La rive gauche du Rhin
Julien Roveyre

Revue des Deux Mondes tome 42, 1917


LA
RIVE GAUCHE DU RHIN

II. [1]
L’OPPOSITION A LA PRUSSE ET LES FLUCTUATIONS DE LA POLITIQUE FRANÇAISE
(1848-1870)


I. — LA RÉVOLUTION

On connaît les faits généraux de la Révolution allemande de 1848. A Berlin, l’émeute éclata le 18 mars et mit en péril la monarchie, de telle sorte que le roi convoqua une Assemblée qu’il chargea de voter la constitution promise depuis 1815. Mais cette Assemblée fut dissoute le 10 novembre par le ministère de réaction Brandenbourg, et Frédéric-Guillaume IV, de sa propre autorité, octroya à ses sujets le statut qu’ils lui réclamaient : les articles du 6 décembre, très fortement modifiés en 1849, ne furent appliqués que le 31 janvier 1850. D’autre part, les aspirations unitaires provoquèrent la réunion à Francfort d’un Parlement constituant qui tenta d’organiser l’Allemagne en un État fédératif. Ce Parlement de Francfort, réuni le 18 mai 1848, créa un pouvoir central provisoire, le Vicariat d’empire, auquel fut appelé l’archiduc Jean d’Autriche ; la Diète, qui représentait les princes, fut abolie, et les députés rédigèrent une constitution allemande qu’ils votèrent le 28 mars 1849. Tous les États germaniques devaient être groupés sous le sceptre d’un empereur, assisté de ministres responsables. La question était pourtant de savoir si l’Autriche ferait partie de cette combinaison : dans ce cas, on fonderait la grande Allemagne, tandis que, si elle en était exclue, seule était possible une petite Allemagne. Les partisans de celle-ci l’emportèrent. Le 28 mars, le roi de Prusse fut élu empereur, mais il refusa la couronne et la constitution le 3 avril, ne voulant pas tenir son pouvoir du peuple. Le Parlement de Francfort, réduit à quelques députés, se retira à Stuttgart où il fut dispersé. L’insurrection se déchaîna en plusieurs points de l’Allemagne, à Dresde, surtout en Bade et dans le Palatinat. Elle fut écrasée, et l’on rétablit l’ancienne Diète le 10 mai 1850.

Ces événemens, qui ont attesté la profonde désunion des États germaniques, ont eu leur répercussion ou leur théâtre sur la rive gauche du Rhin. La fermentation y commence aussitôt que se répandent les nouvelles de Paris. Le 27 février 1848, Trêves réclame une constitution. Le 2 mars, Cologne s’agite à la voix des ex-lieutenans Anneke et Willich, du médecin Gottschalk, et de François Raveaux. Le 5, Aix-la-Chapelle manifeste, et, quelques jours après, Bonn et Düsseldorf prennent position. Dans la Révolution de Berlin, les Rhénans jouent un rôle considérable, car, dès le début de mars, Cologne et trente-quatre autres villes de la région ont envoyé au roi une députation chargée de défendre le point de vue libéral. D’un bout a l’autre de la crise, les démonstrations se succèdent : il s’agit pour nous d’en montrer le sens et la portée.

Divers symptômes pourraient faire croire que les populations de la rive gauche ont été animées par la passion unitaire et qu’elles se sont senties profondément allemandes. Il est vrai qu’un agitateur comme Robert Blum et un teutomane comme Venedey, tous les deux Rhénans, ont été députés à Francfort. Il est exact qu’en maints endroits le lied pangermaniste de Arndt, Was ist des Deutschen Vaterland, a été chanté par la foule ; que le drapeau de la grande Allemagne, noir, rouge et or, a été arboré sur les édilices municipaux à Aix-la-Chapelle, Bonn, Düsseldorf, Cologne, Trêves, et ailleurs encore ; que les comités électoraux de la rive gauche ont réclamé la création d’une flotte nationale ; que l’archiduc Jean a joui d’une grande popularité dans les villes ; enfin que la constitution de Francfort a été accueillie avec le plus vif enthousiasme dans tout le pays.

Pourtant il faut éviter de s’exagérer la valeur de ces manifestations. Venedey et Robert Blum n’ont pas représenté au Parlement germanique la cité qui les a vus naître : ils tenaient leur siège, l’un de Giessen, l’autre de Leipzig. Au contraire, Aix-la-Chapelle, Trêves et Cologne élisent des députés qui s’appellent W. Smets, L. Simon, et Raveaux. Le premier a chanté la gloire de Napoléon. Le second était républicain et mourut en exil après avoir été condamné à mort pour sa participation aux troubles de 1849. Le troisième, fils d’un Français qui sous l’Empire occupait les fonctions de garde-magasin à la citadelle de Deutz, avait été compromis dans l’émeute de 1846 ; c’est sur sa proposition que l’Assemblée de Francfort vota, le 27 mai 1848, la motion qui donnait la prééminence à la future constitution allemande sur toutes les constitutions des États particuliers, et cela au moment où la monarchie des Hohenzollern annonçait l’intention d’accorder aux sujets du roi le statut promis en 1815 : dans cette intervention de Raveaux nous ne pouvons voir qu’un acte de défiance vis-à-vis de la Prusse. Tranchons le mot : dans la vallée du Rhin la Révolution de 1848 est antiprussienne, et cela constitue l’un de ses caractères les plus évidens.

Elle est violemment antiprussienne. Comme telle, elle cache ses tendances séparatistes sous des dehors unitaires, par une apparente contradiction qu’il est facile d’expliquer. En effet, du moment que les populations font effort pour échapper à la tyrannie qui les écrase, il est naturel qu’elles cherchent un appui dans le pouvoir qui s’oppose le plus directement à celui de leurs maîtres. De là les démonstrations que nous avons énumérées en faveur de la cause dite « nationale. » Pourtant chacune de celles-ci, avant tout, est dirigée contre Berlin et la monarchie des Hohenzollern. Que dans l’amour que l’on témoigne à la cause allemande il entre, selon les circonstances, quelque parcelle de sincérité, voilà qui n’est pas dénué de vraisemblance, mais cet amour n’a jamais que la valeur d’un élément accessoire : la haine de la Prusse, toujours, est le sentiment qui domine.

Catholiques et démocrates s’entendent merveilleusement pour la même œuvre de libération. Ils ont le même programme, en somme, celui que présentent les libéraux à Francfort. Mais justement ce programme est en contradiction avec les principes les plus chers au gouvernement prussien. Le 12 avril 1848, à la réunion de Wörrstadt, qui prépare les élections au Parlement germanique, les Rhénans demandent la réduction des armées permanentes, la diminution du nombre des fonctionnaires, la suppression des privilèges de la noblesse, la séparation des Églises et de l’État, l’indépendance mutuelle de l’école et de la religion, l’abolition de la censure, la liberté individuelle garantie, le droit de réunion et d’association. Toutes ces revendications sont dictées par le souvenir cuisant des maux soufferts depuis 1815 ; elles sont autant de coups droits portés à une monarchie où la noblesse, les fonctionnaires et l’armée sont les agens de la plus dure tyrannie, où l’État confond ses intérêts avec ceux d’une certaine confession, où les franchises civiques sont systématiquement refusées par une administration autoritaire et brutale.

Les catholiques ne dissimulent pas leur alliance avec les démocrates. Ils l’avouent même hautement au Congrès de Mayence, en octobre 1848, et ils en donnent comme raison qu’ils ne devaient pas repousser les armes nécessaires à leur défense. Le peintre Lasinsky, dans le discours qu’il prononce, expose pourquoi son parti a embrassé la cause de l’unité allemande et soutenu la politique de Francfort. « Quelques jeunes gens qui possèdent la confiance du peuple, dit-il, se mirent en devoir de tracer un programme : parmi eux il y avait quelques ennemis de l’Église, mais nous n’avions pas à choisir. Au moment du naufrage, tout le monde, amis et ennemis, se cramponne à la planche de salut. » Rhénan lui-même, il laisse parfaitement entendre que son catholicisme est surtout fait d’opposition à la Prusse, et il énumère les outrages subis pendant de longues années de servitude : « Aucun pays n’a plus souffert de la domination du fonctionnarisme prussien que la vallée de la Moselle. C’est grâce à cette oppression que cette riche contrée se trouve presque dans la misère… Rien d’étonnant dans la virulence de mon langage. Nous autres Trévirois, nous fûmes pendant des années honnis comme des vagabonds, des pèlerins paresseux. Pour nous défendre, nous sollicitâmes du gouvernement de fonder un organe. On nous répondit injurieusement que le besoin ne s’en faisait nullement sentir. Jusqu’à cette heure nous n’avons rien obtenu. C’est pourquoi nous avons perdu toute confiance dans les pouvoirs séculiers. » Les autres orateurs rhénans exhalent les mêmes rancunes et font eux aussi le procès de l’administration prussienne. Lenning, chanoine à Mayence, sa ville natale, et Hardung, conseiller au tribunal de Cologne, rappellent avec indignation l’infâme traitement qu’a dû subir l’archevêque Droste.

On voit déjà ce qu’il faut penser de l’affirmation de K. Schurz, selon laquelle le mouvement unitaire de 1848 aurait raccommodé les Rhénans avec la Prusse. Si l’on recherche ce qui se produit dans la région pendant cette période, il apparaît clairement que la question nationale passe au second plan et qu’il s’agit avant tout de ruiner la puissance prussienne. Le gouvernement de Berlin s’en rendit d’ailleurs parfaitement compte : sa crainte de voir la province rhénane lui échapper fut telle qu’au cours de l’année 1849 il en nomma gouverneur le « prince Mitraille » en personne : le futur Guillaume Ier vint alors s’établir à Coblence.

Une première phase est celle qui s’étend des premiers jours de mars au début de juin 1848 ; elle embrasse le soulèvement initial, les répercussions des événemens de Berlin, les élections, toute l’agitation que provoque la réunion de l’Assemblée de Francfort. Viennent ensuite quelques manifestations isolées. Un dernier groupe de faits prend place au moment où Frédéric-Guillaume IV refuse la couronne impériale et dans les semaines qui suivent. Quoique les monographies publiées soient peu nombreuses et qu’elles présentent de fortes lacunes, — souvent intentionnelles, — elles nous en disent assez pour que nous soyons pleinement édifiés.

A Aix-la-Chapelle, au mois de mars 1848, la population tourne sa colère contre le 34e régiment d’infanterie dont les hommes sont recrutés en Prusse, à Dantzig et à Elbing. Le 15 avril, les habitans prennent d’assaut le poste de garde sur le marché ; le 16, ils assiègent la caserne ; le 17, ils attaquent les troupes à coups de pierres ; les soldats tirent et tuent deux personnes, tandis qu’une charge de dragons fait quarante prisonniers. Les membres du Landtag-uni, dès les premiers jours de la fermentation révolutionnaire, par l’intermédiaire du président supérieur de la province, ont supplié le roi d’accorder sans retard au peuple pleine et entière satisfaction, sous peine de voir éclater partout des conflits sanglans. C’est l’armée prussienne qui est l’ennemie, et de Trêves à Emmerich, le sentiment universel applaudit à l’humiliation qui lui est infligée pendant les troubles de Berlin. A Bonn, où Kinkel le 18 mars tient un grand discours sur les marches de l’hôtel de ville, à Crefeld, à Clève, à Coblence, ailleurs encore, seule la crainte d’une fusillade fait reculer les manifestans. Aussi la haine qu’inspirent les soldats de Frédéric-Guillaume IV en est-elle accrue. Elle rejaillit sur la maison royale : Pierre Reichensperger raconte qu’il a assisté à Coblence, sur le Florinsmarkt, à une réunion populaire où le « prince Mitraille, » violemment pris à partie comme chef de la camarilla antidémocratique, a été déclaré déchu du trône. L’agitation, dans la ville de Cologne, revêt le même caractère : au début de mars, Raveaux provoque une pétition demandant l’abolition des armées et l’armement du peuple ; des manifestations ont lieu ; elles sont dispersées par les troupes prussiennes qui arrêtent les orateurs ; l’opinion exaspérée ne voit plus de recours qu’en la république. Aussi la joie est-elle immense lorsque l’on apprend la défaite de la monarchie ; dans les cafés, dit Brüggemann, ce ne fut qu’un cri : « La Prusse est brisée, et la royauté de Berlin est morte. »

A Trêves, dès que le mouvement se dessine, le gouvernement s’empresse de faire partir le 30e régiment d’infanterie, recruté dans le pays, et de le remplacer par le 26e dont les hommes sont originaires de l’Est. Pour leur défendre le passage, la foule ferme les portes ; mais les troupes les enfoncent, font quelques décharges et passent. Alors l’indignation est à son comble ; on parle de chasser les soldats « étrangers ; » on forme une garde civique pour les mettre en échec, et on donne l’assaut à la maison d’arrêt où l’on délivre quelques pauvres diables emprisonnés par l’administration pour vol de bois. Dans une grande réunion tenue le 26 mars, un républicain nommé Grün fait en termes impétueux le procès de la monarchie prussienne. Le 2 mai, après les élections, un nouvel accès de fureur soulève le peuple contre le 26e régiment ; des barricades surgissent, des coups de feu sont échangés, il y a deux morts parmi les habitans.

Düsseldorf connaît des journées pareilles. Le début de mars se passe dans un malaise général et l’on sent gronder la révolte. Elle éclate lorsque les nouvelles de Berlin arrivent. Aussitôt les auberges s’emplissent d’une foule en fête qui acclame la déroute royale et chante des chansons séditieuses ; on promène les couleurs allemandes et on les hisse à l’hôtel de ville ; des cortèges parcourent les rues, torches allumées, au milieu des salves de fusils et de pistolets. Tandis que l’incendie illumine le ciel du côté de Neuss, et que le mouvement se propage à Mülheim, à Lübbecke, à Gütersloh et à Elberfeld, les troupes de la garnison sont insultées, sifflées, poursuivies par des cris injurieux : « Preussen ! Saupreussen ! Prussiens ! Cochons de Prussiens ! » Le gouvernement alors concentre de forts contingens, mais, comme la situation politique est très mauvaise, il diffère sa répression, et les soldats se retirent après avoir fait des sommations impuissantes. La population et l’armée se défient mutuellement : Saupreussen, clament les uns, et les autres répondent en chantant l’hymne connu : « Ich bin ein Preuss ; kennt ihr meine Farben ? Je suis Prussien ; connaissez-vous mes couleurs ? » Les civils, la nuit, tuent ou blessent les soldats attardés.

Mayence n’est pas moins troublée. C’est une forteresse fédérale, où tiennent garnison des Autrichiens, des Badois, des Hessois, et des Prussiens. Ces derniers sont exécrés. Le 22 mars, deux artilleurs qui se rendent au casino militaire sont entourés par les habitans aux cris de « Mort aux Prussiens ! » Les Mayençais organisent des quêtes pour les Polonais persécutés par la monarchie des Hohenzollern, et les journaux, la Mainzer Zeitung comme le Mainzer Demokrat, attaquent avec véhémence le roi Frédéric-Guillaume IV, le despotisme militaire et bureaucratique de son gouvernement. Au mois de mai, le sang coule. Citoyens et soldats prussiens se battent le 19, le 20, le 21 et le 22, d’abord à coups de poings, puis les armes à la main. Les Mayençais chantent un chant de circonstance, où ils invoquent l’aide des chefs révolutionnaires :

Hecker, Struve, Zitz und Blum,
Kommt und bringt die Preussen um !

« Accourez, Hecker, Struve, Zitz et Blum, accourez et écrasez les Prussiens ! » Il y a des victimes des deux côtés : 4 soldats sont tués et 25 grièvement blessés ; 5 citoyens s (ont blessés, dont 3 grièvement. Les Prussiens désarment aussitôt la garde nationale : le 23, leur chef fait occuper les remparts par la garnison et braque ses canons sur la ville ; ses hommes blessent encore un marchand de beurre et tuent un jeune garçon. Telle fut cette émeute ou Preussenkrawall qui laissa d’amères rancunes. De juin 1848 à avril 1849, les passions s’assoupissent un peu. Pourtant les sentimens ne changent pas, et il suffit, pour s’en convaincre, de suivre les événemens qui se déroulent dans la seule ville de Cologne. En août a lieu la fête du sixième jubilé séculaire de la fondation de la cathédrale. On a organisé une grande cérémonie où l’on a convié le Parlement de Francfort, ainsi que le vicaire de l’empire, et à laquelle Frédéric-Guillaume IV, comme souverain de la province, n’a pu se dispenser de promettre sa présence. Comme il faut s’y attendre, la population manifeste en l’honneur de l’unité allemande. L’archiduc Jean descend le Rhin, suivi du Parlement, débarque à Cologne où la garde nationale lui rend les honneurs, et répond au discours du bourgmestre : « Vous avez nommé, dit-il, la cathédrale de Cologne le symbole de l’unité allemande ; elle l’est : elle doit l’être ! L’œuvre que nous devons accomplir pour le salut de l’Allemagne, notre patrie, doit être grande, gigantesque comme votre cathédrale elle-même. »

Pendant ce temps, le roi de Prusse était en route. Il avait fait savoir qu’il arriverait à Düsseldorf le 14 août. Quelques membres de la municipalité auraient voulu qu’on s’abstînt de le saluer au nom de la ville ; néanmoins, une députation se rendit à la gare. La garde civique prit les armes, mais avec des effectifs très réduits, car un grand nombre d’hommes avaient refusé d’obéir aux ordres donnés. L’accueil fut tel que le roi poursuivit immédiatement son chemin, au milieu des coups de sifflet et des injures. Le soir, sur la place du Marché, bourgeois et militaires prussiens en vinrent aux mains, et un soldat du 13e régiment fut tué : c’est à peine si l’on put éviter une bataille rangée entre la troupe et la garde civique.

A Cologne, Frédéric-Guillaume IV n’eut pas une réception beaucoup plus chaude. L’archiduc Jean se porta à sa rencontre au milieu des acclamations. « Quelques minutes après, nous dit Charles de Sainte-Hélène, lorsqu’il revint avec le roi de Prusse à sa gauche, tous deux à pied, ainsi que leur suite, je n’ai pas entendu un seul : Vive le roi ! » L’humiliation, constate le même auteur, fut sans précédent, et d’autres manifestations marquèrent la haine que les Colonais vouaient à la Prusse.

Dans les derniers jours de septembre, leur mécontentement détermina un sérieux conflit. L’autorité avait résolu d’arrêter le référendaire Becker, chef de peloton à la 9e compagnie de la garde civique, Wachter son capitaine, Schapper, correcteur d’imprimerie, et Moll, président par intérim de l’Union des Travailleurs. Elle avait mis la main sur Becker et Schapper, mais les autres lui avaient échappé ; la population, furieuse, avait dévalisé les boutiques des armuriers et démoli les échafaudages de la cathédrale pour construire des barricades. Alors la police voulut réquisitionner 1 000 hommes de la garde nationale pour s’emparer de Wachter et de Moll, mais le bourgmestre refusa de signer l’ordre qu’on lui présentait. Le commandant de la place fit donc appel aux troupes prussiennes et menaça de bombarder la ville. Après quelques bagarres pendant lesquelles des coups de feu furent échangés, l’ordre se rétablit. Le 26 au matin, les barricades étaient détruites, l’état de siège proclamé, la garde civique dissoute et désarmée, tandis que les soldats patrouillaient dans les rues d’un air provocateur, sous la protection de canons mis en batterie à Deutz. Ces scènes tumultueuses n’accrurent pas le loyalisme des habitans.

Nous approchons du dernier acte du drame. Le refus par Frédéric-Guillaume IV d’accepter la couronne impériale détermine l’insurrection des pays rhénans. A Cologne, la municipalité convoque des délégations des autres villes de la région pour délibérer. La terreur de retomber sous le joug abhorré est telle que l’on est prêt aux dernières résolutions. L’assemblée déclare donc qu’elle accepte la constitution de Francfort, somme la Prusse d’en faire autant et formule les plus graves menaces. Le gouvernement répond en décrétant la mobilisation totale du corps d’armée rhénan. A Cologne, les mesures sont si bien prises que la population est tout de suite impuissante. Mais partout, les hommes de la landwehr refusent d’entrer au dépôt. De Bonn, Kinkel combine un coup de main sur l’arsenal de Siegburg et il échoue dans sa tentative. En revanche, à Iserlohn et à Elberfeld, les insurgés sont maîtres de la situation pendant quelques jours. A Düsseldorf, c’est le tocsin qui donne le signal de l’émeute. Des barricades se dressent, surmontées du drapeau rouge. Non contents de fusiller les Prussiens, bourgeois et ouvriers leur lancent des pierres, des tuiles, des immondices et les insultent. Au bruit des cloches qui sonnent sans désemparer, les troupes amènent du canon et prennent d’assaut les barricades de la Kommunikation et de la Flingerstrasse. Le 10 mai, tout est fini : vingt citoyens ont été tués, beaucoup ont été blessés, et l’autorité procède à de très nombreuses arrestations. Pendant ce temps, dans la région de la Moselle, l’agitateur Grün force et pille la citadelle de Prüm avec l’aide d’hommes de la landwehr révoltés qui verront fusiller trois des leurs le 14 octobre dans les fossés de la forteresse de Sarrelouis.

Mais ce ne sont là que de brefs épisodes. Alors que les restes du Parlement de Francfort se sont réfugiés à Stuttgart où ils ont constitué une régence de cinq membres parmi lesquels figurent Schiller, de Deux-Ponts, et Raveaux, la résistance, encouragée par ces libéraux irréductibles, se transporte en Bade et dans le Palatinat. Les révolutionnaires ennemis de la Prusse, et qui ont été refoulés du Nord par les troupes de Frédéric-Guillaume IV, se rassemblent dans le Sud. Leur armée se monte bientôt à 30 000 hommes environ. Elle embrasse la presque totalité des forces badoises et les contingens du Palatinat soulevés contre la Bavière, auxquels se sont réunis beaucoup de Rhénans sujets de la Prusse ; à Mayence, où l’on n’a pas oublié l’émeute de mai, Zitz forme sept compagnies de Hessois qui se joignent aux insurgés. Malheureusement, cette armée ne possède qu’un armement défectueux, elle est peu instruite, et quelques semaines suffisent pour qu’elle soit complètement vaincue.

Nous avons prouvé que la Révolution de 1848, dans la vallée du Rhin, a revêtu un caractère nettement antiprussien. Il nous reste maintenant à démontrer qu’elle a eu des tendances françaises, et nous le ferons sans peine, encore que les chefs du mouvement aient été contraints à une certaine discrétion et qu’au-delà de nos frontières les historiens modernes passent le plus souvent sous silence tout ce qui blesse leur patriotisme ombrageux. D’une façon générale, on peut dire que les démocrates avancés ont souhaité le secours de la France, et qu’en elle seule, justement parce qu’elle s’était constituée en République, ils ont vu la force active capable de faire triompher leurs idées. Quel devait être le prix de son intervention ? La rive gauche du Rhin sans doute, car nul n’ignorait en 1848 à quel point les populations arrachées à la France en 1815 détestaient la tyrannie prussienne. Le sacrifice eût semblé mince, s’il avait été compense par une aide efficace. Assurément, quelques révolutionnaires ont marqué une certaine réserve : il s’en est même trouvé pour écrire que la seconde République accorderait aux démocrates allemands son plein concours sans songer à en retirer le moindre avantage. Jusqu’à quel point étaient-ils sincères dans cette affirmation ? Jusqu’à quel point ne cherchaient-ils pas à mettre d’abord leurs compatriotes devant le fait accompli, sauf à leur faire accepter plus tard la solution qu’ils entrevoyaient déjà ? On peut se le demander, quand on voit que cette idée est défendue par W. Schulz, un Hessois de Darmstadt, originaire par conséquent d’un pays où l’on était alors francophile, ancien officier de la Confédération du Rhin en 1812, réfugié politique à Nancy en 1832, député à Francfort en 1848, et l’un des irréductibles qui se retireront à Stuttgart. Croit-il vraiment, comme il l’écrit, que la France défendrait volontiers l’Allemagne contre la réaction septentrionale et renoncerait à tout profit ? Ou bien ne faut-il pas prendre ses déclarations comme une demande d’intervention doucement suggérée, et W. Schulz, en fin de compte, ne se rallierait-il pas au programme d’un Heinrich Laube à la même date : Freiheit mit Mass, Einigung des deutschen Vaterlands, auch mit Opfern, ce qui se traduit ainsi : Liberté avec mesure, unité de la patrie allemande, même au prix de sacrifices ? Il est permis de le croire.

Notre abstention nous fit le plus grand tort. Notre défection, — pour rendre exactement la pensée publique, — suscita contre nous quelques rancunes et un peu de mépris, et la circulaire de Lamartine aux agens diplomatiques de la France à l’étranger causa dans les milieux libéraux une amère déception : « La guerre, disait ce document en date du 2 mars 1848, n’est pas le principe de la République française, comme elle en devint la fatale et glorieuse nécessité en 1792. La République française n’intentera la guerre à personne. Elle ne fera point de propagande sourde et incendiaire chez ses voisins. » Que cette décision ait été extrêmement sage et qu’elle ait épargné à la France un désastre en lui évitant une lutte contre l’Europe coalisée, voilà qui est l’évidence même, mais beaucoup de démocrates allemands ne voulurent pas s’en rendre compte.

La rive gauche du Rhin nous attendait et les faits parlent clairement. La députation qui se présente devant Frédéric-Guillaume IV, au début de mars 1848, le menace de sécession s’il n’accorde pas la constitution promise. A Cologne, nous dit K. Schurz, on chante la Marseillaise dans les rues et les brasseries, ce que confirme O. Hartmann, qui nous indique d’un mot les tendances secrètes de cette agitation : « Surtout dans le pays rhénan, écrit-il, dont les habitans se sentaient Prussiens par obligation (Musspreussen), les nouvelles de Paris eurent un effet foudroyant… On menaça de se réunir à la France. » A Trêves, les hommes qui jouent un rôle pendant toute cette période sont animés de sympathies pour nous. L’agitateur Grün, qui organise la manifestation du 26 mars, a longtemps habité Paris où il a des amitiés politiques. Deux jours avant, quand on a formé la garde nationale, c’est Recking, dont le grand-père était maire de la ville sous Napoléon, qui en a pris le commandement. Sur les véritables sentimens de la région mosellane, le discours prononcé par Lasinsky au congrès catholique de Mayence, malgré ses formes enveloppées, jette un jour fort cru. La voix de ce peintre s’élève contre la Prusse, et ses plaintes ont une portée politique : « Nous confinons à la France, à la Lorraine et au Luxembourg. Les gens des bords de la Moselle, et à Trêves en particulier, sont taciturnes, mais ils pensent beaucoup et profondément. L’oppression conduit le peuple à toutes les extrémités. »

Désire-t-on un aveu plus net encore ? A Mayence, la Mainzer Zeitung qui, le 30 mars 1848, a sommé la chambre hessoise de déclarer au roi de Prusse que le peuple rhénan ne voulait rien savoir de lui, et qui multiplie ses attaques contre le « prince Mitraille, » imprime ces mots décisifs à la date du 4 mai : « Dans la vallée du Rhin, l’aversion pour la France disparaît de jour en jour, en même temps que s’évanouit la confiance en l’Allemagne. » Lorsque Frédéric-Guillaume IV a refusé la couronne impériale, le congrès des municipalités rhénanes réuni à Cologne vote une résolution qui contient cette phrase : « Les soussignés, pour conclure, expriment leur conviction que, si l’on ne veut pas tenir compte de leurs remontrances, la patrie court les plus graves dangers, que ces dangers peuvent même aller jusqu’à mettre en péril l’existence de la Prusse telle quelle est présentement constituée. » Le vote est du 5 mai 1849, Quelques jours plus tard, le Palatinat et Bade se soulèvent. C’est vers la France que se tournent les insurgés. C’est à elle qu’ils demandent des officiers et des armes. Mais elle ferme ses frontières et interdit même l’exportation par la Suisse. Les négociations continuent pourtant, mais nous ne répondons que par un refus à un dernier appel : « La tentative du gouvernement provisoire, écrit Paul Flathe, de placer le Palatinat sous le protectorat de la France, fut repoussée à Paris. »

Il nous reste à dresser le bilan de la Révolution allemande. Elle n’a pas été complètement vaine, et la Prusse elle-même a dû faire des concessions. Pourtant, celles qu’elle a consenties l’ont été avec tant de restrictions, et elles ont donné si peu le sentiment qu’elles étaient définitives, que le pays rhénan a persisté dans sa farouche opposition. A Berlin, les partis réactionnaires avaient parfaitement compris que Frédéric-Guillaume IV, en rompant avec le Parlement de Francfort, leur donnait la victoire. En conséquence, ils réclamèrent aussitôt la suppression de la constitution et le retour aux anciennes formes de gouvernement. Le roi ne voulut pas revenir sur sa parole, mais il résolut de modifier le statut octroyé de telle sorte que la Prusse demeurât monarchie conservatrice, et il publia la loi électorale des trois classes ou Dreiklassenwahlgesetz du 30 mai 1849, encore en vigueur aujourd’hui, qui assurait à la couronne un Landtag docile. Les libéraux, indisposés par cette mesure, signifièrent qu’ils s’abstiendraient dans les élections. Ce fut donc une chambre réactionnaire, réunie à Berlin, qui fut chargée de réviser la constitution du 5 décembre 1848. Quelques-unes des libertés conquises subsistèrent. Tous les Prussiens étaient proclamés égaux devant la loi. Les tribunaux d’exception et les peines administratives étaient supprimés, les jurys criminels promis même pour les affaires de presse, l’indépendance des juges assurée, les conflits de compétence remis à la décision d’une cour spéciale, tous leurs droits de police et de juridiction enlevés aux grands propriétaires terriens. Conformément aux indications données par le Parlement de Francfort, la monarchie prussienne reconnaissait le libre exercice du culte catholique, l’autonomie de l’Eglise, l’indépendance des évêques dans leurs rapports avec les fidèles ; elle se désistait de toute participation à l’administration des diocèses, soit quant aux personnes, soit quant aux biens. De plus, d’autres articles établissaient le droit de réunion, l’abolition de la censure en matière de presse, l’interdiction des fiefs, des majorais et des privilèges fiscaux. Enfin, les recettes et les dépenses de l’État devaient être rendues publiques par un budget qui serait soumis à l’approbation des députés.

Mais le Landtag à qui incombait la révision avait supprimé pour l’armée l’obligation de prêter serment à la constitution, et la haute direction de l’Eglise évangélique était remise à la couronne. Quoiqu’ils eussent obtenu une certaine indépendance confessionnelle et que la surveillance de leurs écoles primaires eût été confiée au clergé catholique, les Rhénans se rendaient parfaitement compte que la Prusse était toujours la même et que les concessions religieuses avaient leur source dans le désir d’enrôler les prêtres au service de la réaction. D’inquiétantes réserves ménagées dans le texte, quelques lacunes que devaient combler des règlemens futurs, tout cela inspirait à la population des sentimens de grave insécurité. On aimait à dire que la tyrannie russe était plus franche que l’oppression prussienne. Surtout, on savait que le souverain avait personnellement pesé sur les décisions du Landtag, et que, sur sa demande expresse, de nouvelles restrictions avaient été votées. Le malaise s’accrut encore lorsque la constitution fut promulguée et que le Roi prêta serment : « La constitution, dit-il, est née dans une année que la fidélité des générations futures voudra effacer de l’histoire de Prusse à force de larmes, et partout encore elle porte le stigmate de son origine. Amendée comme elle l’est, cependant, je puis la jurer. Je le puis, dans l’espoir que l’on me rendra possible de gouverner avec elle. »

Le ministère Manteuffel, formé le 6 novembre 1850, s’efforce de mater la démocratie avec l’aide des orthodoxes protestans qui décidément sont les maîtres. Les conservateurs prussiens, acharnés dans l’assouvissement de leur vengeance, profitent de l’ordonnance du 5 juin 1850, qui limite à nouveau la liberté de la presse, pour entamer de nouveaux procès, et, en même temps, ils poursuivent tous les délits politiques commis pendant la Révolution. Nombreuses sont les condamnations dans le pays rhénan. La Gazette de Trêves est supprimée et la Gazette de Cologne, qui va bientôt se résoudre à devenir définitivement l’avocat de la Prusse, se sent en péril. A Berlin, la Gazette de la Croix reproche aux journaux rhénans de fausser l’opinion et de la franciser. Le 16 août 1851, Frédéric-Guillaume IV passe à Cologne. Outré de l’opposition que son gouvernement rencontre, il répond à une délégation de la municipalité par un flot de paroles comminatoires : « Je ne suis pas venu pour vous faire des complimens, mais pour vous dire la vérité et toute la vérité. Je sais que vous êtes très sensibles sur le chapitre de votre presse. Mais il est nécessaire que cesse votre aveuglement. Il ne laisse naître ni confiance ni attachement, mais il crée la discorde dans la ville et dans l’Etat. Tâchez de bannir cet esprit d’hostilité. Faites en sorte de vous améliorer… Il est temps que cela finisse, ou bien c’est moi qui vous corrigerai ; j’en ai la volonté, et les moyens. Veillez à vous amender à bref délai. Sans quoi nous ne resterons pas bons amis, et je vous garantis que j’aurai recours aux mesures les plus rigoureuses. »

Ce discours résume exactement la situation. Il prouve qu’après trente-six années de domination, la Prusse n’est pas plus avancée qu’au premier jour. D’une façon générale, les populations rhénanes n’ont pas encore accepté le destin que leur ont imposé les traités de 1815. Mais à ce moment un fait important se produit, et Napoléon III, en France, devient empereur. Son règne, avant la catastrophe de 1870, va fournir à la résistance de nouveaux alimens.


II. — LE SECOND EMPIRE

Pendant cette période, tandis que la Hesse et la Bavière font preuve d’une certaine indulgence à l’égard des survivances françaises, la Prusse, malgré tous les indices qui pourraient faire croire à la précarité de sa domination, s’efforce de s’implanter sur la rive gauche du Rhin : tant qu’elle occupe ces riches territoires, elle y lève des impôts qui profitent à tout le royaume, et elle y trouve des recrues qu’elle incorpore dans son armée. Elle ne change donc rien à ses méthodes ; elle agit sur l’opinion par l’enseignement et par une presse qu’elle subventionne ; elle inonde le pays sous le flot de ses immigrans, qu’elle appelle Kulturträger ou porteurs de civilisation ; elle tente de germaniser la Wallonie et décrète en 1863 la suppression absolue du français dans les actes administratifs du cercle de Malmédy ; elle remplace le 14 avril 1851 notre code pénal par de nouveaux textes qui, en donnant satisfaction aux Rhénans, préparent une invasion plus complète de la législation prussienne, et qui ne resteront en vigueur que pendant dix-neuf années.

Malgré l’oppression qu’ils exercent politiquement, les ministères successifs ne négligent pas l’organisation matérielle et économique de la province dans la même mesure qu’ils le faisaient avant 1914 en Alsace-Lorraine. Les villes se développent, on y perce des rues nouvelles, on y construit des monumens d’utilité publique. Le réseau des routes s’accroît et de nouveaux ponts sont jetés sur les fleuves. La navigation du Rhin devient de plus en plus intense : alors qu’en 1838 le mouvement des marchandises n’était que de 12 870 656 quintaux métriques, il atteint en 1860 le chiffre de 102 091 432 quintaux transportés en 91 135 voyages. L’on crée aussi un service de vapeurs sur la Moselle, de Metz à Coblence. De grandes lignes de chemins de fer sillonnent la province, courent le long des fleuves, mettent le pays en relations avec la Westphalie et Berlin, avec la Hollande, la Belgique et la France.

L’essor industriel et commercial, aussitôt qu’il a commencé, ne se ralentit plus. Sans doute on constate une période de misère et de renchérissement de la vie qui s’étend de 1853 à 1857. Le cercle de Trêves n’y échappe pas plus que les autres, et pourtant, rien que dans la ville, le nombre des tanneries s’augmente de huit entre 1849 et 1858. Les statistiques prouvent que, dans les années qui ont suivi la Révolution, de nombreuses usines se sont ouvertes et que de nouveaux commerces ont pris naissance. C’est vers 1860 que l’on commence la fabrication des vins mousseux. La province exploite des carrières ; elle possède des filatures, des verreries et des forges ; elle produit des tissus, du papier, des armes, des articles en fer-blanc, de la fonte et de l’acier, des matières chimiques, des cordes, beaucoup de cuir apprêté, du chocolat, bien d’autres marchandises encore. Or, sur plus de soixante-dix maisons rhénanes qui participent à notre exposition de 1867, il y en a au moins quarante qui ont été fondées après la Révolution. Toutes ensemble, elles occupent plus de 50 000 ouvriers dont 9 500 appartiennent à l’usine Krupp.

Il est bien évident que toute cette prospérité industrielle attire à la monarchie quelques dévouemens. D’autre part, une conquête qui remonte déjà à des dizaines d’années emporte avec elle, du fait qu’elle dure, des adhésions toujours plus nombreuses. Les faveurs dont un gouvernement dispose, les profits dont il est la source, les places qu’il est maître de distribuer, tout cela provoque des capitulations. Il y eut donc des conversions et il était fatal qu’il en fût ainsi. S’il fallait donner un exemple de ces ralliemens, je choisirais volontiers celui du poète Simrock. Il était né à Bonn en 1802 dans une famille où l’on ne parlait que le français, et son père, comme il le raconta en 1874 à L. Kaufmann, était un admirateur enthousiaste de Napoléon. Étudiant en 1818 dans sa ville natale, puis en 1822 à Berlin, il devint en 1823 auditeur, puis référendaire au service de la Prusse. Une poésie qu’il écrivit sur la Révolution française de Juillet le fit chasser de son emploi. Alors il s’adonna à l’étude de la vieille littérature germanique dont il traduisit en allemand moderne les plus anciens monumens. Professeur ordinaire à l’Université de Bonn dès 1850, il était désormais notre adversaire, et il agit par son enseignement sur plusieurs générations d’étudians.

Pourtant de telles conversions demeurèrent assez rares. C’est qu’en effet rien n’était changé dans l’attitude de la Prusse à l’égard des populations annexées. La guerre religieuse, sourde et hypocrite, ne cessa jamais. Les demi-libertés, accordées par la constitution, sont peu à peu subrepticement retirées, et toutes les vexations provoquent de l’irritation, souvent des manifestations hostiles.

La population est toujours française, non seulement dans les régions annexées par la Prusse, mais encore en Hesse et dans le Palatinat, et elle le demeurera pendant toute la durée du second Empire. En 1857, sur la demande du roi Maximilien de Bavière, Riehl écrit un gros volume sur le Palatinat. Comme il ne peut décemment crier à son protecteur le peu de loyalisme qu’il a constaté, il essaye de nier, ou bien il trouve des palliatifs et des formules consolantes. Selon lui, il est faux de penser, comme on le raconte, que les habitans de la région veulent devenir Français ; ils ne se soucient ni d’être Français, ni d’être Prussiens, ni même d’être Allemands ou Bavarois ; ils sont tout bonnement du Palatinat, et c’est comme tels qu’ils se sentent Bavarois ou Allemands. Pourtant, au milieu de ces déclarations, d’autres se font jour qui les démentent. Passant dans un cimetière juif, l’auteur y a vu des pierres tombales récentes, sur lesquelles l’écriture hébraïque était accompagnée de sentences françaises. Il remarque que les décrets et arrêtés français de grande voirie sont encore en vigueur dans tout le pays, que c’est de la Constitution de l’an III que les habitans font dater l’organisation politique de leur province, et qu’ils demeurent très attachés à tout ce que la France leur a apporté.

Partout sur la rive gauche, l’opinion est la même. En Prusse rhénane, elle s’est exprimée très clairement par l’attitude des populations lors des fêtes du cinquantenaire. « Une chose à remarquer, écrit notre ministre à Francfort en 1865, c’est que les seuls pays qui nous soient restés attachés sont ceux qui ont le plus souffert pendant les grandes guerres du commencement de ce siècle. C’est le Palatinat et une partie des provinces rhénanes ; c’est surtout la ville de Mayence. » Ces affirmations sont tout autre chose que l’illusion d’un visionnaire ou la fantaisie d’un diplomate étranger qui veut plaire à ses chefs. Reculot, en effet, ne pèche que par trop de modération. Pendant tout le règne de Napoléon III, la France reste la grande patrie des Rhénans. Ils affluent chez nous. Les Hessois forment à Paris une importante colonie. Les ouvriers du Palatinat y sont très nombreux. Les jeunes filles de Trêves et de la Moselle y viennent chercher des places. Si les aveux enveloppés de Riehl ne paraissent pas assez probans, il y a d’autres textes, témoignages très nets de ceux des contemporains qui sont le mieux en situation de juger. En 1866, au moment où la guerre va éclater entre l’Autriche et la Prusse, Clovis de Hohenlohe ne se fait aucune illusion sur les sentimens des Bavarois rhénans, « peuple sans caractère, écrit-il dans ses Mémoires, et qui supporterait très bien de passer à la France. » L’année précédente, l’Université de Bonn a délibéré sur la question de savoir si elle devait créer une chaire pour un professeur de littérature française moderne. Elle s’y est refusée, après avoir pris connaissance d’un rapport du professeur Simrock, un rallié qui connaît bien ses compatriotes : « Pourquoi, déclare-t-il, avons-nous besoin d’un troisième maître, quand des hommes comme Diez et Delius s’occupent bien suffisamment de la langue et de la littérature françaises ? Encourager l’étude de la langue et de la littérature françaises aux dépens de l’allemand est chose périlleuse justement aux bords du Rhin, où les sympathies françaises n’ont pas encore disparu. »


De ce qui précède se dégage cette conclusion que les populations rhénanes ne sont animées d’aucun loyalisme germanique. Elles, ne le sont pas à cause de leur aversion naturelle pour la Prusse, mais aussi parce que, dans l’opinion allemande comme dans l’opinion européenne, Napoléon III jouit d’un immense prestige. Du fait qu’il règne, le statut de la rive gauche ne semble pas définitif. Il le semble si peu qu’à chaque instant les voix les plus diverses, amies ou ennemies de la France, en soulignent le caractère provisoire ; car il suffit d’une visite de quelque Bonaparte à Berlin, ou d’un congrès de monarques, ou d’une démarche d’ambassadeurs, pour qu’aussitôt les journaux se demandent si l’on n’a pas discuté la question d’une cession prochaine, ou si même l’accord n’a pas été signé.

La popularité du second Empereur est extraordinaire, non seulement dans nos quatre départemens d’avant 1815, mais encore dans tous les États de l’ancienne Confédération du Rhin. D’abord, on voit en lui le souverain le plus puissant de l’Europe continentale, et la fabuleuse prospérité de la France éblouit l’Allemagne encore pauvre. C’est la France qui a organisé pour la première fois le pays rhénan ; c’est d’elle que tout le progrès est sorti ; c’est elle qui a donné la première impulsion au développement commercial et industriel de la région : sans doute décuplerait-elle encore la richesse, comme elle le fait chez elle, si les traités de Vienne étaient abolis. A Napoléon III s’attache aussi un intérêt sentimental : on sait qu’il parle couramment l’allemand, que son éducation est allemande, et qu’avant d’avoir vécu à Arenenberg, en Suisse, il a fait ses études en Bavière, au gymnase d’Augsbourg. Enfin et surtout il est un Bonaparte, le neveu et l’héritier du Grand Empereur, de celui-là même qui a été le vainqueur d’Iéna et le Protecteur de la Confédération du Rhin, que l’on a vu passer dans l’éclat de sa gloire à Cologne et à Mayence en 1804, à Düsseldorf en 1811.

Or, la restauration bonapartiste s’effectue en pleine période de culte napoléonien. Depuis 1815, d’innombrables poètes allemands ont chanté le Corse invincible, adversaire de la Prusse haïe, génie bienfaiteur de l’Allemagne occidentale et méridionale, champion du libéralisme, vengeur des peuples opprimés. A l’avènement du second Empereur, un long frémissement secoue toute l’ancienne clientèle germanique de la France. Les vétérans de la Grande Armée, westphaliens, badois, hanovriens, wurtembergeois, bavarois, saxons et rhénans, peut-être constitués, à en croire Mansfeld, en une vaste fédération, envoient aux Tuileries des adresses de fidélité. Des groupes depuis longtemps ont été formés dans toutes les villes de la rive gauche : celui de Mayence, en 1852, fait partir pour Paris son drapeau, accompagné d’une délégation, pour féliciter Napoléon III ; dans cette même ville, jusqu’en 1870, nos vieux soldats, torches allumées, en bicorne et en manteau sombre, c’est-à-dire dans leur uniforme français ou dans une tenue qui le rappelle, ne manqueront jamais de monter une faction, le jour de la Toussaint, devant le monument qu’ils ont fait élever au cimetière à la mémoire de leurs camarades défunts. Une de ces sociétés existe à Cologne, une autre à Coblence : on y célèbre régulièrement le 5 mai et le 15 août.

Heine, le premier, a déclaré que les deux Napoléon ne sont qu’un seul et même homme, un être surnaturel appelé à sauver le monde et à libérer l’Allemagne des restes de la Sainte-Alliance. Une foule de publicistes reprennent cette thèse, et dessinent du second Empereur une figure idéale, avec des traits empruntés à la physionomie du vainqueur d’Austerlitz. Napoléon III a du génie ; il est l’égal de son oncle et de Jules César, le plus profond politique de son temps, un économiste remarquable, un général hors ligne, enfin un héros complet. Souverain moderne, il donne à l’Italie l’indépendance et bat le tsar ami de la Prusse réactionnaire ; il est le soldat de la révolution et en même temps le ministre des volontés divines : « L’homme providentiel qui gouverne la France, écrit Mansfeld, a une mission tracée qu’il lui sera donné de remplir. Tout, en effet, dans sa vie, nous montre le mortel prédestiné. » Or, cette mission consiste à orienter la France dans ses voies de jadis : « Elle joue un rôle de premier plan, écrit en 1860 un anonyme[2]. Il semble que les temps de Louis XIV et de Napoléon pourraient bien revenir. » En d’autres termes, elle doit reconstituer l’ancienne Confédération du Rhin, et, pour prix de la protection qu’elle accordera aux États du Sud contre la Prusse, ceux-ci lui abandonneront la rive gauche. Les deux voyages que fait en Allemagne Napoléon III, le premier à Stuttgart en 1857, le second à Bade trois années plus tard, attestent son immense popularité. Il est accueilli par des foules en délire, aux cris poussés en français de : « Vive l’Empereur ! » et les troupes qui le reçoivent déploient en son honneur les drapeaux de 1809, ornés de l’aigle impériale.

Lui, d’ailleurs, veut reprendre en Allemagne la place qu’y occupait le fondateur de sa dynastie. Il rallie autour de son trône les vétérans de la Grande Armée en créant la médaille de Sainte-Hélène, qui sera portée jusque dans les régions les plus lointaines du Hanovre et de la Saxe. Il a également le dessein de recouvrer les quatre départemens rhénans. Pour se les faire attribuer, Sybel raconte qu’il aurait proposé à lord Clarendon, lors du Congrès de Paris, une révision de la carte d’Europe. Au mois d’août 1857, à Osborne, il serait revenu à la charge auprès de la reine Victoria. En janvier 1866, il aurait pressenti sur le même sujet l’ambassadeur prussien. Quant aux démarches faites par Benedetti après Sadowa, elles sont dans toutes les mémoires.

La situation, dans les mois qui précèdent la guerre de 1866, est donc la suivante : d’une part, une Prusse haïe et redoutée, mais qui marche de toutes ses forces à la conquête de l’Allemagne ; de l’autre, de petits États exaspérés contre elle, et qui se sont rejetés du côté de l’Autriche ; enfin, au-dessus des deux partis, la France, dont l’intervention doit amener la victoire de celui qu’elle voudra bien soutenir. Les deux camps se disputent son aide et lui offrent les provinces rhénanes pour prix de ses services. Or, Napoléon III hésite, prête l’oreille aux ouvertures qui lui sont faites, mais reste énigmatique et muet jusqu’au moment où, à la dernière minute, il se décide à pencher faiblement pour l’Autriche. Ici commence une douloureuse histoire.

A Berlin, personne n’ignore que la rive gauche du Rhin est demeurée très française de sentimens. Guillaume Ier lui-même s’en rend compte, encore qu’il soit fort peu disposé à abandonner les territoires annexés par son père en 1815. Après les fêtes commémoratives d’Aix-la-Chapelle, il est repassé par Francfort ; il y a rencontré Savigny, son ministre auprès de la Diète, et lui a exprimé tout son mécontentement de l’accueil qu’on lui a fait. Le comte de Reculot, qui nous représente là-bas, résume cette conversation, puis il ajoute : « Sa Majesté a témoigné le regret que M. de Bismarck ne l’eût pas accompagnée. L’année dernière, l’on avait attribué la réception assez froide faite au roi à la présence de ce ministre : cette année il n’est pas venu, et l’attitude de la population a été presque hostile. » Donc, depuis qu’il avait été nommé gouverneur de la province rhénane en 1849, le roi n’avait pas conquis le cœur des annexés, au contraire de sa femme, la reine Augusta, qui leur avait marqué quelques prévenances. Cela, Guillaume Ier le savait, et Bismarck aussi. Dans ses Pensées et Souvenirs, où il récrimine sans cesse contre l’esprit français de sa souveraine, celui-ci résume une lettre qu’il a reçue, en 1863, du comte de Recke-Volmerstein : comme le roi avait formé le projet de venir cette année-là assister à un Dombaufest, des Rhénans ralliés lui écrivirent pour le supplier de n’en rien faire et de déléguer la reine, « qui serait reçue avec enthousiasme. » D’ailleurs, l’expérience de Bismarck remontait au temps de sa jeunesse, quand il était référendaire au gouvernement d’Aix-la-Chapelle.

Depuis longtemps il a donc envisagé la cession éventuelle de la rive gauche, et il est prêt à y consentir, si ce sacrifice lui assure notre bienveillance. Non pas qu’il l’ait jamais avoué officiellement, car au contraire il l’a toujours nié, mais ses idées étaient de notoriété publique et elles provoquaient de continuelles allusions. Il n’en faisait pas mystère en particulier : les preuves sont là, abondantes et formelles ; elles se renforcent de jour en jour, à mesure que les documens sortent des archives. Les motifs qui le déterminent sont les suivans : les provinces rhénanes résistent toujours à la domination prussienne ; elles ne sont pas protestantes, mais catholiques ; elles défendent toujours âprement les conquêtes qu’elles doivent à la Révolution française et à l’Empire ; elles sont loin de Berlin et privées de communications rapides avec le centre de la monarchie. Le plan de Bismarck est donc celui-ci : il abandonnera ces populations rebelles, pourvu que le territoire de la Prusse se groupe autour de la capitale en une masse compacte ; il lui suffira pour cela, avec l’assentiment de la France largement désintéressée, d’annexer la Saxe et le Hanovre ainsi que la Hesse : alors les possessions des Hohenzollern s’étendront sans interruption de Tilsitt à la ligne du Mein.

Il a manifesté ses intentions au diplomate saxon von Nostitz, au temps où il n’était encore que ministre à Francfort, puis, en 1863, au général Fleury. En 1864, il s’est efforcé, dans des conversations avec l’ambassadeur britannique, de prévenir une alliance anglo-française : Londres ne pouvait rien offrir à l’Empereur pour payer son aide contre la Prusse, sinon la rive gauche que Napoléon III serait obligé de conquérir par une guerre coûteuse : « Celui qui peut donner les provinces rhénanes à la France, c’est celui qui les possède. Et le jour où il faudrait courir l’aventure, c’est nous qui pourrions mieux que tout autre marcher avec la France en commençant non pas par lui promettre, mais par lui donner un gage pour son concours. »

Au moment où les premières difficultés s’élèvent entre l’Autriche et la Prusse, Bismarck éprouve notre ambassadeur à Berlin, mais sans rien préciser, car la situation n’est pas encore critique : il sait, dit-il, quelle compensation nous réclamerions de lui[3]. En octobre 1865, il part pour Biarritz, où il a une entrevue avec l’Empereur. Il a entamé des négociations avec l’Italie en vue d’une alliance, dans l’espoir peut-être de paralyser ainsi la France, ou tout au moins de l’incliner vers la Prusse. Il signe avec elle la convention militaire du 8 avril 1866, et alors, comme les agens italiens sont restés à Berlin, des conversations s’engagent qui sont du plus haut intérêt. Il est prêt à céder, s’il le faut, toute la rive gauche, et il le laisse entendre à Barral, ministre de Victor-Emmanuel auprès de Guillaume Ier. « On est excessivement préoccupé, écrit Barral, des négociations très actives qui se poursuivent entre la France et l’Autriche pour désintéresser l’Italie, et qui seraient allées jusqu’à l’offre de la ligne du Rhin à la France. A l’observation que je lui ai faite sur le danger d’une pareille offre par une puissance allemande, Bismarck m’a répondu par un mouvement d’épaules, indiquant très clairement que, le cas échéant, il ne reculerait pas devant ce moyen d’agrandissement. » Cette dépêche est du 6 mai 1866, et elle est confirmée par un mémoire du général Govone en date du 7.

Pourtant, poussé dans ses retranchemens, le futur chancelier, par un véritable marchandage, cherche à conserver la plus grande partie du territoire rhénan. Le 22 mai, Govone résume un nouvel entretien. Il a pressé Bismarck de s’entendre avec Napoléon III, dont les désirs sont connus de toute l’Europe. Son interlocuteur alors a invoqué les répugnances de son roi, qui consentirait difficilement à céder des régions allemandes. Il semble bien cependant qu’il ait précisé ses offres, car de Paris, Nigra peut écrire le 31 mai que la Prusse serait disposée à accorder à la France tout le pays situé entre la Moselle et le Rhin. Le résumé d’une nouvelle entrevue qui a lieu quelques jours après confirme les renseignemens de Nigra. Une fois de plus Bismarck met en avant son roi, et il ajoute que lui-même veut conserver Cologne et Mayence. Mais il fait bon marché du Palatinat, de l’Oldenbourg, et des possessions prussiennes situées au sud de la Moselle, car il est « moins Allemand que Prussien (io sono meno tedesco che prussiano.) Ce pas franchi, il s’adresse à Benedetti qui se dérobe et il lui fait à peu près les mêmes propositions. Il est à ce moment impatient d’avoir une réponse de nous et il le sera jusqu’à la dernière minute, car il chargera le 11 juin le général hongrois Türr de partir pour Paris avec mission de le renseigner sur les intentions de la France et de faire à l’Empereur des offres de territoire, offres dont l’étendue d’ailleurs est restée ignorée, rien n’ayant transpiré de l’entretien que le général eut avec le prince Napoléon.

Il est donc bien évident que nous aurions obtenu de Bismarck tout ce que nous aurions désiré, si nous avions voulu prêter l’oreille à ses sollicitations et le suivre dans ses marchandages. Nous ne l’avons pas fait parce que nos intérêts nous entraînaient bien plus du côté de l’Autriche et des États du Sud. Au début de juin, la question du reste est déjà tranchée, puisque c’est avec Vienne que nous négocions : en d’autres termes, à Paris, le courant austrophile représenté par Drouyn de Lhuys l’a emporté, sous une forme sans doute trop modérée, mais du moins conformément aux aspirations de notre clientèle allemande. Le pacte secret du 23 juin, conçu dans un esprit tout passif, nous fait encore la partie belle. Par l’article premier, le gouvernement français s’engage à conserver la neutralité absolue et à tâcher d’obtenir celle de l’Italie. Par l’article 2, si l’Autriche est victorieuse en Allemagne, elle promet de céder la Vénétie à Napoléon III. Enfin le dernier article prévoit le cas où l’Empereur voudrait placer son mot dans le débat : « Si les événemens de guerre changeaient les rapports des puissances allemandes entre elles, le gouvernement autrichien s’engage à s’entendre avec le gouvernement français avant de sanctionner les remaniemens de territoire qui seraient de nature à déranger l’équilibre européen. »

Cette convention est complétée par une note additionnelle qu’éclairent elle-même les correspondances diplomatiques. « Les ministres autrichiens, écrit notre ambassadeur à Vienne, ont déclaré qu’ils attachaient le plus grand prix à ce que, au moins dans la note additionnelle, il fût dit que la France ne s’opposeserait pas aux accroissemens territoriaux de l’Autriche[4]… Le gouvernement autrichien n’aurait aucune objection à élever contre un remaniement territorial qui ferait des provinces rhénanes un nouvel État indépendant. Au surplus, il se mettra d’accord avec la France. » Quand l’accord a été signé, notre ambassadeur en définit ainsi la portée : « Dans l’état actuel des choses, nous sommes sûrs que, si la guerre éclate, la Vénétie nous est cédée pour prix de notre neutralité et de nos bons offices en Italie, et, si la guerre, en se développant, amenait une situation nouvelle dans laquelle il nous fût avantageux de prendre une part plus active, rien ne nous empêche de le faire. Ce n’est certainement pas l’Autriche qui se plaindra de nous voir entrer en campagne et qui s’opposera aux acquisitions que les événemens pourraient nous procurer. » Traduisons donc : si, pour payer notre neutralité, on nous promet l’indépendance de la rive gauche, — sous un régime d’ailleurs à propos duquel nous serions consultés et qui ne serait peut-être que transitoire, — l’annexion immédiate serait la conséquence de notre intervention armée. Nous sommes donc garantis.

Or, toutes les négociations conduites par la France avant Sadowa participent du même esprit. Il est très notable qu’elles ont considéré comme à peu près exclue l’hypothèse d’une action militaire. Si le gouvernement impérial a signifié que les circonstances pourraient le contraindre à tirer l’épée, c’est là une éventualité qu’il croyait improbable, et en fait, il n’a pris aucune disposition pour y préparer notre armée, épuisée par la campagne du Mexique. L’Empereur, dès ce moment malade et désireux de tranquillité, se croyait le maître de l’heure. Sa conviction, comme celle du reste des milieux officiels, était que l’Autriche, deux fois plus peuplée que la Prusse, serait victorieuse. Lorsque les deux adversaires seraient à bout de forces, et dans le cas d’une lutte très dure, Napoléon III s’interposerait comme arbitre. Il donnerait à l’Italie le territoire vénitien, à l’Autriche la Silésie, au Danemark le Schleswig ; il garantirait l’indépendance des États secondaires et ainsi se les attacherait ; il permettrait à la Prusse de s’agrandir dans le Nord et recevrait la rive gauche pour prix de ses bons offices : sa médiation assurerait la grandeur de l’Empire et le bonheur de l’Europe, sans que la France eût été contrainte à se battre.

C’était là une erreur totale et qui nous fit négliger nos intérêts les plus sacrés. Jamais occasion ne fut plus propice en effet de reprendre les provinces rhénanes. Elles nous attendent. Dès que la guerre devient probable, l’opposition relève la tête et tente de susciter à la Prusse des difficultés intérieures. Il semble bien qu’elle ait pris part aux assemblées qu’organise au mois de juin le Nationalverein en diverses localités du Palatinat et de la Hesse, afin de protester contre la politique agressive de Bismarck. Mais elle est mal à l’aise dans ces démonstrations à tendances pangermanistes, et elle agit pour son propre compte. Les conseils municipaux envoient à Berlin des adresses en faveur de la paix. Dix-sept chambres de commerce font parvenir au roi une pétition collective contre la guerre. Les habitans de Dortmund, Duisbourg, Elberfeld, Barmen, Crefeld, Düsseldorf et Cologne étalent leur hostilité dans un document presque comminatoire : « Nous nous sentons obligés en tant qu’hommes indépendans de déclarer publiquement que, malgré tout le dévouement du peuple au souverain bien de la patrie, l’enthousiasme indispensable à une lutte véritable pour les intérêts allemands lui fait défaut. » C’est bien pis encore quand la Prusse lance ses ordres de mobilisation : alors les soldats de la réserve et de la landwehr refusent de monter dans les trains militaires, et les autorités doivent les y forcer en faisant intervenir d’autres troupes. Ketteler, l’évêque de Mayence, prend parti pour les rebelles et publie une lettre très violente où il reconnaît que les hommes obéissent de mauvaise humeur et sans aucun enthousiasme. Quelques jours auparavant, l’archevêque de Cologne a écrit au roi dans le même sens. Dans la campagne, les curés prêchent contre Bismarck.

Les sentimens des Rhénans s’analysent sans aucune difficulté. D’abord, entre la Prusse luthérienne et l’Autriche catholique, leur choix est vite fait en faveur de cette dernière : il suffit d’ailleurs qu’elle soit l’ennemie de la Prusse. En outre, les rancunes accumulées depuis 1815 portent leurs fruits, et l’on refuse d’autant plus de travailler à la grandeur des Hohenzollern exécrés que l’on se sent soutenu par la coalition presque unanime de l’Allemagne. Enfin il semble inutile de se battre pour Guillaume Ier, du moment qu’à la fin de la guerre, avant peut-être, Napoléon III prendra possession du pays tout entier.

Car, de quelque façon que l’on envisage l’attitude de la France, soit qu’elle ait jugé à propos de s’entendre avec la Prusse, soit qu’elle ait signé une convention avec l’Autriche, dans les deux cas, le résultat du conflit semble devoir être celui que nous venons de dire. Il n’y a pas à se méprendre sur les vœux de la population, encore que certains faits paraissent prouver le contraire. Sans doute, certaines assemblées populaires, celles du 3 juin à Oberingelheim et du 17 à Mayence, ont voté des ordres du jour par lesquels elles exprimaient l’intention de s’opposer à l’annexion par la France d’une partie quelconque du territoire allemand ; mais ces réunions, convoquées par le Nationalverein, outre qu’elles ont dû se composer surtout de ralliés et d’immigrés, présentaient une trop bonne occasion de narguer la politique prussienne pour que l’opposition francophile s’en désintéressât. La lettre de l’archevêque de Cologne ne doit pas nous tromper davantage. Son auteur, écrivant au roi de Prusse pour le détourner de la guerre, invoque cet argument que les Français, à la faveur des hostilités, pourraient bien s’emparer de la rive gauche : c’est là, dit-il, ce qui indispose l’opinion et provoque la résistance des réservistes rhénans. Mais l’archevêque Melchers, dignitaire du royaume, pouvait-il donner à ses remontrances une autre forme ou excuser par d’autres motifs l’insubordination de ceux dont il était le chef spirituel ? Il semble bien que non.

Nous avons d’autres témoignages. Le 22 juin 1866, notre ministre à la Haye indique qu’à Luxembourg les soldats rhénans qui y tiennent garnison se plaignent de leur gouvernement, expriment le vœu de se voir remplacés par des troupes françaises et crient déjà : « Vive l’Empereur ! » Sur la rive gauche, la délivrance semble prochaine. Bismarck en effet, parce qu’il n’a pu obtenir l’assurance de la coopération impériale, nous a abandonné tacitement tout le pays. C’est à l’intérieur de l’Allemagne qu’il a décidé de faire porter son effort militaire : il compte y trouver une victoire qui lui accordera de larges compensations pour la perte du Rhin. La rive gauche est à nous si, comme il s’y attend, nous voulons la prendre. À plusieurs reprises le rappel des troupes royales est signalé aux Tuileries par nos agens. De Strasbourg, où il commande, le général Ducrot assiste à cette retraite : « Les Prussiens, écrit-il, étaient si bien convaincus que la rive gauche du Rhin devait être la compensation légitime, pour nous, de leur agrandissement en Allemagne, qu’ils avaient tout évacué, et qu’ils n’avaient même pas laissé dans les casernes les porte-manteaux et les crochets destinés à recevoir les effets militaires. » À la même époque, des lettres arrivent du pays rhénan au journal würtembergeois le Beobachter et lui fournissent les mêmes renseignemens : Bismarck désarme les forteresses et rappelle ses troupes.

De Trêves à la frontière de Hollande, on s’apprêtait donc à recevoir les Français. Tous les espoirs nourris depuis 1815, déjoués une première fois en 1830, puis encore en 1848, allaient se trouver réalisés, En avril 1868, le général Ducrot devait s’entendre dire que les populations, si elles avaient alors été appelées à disposer d’elles-mêmes, eussent voté à l’unanimité en faveur de la France : le nombre des opposans n’eût pas dépassé 1 pour 100. Mais lui-même n’avait pas besoin de ces affirmations pour être convaincu. À Strasbourg, en 1866, il était parfaitement averti de l’état de l’opinion. Les rapports officiels parvenus à cette époque soit à la préfecture, soit au siège de la division, attestaient que le suffrage universel devait nous être favorable. Ce qu’il y avait de plus significatif, c’est que beaucoup de familles rhénanes, pour éviter les désagrémens inséparables de toute invasion, s’étaient réfugiées non pas eu Prusse ou dans les États situés sur la rive droite du Rhin, mais sur notre propre territoire, en Alsace et en Lorraine, afin de se mettre sous la garde de ceux qu’elles considéraient comme de légitimes protecteurs.

Or la France conserva son attitude passive. À la nouvelle de Sadowa, qui consterna les milieux officiels, Drouyn de Lhuys insista dans le sens d’une action immédiate. L’Empereur réunit le conseil des ministres, signa le décret de convocation des Chambres et proposa de mobiliser 250 000 soldats. Mais Rouher et La Valette s’opposèrent à ce projet en représentant que l’expédition du Mexique avait désorganisé l’armée. La Valette affirma que le maréchal Randon ne disposait que de 40 000 hommes, et encore sans munitions suffisantes. Napoléon persista d’abord dans sa décision, puis se montra un peu ébranlé, enfin leva la séance sans indiquer qu’il avait pris une résolution définitive. On ne fit rien. Tout se borna à la publication par le Moniteur, le 5 juillet, d’une note qui annonçait que l’Empereur avait demandé aux rois de Prusse et d’Italie une suspension d’armes. Les deux monarques accueillirent un peu fraîchement cette proposition de médiation, d’où pourtant sortirent plus tard les préliminaires de Nikolsbourg.

La guerre continua jusqu’au 22 juillet. Pendant toute cette période, le pays rhénan se trouva dépourvu de troupes, et Bismarck fut à la merci de la France. Notre ministre à Hanovre l’avait signalé le 29 juin. De Vienne, Gramont, notre ambassadeur, pressait notre gouvernement d’agir : « La Prusse est victorieuse, mais épuisée. Du Rhin à Berlin, il n’y a pas 15 000 hommes à rencontrer. Vous pouvez dominer la situation par une simple démonstration militaire. » Telle était aussi l’opinion du général Ducrot. Mais écoutons le principal intéressé, Bismarck lui-même, meilleur juge encore. Il a avoué au Reichstag, le 16 janvier 1874, le péril qui le menaçait alors : « Quoique la France, a-t-il dit, eût peu de soldats, un contingent français eût suffi à transformer en une excellente armée les nombreuses troupes du Sud, qui étaient très bonnes, mais peu organisées. Nous aurions été forcés de couvrir Berlin et d’abandonner tous les avantages conquis en Autriche. »

Diplomatiquement, notre situation n’était pas moins favorable. Dans les monarchies méridionales, l’exaspération était à son comble. Un mot d’ordre courait : « Plutôt Français que Prussiens. » Le général Ducrot signale que les rois de Wurtemberg et de Bavière, ainsi que le grand-duc de Hesse écrivirent des lettres autographes à l’Empereur pour solliciter son secours. De ces démarches faites afin d’obtenir l’intervention française, la plus connue est celle de Beust. Il quitta Vienne le 9 juillet, et notre ambassadeur, le lendemain, fit connaître son départ en ces termes : « L’empereur François-Joseph avait espéré que, en cédant la Vénétie à la France, en acceptant sa médiation, en rendant l’empereur Napoléon arbitre du sort de son empire, l’Empereur se serait mis avec lui contre ses ennemis… Aujourd’hui que l’inefficacité des lettres, des messages, des pourparlers paraissait démontrée, il était nécessaire de savoir sur quoi l’on pouvait compter de la part de la France ; en un mot, le moment était venu de demander à l’empereur Napoléon s’il était disposé à appuyer sa parole par l’envoi d’un corps d’armée sur le Rhin et l’envoi d’une flotte à Venise. »

Beust remplit en effet sa mission, mais sans aucun résultat. « M. Rouher, écrit le général Ducrot, a été lui aussi un instant l’arbitre des événemens après Sadowa ; mon ami M. de Beust a été chargé, par la Saxe et les États du sud de l’Allemagne, de se rendre auprès de l’empereur Napoléon pour réclamer son intervention. Il a rejoint l’empereur à Vichy. Il est resté là quatre jours, attendant une audience. Il passait son temps entre M. Drouyn de Lhuys et M. Rouher, qui lui tenaient un langage tout à fait opposé. » Le premier parlait d’intervention sûre, le second de neutralité. Beust repartit sans avoir obtenu l’audience qu’il demandait. Il s’en alla à Darmstadt : « Nous ne devons plus compter sur la France, dit-il au grand-duc de Hesse ; l’empereur des Français est très malade, tellement malade que je ne sais pas s’il s’en remettra ; ses ministres ne s’entendent pas. A vrai dire, il n’y a plus de gouvernement ; il faut nous tirer d’affaire comme nous le pourrons, chacun pour son propre compte. »


Ce fut donc la paix, la paix de Prague, qui consolidait la Prusse dans ses possessions et lui en assurait de nouvelles ; ce traité créait la Confédération de l’Allemagne du Nord et s’accompagnait de conventions militaires conclues avec les États du Sud. De tous ces événemens notre prestige sortit assez amoindri. Le mauvais effet produit par notre inaction s’augmenta encore dans la suite. Notre diplomatie, à la cour de Hesse par exemple, prit à tâche de décourager les espoirs que notre ancienne clientèle mettait encore en nous. On vit avec une pénible surprise l’opposition libérale du Corps législatif refuser de « transformer la France en caserne. »

De telles manifestations oratoires ne contribuèrent pas à accroître la confiance que les opprimés mettaient en notre secours. Sur la rive gauche du Rhin, Sadowa a pour conséquence de renforcer et d’augmenter le parti prussien. Nos partisans découvrent moins ouvertement leurs opinions ; les ralliés affirment plus énergiquement les leurs ; certains enfin nous abandonnent, et les élections du 7 novembre 1867 sont plus favorables que par le passé à la monarchie des Hohenzollern. Napoléon III n’est-il pas trop vieux et trop las pour montrer quelque vigueur ? L’Empereur a trompé l’espoir des populations, tout comme Louis-Philippe et la seconde République. Et alors, s’il est décidé à ne pas agir, pourquoi s’acharner dans une opposition dont on ne tirera aucun bénéfice ? Ne vaudrait-il pas mieux faire capituler la haine, s’accommoder d’une domination qui dure depuis cinquante années, et dont rien n’annonce la fin prochaine ? « Si la France, déclare en 1868 un Rhénan au général Ducrot, n’est pas assez forte, assez résolue pour nous prendre sous son patronage, pour nous ouvrir les bras, nous nous jetterons dans ceux de la Prusse, de cette nation jeune et pleine de sève, à laquelle semble appartenir l’avenir. Mais que la France fasse preuve de force et de volonté, et c’est vers elle que nous entraînera tout naturellement le courant de nos sympathies et de nos intérêts. »

Pourtant il ne faut rien exagérer. Il ne s’agit encore que d’une diminution de notre influence, non pas, et à beaucoup près, d’une faillite totale de notre crédit. Malgré la timidité de sa politique militaire, la France passe toujours pour avoir une armée très solide. Elle n’a pas été battue sur les champs de bataille, et elle conserve un prestige intact, celui qu’elle a retiré de ses victoires de Grimée et d’Italie. Il ne manque pas d’ailleurs, dans les provinces rhénanes, de survivans de la prodigieuse épopée pour comparer les maigres succès de la Prusse aux éclatans triomphes du premier empereur. La monarchie des Hohenzollern, quelle que soit son énergie offensive, parait toujours faible : elle a profité d’un concours exceptionnel de circonstances ; elle a eu un bonheur qui ne se reproduit jamais deux fois. De plus, elle est pauvre, et l’on ne voit pas bien comment elle pourrait s’enrichir. La France, au contraire, est toujours opulente, pleine de capitaux en production : ses grands travaux et ses emprunts témoignent de son incomparable prospérité. Les Rhénans prennent part à notre Exposition de 1867. Désireux de se confirmer dans l’idée que nous sommes toujours la « grande nation, » ils accourent en foule à Paris, ils y admirent les élégances françaises et constatent notre richesse, puis ils retournent chez eux en emportant les portraits de Napoléon III, de l’impératrice et du prince impérial. Clara Viebig l’a noté : « Il fallait convenir que Napoléon n’était pas un imbécile. N’avait-il pas attiré, par sa splendide Exposition, tous les potentats dans son pays, afin qu’ils lui fissent pour ainsi dire la cour ? M. Schnackenberg n’avait pu se résoudre à rester chez lui… Il tombait encore en extase quand il décrivait comment il avait vu l’Impératrice en voiture dans l’avenue des Champs-Elysées, vêtue d’une robe de soie mauve, ses cheveux d’or roux illuminés par un rayon de soleil, et, à côté d’elle, le prince Loulou, en culottes et en bas rouges, avec la croix de la Légion d’honneur sur sa veste de velours. Paris ! Paris !… c’était la capitale du monde ! Beaucoup de bourgeois de Düsseldorf avaient suivi l’exemple des Schnackenberg : il était de bon ton d’avoir été à Paris cette année-là. »

Quand on pense à toutes ces choses, le doute disparaît et l’on excuse les pires fautes. Même l’autorité personnelle de Napoléon III, bien qu’affaiblie, survit à la crise. La maladie avait été la cause de l’inaction impériale ; tout au plus pouvait-on admettre que la santé de l’Empereur était toujours très atteinte ; mais cela ne signifiait pas que l’on se fût trompé et qu’il n’eût pas le génie qu’on lui avait attribué. Il restait malgré tout qu’en 1866, il avait tenu en mains les destinées de l’Europe. La tourmente finie, on se reprit à espérer : l’affaire avait été mal engagée, la surprise trop rapide ; une autre fois, — bientôt, on le pensait, — les circonstances seraient plus favorables, et la France, directement provoquée, ne manquerait pas d’agir. Les acclamations frénétiques qui accueillent Napoléon III au mois d’août 1867, comme il traverse la gare de Stuttgart pour se rendre à Salzbourg où il va conférer avec François-Joseph et Beust, retentissent profondément dans les provinces rhénanes.

En effet, comme le dit le premier ministre hessois Dalwigk, rien n’est encore perdu pour nous. Avec un peu d’énergie et de volonté, il nous est possible de tout sauver. Les catholiques sont ulcérés. Sans doute, sous le coup de Sadowa, Ketteler, l’évêque de Mayence, publie une brochure intitulée : L’Allemagne après la guerre de 1866, dans laquelle il déclare qu’il accepte le fait accompli. Avait-il espéré que les vainqueurs feraient bon usage de leur victoire ? Il se peut, comme il se peut aussi qu’il ait été déconcerté par l’événement et qu’il ait voulu racheter son attitude jusque-là antiprussienne, soucieux avant tout de ce qui pouvait être utile à l’Eglise. Mais la conduite de Ketteler lui-même se chargera plus tard de démentir ces déclarations. Certes, le clergé allemand a montré parfois quelque défiance à notre égard, à cause de notre alliance avec l’Italie, ennemie du Saint-Siège. On avait vu quelques années auparavant un prêtre westphalien, Janssen, privat-docent à l’Université de Bonn, dénoncer violemment nos vues sur le Rhin. Mais Sadowa, dans l’opinion catholique, fut ressenti comme un véritable désastre. Auguste Reichensperger, de Coblence, ne trouva que ces mots en apprenant la nouvelle : « On a bien de la peine à s’accommoder de pareils décrets de Dieu. »

Or, les tendances clairement exprimées par la Prusse, dès son entrée en campagne, et bien plus après sa victoire, ont vile fait de lui aliéner les catholiques. Au moment où la guerre allait éclater, la Gazette générale de l’Allemagne du Nord avait représenté le conflit imminent comme une guerre de religion dirigée contre les adversaires de l’Eglise évangélique. Après la défaite de l’Autriche, qui est en même temps celle de la France, comme s’acharnent à le démontrer les publicistes protestans, il est bien évident que la Prusse s’érige en soldat du luthéranisme. Le langage des journaux bismarckiens inquiète les catholiques. Des personnalités comme Bluntschli, Baumgarten, Holtzendorff reprennent le rêve d’une Eglise nationale et parlent d’abolir les concessions établies par la constitution de 1850 : « Le thème de la supériorité des protestans sur les catholiques, écrit Kiessling, soit dans des livres ou des conférences, soit dans des sermons ou des articles, a été traité usque ad nauseam, entre 1866 et 1870. » Les années qui s’écoulent entre les deux guerres sont donc remplies par une lutte sourde des deux confessions. Dans la vallée du Rhin, l’exaspération est à son comble, et les journaux ennemis de Bismarck mènent une violente campagne en faveur du Pape, poursuivant sous cette forme détournée la guerre qu’ils ont déclarée à la bureaucratie berlinoise. Entre la Prusse et nous, quels que soient les reproches qu’ils puissent adresser à la politique de Napoléon III, les catholiques les plus décidés ont fait leur choix.

Dans les États du Sud, de très forts partis espèrent encore que notre intervention anéantira bientôt les effets de Sadowa. Bade est à peu près complètement inféodé à Berlin ; mais en Wurtemberg et en Bavière les ministères Varnbüler et Hohenlohe rencontrent une forte opposition. L’on en revient toujours au plan des années précédentes : que la France tire l’épée pour sauver les monarchies méridionales ; alors la rive gauche lui appartiendra, et peut-être même pourra-t-elle reconstituer à son profit la Confédération du Rhin. Cette combinaison se dessine dans un entretien du grand-duc de Hesse avec le général Ducrot, en 1868. À ce moment, la Hesse a déjà dû céder à la Prusse ses postes et télégraphes, et Bismarck, par un coup de force, vient de mettre la main sur l’administration de l’armée. Le grand-duc a lui-même mandé à Darmstadt le commandant de notre sixième division militaire, et, le considérant comme un des personnages les plus considérables de France, il lui adresse une prière instante. Il souffre de voir ses troupes obéir à une autre autorité que la sienne. Il sait qu’en cas de guerre la première chose que fera la Prusse, ce sera de les lui enlever pour en disposer comme elle le jugera bon, ce sera de les disperser de telle façon qu’elle les ait en sa puissance, sans révolte possible. Il s’indigne de voir les couleurs prussiennes s’étaler, en face de son palais, sur les bâtimens de la poste. Il n’a donc qu’un seul recours, c’est la France. Il rappelle les souvenirs de la Confédération du Rhin, parle des aigles du premier Empire que ses régimens ont conservées comme de précieuses reliques, évoque la fidélité de ces Hessois qui ont été nos derniers alliés après nos désastres d’Espagne et de Russie. Est-il possible que nous l’abandonnions ? Il souhaite la guerre, la guerre que nous ferons contre la Prusse. Il nous accorde tout ce que nous voudrons, si nous consentons à le sauver, et il nous promet d’avance les territoires qu’il possède sur la rive gauche du Rhin, dans l’espoir que nous lui trouverons ailleurs une compensation. « Venez, dit-il à Ducrot, je resterai seul au milieu de mon peuple, qui est et restera toujours mien. Je vous attendrai, je me livrerai sans hésitation entre vos mains, je me confierai à la générosité de votre Empereur ! Qui sait ? C’est peut-être vous, général, qui me ferez prisonnier. Vous ne me maltraiterez pas trop, n’est-ce pas ?… »

Il est certain que, dans le pays rhénan, l’on n’a éprouvé aucune joie à revoir l’armée des Hohenzollern campée à nouveau dans les territoires qu’elle avait évacués au moment de Sadowa. A beaucoup l’avenir parait sombre, et un certain Enger, de Cologne, l’écrit, en janvier 1867, à Napoléon III : « En suite des événemens de l’année passée, l’on saurait à peine douter que les provinces rhénanes n’aient rien à espérer de notre gouvernement actuel. » Pour toutes les contrées qui s’étendent au nord de l’Alsace-Lorraine, le long de notre frontière, c’est encore aux dépositions du général Ducrot qu’il faut se reporter si l’on veut être renseigné sur les aspirations populaires. Ce n’est pas seulement vers Rastadt, Carlsruhe, Darmstadt et la Forêt noire qu’il a dirigé son enquête ; il a fait aussi des voyages à Gemersheim, Landau, Mayence, Trêves. Son activité, qui l’a fait accuser d’espionnage par les Allemands, lui a tout au moins donné une connaissance très précise de l’état de l’opinion. S’il a recueilli des doléances provoquées par notre abstention de 1866, si même on lui a laissé entendre que notre attitude passive poussait en fin de compte les habitans à accepter le joug prussien, ceux-là mêmes qui lui ont adressé leurs plaintes n’ont pas manqué d’appeler notre intervention : l’arrivée des troupes françaises provoquerait immédiatement la volte-face des résignés.

Très significative est la profession de foi faite au général par un avocat mayençais qui parle au nom de tout le pays, en avril 1868. Cet avocat déclare qu’il est l’interprète de ses compatriotes, sujets de la Prusse, de la Hesse, ou de la Bavière. Tous pensent comme lui, médecins, notaires, négocians, gens éclairés des villes et des campagnes. Il ne fait que répéter ce qui se dit dans les cercles, dans les brasseries, sur les places publiques et dans les réunions intimes : « Si vous le désirez, je vous remettrai la liste de tous les notables du pays, de tous ceux qui, par leur caractère, leur position, leur fortune, jouissent de quelque influence ; vous pourrez les interroger, les faire interroger, et vous verrez qu’il n’y a qu’une manière de voir et de penser parmi nous. »

L’interlocuteur du général atteste les souvenirs toujours vivans de la domination française. C’est à la France que les Rhénans doivent leur émancipation matérielle et morale. C’est la Révolution qui les a organisés ; c’est l’Empire qui a développé leur commerce, qui leur a apporté le Code civil et les libertés du citoyen. A cet éloge de la France s’oppose l’affirmation que les Rhénans ne sont pas Allemands, qu’ils ne partagent nullement les sentimens germaniques, que les habitans de la rive gauche ne se marient pas de l’autre côté du fleuve et qu’ils n’y envoient pas leurs enfans. Ils ne sont de cœur ni Hessois, ni Bavarois, ni Prussiens ; ils souffrent au contraire d’avoir été séparés par les traités de 1815 et livrés en otages à des États différens qui les exploitent, sont incapables de les protéger et ne leur donnent aucune des satisfactions morales dont ils ont besoin. Les aspirations du peuple tendent à l’unité de la rive gauche, mais, pour vivre, il faut de plus faire partie d’une grande nation, assez forte pour défendre les intérêts du pays. Cette nation n’est pas la Prusse, qui écrase ses malheureux sujets rhénans sous sa tyrannie fiscale et militaire. Il n’y a de salut que dans le retour à la France, conformément à ce que conseillent la géographie et l’histoire. Mais pour provoquer cette solution, puisque tous les pourparlers diplomatiques n’ont amené aucun résultat et que les victoires prussiennes ont consolidé l’œuvre de 1815, on ne peut espérer que dans une guerre. Vienne donc la guerre !

Cet entretien se complète par d’autres constatations que fait le général Ducrot en personne pendant ce même séjour à Mayence, où il s’arrête quand il revient de Darmstadt. C’est le grand-duc de Hesse qui l’a engagé à visiter cette ville, en ajoutant que les sentimens français, toujours vivaces, y ont pris encore plus d’intensité depuis que les Prussiens, après Sadowa, sont les seuls à y tenir garnison. Le général, qui est accompagné d’un capitaine parlant l’allemand, en est vite convaincu : « Quant au peuple, écrit-il, c’est-à-dire aux ouvriers et aux paysans, ils affichent avec une extrême violence leur haine contre les Prussiens. Ces gens, disent-ils en parlant d’eux, ne sont pas à leur place ici ; ils n’ont rien à faire de ce côté du Rhin ; nous espérons bien que les Français viendront nous aider à nous en débarrasser un jour ou l’autre… »

Or, à ce moment, Napoléon III a déjà entamé des négociations avec l’Autriche ; Au mois d’août 1867 il se rend à Salzbourg, et au mois de novembre François-Joseph vient en France. En 1869, les deux empereurs contractent des engagemens mutuels dont l’existence nous est connue par la correspondance échangée en janvier 1873 entre Beust et Gramont, et par les révélations de celui-ci. Au début de 1870, les états-majors établissent un plan de mobilisation et un plan de campagne ; l’archiduc Albert est envoyé en mission à Paris, et le général Lebrun fait le voyage de Vienne. La participation de l’Italie étant admise, Italiens et Autrichiens opéreront leur jonction en Bavière, tandis que les Français formeront deux armées, l’une destinée à pénétrer dans l’Allemagne du Sud, l’autre à entrer dans le Palatinat et à envahir la rive gauche du Rhin.

La seule condition que l’on exige de nous, — et de ce que nous ne l’avons pas remplie, nos alliances se sont trouvées nulles, — c’est que nous prenions résolument l’offensive dès le premier jour, surtout que nous passions sur la rive droite du fleuve, de façon à déterminer tous les États méridionaux à abandonner la Prusse. Le grand-duc de Hesse l’avait déjà recommandé au général Ducrot. François-Joseph le répète au général Lebrun. Il ne peut déclarer la guerre en même temps que Napoléon III, mais si celui-ci apparaît dans le sud de l’Allemagne non pas en ennemi, mais en libérateur, alors l’Autriche sera obligée de faire cause commune avec la France.

Ainsi, au moment où nous allons nous retrouver devant notre ennemie de 1813, je veux dire devant la Prusse, nous possédons de fortes chances de succès. Nous sommes en présence d’un adversaire assurément redoutable, mais que la moindre défaite peut abattre complètement en le privant des auxiliaires que la crainte seule réunit autour de lui. L’enjeu du conflit est évident. Si nous sommes vaincus, nous serons contraints de renoncer à cette rive gauche du Rhin que nous avons dû céder à la chute du premier empereur, malgré le vœu des populations. Que nos armes au contraire remportent des avantages rapides, et Sadowa est aboli avec toutes ses conséquences. Du même coup, en corrigeant les traités de 1815, nous rétablissons sur le grand fleuve notre domination toujours regrettée. Il semble bien que nous touchions au but.


JULIEN ROVERE.


  1. Voyez la Revue du 1er octobre.
  2. Der Congress in Baden-Baden, p. 4.
  3. Sur les idées de Bismarck relativement à la rive gauche du Rhin, cf. les Origines diplomatiques de la guerre de 1870-1871, et La Marmora : Un po’più di luce sugli eventi politici e militari dell’ anno 1866.
  4. Elle songe à reprendre la Silésie, comme le prouve une conversation du colonel italien Driquet avec Moltke. Cf. La Marmara, op. cit., p. 222.