Les Éditions du Totem (p. 171-182).


XIV


— Non, mais vous y pensez pas, Monsieur Blair ! De la si bonne terre ! De la terre sans pareille. Et c’est pour faire une cour à bois ! Vrai, c’est un sacrilège, ça !

Et Alexis Picoté d’arpenter la cuisine et, comme en un leitmotiv, de murmurer sa plainte :

— De la si bonne terre ! de la terre sans pareille ! Une cour à bois, si on a idée de ça !

— Alexis, lui expliquait son interlocuteur, vous n’avez jamais pensé à ceci. Voici une pièce de terre dont vous n’aurez pas le temps de vous occuper. Parce que vous n’aurez pas assez de bras pour la cultiver, elle sera mal soignée et ne vous rapportera rien. Elle est dure à cause des écarts de la rivière et des rocailles. Il est vrai qu’elle représente un capital qui, s’il ne rapporte rien, ne coûte rien non plus. Mais c’est un capital qui s’amoindrira d’année en année. Et je vous en offre mille piastres. Ce qu’on paie aujourd’hui mille piastres n’en vaudra plus que deux cents plus tard. N’importe quel homme avisé qui sentirait ainsi de jour en jour diminuer son capital profiterait de la première occasion pour le réaliser. Vous conserverez votre argent et vous toucherez chaque année de gros intérêts. Voilà, Alexis, c’est accepté ?

— Mais cette terre, cette bonne terre que j’ai travaillée pendant plus de vingt ans, elle sera devenue une cour à bois. Voilà !

Et Alexis Picoté s’en fut vers la fenêtre et y plongea longtemps ses regards attristés.

On était au début de mai et déjà neige et glace avaient tout à fait disparu de la baie. L’herbe pointait à vue d’œil de la terre qui se gorgeait de bonnes ondées et de soleil. Les brouillards épais qui enveloppaient encore les montagnes et les plaines depuis la mi-avril, et qui semblaient vouloir éternellement séjourner dans les anses et les coulées, cédaient tous les jours du terrain, battus en brèche par les rayons à pic. L’herbe prenait à vue d’œil ses teintes foncées ; certains coins de pré étaient déjà jaunis par l’or envahissant des pissenlits. L’élan de la végétation reprenait avec ardeur.

Alexis Picoté percevait avec plus d’acuité que jamais l’ensorcellement de cette rénovation toujours nouvelle, encore qu’elle se répète chaque années. Aussi, comme s’il eût voulu s’en soûler, il ne cessait de regarder la baie, les montagnes, les champs, les forêts, surtout les prairies de son domaine qu’il avait devant lui et qu’il verrait bientôt disparaître, il en avait le pressentiment, petit à petit, morceau par morceau, comme il les avait vus s’agrandir.

À ce moment, Élisabeth vint près de lui et, conciliante, lui conseilla :

— Faut point te mettre dans des états pareils mon pauvre Alexis. Vaut mieux te faire une raison. La vérité vraie, c’est que nous avons trop de terre, à c’t’heure. Tu trouves pas, Alexis ?

— T’as raison, Élisabeth, t’as raison. Et M. Blair aussi à raison. Mais comprends-tu, Élisabeth, comprends-tu ça ? Se séparer d’une partie de cette terre que nous avons ouverte ensemble, tout seuls, avec nos sueurs, avec notre travail, avec nos privations, comprends-tu que c’est comme s’ôter un membre, ou comme renvoyer un de ses enfants ?

Et, à cette pensée, Alexis Picoté sentit tout son être frémir. Il reprit très bas, après un long silence :

— Vendre ça ! Vendre ça ! Enfin, il le faut.

Et, comme prenant son courage à deux mains, il conclut d’un ton pénétré d’angoisse :

— Monsieur Blair, la pièce est à vous. Je signerai le contrat quand vous voudrez.

James Blair était l’agent des Price, de Tadoussac au Lac Saint-Jean. Les frères Price venaient d’étendre leur industrie dans tout l’ancien « Royaume de Saguenay », parsemant la région de scieries mécaniques. Ils en avaient établi à Tadoussac, à la Baie Sainte-Catherine, à l’Anse-Saint-Étienne, aux Mille-Vaches. Ils en voulaient une à Saint-Alexis, sur les bords de la Rivière-à-Mars, où pendant tant d’années ils avaient puisé le bois de pin nécessaire à leurs exportations en Angleterre. Mais déjà toutes les terres étaient concédées et cultivées dans cette partie du Saguenay. L’endroit le plus convenable à l’établissement d’une scierie se trouvait sur le flanc ouest de la terre d’Alexis Picoté. Aussi leur fallait-il acquérir ce coin du domaine de l’ancien chef des « Vingt-et-Un », dont vingt ans auparavant ils avaient acheté les intérêts dans la pinière. Au cours de l’hiver, James Blair avait fait une première démarche auprès d’Alexis, mais sans succès. Il revint au printemps avec des offres plus alléchantes et des arguments nouveaux. On savait que Pierre, son seul soutien, allait quitter la maison bientôt. Morceler ainsi sa terre, lui enlever une de ses plus belles parties, c’était comme si on eût écorché vif Alexis Picoté. Il mit du temps à se remettre. D’autant plus qu’il pressentait le commencement de la fin. Après une pièce, une autre, quoi ! Mais s’il ne les guérit pas toujours tout à fait, le temps engourdit les blessures.

Quelques semaines après la vente aux Price de sa pièce de terre de la Rivière-à-Mars, Alexis Picoté était resté à la maison toute une journée, cloué à la cuisine par des crises de rhumatisme. Mélancolique et déprimé, il ne cessait de fumer des pipes. Depuis le premier chant des coqs jusqu’à la nuit, il avait vu Élisabeth vaquer aux soins multiples de la maison en bougonnant, comme d’habitude. Il y avait tant et tant à faire : le ménage, les repas à préparer, le linge à laver, les vaches à traire, matin et soir, les taurailles, les porcs et la volaille à soigner, le pain à cuire, la crème à baratter, et que d’autres menus travaux encore !

— Écoute, Élisabeth, dit-il à sa femme au moment où ils allaient regagner leur chambre, écoute, de ce train-là, tu vas te faire mourir. C’est certain. À part de tout ce que t’es obligée de faire à la maison, v’là que tu trouves encore le moyen de travailler au métier, de filer, de carder, de tresser des tapis. T’aurais voulu encore c’t’année que je sème du lin pour ta toile. T’as en plus ton jardinage que tu soignes comme les yeux de ta tête pour que tu te vantes d’avoir les plus belles légumes de la paroisse. Tu t’éreintes, vrai. Et je le sais, le soir, après ta grande soirée passée à raccommoder du linge ou à filer, tu te couches presque morte de fatigue. Souvent, tu t’endors en disant ta prière, et tu sais que je t’ai réveillée souvent dès les premiers mots du « peccavi ». Et par-dessus tout ça, tu trouves encore les moyens de venir m’aider, quand je suis seul aux champs. Entends-tu, il faut qu’on aie une fille « engagère ».

Élisabeth sursauta sur sa chaise et laissa tomber les bas qu’elle ravaudait.

— Une engagère, jamais, Alexis ! J’aime mieux me morfondre sur rien qu’un pied toute ma vie. Je dis pas que j’aurais pas aimé avoir une bru. C’est de la famille. Mais jamais j’aurai une de ces filles qui brisent tout dans la maison, qui cassent la vaisselle, qui écorniflent tout ce qu’on dit et qui s’en vont ensuite colporter ça chez les voisins. Non, pas ça !

— Comme tu voudras, Élisabeth, mais, ma pauvre vieille, tu peux pas faire longtemps tout ce train-là.

Et, un soir, Alexis Picoté eut une idée.

Élisabeth et lui étaient assis sur la galerie. C’est là que l’été, chaque soir quand il faisait beau, tous deux tiraient, avant d’aller se coucher, leurs plans pour le lendemain et aussi pour les autres jours. Dans la journée, travaille ici, bardasse là, séparés souvent, ils n’avaient pas le temps de se dire deux mots de suite. Chacun allait de son côté.

Pierre était parti après le souper, tiré à quatre épingles, étrennant des bottines et une cravate neuves, pour aller à une veillée de jeunes à Saint-Alphonse. Il faisait beau. Une brise fraîche passait dans la paix du soir. L’infinie douceur de la campagne se baignait, avant de s’endormir, dans les rayons d’or de la lune qui faisait briller la baie à mesure qu’elle montait au-dessus du Cap-à-l’Est. À certains moments, on entendait, dans le silence du parterre, près d’une touffe de « vieux garçon », un criquet battre ses pattes comme une bombarde. C’était l’accompagnement au bruit métallique des broches d’Élisabeth qui tricotait une paire de bas. Mais bientôt, plus loin, près de la rivière, les grenouilles et les ouaouarons firent un grand concert. Il y en avait bien quatre ou cinq ; mais on eût dit qu’ils étaient des millions.

— C’est comme ça, ces bêtes-là, fit Alexis, s’adressant à sa femme. On dirait le diable et c’est rien. Un soir de l’été dernier que j’avais labouré tard dans ma pièce du gros cèdre où il y a une petite mare, j’avais été quasiment abasourdi par les grenouilles qui criaient dans ce petit marécage. Je me dis, il y en a là, vrai, assez pour peupler tout le pays. Après ma dernière raie, pour m’amuser, je m’en vas au bord de la mare et j’écoute. Je cherche à la lueur de la lune qui se levait, et j’ai compté seulement quatre pauvres petites grenouilles qui se tenaient au bord de l’eau pourrie, les pattes « écartillées » sur des mottes de terre glaise. Tu vois, souvent, faut pas s’en tenir aux apparences.

Alexis Picoté fumait et les broches à tricoter de la mère allaient toujours aux accords du criquet. Alexis ruminait une chose depuis une heure et n’osait pas la dire à sa femme. Il finit, après s’être attardé à différents sujets d’approche, par se décider :

— Élisabeth, sais-tu ce que j’ai pensé ? T’en diras ce que tu voudras.

— Qu’est-ce que c’est donc ? Dis, voire ?

— J’ai pensé à faire revenir chez nous Jeanne et son mari.

— Hein ? T’es fou, Alexis !

Alexis dut donner des explications.

— Tu sais, Élisabeth, c’est pour toi et c’est pour moi aussi. On commence à devenir vieux. On est tout fin seuls, et j’ai mes saprés rhumatismes. On faiblit et il faut qu’on travaille encore comme des jeunesses de vingt ans. Ça durera ce que ça durera, mais pas longtemps, m’est avis. Vois-tu, c’est notre petit Arthur qui nous aurait sauvés en prenant la terre et en nous remplaçant. Sur nos vieux jours, on se serait donné à lui. Pierre, il faut plus y compter, tu le sais. C’est fini. Y a plus à fier nos vieux jours sur lui. Jeanne était une bonne fille qu’était légère un peu, c’est vrai, mais qu’était solide et qu’aimait quand même la vie d’habitant. C’est vrai qu’elle s’est amourachée d’un gars qu’était pas de notre condition et qui ferait malaisément un habitant. Mais, des fois… on sait jamais ! Si on leur offrait de venir travailler avec nous autres ? La terre leur resterait. C’est pas à dédaigner, ça, hein ? Qu’est-ce que tu dis de mon idée, la mère ?

Élisabeth ne répondit pas tout de suite. Elle s’arrêta de tricoter et fixa, pendant quelques instants, rêveuse, tout ce qui brillait sur la baie, sous les rayons de lune. Enfin, elle finit par dire, en reprenant son tricotage :

— Sais-tu que ç’a du bon sens, Alexis, ce que tu viens de dire là ? Jeanne continuerait à m’aider et je la mettrais surtout au jardinage. Elle aimait tant ça ! Quant à Camille, malgré que ça soit un gars de moulin, la terre finirait p’t-être ben par lui adonner. Comme tu dis, on sait jamais. Mais à te dire vrai, j’ai pas guère confiance en lui. Ces gars-là, ça se fera jamais à nos travaux, à notre vie de tous les jours. Mon pauvre vieux, à réfléchir, j’ai dans mon idée que ton projet réussira pas. Mais on peut l’essayer quand même, si tu veux.

Alexis Picoté et sa femme discutèrent l’« idée » encore longtemps, et le criquet avait fini de battre ses antennes au-dessus de sa touffe de « vieux garçon » quand ils allèrent se coucher. Ils étaient plus joyeux qu’ils ne l’avaient été depuis longtemps, et il leur sembla, en entrant dans la maison, que tout avait pris un autre air. Ils voyaient déjà leur fille occupée au train du lendemain et son mari s’appliquant sérieusement à apprendre ce qu’il fallait faire dans les champs. On s’imaginait qu’il se ferait très vite à la nouvelle besogne et qu’il l’aimerait autant que le fils de Jean-Baptiste Caron. Quand ils s’endormirent enfin, ils n’auraient pas été fâchés du tout de se faire aussitôt réveiller par des marmots qui ont des coliques, qui ont faim ou qui font leurs dents.