avaient-ils même imaginé le couronnement de ce flot de tendresse diaphane qui montait de tout ce coin de la baie en cet après-midi d’automne ? Pour la première fois, le jeune homme eut un sentiment d’amour pour la terre, pour la baie, tirant de son âme assez de chaleur pour la préférer aux grandes villes qu’il ne connaissait pas, qu’il n’avait jamais vues, dont il surfaisait pourtant les charmes, les plaisirs, l’ensorcellement.

Mais voilà qu’au milieu de la terre, un coin du paysage s’agita. Dans la verdure blême d’un champ, des ombres circulaient et sautaient. Pierre eut l’impression qu’il se passait autour de lui des choses désagréables qui brouillaient l’enchantement de ce qu’il venait d’éprouver. Il se réveilla de son rêve et poussa une exclamation de rage.

Le troupeau des vaches et des génisses du père, qui paissait depuis le matin dans un chaume, venait de sauter dans une pièce de blé d’Inde qu’on laissait encore mûrir sur champ à cause du beau temps. Les bêtes à cornes mangeaient les feuilles vertes et larges, renversaient les tiges, saccageaient tout.

La réalité, ironique et moqueuse, faisait chavirer les rêves de Pierre Maltais. En hâte, maugréant, il grimpa sur son tombereau, rassembla ses cordeaux et cingla le cheval d’un coup de la hart rouge qu’il avait cassée au bord du fossé. Et le tombereau cahotant dans un bruit de cataracte sur les cailloux ronds du chemin aux charrettes arriva au champ où les bêtes faisaient bombance. Le jeune homme courut longtemps, poursuivant une à une les vaches qui, sous les cris et les coups, se sauvaient lourdement, le ventre branlant, les mâchoires encore pleines de feuilles vertes et de fragments d’épis d’où pendaient, dégoulinant de bave, les aigrettes brun doré des épis. Puis, quand les bêtes furent chassées dans leur pacage, il fallut réparer les pagées de clôture abattues, replanter les piquets et aligner les pieux. La brunante eut le temps de venir et il faisait noire nuit quand Pierre, les pieds lourds de glaise séchée, grimpa de nouveau sur son tombereau pour descendre à la maison.

— Ah ! c’est cela, c’est bien cela, la douce vie des champs, mâchonnait-il. Un tourment continuel où la pluie, le beau temps, la chaleur, le froid, les bêtes mêmes deviennent des tyrans. C’est maman qui a toujours eu raison…

Et Pierre Maltais, assis sur le devant de son tombereau, les pieds ballants dans le vide, pensa avec amertume qu’il avait eu tantôt la naïveté de s’attendrir devant la beauté si trompeuse de la terre. Il est maintenant décidé. Il saisira la première occasion pour annoncer à son père qu’il en a assez, qu’il doit partir. La force d’une imagination sans contrepoids l’entraînera vers une vie à laquelle il n’est pas préparé. Comme elles travaillent l’âme de nos gens, ces rêvasseries de nomades qui font de paysans par atavisme un primitif troupeau d’êtres errants et poursuivant la chimère ! Triste spectacle dont nous sommes redevables sans doute à notre hérédité, et surtout à la propagation d’une éducation presque totalement féminine, c’est-à-dire essentiellement plaintive ou rechigneuse, superficielle et faite de faux brillants.


XI


Un soir, Pierre Maltais se découvrit « une blonde » à Chicoutimi. Son père eut un moment d’espoir en apprenant les amours de son aîné avec Louise Boivin. Qui sait si cette jeune fille ne réussirait pas à faire revenir Pierre à la terre ? Cela arrivait, même en ce temps-là, que certaines femmes eussent des goûts moins efféminés et une vaillance plus stable que certains hommes. Alexis Picoté se rappelait le cas du cadet de Jean-Baptiste Caron, installé à Saint-Alphonse, de l’autre côté de la Rivière-à-Mars. Le jeune homme, comme Pierre, n’avait eu aucun goût pour la terre ; il était feignant, engourdi, ne pensait qu’à s’amuser et à sortir. Un jour, il se mit à faire la cour à l’une des filles de Tancrède Desbiens, de l’Anse-à-Benjamin. Elle n’avait jamais appris à lire, écrire et compter qu’à la maison, mais elle n’en était pas moins belle, vaillante, de jugement solide et sain, et elle aimait la terre autant que son père, ce qui n’est pas peu dire. Le mariage eut bientôt lieu. Depuis, le cadet des Caron avait été un tout autre homme. On l’aurait insulté en lui proposant l’emploi le plus cossu dans les villes. Il y avait trois ans de cela. L’année de son mariage, son père lui avait acheté, pour sa part, un beau lot de terre au Grand-Brulé, et le garçon maintenant était en train de devenir un des habitants les plus à l’aise de la place.

Alexis Picoté appuyait ses espoirs sur l’exemple du fils de Jean-Baptiste Caron. Pierre n’avait pas besoin, lui, de défricher un lot. D’ailleurs, il n’avait jamais parlé de départ. Il pouvait manquer de cœur à l’ouvrage, ne pas aimer les travaux de la terre, penser à s’amuser plus souvent qu’à son tour. Mais il était jeune encore, et ces façons volages étaient de son âge. Il s’assagirait avec le temps. Et maintenant qu’il faisait la cour à une fille du pays, c’était meilleur signe que jamais, somme toute. C’était sans doute que Pierre ne songeait pas à partir, mais à se fixer définitivement ?

Il ne savait pas encore que « la blonde » de Pierre était une jeune fille élevée aux États-Unis et qui, à la mort de son père dans une ville du Maine, était venue à Chicoutimi demeurer chez l’un de ses frères, contremaître aux moulins Price.

Le rêve qu’il avait caressé ne fut pas de longue durée. Dès qu’il eut connu Louise Boivin, le père Maltais se rendit compte que cette fille-là était une « évaporée » n’ayant rien que du pimpant, dont elle jouait comme d’une senne pour circonvenir le premier venu voulant l’épouser et la ramener aux États-Unis. Et Pierre n’avait pas le caractère assez solide pour résister à cette coquette, dont les airs candides et les attitudes de dévergondée s’alliaient pour lui faire perdre tout à fait la tête. S’il avait été sérieux et s’il avait aimé la terre, peut-être qu’Alexis Picoté eût laissé faire ce mariage sans trop se tourner les sangs ; car, dans ce cas, c’est Pierre qui eût mené la barque, et sa femme n’aurait pas pu l’entraîner hors du pays. Mais avec les rêvasseries qui lui faisaient baller la tête, c’était, on le pense bien, le contraire qui était à craindre. Aussi, cette fille-là donnait encore plus de soucis à Alexis Picoté que le mari de Jeanne.

Pendant tout cet hiver, Pierre alla presque chaque semaine faire sa cour à Chicoutimi. Il restait là souvent deux ou trois jours, d’autant plus que le travail ne pressait pas sur la terre de la Baie. Alexis Picoté avait abandonné, cet hiver-là, ses chantiers de bois au lac Gravel. Il restait au village. Il se sentait malade, déprimé. Il se disait plus vieux que son âge. Il prenait un âpre plaisir à se plaindre de l’usure de son corps. Il partageait son temps entre la cuisine, où il fumait d’éternelles pipes, et l’étable, où il allait parler à ses bêtes comme à des êtres moins cruels que les hommes. Il semblait leur confier son appréhension d’un prochain adieu qui pointait déjà entre elles et lui, ses tourments à la pensée qu’il devrait les abandonner un jour, faute de bras pour les nourrir et pour cultiver la terre. Sa terre, il l’avait tant travaillée qu’il avait pour elle un culte. Il pensa aux dures années et aux rudes épreuves des temps de la pinière, aux premiers jardins, aux premiers labours, aux premières moissons, puis aux agrandissements progressifs, aux entreprises forestières dont les misères et les bénéfices ne devaient toujours profiter qu’à la terre, à son extension agricole. Maintenant qu’il se sentait seul, il l’aimait plus que jamais, pour la peine qu’elle lui avait donnée, la fatigue et les soucis jetés comme un levain dans le sol depuis un quart de siècle ; pour l’incertitude constante de récolter les fruits de ce travail obstiné et obscur, l’été dans les sillons glaiseux, l’hiver aux chantiers de la coupe ; pour les inquiétudes cachées dans la beauté des bouquets d’arbres laissés debout ici et là, et des fleurs garnissant les talus et cachant parfois des poisons et des voiliers multicolores d’oiseaux menaçant les récoltes ; pour les espoirs émergeant même des rocailles, des fondrières, des savanes si dures à assécher ; pour ses arômes, son grand air vivifiant, sa force nourricière de santé physique et morale ; pour la vie des bestiaux familiers et amis qu’elle entretient et multiplie ; pour ses rigueurs et ses cajoleries, ses froideurs et ses tendresses, les illusions qu’elle insinue dans l’âme à toute heure, les promesses qu’elle réalise et les rêves qu’elle abat. Et le jour approchait où il faudrait la quitter. Seul, il savait bien qu’il ne pourrait plus donner les soins suffisants à ce bien qu’il avait conquis à la forêt. Il faudrait le vendre, s’en aller. Dur châtiment pour vingt-cinq années de labeur, de conquête pouce par pouce sur la nature sauvage. Pourquoi avait-il lui-même quitté, autrefois, la terre paternelle de la Malbaie, puisque le devoir et l’amour qui l’appelaient à travailler à l’avenir agricole de ses fils étaient devenus des leurres dérisoires ? Pourquoi était-il venu trimer aux chantiers de la Rivière-à-Mars et du lac Gravel, se fouler du matin au soir dans une lutte éreintante contre les souches, les racines, les roches des abatis, puisque ses enfants ne voulaient pas du bien-être qu’il leur avait préparé par le sacrifice de tout, puisqu’ils refusaient le don d’un établissement solide sur des terres vastes, fertilisées par les sueurs des vingt-cinq meilleures années de sa vie ?

Il passa l’hiver à ressasser ces amertumes. L’été apporta à son esprit le délassement des fatigues corporelles. Grâce aux corvées organisées par les voisins, les labours, la fenaison, les moissons ne subirent pas trop de retard, malgré un été pluvieux et toutes les peines qu’on avait eues à engranger un foin sec. Mais Alexis Picoté était loin d’éprouver le contentement qu’il ressentait au temps de son Arthur, alors que les premières gelées tombaient sur des prairies nettes comme des sous neufs et sur des labours bruns et luisants de terre grasse. Avec ces charités des voisins, il se sentait humilié, comme en sujétion, lui, l’ancien chef des « Vingt-et-Un », qui, au temps de la pinière, avait relevé tant de fois le courage de ses compagnons déprimés par l’ennui et la solitude, lui qui avait tant insisté pour cesser les chantiers de bois afin de coloniser les terres de la Baie et qui avait donné son nom à la première paroisse du pays du Saguenay.

Il se voyait réduit, le chef, à vivre des services bénévoles de ses voisins. Le sentiment de sa déchéance l’engourdissait de tristesse. Ses amis, ses anciens compagnons ne le reconnaissaient plus. Et sa vie continuait, rétrécie de plus en plus, vers l’approche de l’irréparable, à travers les jours toujours gris, même sous l’ensoleillement du printemps et de l’été.

Un samedi de fin de septembre, Pierre amena Louise Boivin à Saint-Alexis. Bien qu’on n’aimât guère sa vivacité criarde et son entrain trop artificiel, on fit en sorte que tout pût lui plaire.

Mais ce qui l’intéressa le plus — Alexis et Élisabeth en furent longtemps suffoqués comme d’un sacrilège ! — c’étaient les larges dimensions de la cuisine qui aurait fait, criaillait-elle, une bien belle salle de danse. Pourtant, la maison d’Alexis Picoté était l’une des plus avenantes de la paroisse, avec ses encadrements de portes et de fenêtres peinturés en vert qui faisaient ressortir la blancheur chaulée et souriante des murs. Tous les ans, Alexis Picoté goudronnait le toit de bardeaux de cèdre. En cette saison, le parterre éclatait encore de couleurs vives : le rouge sang des géraniums, le mauve rosé des « quatre-saisons », l’écarlate aux pétales éclatants des « saint-Joseph », le violet sombre des pavots et toute une rangée de touffes sapineuses de « vieux-garçon » piquées partout de cœurs saignants. Les feuilles des bouleaux et des érables argillières étendaient sur le sol leurs mordorures reluisantes. À côté de la maison, les tournesols élevaient à plus de trois pieds au-dessus des clôtures leurs énormes fleurs jaunes, brunes au centre. Enfin, en arrière de la maison, la cour s’entourait de rangées de cordes de bois de chauffage et, un peu plus à l’est, on voyait la blanche étable en pièces de bois équarries à la hache, la grange avec le pont montant au fenil, la porcherie. À partir des bâtiments, les champs se déroulaient jusqu’aux taillis qui couronnaient les collines du trécarré, jalonnés de quelques bouquets de bois qui étaient restés plantés ici et là ; et, le soir, on voyait le soleil se coucher à travers les futaies et les broussailles des collines d’en haut. Tout le jour, une petite brume, qui venait de la baie, légère comme une fumée d’écorce, courait les champs et s’enroulait comme de la filasse, dans le lointain, autour des animaux qui, dans les courtes journées de l’automne, semblaient jouir de leur reste avant l’internement de l’hiver. La fraîcheur humide et calme de l’air portait sur toute la campagne, de l’aube à la brunante, les beuglements, les hennissements et les bêlements des bêtes au pacage, entremêlés du chant des coqs, du caquet des poules, du sifflement des merles et des cris d’enfants malades des corneilles.

Alexis et Élisabeth montèrent jusqu’au trécarré pour faire voir toute la terre à Louise Boivin, dont Alexis Picoté surveillait avec attention, on le pense bien, les gestes et les paroles. Mais il constata non sans chagrin qu’elle paraissait fort peu s’intéresser à toutes ces choses-là. Pendant qu’il s’efforçait de lui dire les habitudes des animaux de la ferme et des forêts, ou de lui faire comprendre certains travaux des champs, elle caquetait avec Pierre les cancans de son monde de danseurs de gigues.

Cette visite fit comprendre à Alexis Picoté que son fils, complètement pris par cette fille des États, ne parlerait bientôt plus la même langue que lui. Pierre alla reconduire Louise Boivin à Chicoutimi où, cette fois, il resta quatre jours. On était pourtant en pleine période des labours d’automne. Comme les voisins, profitant de quelques beaux jours, étaient occupés à leurs propres travaux, il fallut qu’Élisabeth laissât là tout son ménage de la maison pour aller toucher le bœuf et le cheval attelés à la charrue.

Cependant, Pierre n’avait pas encore parlé de départ. Cette retenue persistante, c’était dans le champ embrumé des pensées d’Alexis Picoté comme la petite fleur bleue de l’espoir qui persiste à poindre jusque sous les frimas de l’automne.


XII


Le temps qui s’écoule entre la fin de septembre et la mi-novembre, de l’arrachage des patates jusqu’aux neiges, est à la campagne l’époque des raccommodages, des besognes transitoires. Quand on a passé le printemps à labourer, herser, semer, faire de la terre neuve, à creuser les fossés et les rigoles, à réparer les clôtures, quand on a passé le reste de la belle saison à sarcler, renchausser, faucher et engranger le foin et le grain, à déterrer et encaver les légumes, il faut, l’automne venu, battre le grain, scier et fendre la provision de bois de chauffage pour l’hiver, ou encore se transformer en boucher, en menuisier, en charron, en forgeron, s’ingénier à réparer les stalles des étables, à rajuster les portes et les fenêtres des bâtiments, à rafistoler les ais et les gonds, à raboter ici et là. C’est aussi l’époque où, entre d’accidentelles journées de labour, l’habitant fait le plus d’allées et venues où il montre ses aptitudes commerciales. C’est comme une période de congé rural où l’on a l’air de voir passer les jours avec regret et de regarder l’avenir avec inquiétude. De mélancoliques soleils annoncent l’hiver, destructeur des magnificences de l’automne. Jusqu’à octobre, le travail du froid a été à peine sensible. Les gelées blanches ont bien jauni les arbres, mais tant que les feuilles y restent attachées, c’est plutôt l’apothéose de la nature que la cessation de la vie. Puis le gazon se bronze et les fleurs meurent. Parfois l’été des Sauvages fait revivre les premiers jours de septembre. Alors, le soleil redevient plus chaud, et le ciel, légèrement terni, semble reconquérir sa primitive splendeur. Mais l’été des Sauvages ne ranime pas les fleurs, ne reverdit pas les plantes. Et, à cette époque, une nuit suffit pour donner à la nature l’aspect sinistre d’une moribonde.

Les hommes, les bêtes et la terre sont fatigués. Aussi, rien ne ressemble moins aux bruyantes parties des labourages du printemps que les mornes promenades de l’attelage las du labour d’automne. La glèbe est vaseuse et froide ; le ciel est gris et bas, rayé de vols de corneilles qui croassent et s’abattent par bandes pillardes dans les sillons où traînent des buées. À travers les planches labourées ou simplement entamées de quelques sillons de la charrue, s’étalent pendant des jours les lisières de chaume mort ou de friche ras. Car on ne laboure, l’automne, qu’à temps perdu.

Alexis Picoté voulait depuis longtemps construire un poulailler attenant à l’écurie. Ses poules avaient toujours eu, dans l’étable, un habitat commun avec les vaches. Malgré le désarroi de sa vie présente, il tâchait de ne négliger aucune amélioration. À la fin d’octobre, il alla couper six beaux billots d’épinette rouge sur la partie de sa terre qui longeait la Rivière-à-Mars, où il avait gardé une réserve de bois. Puis, le lendemain, il partit pour un petit moulin à scie où on lui avait promis de lui scier, planer et embouveter ses planches dans la journée. Ce moulin s’élevait à l’embouchure de la rivière, presque sur la grève de la baie. Il avait été construit pour les cultivateurs de Saint-Alexis et de Saint-Alphonse qui avaient besoin de planches et de madriers pour la construction et la réparation de leurs fermes et dépendances.

Bien rudimentaire, ce petit moulin à scie de la Rivière-à-Mars, sorte d’appentis en planches brutes, ouvert de tous les côtés aux quatre vents du ciel et couvert d’un toit à deux pentes légèrement inclinées. Au milieu de l’une d’elles surgissait un long tuyau de tôle noire par où s’échappait, à vingt pieds dans l’air, la fumée de la fournaise. Au ras de la couverture de bardeaux, à trois ou quatre pieds de distance du grand tuyau, un bout de tube de fonte laissait passer pendant toute la journée, par petites bouffées blanches, saccadées et bruyantes, la vapeur de la bouilloire. Une soupente attenant au corps principal de la bâtisse abritait la fournaise, les armoires aux huiles et aux outils, et l’engin qu’on entendait cogner de loin. Dans la grande bâtisse se trouvaient les machines dont le nombre était réduit au strict minimum : la grand’scie qui tournait au milieu du plancher branlant et disjoint, le charriot circulant sur deux minuscules rails d’une extrémité à l’autre de l’appentis et que du dehors on voyait surgir et disparaître à temps réguliers ; le déligneur composé d’une petite scie circulaire et d’un autre charriot, long et bas, qui remplissait pour les planches sorties de la grand’scie le rôle du grand charriot pour les billots de la découpeuse ; la planeuse qui enlevait au bois scié sa rugosité et le rendait doux comme verre, simplement en le laissant passer doucement entre deux rangées de rouleaux de fonte et de couteaux mécaniques qui tournaient avec une grande vélocité, produisant à leur contact avec le bois un bruit assourdissant qui se faisait entendre par-dessus celui de toutes les autres machines. Sous le plancher qui supportait toute cette machinerie sourdement trépidante, se croisaillaient en tous sens les courroies, les poulies, les arbres de couche couverts d’une épaisse agglutination de bran de scie et d’huile. Le sol durci se recouvrait d’un paillasson feutré de sciures de bois et de ripes.

Le propriétaire de la scierie, se plaignant de l’excès du travail pour ce jour-là, apprit à Alexis Picoté que ses billots ne pourraient être sciés que tard dans l’après-midi. Alexis en fut contrarié. Il n’aurait pas voulu retourner à la maison sans sa charge de planches. Aussi ne savait-il trop comment passer le temps en attendant son tour au moulin. Il allait s’asseoir au bord de la rivière et allumer sa pipe quand il eut une idée. Pourquoi n’irait-il pas faire une visite chez Jean-Baptiste Caron qui demeurait non loin de là, de l’autre côté de la rivière ? Alexis Maltais arriva chez Jean-Baptiste Caron au moment où l’on se mettait à table pour le dîner. On lui fit une cordiale réception et on l’invita à prendre sans cérémonie une place à la table de la famille :

— Vous nous excuserez bien, Monsieur Maltais, expliqua la maîtresse de la maison. Je savais pas qu’on aurait de la visite à midi. C’est le dîner ordinaire de la famille, vous savez…

Il y avait une bonne soupe aux gourganes avec des herbes salées, un bouilli de lard et de légumes, des épis de blé d’Inde badigeonnés de beurre, de la confiture aux citrouilles avec gâteau de son. Alexis Picoté mangea avec plus d’appétit qu’à sa propre table.

Comme les deux hommes allumaient leur pipe, Jean-Baptiste Caron proposa à son ami de visiter sa terre et ses bâtiments. Les granges étaient pleines de la récolte de la saison, les animaux étaient vigoureux et gras, les champs propres et bien entretenus. En haut de la terre, Alexis Picoté vit les deux garçons de Jean-Baptiste Caron qui fauchaient du foin bleu pour les génisses :

— À propos, Jean-Baptiste, demanda Alexis Picoté, ton garçon qu’est établi au Grand-Brulé, comment va-t-il ?

— Tout ce qu’il y a de mieux. Une merveille ! Et pourtant, tu le sais, ça allait pas, hein, quand il était ici ? Dire le changement qui s’est produit chez ce garçon-là le jour qu’il s’est marié avec la fille de Tancrède Desbiens, ça se peut pas. Plus le même homme ! Une vraie magie ! Du jour au lendemain, il s’est mis à travailler à la terre que ç’en était une vraie bénédiction. Tu sais, comme je voulais l’établir tout de suite, je lui ai acheté cette terre du Grand-Brulé qu’il est en train de rendre plus belle et plus payante que la mienne. Depuis qu’il est là, chaque soir, on dirait jamais qu’il a fait sa journée complète quand il rentre à la maison. Il est jamais assez tard pour finir. Un vrai démon au travail, que je te dis !

Les deux hommes s’étaient accotés à une clôture de pieux de cèdre longeant le champ où paissaient le troupeau de laitières de Jean-Baptiste Caron. De là, ils embrassaient du regard toutes les terres de Saint-Alexis et une partie de celles de Saint-Alphonse. Sur les collines des alentours, ils distinguaient les dentelles des futaies et des taillis qui se profilaient sur l’azur imbibé en ce moment d’une clarté douce. Tableau d’une infime variété de lignes et de couleurs. Les terres, comme fatiguées, semblaient sommeiller paisiblement dans la tiédeur de ce jour blond.

Ils fumaient méthodiquement. Les paroles ne se précipitent pas drues sur les lèvres des paysans placides, qui méditent, qui ne disent que ce qu’ils veulent dire, qui regardent plutôt, qui observent et qui pensent.

Après quelques minutes de silence, Alexis Picoté, rallumant sa pipe, se lamenta :

— T’as de la chance, toi, Jean-Baptiste. On peut dire que t’as de la chance.

Et il regardait, à la lisière des taillis du trécarré, les deux jeunes gens qui fauchaient du foin bleu. Eux seuls, en ce moment, animaient le paysage immobile dont Jean-Baptiste Caron semblait ressentir en plénitude la paix radieuse. Tout au bout du chemin aux charrettes qui serpentait à travers les losanges vert pâle des champs, il apercevait sa maison et ses dépendances à demi cachées derrière un rideau de saules. La maison semblait solidement assise, face au soleil qui faisait briller au loin ses fenêtres en même temps qu’il couvrait les cimes des arbres de poussière d’or roux.

Jean-Baptiste Caron frappa sa pipe de plusieurs petits coups secs sur un piquet de clôture, vida le fourneau d’un reste de cendres chaudes, et pendant qu’il la plongeait dans sa blague et la rebourrait de tabac frais, haché gros, il dit :

— Vois-tu, Alexis, ce qu’il faudrait à Pierre, ce serait de se marier par ici avec une autre fille de Tancrède Desbiens. C’est le mariage avec une bonne fille d’habitant comme ça qui l’attacherait pour tout de bon à la terre. Mais j’avoue, mon pauvre Alexis, qu’il est trop tard puisque ton Pierre est bien décidé de partir.

— Non, Jean-Baptiste, on peut pas dire comme ça qu’il est décidé de partir. Vrai, il n’a pas encore parlé de départ, tu sais. Il est vrai qu’amouraché avec cette sautilleuse de Chicoutimi, c’est pas bon signe. Mais ce qui m’encourage encore un peu, je te le dis encore une fois, c’est que Pierre n’a pas encore dit qu’il partait.

Les deux hommes ne cessaient pas d’allumer pipe sur pipe et, à force de fumer, de former autour de leur tête des nuages bleuâtres que la brise du sud-ouest, très faible, dissipait à peine.

Après un silence prolongé, Jean-Baptiste Caron reprit :

— Mon pauvre Alexis, tu seras peut-être le dernier à le savoir et tu me pardonneras de te faire de la peine. Mais, pas plus tard qu’y a une semaine, ton garçon m’a annoncé lui-même qu’il était décidé de partir au printemps. Il m’a dit bien net qu’il passerait l’hiver dans le bois pour se gagner un peu d’argent, qu’il se marierait après avec la fille que tu sais, et qu’ils partiraient ensuite tous les deux pour le Maine. Voilà ce que c’est, mon pauvre vieux. Autant te le dire tout de suite.

Le soleil baissait. Ses rayons, frappant les quelques arbres isolés dans les champs et les piquets de clôture, bariolaient les chaumes de mille rayures sombres.

— Mon bois doit être scié, à c’t’heure, se contenta de répondre Alexis Picoté, d’une voix altérée. On va descendre, hein ?

Vers cinq heures, Alexis Picoté, juché sur son voyage de planches humides et qui sentaient bon l’épinette fraîchement sciée, retournait à la maison au pas tranquille du cheval bien reposé. Tout en avançant, il se sentait comme engourdi par une tristesse sans nom que rendaient plus intense encore les regards pourtant distraits qu’il jetait aux terres, le long de la route. Ce qu’il en apercevait aux dernières clartés du jour lui paraissait aussi frais, calme et sain, qu’il se sentait, en ce moment, le cœur tourmenté. Les toits des maisons qui bordaient la route et qu’estompaient les premières ombres, les contours capricieux ou la ligne droite des clôtures qui cheminaient dans la brunante, les dépendances des fermes qui se dessinaient en vifs reliefs sur les teintes grises des champs, les quelques rares passants qu’il rencontrait et qui le saluaient d’un silencieux signe de tête, les champs bariolés des sillons du labour imprégné des robustes senteurs du sol, tout ce qui constituait jusqu’ici ses racines dans la vie, le portait au désespoir et au désir de la mort. Car à côté de tout cela s’infiltraient dans le flou de sa pensée, la mélancolie des abandons, la tristesse des maisons délaissées et des dépendances effondrées, disant l’agonie des familles mourantes, des vieux sans enfants, des terres en friche ou mal cultivées par des mercenaires qui n’ont le goût ni de les connaître ni de les aimer, des déracinés en installation provisoire dans les foyers prêts à s’éteindre, qui attendent avec hargne la mort des vieux sur leurs terres si vaillamment conquises à la forêt, pour faire l’encan et déserter avec indifférence.

La nuit descendait vite. Un souffle frais venait du nord et la première étoile clignotait sous le voile d’un léger brouillard. Sur la campagne passait le frisson des nuits sereines et froides d’où pleuvent les rosées que la nuit congèle.

Alexis Picoté n’avait pas de confident à qui dire sa peine et dépeindre les tristes images qui lui passaient sous les yeux comme paravents des autres peines, les réelles. Il se contenta de dire, en agitant ses cordeaux d’une série de petits coups secs qui firent cliqueter le mors de la bride :

— Allons, allons, mon Blond ! Marche, marche. Faut arriver, là !


XIII


Pierre Maltais, au cours d’un de ses voyages à Chicoutimi, avait fait des arrangements avec les Price pour la coupe de quelques milliers de pieds de bois de pin au Lac Ha ! Ha !, sur le versant nord des Laurentides. Le fils d’Alexis Picoté commençait à exécuter le programme qu’il avait énoncé à Jean-Baptiste Caron au début de l’automne. Pour remplir son contrat, Pierre Maltais avait engagé un jeune homme de l’Anse-à-Benjamin, Jules Gagné, un expert à la grand’hache, qui devait passer l’hiver avec lui.

Quel hiver ! Depuis la fin de novembre, la neige avait tombé sans un jour de répit, le jour, la nuit, pendant des semaines et des semaines, tissant dans l’air une nappe immense à travers laquelle passait un jour blafard. Pendant les accalmies, le vent du nord se mettait à souffler, faisant tomber la neige des branches dans le col des bûcherons.

Malgré le froid, les sueurs sourdaient du torse et imbibaient les chemises, tandis qu’à mesure que la chaleur du corps la faisait fondre, la neige plaquait de nouvelles avalanches sur les épais tricots de laine.

Il en fut ainsi jusqu’aux fêtes, alors que Pierre Maltais et son engagé descendirent à Saint-Alexis.

Ils trouvèrent le village aussi enseveli que leur cambuse perdue au creux des montagnes blanches. Jamais depuis le premier hivernement des « Vingt-et-Un » on n’avait vu tomber tant de neige à la Grand’Baie. Alexis Picoté raconta à son garçon que certains matins de tempête, le chemin des voitures était au niveau des toits. Et Pierre, donnant le change, rappelait qu’au Lac Ha ! Ha !, certains matins, on ne pouvait apercevoir de son abri dans la neige que juste le bout du tuyau du poêle et le filet de fumée qui s’en échappait.

La conversation était engagée. Alexis continua :

— Mais vas-tu me dire, mon garçon, qu’est-ce qui te prend de faire des chantiers par une neige pareille ?

— J’ai un contrat, vous le savez. Maintenant, faut ben le mener jusqu’au bout. Puis, j’ai besoin d’un peu d’argent, au printemps.

— Pour te marier ? Mais je suis là, il me semble, Pierre. Pourquoi aller te morfondre ainsi sous la neige ? Il est vrai que le mariage que tu veux faire me plaît guère, va, mon pauvre Pierre. Mais, enfin, puisque c’est celle-là que tu as choisie, c’est ton affaire, quoi !

Le père, devant son fils, se sentit tout à coup gêné, petit, misérable, sur ce sujet qui faisait le tourment de sa vie, et le silence de la maison semblait l’impressionner davantage. Les deux hommes fumaient par à-coups précipités de leur pipe de plâtre. La mère, sa vaisselle lavée, s’occupait près de la table à ravauder un chandail apporté du bois par le garçon. Le gros poêle à trois ponts ronflait sous son attisée de bûches. Dans un coin, l’engagé, qui n’osait pas se mettre en route pour l’Anse-à-Benjamin, dormait sur sa chaise.

Après avoir aspiré quelques larges bouffées de sa pipe, Alexis Picoté prenant, sembla-t-il, son courage à deux mains, continuant, d’une voix qu’il s’efforçait de rendre douce, l’expression de ses soucis, posa à son fils la question qui lui brûlait les lèvres depuis, pourrait-on dire, des années :

— Pierre, dis-le. C’est le temps ou jamais. Tu veux partir, hein ? Tu veux nous quitter ? Encore une fois, dis-le franchement. Ça vaudra mieux que ces manières de nous faire deviner, à nous, tes parents, ce que tu te gênes pas de dire aux autres, en arrière. Il me semble que ta mère et moi, nous avons le droit de savoir quelque chose là-dessus.

Le monotone tic-tac de l’horloge menaça de prendre possession de la pièce dans le silence qui suivit. Pierre, assis en face du poêle, les coudes sur les genoux, fixait les tisons incandescents qui crépitaient et qui lançaient des étincelles par les deux petites portes ouvertes du fourneau. Enfin, sans changer de position, il dit, comme s’il récitait une leçon :

— Eh ! ben, oui, si je trime si fort, cet hiver, au Lac Ha ! Ha !, c’est, je viens de vous le dire, pour me gagner un peu d’argent pour le printemps. D’abord, pour me marier, vous l’avez dit. Ensuite, pour partir. Qu’est-ce que vous voulez ? Je peux pas me faire à la terre. C’est plus fort que moi. J’aime pas ça. Je peux pas m’y faire. Vous le savez, vous l’avez vu. Je suis pas fait pour ça. C’est dit.

Le père et la mère écoutaient gravement. L’engagé et le chat ronflaient. L’horloge continuait son tic-tac. Alexis Picoté, la tête enfouie dans ses mains, à la fin murmura avec une amertume infinie :

— Pour lors, c’est donc ben vrai ?

Et il sembla à Pierre Maltais que sur les mains parcheminées de son père se crispaient de violentes colères.

Alexis songeait à cet ingrat qui le lâchait au moment où il lui devenait indispensable. Pouvait-il, lui, le chef des anciens « Vingt-et-Un », ne pas donner jusqu’au bout à ses vieux compagnons de la Baie l’exemple de la persévérance dans l’effort pour mener à bien l’entreprise commencée naguère par ceux de la Sainte-Marie ? Il mit du temps à maîtriser son premier mouvement. C’était terrible, ce qu’il venait d’apprendre si brusquement, encore qu’il s’en doutât depuis déjà des années. Mais ces années-là, années de doute et d’incertitude, de craintes et d’espoirs, ne comptaient que pour lui faire éprouver plus de rancœur accumulée devant l’aveu brutal qu’il venait d’entendre. Il sentit la catastrophe : le néant de sa vie et des longues misères qu’avait endurées sa pauvre Élisabeth, toujours en vain.

C’était à ses enfants qu’il songeait en travaillant. Et il n’a maintenant que Pierre, le traître. Et sa pensée, farouche, retourne vers ce triste soir où sur les cailloux de la Rivière-à-Mars on trouvait le cadavre de son pauvre cadet, celui qui partageait son ardent amour pour la terre, qu’il aurait si volontiers laissé à la tête de son domaine, sûr de sa pérennité. De ses deux fils et de son gendre, qu’il imaginait naguère dans ses champs, faisant naître autour d’eux la vie et la prospérité, retournant le soir, à la maison, au soleil couchant, dans le bonheur familial, de ses rêves qui avaient animé et soutenu le labeur de toute sa vie, la mort avait commencé par en faucher une partie, et, ce soir, la désertion achevait de les abattre. Maintenant, il resterait seul à lutter. Et cette lutte, il savait que faute de bras il ne pourrait la soutenir. La nature reprendrait ses droits. Mais penser qu’il deviendrait étranger sur ce coin de terre lui causait une souffrance sans nom. Ah ! les enfants, les ingrats ! Sans aucune douceur dans les yeux, il regarda Pierre. Aller servir comme un esclave chez les autres quand on pouvait être si libre en demeurant chez soi ; s’enfermer dans des usines sales quand on pouvait vivre au grand air ; n’avoir pour tout horizon que les murs étroits de maisons malpropres alors qu’on avait les champs, les bois, la baie !

Alexis Picoté ne desserra plus les dents. Il savait qu’il ne gagnerait rien, que des années peut-être avaient mûri, durci la décision de son fils. Il alla vers la boîte à bois, prit deux grosses bûches de bouleau dont il bourra le fourneau du poêle pourtant rougeoyant, grimpa sur une chaise et remonta l’horloge, réveilla l’engagé d’une bourrade et regarda par la fenêtre par où l’on voyait la neige furieusement tourbillonner. Puis il alla vers la porte qu’il ouvrit toute grande. Le vent s’engouffrant dans la pièce éteignit la lampe. Il dit avec calme :

— C’est la tempête des Fêtes. Le Nordet en a pour trois jours.

En effet, le vent souffla trois jours, et c’est à travers la tempête que Jules Gagné s’aventura le lendemain, veille de Noël, pour se rendre chez ses parents à l’Anse-à-Benjamin, marchant contre d’immenses nappes éclatantes de blancheur, faites de couches pressées les unes sur les autres et formant comme un tuf blanc, crayeux. Au milieu de cette étendue blanche zigzaguait en tranchées à demi-remplies, aux talus couronnés de balises de jeunes sapins, le chemin de Saint-Alexis à l’Anse-à-Benjamin. Aux abords de la terre, il y avait les affreux « bordillons », chaîne dangereuse de bourrelets de glace lézardée s’ouvrant comme des cratères le long des bords et qu’il fallait contourner longtemps avant de trouver le « chemin aux voitures ».

Alexis Picoté avait bien dit au jeune Gagné qu’il fallait être fou pour se lancer, par un temps pareil, à travers la baie. Mais le bûcheron n’avait voulu écouter ni Alexis, ni personne.

La nuit tomba plus vite ce jour-là, semble-t-il, pressée d’ajouter, aux tourmentes du vent qui siffle et de la neige qui cingle comme des coups de fouet, l’effroi de l’obscurité. Aussi, il faisait déjà noir, bien qu’il fût à peine quatre heures, quand Roger Larouche qui, la veille, s’était rendu à l’Anse-à-Benjamin chercher du grain, se mit en route pour revenir à Saint-Alexis, malgré la tempête. Mais il avait une bonne paire de chevaux attelés à sa traîne, et il connaissait la route même sans balises. La neige et le vent avaient fait à peu près disparaître toute trace du chemin. Rien pour indiquer la route improvisée que barraient d’immenses falaises de neige. Le froid était vif. Le vent sifflait et râlait. Les chevaux aveuglés marchaient péniblement, la tête baissée, se laissant guider au bonheur de leur instinct. Soudain, Roger Larouche, qui marchait en haletant derrière sa voiture, arrête ses bêtes d’un cri et d’un coup bref des cordeaux. Au bord du remblai d’une falaise qui fait le gros dos par-dessus le chemin, il vient d’apercevoir comme deux bras étendus. Il se baisse aussitôt et, de ses pieds et de ses mains, il fait un trou dans la neige que la poudrerie durcit, et il découvre le corps d’un homme. En une minute, il pose ce corps sur sa charge de grain, le couvre de son lourd capot d’ours, et presse la marche de ses chevaux. Il n’y avait pas de temps à perdre, si ce malheureux vivait encore. Le vent avait calmé un peu sa violence, mais le froid redoublé. Il mordait les membres et frimassait hommes et bêtes.

Le malheureux engagé de Pierre Maltais avait payé de la vie sa filiale témérité d’aller passer la Noël chez ses parents. Lorsque, arrivé chez lui, Roger Larouche déposa dans sa grand’salle chaude et claire celui qu’il avait trouvé au milieu de la baie, on reconnut Jules Gagné. Il était raidi dans le froid éternel.

Quelques heures après, la cloche de l’église paroissiale appelait les fidèles de Saint-Alexis à la messe de minuit pendant laquelle le curé recommanda aux prières de ses paroissiens l’âme du pauvre gars de l’Anse-à-Benjamin. Et, après la messe, quand Pierre Maltais, atterré, rentra chez lui, refusant l’invitation de sa mère au réveillon, il gagna son lit en murmurant, amer :

— La voilà encore, la vie, la belle vie d’habitant !


XIV


— Non, mais vous y pensez pas, Monsieur Blair ! De la si bonne terre ! De la terre sans pareille. Et c’est pour faire une cour à bois ! Vrai, c’est un sacrilège, ça !

Et Alexis Picoté d’arpenter la cuisine et, comme en un leitmotiv, de murmurer sa plainte :

— De la si bonne terre ! de la terre sans pareille ! Une cour à bois, si on a idée de ça !

— Alexis, lui expliquait son interlocuteur, vous n’avez jamais pensé à ceci. Voici une pièce de terre dont vous n’aurez pas le temps de vous occuper. Parce que vous n’aurez pas assez de bras pour la cultiver, elle sera mal soignée et ne vous rapportera rien. Elle est dure à cause des écarts de la rivière et des rocailles. Il est vrai qu’elle représente un capital qui, s’il ne rapporte rien, ne coûte rien non plus. Mais c’est un capital qui s’amoindrira d’année en année. Et je vous en offre mille piastres. Ce qu’on paie aujourd’hui mille piastres n’en vaudra plus que deux cents plus tard. N’importe quel homme avisé qui sentirait ainsi de jour en jour diminuer son capital profiterait de la première occasion pour le réaliser. Vous conserverez votre argent et vous toucherez chaque année de gros intérêts. Voilà, Alexis, c’est accepté ?

— Mais cette terre, cette bonne terre que j’ai travaillée pendant plus de vingt ans, elle sera devenue une cour à bois. Voilà !

Et Alexis Picoté s’en fut vers la fenêtre et y plongea longtemps ses regards attristés.

On était au début de mai et déjà neige et glace avaient tout à fait disparu de la baie. L’herbe pointait à vue d’œil de la terre qui se gorgeait de bonnes ondées et de soleil. Les brouillards épais qui enveloppaient encore les montagnes et les plaines depuis la mi-avril, et qui semblaient vouloir éternellement séjourner dans les anses et les coulées, cédaient tous les jours du terrain, battus en brèche par les rayons à pic. L’herbe prenait à vue d’œil ses teintes foncées ; certains coins de pré étaient déjà jaunis par l’or envahissant des pissenlits. L’élan de la végétation reprenait avec ardeur.

Alexis Picoté percevait avec plus d’acuité que jamais l’ensorcellement de cette rénovation toujours nouvelle, encore qu’elle se répète chaque années. Aussi, comme s’il eût voulu s’en soûler, il ne cessait de regarder la baie, les montagnes, les champs, les forêts, surtout les prairies de son domaine qu’il avait devant lui et qu’il verrait bientôt disparaître, il en avait le pressentiment, petit à petit, morceau par morceau, comme il les avait vus s’agrandir.

À ce moment, Élisabeth vint près de lui et, conciliante, lui conseilla :

— Faut point te mettre dans des états pareils mon pauvre Alexis. Vaut mieux te faire une raison. La vérité vraie, c’est que nous avons trop de terre, à c’t’heure. Tu trouves pas, Alexis ?

— T’as raison, Élisabeth, t’as raison. Et M. Blair aussi à raison. Mais comprends-tu, Élisabeth, comprends-tu ça ? Se séparer d’une partie de cette terre que nous avons ouverte ensemble, tout seuls, avec nos sueurs, avec notre travail, avec nos privations, comprends-tu que c’est comme s’ôter un membre, ou comme renvoyer un de ses enfants ?

Et, à cette pensée, Alexis Picoté sentit tout son être frémir. Il reprit très bas, après un long silence :

— Vendre ça ! Vendre ça ! Enfin, il le faut.

Et, comme prenant son courage à deux mains, il conclut d’un ton pénétré d’angoisse :

— Monsieur Blair, la pièce est à vous. Je signerai le contrat quand vous voudrez.

James Blair était l’agent des Price, de Tadoussac au Lac Saint-Jean. Les frères Price venaient d’étendre leur industrie dans tout l’ancien « Royaume de Saguenay », parsemant la région de scieries mécaniques. Ils en avaient établi à Tadoussac, à la Baie Sainte-Catherine, à l’Anse-Saint-Étienne, aux Mille-Vaches. Ils en voulaient une à Saint-Alexis, sur les bords de la Rivière-à-Mars, où pendant tant d’années ils avaient puisé le bois de pin nécessaire à leurs exportations en Angleterre. Mais déjà toutes les terres étaient concédées et cultivées dans cette partie du Saguenay. L’endroit le plus convenable à l’établissement d’une scierie se trouvait sur le flanc ouest de la terre d’Alexis Picoté. Aussi leur fallait-il acquérir ce coin du domaine de l’ancien chef des « Vingt-et-Un », dont vingt ans auparavant ils avaient acheté les intérêts dans la pinière. Au cours de l’hiver, James Blair avait fait une première démarche auprès d’Alexis, mais sans succès. Il revint au printemps avec des offres plus alléchantes et des arguments nouveaux. On savait que Pierre, son seul soutien, allait quitter la maison bientôt. Morceler ainsi sa terre, lui enlever une de ses plus belles parties, c’était comme si on eût écorché vif Alexis Picoté. Il mit du temps à se remettre. D’autant plus qu’il pressentait le commencement de la fin. Après une pièce, une autre, quoi ! Mais s’il ne les guérit pas toujours tout à fait, le temps engourdit les blessures.

Quelques semaines après la vente aux Price de sa pièce de terre de la Rivière-à-Mars, Alexis Picoté était resté à la maison toute une journée, cloué à la cuisine par des crises de rhumatisme. Mélancolique et déprimé, il ne cessait de fumer des pipes. Depuis le premier chant des coqs jusqu’à la nuit, il avait vu Élisabeth vaquer aux soins multiples de la maison en bougonnant, comme d’habitude. Il y avait tant et tant à faire : le ménage, les repas à préparer, le linge à laver, les vaches à traire, matin et soir, les taurailles, les porcs et la volaille à soigner, le pain à cuire, la crème à baratter, et que d’autres menus travaux encore !

— Écoute, Élisabeth, dit-il à sa femme au moment où ils allaient regagner leur chambre, écoute, de ce train-là, tu vas te faire mourir. C’est certain. À part de tout ce que t’es obligée de faire à la maison, v’là que tu trouves encore le moyen de travailler au métier, de filer, de carder, de tresser des tapis. T’aurais voulu encore c’t’année que je sème du lin pour ta toile. T’as en plus ton jardinage que tu soignes comme les yeux de ta tête pour que tu te vantes d’avoir les plus belles légumes de la paroisse. Tu t’éreintes, vrai. Et je le sais, le soir, après ta grande soirée passée à raccommoder du linge ou à filer, tu te couches presque morte de fatigue. Souvent, tu t’endors en disant ta prière, et tu sais que je t’ai réveillée souvent dès les premiers mots du « peccavi ». Et par-dessus tout ça, tu trouves encore les moyens de venir m’aider, quand je suis seul aux champs. Entends-tu, il faut qu’on aie une fille « engagère ».

Élisabeth sursauta sur sa chaise et laissa tomber les bas qu’elle ravaudait.

— Une engagère, jamais, Alexis ! J’aime mieux me morfondre sur rien qu’un pied toute ma vie. Je dis pas que j’aurais pas aimé avoir une bru. C’est de la famille. Mais jamais j’aurai une de ces filles qui brisent tout dans la maison, qui cassent la vaisselle, qui écorniflent tout ce qu’on dit et qui s’en vont ensuite colporter ça chez les voisins. Non, pas ça !

— Comme tu voudras, Élisabeth, mais, ma pauvre vieille, tu peux pas faire longtemps tout ce train-là.

Et, un soir, Alexis Picoté eut une idée.

Élisabeth et lui étaient assis sur la galerie. C’est là que l’été, chaque soir quand il faisait beau, tous deux tiraient, avant d’aller se coucher, leurs plans pour le lendemain et aussi pour les autres jours. Dans la journée, travaille ici, bardasse là, séparés souvent, ils n’avaient pas le temps de se dire deux mots de suite. Chacun allait de son côté.

Pierre était parti après le souper, tiré à quatre épingles, étrennant des bottines et une cravate neuves, pour aller à une veillée de jeunes à Saint-Alphonse. Il faisait beau. Une brise fraîche passait dans la paix du soir. L’infinie douceur de la campagne se baignait, avant de s’endormir, dans les rayons d’or de la lune qui faisait briller la baie à mesure qu’elle montait au-dessus du Cap-à-l’Est. À certains moments, on entendait, dans le silence du parterre, près d’une touffe de « vieux garçon », un criquet battre ses pattes comme une bombarde. C’était l’accompagnement au bruit métallique des broches d’Élisabeth qui tricotait une paire de bas. Mais bientôt, plus loin, près de la rivière, les grenouilles et les ouaouarons firent un grand concert. Il y en avait bien quatre ou cinq ; mais on eût dit qu’ils étaient des millions.

— C’est comme ça, ces bêtes-là, fit Alexis, s’adressant à sa femme. On dirait le diable et c’est rien. Un soir de l’été dernier que j’avais labouré tard dans ma pièce du gros cèdre où il y a une petite mare, j’avais été quasiment abasourdi par les grenouilles qui criaient dans ce petit marécage. Je me dis, il y en a là, vrai, assez pour peupler tout le pays. Après ma dernière raie, pour m’amuser, je m’en vas au bord de la mare et j’écoute. Je cherche à la lueur de la lune qui se levait, et j’ai compté seulement quatre pauvres petites grenouilles qui se tenaient au bord de l’eau pourrie, les pattes « écartillées » sur des mottes de terre glaise. Tu vois, souvent, faut pas s’en tenir aux apparences.

Alexis Picoté fumait et les broches à tricoter de la mère allaient toujours aux accords du criquet. Alexis ruminait une chose depuis une heure et n’osait pas la dire à sa femme. Il finit, après s’être attardé à différents sujets d’approche, par se décider :

— Élisabeth, sais-tu ce que j’ai pensé ? T’en diras ce que tu voudras.

— Qu’est-ce que c’est donc ? Dis, voire ?

— J’ai pensé à faire revenir chez nous Jeanne et son mari.

— Hein ? T’es fou, Alexis !

Alexis dut donner des explications.

— Tu sais, Élisabeth, c’est pour toi et c’est pour moi aussi. On commence à devenir vieux. On est tout fin seuls, et j’ai mes saprés rhumatismes. On faiblit et il faut qu’on travaille encore comme des jeunesses de vingt ans. Ça durera ce que ça durera, mais pas longtemps, m’est avis. Vois-tu, c’est notre petit Arthur qui nous aurait sauvés en prenant la terre et en nous remplaçant. Sur nos vieux jours, on se serait donné à lui. Pierre, il faut plus y compter, tu le sais. C’est fini. Y a plus à fier nos vieux jours sur lui. Jeanne était une bonne fille qu’était légère un peu, c’est vrai, mais qu’était solide et qu’aimait quand même la vie d’habitant. C’est vrai qu’elle s’est amourachée d’un gars qu’était pas de notre condition et qui ferait malaisément un habitant. Mais, des fois… on sait jamais ! Si on leur offrait de venir travailler avec nous autres ? La terre leur resterait. C’est pas à dédaigner, ça, hein ? Qu’est-ce que tu dis de mon idée, la mère ?

Élisabeth ne répondit pas tout de suite. Elle s’arrêta de tricoter et fixa, pendant quelques instants, rêveuse, tout ce qui brillait sur la baie, sous les rayons de lune. Enfin, elle finit par dire, en reprenant son tricotage :

— Sais-tu que ç’a du bon sens, Alexis, ce que tu viens de dire là ? Jeanne continuerait à m’aider et je la mettrais surtout au jardinage. Elle aimait tant ça ! Quant à Camille, malgré que ça soit un gars de moulin, la terre finirait p’t-être ben par lui adonner. Comme tu dis, on sait jamais. Mais à te dire vrai, j’ai pas guère confiance en lui. Ces gars-là, ça se fera jamais à nos travaux, à notre vie de tous les jours. Mon pauvre vieux, à réfléchir, j’ai dans mon idée que ton projet réussira pas. Mais on peut l’essayer quand même, si tu veux.

Alexis Picoté et sa femme discutèrent l’« idée » encore longtemps, et le criquet avait fini de battre ses antennes au-dessus de sa touffe de « vieux garçon » quand ils allèrent se coucher. Ils étaient plus joyeux qu’ils ne l’avaient été depuis longtemps, et il leur sembla, en entrant dans la maison, que tout avait pris un autre air. Ils voyaient déjà leur fille occupée au train du lendemain et son mari s’appliquant sérieusement à apprendre ce qu’il fallait faire dans les champs. On s’imaginait qu’il se ferait très vite à la nouvelle besogne et qu’il l’aimerait autant que le fils de Jean-Baptiste Caron. Quand ils s’endormirent enfin, ils n’auraient pas été fâchés du tout de se faire aussitôt réveiller par des marmots qui ont des coliques, qui ont faim ou qui font leurs dents.


XV


C’était un rêve. La réalité fut tout autre. À quelque temps de là, vers la fin des semences, Jeanne vint se promener à Saint-Alexis. Son père lui confia son projet qui l’enchanta. Mais il lui en fallut parler à son mari dont la réponse devait décider de tout. Elle partit le lendemain.

Il faut croire que l’idée d’Alexis Picoté plut à son gendre puisque, une semaine plus tard, Jeanne et son mari arrivèrent avec armes et bagages et s’installèrent à la maison, tout comme s’ils y avaient toujours vécu et qu’ils arrivaient seulement d’un long voyage.

Jeanne, à la vérité, ne fut pas trop dépaysée. Elle savait encore toutes sortes de choses de sa vie de jeune fille : travailler au potager, traire les vaches, voir aux divers ouvrages de la maison. Il aurait fallu peu pour qu’elle fût devenue en peu de temps une vraie femme d’habitant.

Mais pour Camille, ce fut un désastre. Non seulement le pauvre homme ne savait faire rien de rien, mais il ne voulait rien apprendre. Il s’avéra d’une paresse d’ours. Et d’une gaucherie ! Au point qu’il fit souvent sourire son beau-père, bien que celui-ci se sentît plutôt l’envie de pleurer. Il disait de lui qu’il ne pouvait distinguer une herse d’une charrue et que, dans les champs, l’orge, le blé, l’avoine, le sarrazin, c’était pour lui la même chose.

— Et il est d’une paresse, ajoutait Alexis Picoté, que ç’en est un plaisir à voir.

Camille s’était avisé, en plein été, de se rendre aux champs et d’en revenir aux heures où, à Chicoutimi, il allait à la scierie et en revenait. On pense si Alexis et les voisins s’amusaient.

Le pauvre jeune homme, habitué à la paye hebdomadaire, se désespérait. Il n’était pas de force à regarder en face la lutte âpre et obstinée du cultivateur, lutte qu’un peu de vent ou trop de pluie peut rendre vaine en quelques minutes. Et l’on se demande si les forces naturelles n’ont pas comme une intuition des craintes et des transes qu’elles propagent, lorsqu’elles frémissent longuement dans l’espace libre des champs où elles sèment parfois tant de ruines !

Nos cultivateurs n’ont pas d’heures fixes, ni pour le repos, ni pour le travail. Le matin, ils devancent le soleil et le plus souvent, le soir, ils n’ont pas le temps de s’arrêter pour le voir disparaître. S’ils font parfois leur sieste du midi et si, n’ayant pas de maître, ils prennent souvent quelques minutes de repos au cours de leurs tâches, en revanche ils peinent parfois aux rayons de la lune et à la clarté des premières étoiles. Tel ne fut jamais le cas du gendre d’Alexis Picoté, toujours le dernier parti de la maison, et le premier arrivé à la fin du jour. Et ce qu’il y avait de plus étrange, remarquait Alexis, c’est que ne sachant même pas de quel côté est hue et de quel côté est dia, il ne voulait pas l’apprendre.

— Non, Élisabeth, tu sais, dit un soir Alexis à sa femme, tu sais, dans ces conditions, autant vaut donner tout de suite ma terre à ferme que de la laisser en de pareilles mains. Ce serait faire piétiner ce qui en reste et faire mourir l’herbe en moins de deux ans.

Alexis Maltais dut avertir sa fille qu’il ne pouvait franchement faire d’affaires avec son mari. Il espérait que Jeanne se désolerait de cette décision. Bernique ! Il s’aperçut qu’au fond la femme de Camille aimait autant retourner à Chicoutimi, à la vie à laquelle elle s’était déjà faite. Quant à Camille, on peut croire qu’il ne se fît pas du tout prier pour retourner à sa grand’scie.

— Ce que c’est que la vocation, disait Alexis, le soir, à sa femme. Moi, j’y comprends rien. Aimer mieux passer toute sa vie à clairer une scie ronde dans la poussière étouffante d’un moulin que de travailler sur une belle terre toute faite, reluisante au soleil, et qui serait à soi dans quelques années ! vrai, ça me surpasse, Élisabeth ! C’est fou à lier ! Penses-tu pas ?

Et les voilà seuls encore. Car Pierre ne compte plus. S’il n’est pas parti, c’est qu’il n’a pas encore touché des Price le prix du bois qu’il a coupé durant l’hiver au Lac Ha ! Ha ! On lui doit trois cents dollars qu’on lui a promis pour le mois d’août, alors qu’il se mariera et partira en voyage de noces… pour toujours. Depuis le printemps, naturellement, il n’a pas fait œuvre de ses dix doigts sur la terre. Il a passé la plus grande partie de son temps à Chicoutimi ou à Saint-Alphonse. Une veillée n’attendait pas l’autre. Se croyant remplacé par sa sœur et son beau-frère, il ne se fit plus scrupule de s’absenter et de s’amuser. Grâce à une avance qu’on lui fit au bureau des Price, il entreprit même, au mois de juin, un voyage à Québec sur l’un des premiers bateaux de la « Richelieu & Ontario Navigation Company ».

Car cette compagnie inaugurait, cette année-là, son service de transport maritime entre Montréal, Québec et le Saguenay. L’un de ses bateaux se rendait deux fois par semaine à Chicoutimi et arrêtait à la Baie des Ha ! Ha ! quand la marée le permettait. Il accostait à Saint-Alphonse où, l’automne précédent, on avait commencé la construction d’un quai. C’était la fin de l’isolement où se trouvaient les colonies de la baie depuis la fondation de Saint-Alexis. On pense bien que tout le monde était content de ce service. Les bateaux de la compagnie, en remontant le Saint-Laurent, arrêtaient à la Malbaie et à la Baie Saint-Paul. En moins de vingt-quatre heures on pouvait donc aller dans les vieilles paroisses. On était loin de l’époque de la Sainte-Marie.

Saint-Alexis et Saint-Alphonse prospéraient. Les terres prenaient de la valeur d’un jour à l’autre pour la bonne raison que les cultivateurs pouvaient expédier leurs produits facilement aux marchés de Québec. Le sol était riche et fertile tout autour de la baie. Les lots, presque tous défrichés, n’étaient pas appauvris par de trop longues ni de trop uniformes cultures. Aussi, produisaient-ils à plein, comme des bénédictions, disent les anciens. À chaque voyage du bateau, on expédiait à Québec une quantité de grain, de foin, de volaille, de bétail même. L’industrie laitière avait été établie dans la région et on envoyait aussi à Québec du fromage et du beurre. C’était de l’argent comptant qu’on recevait chaque mois pour ces nouveaux produits. L’hiver, on continuait de couper du bois que l’on vendait toujours facilement aux Price, et c’était encore, au printemps, de l’argent sonnant qu’on récoltait.

Mais l’arrivée des bateaux à la Baie émoustillait naturellement les jeunesses de Saint-Alphonse et de Saint-Alexis. Dès que le « Clyde » — c’était le nom du premier bateau qui fit ce service — pointait dans le « Bras du Saguenay », le ponton où il devait accoster, et que devait un peu plus tard remplacer le quai, se couvrait de monde. On ne se faisait pas scrupule de quitter les travaux des champs les plus pressants pour venir assister à l’accostage et voir les passagers.

Pierre fut huit jours absent à Québec. Il raconta ensuite avec complaisance, au cours des nombreuses veillées qu’on organisa après son retour, simplement pour avoir le plaisir de l’entendre, les merveilles qu’il avait vues dans la grande ville. Il ne cessait pas de dire combien il était facile de s’y faire une belle vie, une vie « d’adon avec ses goûts ».

Et ces récits attristaient davantage le lamentable fondateur du Saguenay agricole. Avec l’arrivée des bateaux, des idées nouvelles s’étaient mises à germer dans la cervelle des jeunes. Et, le soir, de nouvelles plaintes s’exhalaient du cœur des anciens, dans la grande cuisine de la maison d’Alexis Picoté où, depuis les débuts de la petite colonie, on n’avait jamais cessé de venir fumer la pipe et jaser.

— Depuis notre naissance, nous autres, disait une fois Alexis Picoté, toujours considéré comme le chef, on suit d’un pas tranquille notre petit bonhomme de chemin dans la route que nos parents nous ont enseignée. On pourrait espérer que nos garçons fassent de même. C’est comme ça que ce qui était bon voilà cinquante ans ne le serait plus, pouvez-vous me le dire, hein, vous autres ?

Et les veilleux approuvaient de la tête.

— Les goguelureaux d’aujourd’hui sont ben simples de croire toutes les balivernes qu’on leur raconte, continuait Alexis Maltais. On dirait qu’ils ont un cerf-volant à la place de la tête. Ils sont pas ce qu’on a été. Nos garçons et nos filles ne peuvent plus suivre nos traces. Ça leur fait peur. Il faut dire qu’on s’en est aperçu à peine, nous autres, de la misère, occupés qu’on était à ouvrir nos terres. Et quand, un soir, nous autres, les anciens, les vieux, comme on nous appelle quand on a à peine cinquante ans, quand on s’est retourné pour voir si nos enfants suivaient, on s’est aperçu avec un gros chagrin sur le cœur que les uns traînaient de l’aile et que les autres, pendant qu’on marchait les yeux ouverts seulement sur les moyens de faire rapporter nos terres, avaient pris un autre chemin. Allez donc crier pour les rappeler ! Ils sont emportés sans voir leur chemin, comme s’ils avaient le coco plein de bourrasques. C’est comme s’ils étaient perdus de l’autre côté de la baie et qu’en pleine tempête de nordet on crierait à tue-tête, de Saint-Alexis, pour leur dire de prendre telle anse pour gagner de notre bord.

— Oui, c’est bien vrai, tout ça, approuva la femme de Jean-Baptiste Bouchard, l’une des premières arrivées à la Baie, dans le temps. C’est vrai pour les hommes comme pour les femmes.

— Vous autres les femmes, poursuivait Alexis Picoté, vous avez été courageuses hors du commun, plus encore que nous autres, et ça dans les peines comme dans les maladies. Vous braillez souvent pour un pauvre petit bobo de rien, mais on vous voit aussi souffrir sans bon sens, sans la moindre plainte, sans cesser de travailler. Je peux dire qu’Élisabeth, sous ce rapport, était une vraie sainte. Je l’ai vue souvent cuire son pain avec un mal de tête terrible, sans un mot. On a des femmes passablement dépareillées, comme il s’en fait plus au jour d’aujourd’hui. Les nôtres sont dignes de nos ancêtres. C’est dommage qu’on ait coupé si court entre les femmes du temps de notre jeunesse et les « créatures » d’aujourd’hui qui ne pensent qu’aux fariboles, aux veillées et aux promenades. On dirait que le travail leur fait peur et qu’elles vont en mourir du coup. Et plus les inventions de toutes sortes rendent leur besogne facile, plus elles veulent partir, s’en aller. Il viendra un temps où tout se fera tout seul et alors ça sera, je pense, le comble du malheur. On apportera tout, bien rôti, dans le bec des gens, et ils courront ailleurs après des rêves. Pas vrai, ce que je vous dis là ?

— Oui, c’est vrai, c’est ben vrai, approuvaient tous les veilleux et leurs compagnes.

François Simard appuya ses théories d’un exemple :

— L’autre jour, que je gardais la maison parce que j’étais pas ben, je m’amusais à regarder travailler Louise. Vous savez quelle femme elle est. Et c’est parce qu’elle est absente que je vous dis ça ! Je le dirais point, si elle était là ! La veille, elle avait monté son métier dans un coin de la grand’salle. En même temps, dehors près du four, elle avait entrepris de faire son savon. Elle avait tout le reste à surveiller. Pendant dix minutes, elle travaillait au métier : pan ! pan ! pan ! La navette faisait qu’un rond à travers les mailles de la catalogne. Puis elle se levait d’un saut, comme si elle avait été assise sur un poêle rouge, et elle courait brasser avec une grande baguette sa chaudronnée de savon bouillant qui gonflait et se répandait sur le feu. Un peu plus tard, elle lâchait là son savon et se précipitait dans le jardin où elle chassait à coup de manche à balai les poules en train de déterrer ses oignons. Enfin, elle allait au poêle de la cuisine ou cuisaient la soupe et les patates pour le repas. Ce fut comme ça toute la sainte journée. Et je savais qu’avant de s’arrêter pour la nuit, elle avait encore ses vaches à traire, ses volailles à soigner, la pâtée de ses porcs à préparer, la vaisselle de la journée à laver, du linge encore étendu sur la clôture du parterre à rentrer et à repasser. Que d’autres affaires encore ! On n’en a pas d’idée ! À un moment j’ai eu honte pour la plus vieille de mes filles qui faisait sa toilette pour aller veiller. Je lui ai dit d’aider à brasser le savon. Mais elle m’a répondu : « Papa, je suis pas assez forte pour ça. Je vas aller me coucher, ça vaudra mieux ! » Vous voyez ça, la différence entre nos femmes, à nous autres, et celles qui poussent ?


XVI


Le mariage de Pierre Maltais et de Louise Boivin eut lieu à Chicoutimi à la mi-août. Pour Alexis Picoté, ce mariage fut aussi triste que l’enterrement de son Arthur, noyé dans la Rivière-à-Mars douze ans plus tôt. Il avait consenti à accompagner son aîné à l’autel et il était revenu à Saint-Alexis avec les jeunes époux. De nouveau et bien à contre-cœur, Alexis avait tué le veau gras, non pas pour le retour de l’enfant prodigue mais pour son départ.

Pierre Maltais et sa femme partirent en effet le lendemain, sur un bateau de la « Richelieu & Ontario ». Ils s’en allaient dans le Maine, au Vermont ou dans le Massachusetts. Peu importait à Alexis ; il ne voulut pas même le savoir. Son fils s’en allait aux États-Unis et il le laissait seul. C’est tout ce qui l’obsédait ; et c’était trop. Il comprenait aussi qu’il fallait qu’il le laissât partir sans mots aigres, sans vaines protestations. Alexis Picoté avait même compris que son devoir, avant le départ de son fils, était de recueillir tout ce qu’il pouvait trouver d’argent pour lui constituer sa part d’héritage. La dernière paye de la fromagerie venue quelques jours auparavant, le produit de la vente de trois bêtes à cornes, de deux porcs engraissés et de quelques moutons, y passèrent. Ce fut tout ce qu’il put faire.

Le lendemain des noces, Alexis Picoté alla mener au quai de Saint-Alphonse les deux jeunes époux.

Et Pierre partit sans autre émotion que la double joie d’un bonheur qu’il croyait éternel et d’une vie toute nouvelle qu’il commençait. Le père non plus ne put exprimer un mot d’adieu : du fond de sa gorge montaient des coagulations d’amertume qui lui faisaient mal et qui le brûlaient comme un acide.

Il revint à Saint-Alexis quand le soleil allait disparaître derrière les montagnes. La lumière exquise comme un sourire qui caressait les champs de la moisson mûrissante le consolait mieux que ne l’auraient pu les sympathies des humains. Les collines de la baie festonnaient le ciel de leurs banderoles vertes, et l’Occident s’empourprant de seconde en seconde y fondait les unes dans les autres ses harmonies de nuances.

En traversant le pont de la Rivière-à-Mars, Alexis Picoté s’arrêta. Il calma sensiblement son âme en posant son regard sur l’horizon ami qui s’étendait tout alentour. Une tristesse apaisée l’attendrissait. Au large de la baie embrumée, il aperçut les feux déjà allumés et scintillants sur l’eau du navire de la « Richelieu & Ontario » qui emportait son aîné. Mais en un instant tout disparut derrière les montagnes. Alors il reporta son regard sur l’eau tourbillonnante de la rivière, sur le courant tout blanc d’écume à travers les cailloux, qui avait déposé là jadis le corps pantelant de son Arthur. Là-bas, le bateau lui volait son aîné ; ici, la rivière avait tué son cadet.

Puis le sommeil descendit doucement sur la nature lassée du jour. Dans l’obscurité grandissante, la terre est maintenant seule. Il n’y a plus dessus âme qui vive. Les maisons se pelotonnent sous les saules. La route semble longue au pas tranquille du Blond. Le long du chemin, des lumières s’allument derrière les vitres, indécises dans l’emmitouflement de la pénombre. Il fait encore un peu jour dans la pourpre de l’Occident. À l’autre bout du ciel, l’étoile du Berger scintille, puis en appelle d’autres qui viennent douter de feu l’ombre qui s’épaissit.

Ce soir-là, à la maison, Alexis Picoté et sa femme n’eurent pas le temps ni le cœur de souper. Des voisins vinrent veiller, mais les conversations languirent.

Ce furent ensuite de tristes jours. Au début de l’automne, les voisins aidèrent encore Alexis à rentrer ses moissons qui étaient maigres. Il fit seul avec Élisabeth la récolte des patates. Ses rhumatismes devenaient de plus en plus fréquents et il fumait plus souvent à la maison qu’il ne travaillait aux champs. On ne mène pas une vie de misère comme la sienne sans qu’il en coûte quelque chose à la valeur humaine. On devient vieux avant le temps. À soixante ans, on se sent déjà moins valeureux. Il y a des jours où l’on aime à rester à la maison, à se faire servir une tisane par ici, à se faire appliquer un emplâtre par là. Au moindre malaise, on a peur des labeurs, du froid, de l’humidité. Les cheveux d’Alexis Picoté grisonnèrent rapidement et les traits de son visage se relâchèrent, perdant la fermeté de ligne que donne l’activité. Ses yeux se dissimulèrent vite derrière ce voile de brume qui marque les vieillards.

Et les échéances de la Toussaint arrivèrent quand même. Dans ces derniers temps, pour aguicher Pierre, pour garder le gendre, on s’est laissé tenter par des vendeurs de machines de toute sorte qui sont venus, grâce au service de la « Richelieu & Ontario », offrir leurs marchandises jusqu’au lointain et solitaire Saguenay. Les conditions d’achat sont si faciles et les prix si raisonnables ! Comment ne pas se laisser tenter par une laveuse mécanique, une écrémeuse, quand on voit la femme s’esquinter à la journée ? Et puis un râteau à cheval fait de la bonne besogne au temps de la fenaison. À la grange, rien ne remplace mieux le van éreintant qu’un bon crible. On tourne la manivelle et, ça y est ! on emplit sac par dessus sac de beau grain net, comme lavé. Et, enfin, pourquoi ne pas participer avec les voisins à l’achat d’une batteuse à cheval qui fait en une journée ce que le fléau pourrait difficilement mener à bien durant tout un hiver ?

Mais après, ce sont les échéances. Le peu d’argent qu’on a pu recueillir à la fin de la belle saison a servi, on l’a vu, à réaliser la part d’héritage de Pierre. On est maintenant à sec. D’autant plus que la récolte des céréales n’a pas été très bonne cette année. Trop de pluie. Le grain n’est pas suffisamment mûri. Il est léger et, partant, il a perdu son prix.

Alexis Picoté et Élisabeth ont pensé à toutes ces misères, à ces angoissants problèmes qu’ils ont retournés en tous les sens. Puis, comme on se décide tout d’un coup à faire un plongeon dans l’eau froide, ils ont décidé de vendre une autre pièce de terre, le champ qui longe le lot du voisin, Thomas Simard. Ce dernier, au cours de l’été, a fait des offres à Alexis ; mais comme il connaissait ses embarras, il n’a pas insisté. Ça viendra tout seul, avait-il jugé.

Et ça vint, en effet, tout seul. Le marché était conclu par devant le juge de paix de la paroisse avant le printemps. Le morcellement de la terre de l’ancien chef des « Vingt-et-Un » continuait Alexis Picoté sentait, c’était le cas de le dire, sa terre lui céder sous les pieds.

L’hiver passa, triste, déprimant. Et le printemps rayonna de nouveau au bord de la baie. Tous les hommes sont revenus des chantiers. C’est maintenant le tour de la terre, sa revanche sur la forêt qui lui a ravi, durant plusieurs mois, ses enfants.

Les champs se peuplaient, s’animaient. Mais il y eut un coin de Saint-Alexis, qui, ce printemps-là, resta triste comme un cimetière. Les mauvaises herbes, qui sont toujours en avant des cultures, envahirent en quelques semaines les champs d’Alexis Picoté. Malgré l’aide toujours généreuse des voisins, il ne pouvait pas suffire à la besogne. Ses bras malades ne lui permettaient même pas de relever les clôtures, affaissées par le poids de la neige de l’hiver. Les bêtes eurent beau jeu de circuler librement sur toute l’étendue de la terre. Alexis Picoté eut honte à la fin. Il voyait avec envie ses voisins prospérer. Les deux garçons de Joseph Harvey agrandissaient à vue d’œil la terre que leur père, mort deux ans auparavant, leur avait laissée. Un fils de Thomas Simard était en train de devenir un des meilleurs cultivateurs du Grand-Brulé. La terre de Louis Villeneuve, proche de la sienne, était maintenant à peu près toute clôturée de fil de fer barbelé. Il en était de même des lots de François Larouche. Le plus jeune des garçons de Larouche s’était construit une belle grange modèle avec, s’il vous plaît, un silo pour le fourrage vert.

À cette époque-là, grâce au service de navigation, on s’était adonné avec brio, à Saint-Alexis et Saint-Alphonse, à l’industrie laitière, surtout à la fabrication du fromage. C’était à qui fournirait le plus de lait à la fromagerie qu’un neveu du défunt Ignace Couturier avait construite à l’entrée du village. Chaque quinzaine, Alexis Maltais constatait avec une sorte de honte qu’il était presque le dernier sur la liste des « patrons » qui recevaient une moyenne de vingt-cinq à trente dollars pour leur lait quand lui, il en percevait à peine douze ou quinze. Il ne récolta de patates que pour les besoins de la maison, quand les autres en expédiaient des centaines de minots à Québec. Leurs granges débordaient et la sienne sonnait le vide. Il en était de même en tout.

Le temps des fêtes fut triste chez Alexis Picoté. Lui et sa femme passèrent le jour de Noël seuls à penser aux belles fêtes d’autrefois, si plaisantes avec leurs bons repas de famille et leurs joyeuses veillées. Alors, des parents venaient de la Malbaie par le chemin des Marais. Mais ces parents étaient presque tous disparus maintenant, et ceux qui restaient étaient trop vieux pour entreprendre le voyage à la Baie.

Au jour de l’an, cependant, Jeanne et son mari vinrent passer la journée à Saint-Alexis. Ils repartirent le lendemain. Camille ne pouvait laisser plus longtemps son travail à la scierie. Ce jour-là, on reçut une lettre de Pierre, la première depuis son départ. Sa femme et lui étaient bien, il travaillait, mais depuis un mois seulement. Il ne disait pas toutefois ce que lui rapportait ce travail. À la vérité, Pierre ne faisait pas sonner très haut la note de l’enthousiasme. Et les pauvres parents conçurent l’espoir qu’après quelques mois de vie dure, Pierre reviendrait au pays goûter à la sécurité de l’existence agricole. Ils attendirent pendant tout le reste de l’hiver d’autres nouvelles de l’aîné, mais en vain. Puis la terre se réveilla de nouveau au printemps, et il fallut faire face au travail qu’elle réclamait.

Un soir, Alexis Maltais dit à sa femme :

— Tu sais, il faut que j’aie un engagé. J’en peux plus.

Il trouva au Grand-Brulé un jeune homme qui avait passé l’hiver aux chantiers. Il était solide à l’ouvrage et connaissait assez bien les travaux de la terre. On ne le payait pas cher. Au milieu des labours, il flanqua là « le bonhomme Picoté », ayant conclu un meilleur engagement à Saint-Alphonse. Alexis put engager un autre jeune homme qui le quitta également, la veille de la fenaison. Il en fut ainsi, couci-couça, pendant une grande partie de l’été.

Mais l’espoir conçu au jour de l’an persistait, grandissait même dans le cœur d’Alexis et d’Élisabeth. Pierre reviendrait ! Mais ce fut une deuxième lettre qui vint dire : bernique ! Pierre annonçait qu’il quittait le Maine pour s’en aller dans le Sud où il avait, disait-il, obtenu un emploi payant. C’était tout. Bonsoir la compagnie !

Et le lendemain, les larmes aux yeux, Élisabeth dit à son mari :

— Écoute, Alexis, y a plus à hésiter. Faut vendre au plus tôt. C’est pas ton idée ?

C’était bien son idée, en effet, mais il n’avait pas encore osé l’exprimer à sa pauvre femme. Il ne répondit pas tout de suite. Puis tout à coup, un sanglot lui monta à la gorge et il refoula de nouveau ses lourdes et dures larmes d’homme, comme le soir où l’on apporta à la maison le cadavre de son cadet, comme cet autre soir où, sur le pont de la Rivière-à-Mars, il avait pensé à la fin imminente de sa terre en revenant de conduire Pierre au bateau qu’il voyait disparaître dans le Bras embrumé du Saguenay.


XVII


— C’est certain, Alexis ? Tu me promets mes bottes pour après-demain ?

— Sois tranquille, Onésime. T’auras tes bottes, comme je te l’ai promis, après-demain. Tu fumes pas une pipe avec moi ? L’ouvrage presse, je suppose ? Je comprends ça. En plein été, c’est pas le travail qui manque sur une terre. Je connais ça. Moi, tu sais à c’t’heure, je suis jamais pressé, quand même les clients le seraient. Mais, encore une fois, t’auras tes bottes quand même. Assis-toi et allume ta pipe.

— Ah ! dis donc, Alexis, j’ai entendu dire que ton pauvre Blond est mort ?

— Oui, le pauvre vieux !

La terre a été vendue. Alexis Picoté, l’ancien chef des « Vingt-et-Un », est maintenant cordonnier au village. Ça n’a pas été long, et il y aura de cela un an à l’automne. Thomas Simard guignait depuis déjà longtemps le lot d’Alexis, voisin du sien, et dont il avait acquis une pièce dans les circonstances que l’on sait. On ne pouvait toutefois pas accuser Thomas Simard de déloyauté. Il n’avait rien fait pour que son vieil ami en vînt à cette obligation. Mais Alexis était acculé à l’extrême besoin, et son voisin fut en mesure de profiter de la situation. En acquérant cette terre, ce fut même un service que Thomas Simard rendit à Alexis Picoté.

Et celui-ci acheta une confortable petite maison entourée d’un potager et située tout à côté de l’église. Un coin tranquille où finir ses jours en petit rentier de village. Mais il faut au vieux terrien, au travailleur acharné de la terre, quelque chose qui puisse empêcher les bras de s’ankyloser. Autrement, autant mourir d’ennui tout de suite. Alexis Picoté, durant sa jeunesse à la Malbaie, avait appris la cordonnerie, métier qu’il avait d’ailleurs pratiqué de temps à autre à la Baie, pendant ses soirées, pour son compte et pour celui de ses voisins qui avaient à faire « radouber » leurs chaussures. Il se remit à travailler le cuir. Il fabriqua des bottes sauvages, des bottes malouines, des souliers de bœuf, des « marchedons » ; il ressemela des bottines, des savates, répara des traits de charrue, des harnais. Parfois, quand le temps était mauvais, dès la fine pointe de l’aube, il s’enfermait dans sa petite boutique — une chambre de la maison — et il travaillait, travaillait jusqu’au soir, même à la lueur de la lampe à pétrole. Il voulait oublier les anciens jours ensoleillés où il besognait au grand air dans les champs blonds. Parfois, levant la tête au niveau de l’unique fenêtre de sa boutique qui donnait du côté de la Rivière-à-Mars, il apercevait un coin des prairies de sa terre, et son cœur se serrait. Non, l’oubli ne pouvait sitôt venir !

Tous les jours, des compagnons de l’ancienne Sainte-Marie venaient lui commander du travail et ils aimaient à profiter de l’occasion pour jaser, à la façon des vieux, des choses du temps passé : arrivée de la goélette un beau soir de juin parmi le réflecteur de soleil et de couleurs qu’était la baie ; débarquement dans l’anse ; première nuit passée sur la grève avec les maringouins, travaux de la pinière, premiers défrichements et premières moissons des fruits de la terre. On se remémorait aussi les épreuves : la perte des billes de pin aux grandes eaux du printemps, le feu, la mort. Parfois, Alexis Picoté, pour ne pas trop s’attendrir à l’évocation de certains souvenirs, cognait plus dur de son marteau sur la forme qui frémissait entre ses genoux, ou bien cassait d’un coup sec le ligneul enduit de résine.

Quand il faisait beau après le souper, il s’en allait sur la route, jusqu’au pont de la Rivière-à-Mars. Il passait devant sa terre. Elle ne lui semblait pas toujours la même. Il avait peine, parfois, à en reconnaître certains coins. D’autres mains la modelaient à leur façon, lui changeaient ses apparences, ses cultures. Cela lui causait du chagrin. La terre serait-elle oublieuse comme les enfants ? Il revenait plus nostalgique, et alors, dans la petite boutique, le marteau sonnait plus sourd et plus lent sur la forme fourrée de cuir.

Il menait depuis bientôt un an ce train de vie monotone. Quant à Élisabeth, son potager, qu’elle voulait le plus beau du village, la consolait. Puis elle élevait quelques poules et engraissait un porc. Tout cela lui rappelait la terre. Le premier hiver, elle avait continué son travail au métier, au rouet et au tricot. Elle garnissait ainsi la garde-robe de Jeanne qui avait maintenant deux enfants et qui venait à Saint-Alexis de temps à autre, avec son mari et ses mioches. À leur dernière visite, Camille avait appris avec orgueil à ses beaux-parents sa promotion : de claireur, il était devenu conducteur du charriot de la grand’scie.

Mais de Pierre, aucune nouvelle ; rien depuis la lettre où il apprenait son départ du Maine pour le Sud.

En même temps que sa terre, Alexis Picoté avait vendu son « roulant » : animaux, instruments aratoires, outils. Mais il avait tenu à garder son vieux Blond et un désuet quatr’roue à portants en cuir qui datait de sa jeunesse sur la terre paternelle de la Malbaie. La vieille voiture allongeait la chaîne, semblait-il, qui l’attachait aux générations précédentes ; et le vieux cheval serait comme un dernier lien entre lui et le lot qu’ils avaient ouvert et cultivé ensemble. Il avait vingt-quatre ans, le pauvre cheval et, après sa rude vie de travail — moins ardue que celle de son maître pourtant — il ne portait pas en croupe un avenir à perte de vue. N’importe, Alexis voulait le garder. Une relique, quoi !

Les dimanches après-midi de l’automne qu’ils s’étaient installés au village, Alexis Maltais et sa femme montaient dans le vieux quatr’roue et tous deux, au pas clopinant du Blond, s’en allaient du côté de Saint-Alphonse. Ils poussaient jusqu’à l’église, y descendaient, y faisaient une courte prière et s’en revenaient, s’arrêtant parfois pour jaser avec les amis qu’ils rencontraient le long de la route. Il en fut de même une fois, au printemps. Mais le Blond avait vieilli tout l’hiver, et plus que d’habitude. Cette dernière fois qu’Alexis l’attela, la pauvre bête atteinte de la gangrène des vieux ne put se rendre qu’à la Rivière-à-Mars. Il fallut retourner.

— Ton vieux Blond n’en peut plus, fit remarquer Élisabeth. Je t’assure, Alexis, qu’il serait bien mieux mort, à c’t’heure.

— T’as raison, Élisabeth, il tire à la fin, ça se voit. De fait, il serait mieux mort. Mais penses-tu en bonne vérité, Élisabeth, que je pourrais avoir le courage de le tuer ?

Il fallait pourtant en venir là. Quand il était debout, le Blond avait peine à se tenir sur ses jambes ; et quand il s’allongeait, il ne pouvait plus se relever tout seul ! Il n’avait plus de dents, ne pouvait plus manger. Un matin, Alexis Maltais se décida. De bonne heure, avant le lever du jour, comme s’il se fut caché pour commettre un crime, il sortit le vieux cheval de l’écurie de fortune qu’il lui avait construite au fond du potager, et prit avec lui son fusil, celui qui pendant vingt ans avait abattu l’orignal et le caribou, et qui avait tué cet ours dans la boîte de myrtils, au Cap-à-l’Est.

Et lorsque Onésime Larouche, sûr qu’il aurait ses bottes au jour promis, eût bourré et allumé sa pipe, Alexis Maltais commença lui-même à raconter son « crime ».

— Nous voilà partis, moi devant avec mon fusil sur l’épaule, et lui qui me suivait comme un vieillard qu’il faut conduire par la main. Je marchais pas vite, tu penses, vu que la pauvre bête butait quasiment à chaque motte de terre, je m’amusais à regarder où mettre les pieds à travers l’ombre d’alentour. C’était de bonne heure. Les montagnes faisaient que commencer à laisser dévaler l’aube sur les champs. Dans la prairie, l’herbe était si drue qu’on semblait pas toucher terre en marchant. Comme je me retournais pour voir si le Blond me suivait, je l’ai aperçu qu’essayait d’attraper une gueulée d’herbe. Ses vieilles dents glissaient dessus. On arriva à la grève. Au bord de la baie, il faisait une petite brume blanche. Le soleil était sur le point de se lever. J’ai mis le Blond tout près d’un bouquet de bois. Il se tenait droit sur ses pattes comme s’il avait été pétrifié là, frappé par le tonnerre. Moi, je m’en fus un peu plus loin sur le sable. J’ai pris mon fusil que j’ai mis pas mal de temps à charger, comme tu peux penser. Enfin, je l’ai levé et j’ai épaulé. Je tremblais comme une feuille de bouleau. Par quel adon, je me le demande ? Juste comme j’allais tirer, voilà que mon Blond se tourne la tête drette vers moi. Je vois encore ses deux grands yeux vitreux qui me regardaient. On aurait dit, ma foi du bon Dieu, que la pauvre bête m’accusait doucement. Ah ! quand j’y pense, Onésime ! J’ai vu dans ces yeux-là toute l’histoire de ma terre et je me suis quasiment mis à pleurer. T’as entendu dire que c’était une terre passablement dure à faire : du bois partout, des souches, des cailloux, des tales d’aulnes d’un bout à l’autre. Il a fallu tout arracher ça, égoutter ça, labourer ça, herser ça, semer ça. Quand j’ai vendu ma terre, tu le sais, tout était fait à partir du chemin jusqu’au trécarré. Ce qu’il y a de travail, là-dedans ! Et c’est avec le Blond que j’ai fait quasiment tout ça. L’été, il m’aidait à essoucher, à labourer, à herser, à faire les foins et la récolte ; l’hiver, à charrier du bois pour la maison, ou bien à faire chantier au lac Gravel ou au Lac Ha ! Ha ! C’est avec le Blond que mon Pierre a fait sa jeunesse. Des soirs, après une grosse journée, il l’attelait pour aller veiller à Saint-Alphonse. Elle a travaillé, la pauvre bête, pendant vingt ans, on peut pas le dire assez ! Toutes les pièces de terre que tu vois là-bas, c’est le Blond qu’a fait ça ; la maison, la grange, l’étable, c’est le Blond qu’en a charrié tout le bois. Le grand champ de blé que t’as vu, le long de la route, c’est le Blond qu’a essouché ça pendant quasiment trois ans de suite. Je l’attelais après le grappin aux souches à cinq heures du matin, je le dételais le soir quand on voyait plus rien. Et tire donc, le Blond, tire donc, pendant toute la sainte journée. Faut dire aussi que j’en avais ben soin, va ! Je lui ai jamais donné un coup de fouet mal à propos et il a toujours mangé à son saoul. Dans les premières années, j’ai vu des fois qu’y avait plus d’avoine dans la grange pour lui donner, le soir, après sa journée. Eh ben ! je te mens pas, Onésime, j’en avais tellement pitié que j’allais lui porter des tranches de mon pain, au souper, que je gardais pour lui. Avec un bon bottillon de foin, ça lui faisait passer la nuit, et il était bon pour recommencer le lendemain matin. T’étais pas arrivé encore ici, toi Onésime. Les premières années, ça été dur à la Baie, tu peux pas le savoir !

Eh ben ! c’est tout ça que j’ai vu dans les deux grands yeux de mon Blond quand il s’est retourné vers moi pendant que je le visais pour le tuer. Qu’est-ce que t’aurais fait à ma place, toi, Onésime ? Mon fusil est tombé de mes bras. J’avais les yeux mouillés. Je voyais plus clair. J’ai été prendre le Blond par la crinière et je suis revenu à la maison avec lui. Élisabeth a ri de moi un peu, mais j’en ai pas fait de cas. Elle savait pas ce qui s’était passé là-bas, sur la grève. Je lui raconterai peut-être un peu plus tard, pas aujourd’hui. Moi, j’ai juré que le Blond mourrait de sa belle mort. Il n’a pas eu de misère, je t’assure, Onésime, dans son étable. Il mangeait autant qu’il pouvait et il était propre comme un cheval de course. C’est comme ça, on s’attache sans bon sens à ces vieux animaux-là. Tant que je voyais le Blond, me semble, c’est drôle, que j’avais encore quelque chose à faire à la Grand’Baie.

Et pendant quelques minutes, le silence de la petite boutique ne fut troublé que par le crissement du ligneul gommeux passant dans le cuir percé par l’alène du cordonnier.

Puis Alexis Maltais reprit d’une voix ferme, qui semblait avoir rompu des attaches :

— À matin, j’ai trouvé mon pauvre vieux cheval raide mort dans l’écurie.

Le dernier lien qui le retenait à sa terre s’était peut-être brisé…


XVIII


Deux ans ont coulé sur la jeunesse agricole du Saguenay.

Dans la pièce du chemin de l’ancienne terre d’Alexis Picoté, le blé est à pleine clôture. Il prend par ses innombrables et menues racines le suc de la terre forte, riche en calcaire, bien préparée, labourée jusqu’aux couches vierges, aérée, pourvue d’azote et d’une fumure abondante. Aussi, la semence s’est trouvée chez elle et elle n’a pas pris de temps pour se muer en herbe qui a couvert le guéret. Bientôt, un matin de juin, on a vu poindre des folioles vert tendre et, dans l’air tiède, cette herbe s’est mise à frissonner. Les racines se sont multipliées et les tiges affermies. Puis, parmi les fléchettes barbelées des feuilles il est venu des myriades de fleurs très tendres, pleines de pollen. Et les tiges grandissaient, grandissaient à mesure que les germes fécondaient. Le blé maintenant boit du soleil pendant tout le jour, et bientôt, chaque épi portera à maturité de nombreux fruits de vie. Le champ se penche et se drape de l’or des rayons. Enfin, vers le milieu d’août, la mer jaune de la grande pièce balance presque sans répit ses houles lentes à se former, longues à s’étaler, à cause de la lourdeur des épis. À peine aperçoit-on ici et là quelques capitules bleu mat, quelques touffes de chicorée sauvage, quelques corymbes de laiteron, dans toute l’étendue où le jaune pâle du blé ruisselle entre les clôtures comme du soleil fondu.

Cette après-midi d’un dimanche d’août, Alexis Picoté parcourt à très petits pas le chemin qui longe le champ de son ancienne terre. Il tient par la main un bambin moins haut que les épis qui montent au niveau des clôtures. Le petit marche à pas menus, butant à toutes les mottes de la route. Ses jambes potelées, impatientes à la course, sont déjà brunies par le soleil et les vents. Il agite sans cesse sa menotte libre, la faisant voler dans l’air. Ses grands yeux bleus dilatés plongent avec étonnement dans toute cette nouveauté moutonnante comme des vagues, ou, en faisant basculer la tête blonde, regardent le grand-père :

— Quoi c’est pépére ? Pourquoi le champ plie comme ça, pépére ?

Alexis Picoté sentait en ce moment comme une sérénité douce et pleine descendre en lui. Il était content de marcher dans cette abondance de vie, celle que lui communiquait la chaude menotte du cadet de Jeanne, celle qu’il respirait dans cette mer de blé pétillante dans l’embrasement du soleil. Puis tous ses souvenirs semblaient mêlés au ciel pur et profond qui éclairait la baie et toutes les terres d’alentour qu’il pouvait embrasser d’un coup d’œil jusqu’aux collines de l’horizon. Le petit aussi était plein de cris de joie, tantôt à cause d’un mulot, ou d’une musaraigne menue comme une mouche, et qu’il voyait glisser à ras de terre ; tantôt à cause du vol des hirondelles qui venaient donner dans l’air de grands coups de ciseaux. Il était content surtout de marcher avec grand-père, comme un homme.

On s’arrêtait souvent. Une fois, l’enfant ramassa une motte de terre et, aussi loin que la courte vigueur de son bras le lui permettait, la lança dans le champ. Quelques tiges courbèrent plus profondément la tête. Le grand-père eut un geste sévère :

— Non, non, Paulo ! Fais pas ça ! Faut pas faire ça ! Faut pas faire de mal au blé !

Le petit Paul leva ses grands yeux étonnés vers le grand-père tout sérieux. Il sembla comprendre et ne lança plus de mottes.

Pour reposer leurs jambes et pour dominer le champ de plus près, le grand-père et le petit-fils vinrent s’asseoir sur la clôture du chemin. L’enfant, si haut perché, et pour qui le fossé du bord de la route paraissait un précipice, criait de plaisir. Et il demandait au grand-père, avec des petits mots à lui et qui lui venaient pourtant à mesure du besoin, tous les oiseaux qui passaient et toutes les fleurettes qu’il voyait sur le talus. Comme le soleil commençait à descendre, la brise fit halte, s’arrêta dans sa randonnée mystérieuse. Et les blés, plus droits sur leurs tiges, ne frémirent plus. La campagne parut s’endormir dans sa langueur de parturiente. Cela ne pouvait convenir longtemps au mioche qui demanda bientôt à descendre de son perchoir.

Assis maintenant dans l’herbe du talus, l’enfant arrachait un à un des brins de mil, de trèfle d’odeur ou d’autres plantes, qu’il présentait au grand-père :

— Quoi c’est, ça, pépére ? Quoi c’est, ça, pépére ?

Et chaque fois que ses menottes approchaient, peut-être par taquinerie, une tige de blé, il se redressait vivement et se disait tout haut à lui-même :

— Non, Paulo ! Pas faire mal au blé !

— C’est ça, mon petit. Faut pas faire de mal au blé !

Et le gazouillis du bambin accompagné en sourdine par le bruissement de la pointe barbue des épis lui chantait doucement dans l’oreille, étouffait la voix coléreuse et qu’il ne percevait plus des rapides assez proches de l’embouchure de la Rivière-à-Mars, faisait naître en son âme un autre rêve qui se réaliserait sans doute plus tard, quand l’heure du départ définitif aurait sonné pour

Alexis Picoté.
Achevé d’imprimer
le troisième jour d’octobre
mil neuf cent trente-quatre
pour
LES ÉDITIONS DU TOTEM
3683 rue Saint-Hubert
PAR LES SOINS DE L’IMPRIMEUR
M. P.-E. Rioux
Drummondville (Québec.)
LES ÉDITIONS DU TOTEM
3683, rue Saint-Hubert
MONTRÉAL


Ne publient que des œuvres portant
la marque du talent.

Appréciations de quelques ouvrages parus.