Les Éditions du Totem (p. 195-205).


XVI


Le mariage de Pierre Maltais et de Louise Boivin eut lieu à Chicoutimi à la mi-août. Pour Alexis Picoté, ce mariage fut aussi triste que l’enterrement de son Arthur, noyé dans la Rivière-à-Mars douze ans plus tôt. Il avait consenti à accompagner son aîné à l’autel et il était revenu à Saint-Alexis avec les jeunes époux. De nouveau et bien à contre-cœur, Alexis avait tué le veau gras, non pas pour le retour de l’enfant prodigue mais pour son départ.

Pierre Maltais et sa femme partirent en effet le lendemain, sur un bateau de la « Richelieu & Ontario ». Ils s’en allaient dans le Maine, au Vermont ou dans le Massachusetts. Peu importait à Alexis ; il ne voulut pas même le savoir. Son fils s’en allait aux États-Unis et il le laissait seul. C’est tout ce qui l’obsédait ; et c’était trop. Il comprenait aussi qu’il fallait qu’il le laissât partir sans mots aigres, sans vaines protestations. Alexis Picoté avait même compris que son devoir, avant le départ de son fils, était de recueillir tout ce qu’il pouvait trouver d’argent pour lui constituer sa part d’héritage. La dernière paye de la fromagerie venue quelques jours auparavant, le produit de la vente de trois bêtes à cornes, de deux porcs engraissés et de quelques moutons, y passèrent. Ce fut tout ce qu’il put faire.

Le lendemain des noces, Alexis Picoté alla mener au quai de Saint-Alphonse les deux jeunes époux.

Et Pierre partit sans autre émotion que la double joie d’un bonheur qu’il croyait éternel et d’une vie toute nouvelle qu’il commençait. Le père non plus ne put exprimer un mot d’adieu : du fond de sa gorge montaient des coagulations d’amertume qui lui faisaient mal et qui le brûlaient comme un acide.

Il revint à Saint-Alexis quand le soleil allait disparaître derrière les montagnes. La lumière exquise comme un sourire qui caressait les champs de la moisson mûrissante le consolait mieux que ne l’auraient pu les sympathies des humains. Les collines de la baie festonnaient le ciel de leurs banderoles vertes, et l’Occident s’empourprant de seconde en seconde y fondait les unes dans les autres ses harmonies de nuances.

En traversant le pont de la Rivière-à-Mars, Alexis Picoté s’arrêta. Il calma sensiblement son âme en posant son regard sur l’horizon ami qui s’étendait tout alentour. Une tristesse apaisée l’attendrissait. Au large de la baie embrumée, il aperçut les feux déjà allumés et scintillants sur l’eau du navire de la « Richelieu & Ontario » qui emportait son aîné. Mais en un instant tout disparut derrière les montagnes. Alors il reporta son regard sur l’eau tourbillonnante de la rivière, sur le courant tout blanc d’écume à travers les cailloux, qui avait déposé là jadis le corps pantelant de son Arthur. Là-bas, le bateau lui volait son aîné ; ici, la rivière avait tué son cadet.

Puis le sommeil descendit doucement sur la nature lassée du jour. Dans l’obscurité grandissante, la terre est maintenant seule. Il n’y a plus dessus âme qui vive. Les maisons se pelotonnent sous les saules. La route semble longue au pas tranquille du Blond. Le long du chemin, des lumières s’allument derrière les vitres, indécises dans l’emmitouflement de la pénombre. Il fait encore un peu jour dans la pourpre de l’Occident. À l’autre bout du ciel, l’étoile du Berger scintille, puis en appelle d’autres qui viennent douter de feu l’ombre qui s’épaissit.

Ce soir-là, à la maison, Alexis Picoté et sa femme n’eurent pas le temps ni le cœur de souper. Des voisins vinrent veiller, mais les conversations languirent.

Ce furent ensuite de tristes jours. Au début de l’automne, les voisins aidèrent encore Alexis à rentrer ses moissons qui étaient maigres. Il fit seul avec Élisabeth la récolte des patates. Ses rhumatismes devenaient de plus en plus fréquents et il fumait plus souvent à la maison qu’il ne travaillait aux champs. On ne mène pas une vie de misère comme la sienne sans qu’il en coûte quelque chose à la valeur humaine. On devient vieux avant le temps. À soixante ans, on se sent déjà moins valeureux. Il y a des jours où l’on aime à rester à la maison, à se faire servir une tisane par ici, à se faire appliquer un emplâtre par là. Au moindre malaise, on a peur des labeurs, du froid, de l’humidité. Les cheveux d’Alexis Picoté grisonnèrent rapidement et les traits de son visage se relâchèrent, perdant la fermeté de ligne que donne l’activité. Ses yeux se dissimulèrent vite derrière ce voile de brume qui marque les vieillards.

Et les échéances de la Toussaint arrivèrent quand même. Dans ces derniers temps, pour aguicher Pierre, pour garder le gendre, on s’est laissé tenter par des vendeurs de machines de toute sorte qui sont venus, grâce au service de la « Richelieu & Ontario », offrir leurs marchandises jusqu’au lointain et solitaire Saguenay. Les conditions d’achat sont si faciles et les prix si raisonnables ! Comment ne pas se laisser tenter par une laveuse mécanique, une écrémeuse, quand on voit la femme s’esquinter à la journée ? Et puis un râteau à cheval fait de la bonne besogne au temps de la fenaison. À la grange, rien ne remplace mieux le van éreintant qu’un bon crible. On tourne la manivelle et, ça y est ! on emplit sac par dessus sac de beau grain net, comme lavé. Et, enfin, pourquoi ne pas participer avec les voisins à l’achat d’une batteuse à cheval qui fait en une journée ce que le fléau pourrait difficilement mener à bien durant tout un hiver ?

Mais après, ce sont les échéances. Le peu d’argent qu’on a pu recueillir à la fin de la belle saison a servi, on l’a vu, à réaliser la part d’héritage de Pierre. On est maintenant à sec. D’autant plus que la récolte des céréales n’a pas été très bonne cette année. Trop de pluie. Le grain n’est pas suffisamment mûri. Il est léger et, partant, il a perdu son prix.

Alexis Picoté et Élisabeth ont pensé à toutes ces misères, à ces angoissants problèmes qu’ils ont retournés en tous les sens. Puis, comme on se décide tout d’un coup à faire un plongeon dans l’eau froide, ils ont décidé de vendre une autre pièce de terre, le champ qui longe le lot du voisin, Thomas Simard. Ce dernier, au cours de l’été, a fait des offres à Alexis ; mais comme il connaissait ses embarras, il n’a pas insisté. Ça viendra tout seul, avait-il jugé.

Et ça vint, en effet, tout seul. Le marché était conclu par devant le juge de paix de la paroisse avant le printemps. Le morcellement de la terre de l’ancien chef des « Vingt-et-Un » continuait Alexis Picoté sentait, c’était le cas de le dire, sa terre lui céder sous les pieds.

L’hiver passa, triste, déprimant. Et le printemps rayonna de nouveau au bord de la baie. Tous les hommes sont revenus des chantiers. C’est maintenant le tour de la terre, sa revanche sur la forêt qui lui a ravi, durant plusieurs mois, ses enfants.

Les champs se peuplaient, s’animaient. Mais il y eut un coin de Saint-Alexis, qui, ce printemps-là, resta triste comme un cimetière. Les mauvaises herbes, qui sont toujours en avant des cultures, envahirent en quelques semaines les champs d’Alexis Picoté. Malgré l’aide toujours généreuse des voisins, il ne pouvait pas suffire à la besogne. Ses bras malades ne lui permettaient même pas de relever les clôtures, affaissées par le poids de la neige de l’hiver. Les bêtes eurent beau jeu de circuler librement sur toute l’étendue de la terre. Alexis Picoté eut honte à la fin. Il voyait avec envie ses voisins prospérer. Les deux garçons de Joseph Harvey agrandissaient à vue d’œil la terre que leur père, mort deux ans auparavant, leur avait laissée. Un fils de Thomas Simard était en train de devenir un des meilleurs cultivateurs du Grand-Brulé. La terre de Louis Villeneuve, proche de la sienne, était maintenant à peu près toute clôturée de fil de fer barbelé. Il en était de même des lots de François Larouche. Le plus jeune des garçons de Larouche s’était construit une belle grange modèle avec, s’il vous plaît, un silo pour le fourrage vert.

À cette époque-là, grâce au service de navigation, on s’était adonné avec brio, à Saint-Alexis et Saint-Alphonse, à l’industrie laitière, surtout à la fabrication du fromage. C’était à qui fournirait le plus de lait à la fromagerie qu’un neveu du défunt Ignace Couturier avait construite à l’entrée du village. Chaque quinzaine, Alexis Maltais constatait avec une sorte de honte qu’il était presque le dernier sur la liste des « patrons » qui recevaient une moyenne de vingt-cinq à trente dollars pour leur lait quand lui, il en percevait à peine douze ou quinze. Il ne récolta de patates que pour les besoins de la maison, quand les autres en expédiaient des centaines de minots à Québec. Leurs granges débordaient et la sienne sonnait le vide. Il en était de même en tout.

Le temps des fêtes fut triste chez Alexis Picoté. Lui et sa femme passèrent le jour de Noël seuls à penser aux belles fêtes d’autrefois, si plaisantes avec leurs bons repas de famille et leurs joyeuses veillées. Alors, des parents venaient de la Malbaie par le chemin des Marais. Mais ces parents étaient presque tous disparus maintenant, et ceux qui restaient étaient trop vieux pour entreprendre le voyage à la Baie.

Au jour de l’an, cependant, Jeanne et son mari vinrent passer la journée à Saint-Alexis. Ils repartirent le lendemain. Camille ne pouvait laisser plus longtemps son travail à la scierie. Ce jour-là, on reçut une lettre de Pierre, la première depuis son départ. Sa femme et lui étaient bien, il travaillait, mais depuis un mois seulement. Il ne disait pas toutefois ce que lui rapportait ce travail. À la vérité, Pierre ne faisait pas sonner très haut la note de l’enthousiasme. Et les pauvres parents conçurent l’espoir qu’après quelques mois de vie dure, Pierre reviendrait au pays goûter à la sécurité de l’existence agricole. Ils attendirent pendant tout le reste de l’hiver d’autres nouvelles de l’aîné, mais en vain. Puis la terre se réveilla de nouveau au printemps, et il fallut faire face au travail qu’elle réclamait.

Un soir, Alexis Maltais dit à sa femme :

— Tu sais, il faut que j’aie un engagé. J’en peux plus.

Il trouva au Grand-Brulé un jeune homme qui avait passé l’hiver aux chantiers. Il était solide à l’ouvrage et connaissait assez bien les travaux de la terre. On ne le payait pas cher. Au milieu des labours, il flanqua là « le bonhomme Picoté », ayant conclu un meilleur engagement à Saint-Alphonse. Alexis put engager un autre jeune homme qui le quitta également, la veille de la fenaison. Il en fut ainsi, couci-couça, pendant une grande partie de l’été.

Mais l’espoir conçu au jour de l’an persistait, grandissait même dans le cœur d’Alexis et d’Élisabeth. Pierre reviendrait ! Mais ce fut une deuxième lettre qui vint dire : bernique ! Pierre annonçait qu’il quittait le Maine pour s’en aller dans le Sud où il avait, disait-il, obtenu un emploi payant. C’était tout. Bonsoir la compagnie !

Et le lendemain, les larmes aux yeux, Élisabeth dit à son mari :

— Écoute, Alexis, y a plus à hésiter. Faut vendre au plus tôt. C’est pas ton idée ?

C’était bien son idée, en effet, mais il n’avait pas encore osé l’exprimer à sa pauvre femme. Il ne répondit pas tout de suite. Puis tout à coup, un sanglot lui monta à la gorge et il refoula de nouveau ses lourdes et dures larmes d’homme, comme le soir où l’on apporta à la maison le cadavre de son cadet, comme cet autre soir où, sur le pont de la Rivière-à-Mars, il avait pensé à la fin imminente de sa terre en revenant de conduire Pierre au bateau qu’il voyait disparaître dans le Bras embrumé du Saguenay.