Les Éditions du Totem (p. 217-222).


XVIII


Deux ans ont coulé sur la jeunesse agricole du Saguenay.

Dans la pièce du chemin de l’ancienne terre d’Alexis Picoté, le blé est à pleine clôture. Il prend par ses innombrables et menues racines le suc de la terre forte, riche en calcaire, bien préparée, labourée jusqu’aux couches vierges, aérée, pourvue d’azote et d’une fumure abondante. Aussi, la semence s’est trouvée chez elle et elle n’a pas pris de temps pour se muer en herbe qui a couvert le guéret. Bientôt, un matin de juin, on a vu poindre des folioles vert tendre et, dans l’air tiède, cette herbe s’est mise à frissonner. Les racines se sont multipliées et les tiges affermies. Puis, parmi les fléchettes barbelées des feuilles il est venu des myriades de fleurs très tendres, pleines de pollen. Et les tiges grandissaient, grandissaient à mesure que les germes fécondaient. Le blé maintenant boit du soleil pendant tout le jour, et bientôt, chaque épi portera à maturité de nombreux fruits de vie. Le champ se penche et se drape de l’or des rayons. Enfin, vers le milieu d’août, la mer jaune de la grande pièce balance presque sans répit ses houles lentes à se former, longues à s’étaler, à cause de la lourdeur des épis. À peine aperçoit-on ici et là quelques capitules bleu mat, quelques touffes de chicorée sauvage, quelques corymbes de laiteron, dans toute l’étendue où le jaune pâle du blé ruisselle entre les clôtures comme du soleil fondu.

Cette après-midi d’un dimanche d’août, Alexis Picoté parcourt à très petits pas le chemin qui longe le champ de son ancienne terre. Il tient par la main un bambin moins haut que les épis qui montent au niveau des clôtures. Le petit marche à pas menus, butant à toutes les mottes de la route. Ses jambes potelées, impatientes à la course, sont déjà brunies par le soleil et les vents. Il agite sans cesse sa menotte libre, la faisant voler dans l’air. Ses grands yeux bleus dilatés plongent avec étonnement dans toute cette nouveauté moutonnante comme des vagues, ou, en faisant basculer la tête blonde, regardent le grand-père :

— Quoi c’est pépére ? Pourquoi le champ plie comme ça, pépére ?

Alexis Picoté sentait en ce moment comme une sérénité douce et pleine descendre en lui. Il était content de marcher dans cette abondance de vie, celle que lui communiquait la chaude menotte du cadet de Jeanne, celle qu’il respirait dans cette mer de blé pétillante dans l’embrasement du soleil. Puis tous ses souvenirs semblaient mêlés au ciel pur et profond qui éclairait la baie et toutes les terres d’alentour qu’il pouvait embrasser d’un coup d’œil jusqu’aux collines de l’horizon. Le petit aussi était plein de cris de joie, tantôt à cause d’un mulot, ou d’une musaraigne menue comme une mouche, et qu’il voyait glisser à ras de terre ; tantôt à cause du vol des hirondelles qui venaient donner dans l’air de grands coups de ciseaux. Il était content surtout de marcher avec grand-père, comme un homme.

On s’arrêtait souvent. Une fois, l’enfant ramassa une motte de terre et, aussi loin que la courte vigueur de son bras le lui permettait, la lança dans le champ. Quelques tiges courbèrent plus profondément la tête. Le grand-père eut un geste sévère :

— Non, non, Paulo ! Fais pas ça ! Faut pas faire ça ! Faut pas faire de mal au blé !

Le petit Paul leva ses grands yeux étonnés vers le grand-père tout sérieux. Il sembla comprendre et ne lança plus de mottes.

Pour reposer leurs jambes et pour dominer le champ de plus près, le grand-père et le petit-fils vinrent s’asseoir sur la clôture du chemin. L’enfant, si haut perché, et pour qui le fossé du bord de la route paraissait un précipice, criait de plaisir. Et il demandait au grand-père, avec des petits mots à lui et qui lui venaient pourtant à mesure du besoin, tous les oiseaux qui passaient et toutes les fleurettes qu’il voyait sur le talus. Comme le soleil commençait à descendre, la brise fit halte, s’arrêta dans sa randonnée mystérieuse. Et les blés, plus droits sur leurs tiges, ne frémirent plus. La campagne parut s’endormir dans sa langueur de parturiente. Cela ne pouvait convenir longtemps au mioche qui demanda bientôt à descendre de son perchoir.

Assis maintenant dans l’herbe du talus, l’enfant arrachait un à un des brins de mil, de trèfle d’odeur ou d’autres plantes, qu’il présentait au grand-père :

— Quoi c’est, ça, pépére ? Quoi c’est, ça, pépére ?

Et chaque fois que ses menottes approchaient, peut-être par taquinerie, une tige de blé, il se redressait vivement et se disait tout haut à lui-même :

— Non, Paulo ! Pas faire mal au blé !

— C’est ça, mon petit. Faut pas faire de mal au blé !

Et le gazouillis du bambin accompagné en sourdine par le bruissement de la pointe barbue des épis lui chantait doucement dans l’oreille, étouffait la voix coléreuse et qu’il ne percevait plus des rapides assez proches de l’embouchure de la Rivière-à-Mars, faisait naître en son âme un autre rêve qui se réaliserait sans doute plus tard, quand l’heure du départ définitif aurait sonné pour Alexis Picoté.