La Rivalité des industries d’art en Europe

La Rivalité des industries d’art en Europe
Revue des Deux Mondes3e période, tome 105 (p. 628-644).

LA RIVALITÉ
DES
INDUSTRIES D’ART
EN EUROPE


I. Rapports adressés au ministre des affaires étrangères sur les Conditions du travail dans les pays étrangers : l’Espagne, par M. Cambon, ambassadeur de la république française à Madrid. — II. Le Portugal, par M. Ribourd, ministre de France à Lisbonne ; Berger-Levrault, 1890. — III. Rapports au ministre de l’instruction publique et des beaux-arts sur les Musées et les Écoles d’art industriel en Europe, par M. Marius Vachon ; Imprimerie nationale, de 1885 à 1890.


C’est, évidemment, répéter ce qui tant de fois a été dit, que de signaler à nos industriels et à nos artistes, combien, dans l’ancien comme dans le Nouveau-Monde, des rivaux pleins d’ardeur s’efforcent de les éclipser. Mais il est de ceux-ci, — et des plus acharnés, — qui, après nous avoir vaincus sur les champs de bataille de 1870, rêvent aussi de nous vaincre dans la lutte pour la vie ; et, comme s’il n’avait pas suffi pour nous nuire d’une création universelle de musées et d’écoles, on commence à établir partout un système de protection fait aussi bien pour empêcher l’achat de nos objets d’art, que pour renchérir le pain de nos pauvres : barbares entraves dont le bill Mac-Kinley est l’exemple accompli. Pourquoi nous plaindre si amèrement des États-Unis d’Amérique ? Nos chambres françaises ne se distinguent-elles pas en ce moment par un esprit de clocher auquel l’intérêt général est sacrifié d’un cœur aussi léger que peu désintéressé ? C’est la parabole toujours nouvelle de la paille que l’on découvre dans l’œil du voisin et de la poutre que l’on ne sent pas dans ses propres yeux. Est-ce qu’il n’a pas fallu entreprendre une campagne des plus vigoureuses, avoir un ministre ferme dans ses vues, pour amener les représentans de l’Algérie et du midi de la France à ne pas traiter en étrangers les viticulteurs français de la Tunisie ?

Les prédécesseurs des ministres actuellement au pouvoir, — ils ont été si nombreux qu’il est difficile de préciser lesquels, — avaient-ils pressenti l’esprit de protection outrée et de concurrence enragée qui souffle aujourd’hui sur le monde ? Nous l’ignorons, mais ce qui le ferait supposer, c’est que, de 1881 à 1889, ils ont cherché à se rendre compte des dangers qui nous menaçaient. Pendant huit ans, des missions, dues à l’initiative de divers ministres de l’instruction publique, ont parcouru studieusement la Russie, la Hongrie, l’Allemagne, l’Italie, l’Autriche et l’Angleterre, afin de savoir quelles écoles y avaient été ouvertes, quelles industries avaient été créées en vue d’y développer, tout à la fois, l’industrie artistique et ses débouchés.

Nous avons sous les yeux une collection de rapports provenant de ces missions ; qu’on se rassure, nous nous garderons bien de les passer tous en revue, et, avec d’autant plus d’à-propos que ceux rédigés par le conférencier de nos villes manufacturières, M. Marius Vachon, les résument très heureusement. Les études de l’honorable conférencier ont eu les honneurs de l’Imprimerie nationale, à titre de documens officiels.


I. — LES ÉCOLES PRÉPARATOIRES À L’APPRENTISSAGE.

Presque dans toutes les villes de l’Europe manufacturière, depuis moins d’un demi-siècle, il s’est ouvert des écoles préparatoires à l’apprentissage des arts industriels. Puis sont venus les musées, et, un fait bien digne d’être remarqué par ceux qui croient à une France déchue, c’est que la renaissance artistique actuelle à l’étranger est sortie des travaux d’hommes tels que Mérimée, le comte de Laborde, le marquis de Caumont, Vitet, Viollet-le-Duc. Par eux, les nations qui nous entourent ont recommencé leur éducation artistique et industrielle, et si de nos jours ces nations luttent avec quelque succès contre nous, c’est qu’elles combattent avec nos armes. Le South-Kensington de Londres s’est créé après l’Exposition de 1855 ; le musée national de Munich, le musée pour l’art et l’industrie de Vienne, le musée des arts industriels de Berlin, sont sortis de l’Exposition française de 1867 ; celui de Pesth vient de l’Exposition de Vienne, où la France, malgré des désastres récens, brilla d’un vif éclat. La même exposition a donné naissance, pour les mêmes causes, au musée oriental de Vienne. L’Exposition de 1878 a révolutionné tout le système d’enseignement industriel de l’Italie. Le musée du Trocadéro a provoqué la fondation du musée d’art monumental de Bruxelles, de la section d’architecture du musée d’Edimbourg, de la section de décoration monumentale du musée de Liverpool ; et, pour remonter plus haut encore dans l’histoire contemporaine de l’art, l’architectural Court du South-Kensington a été inspirée par la pétition des artistes français au gouvernement de 1848 pour l’organisation d’un atelier de moulage des chefs-d’œuvre de l’architecture française. En un jour de colère patriotique, Proudhon ne s’est-il pas écrié : « Le génie de la France, qu’en faisons-nous ? C’est nous-mêmes qui le trahissons les premiers ! »

Voilà les résultats de nos expositions ouvertes au monde entier. Qu’importe ! Le génie de la France n’est-il pas continuellement en éveil et en quête de nouvelles merveilles ? Excelsior ! se borne-t-il à dire, au contact de rivalités jalouses.

Quelques mots tout d’abord sur l’historique, en Europe, des écoles préparatoires à l’apprentissage des arts industriels. Valait-il mieux l’apprentissage à l’atelier ou à l’école ? Grave question sur laquelle disputent toujours les pédagogues, les industriels et les économistes sans pouvoir s’entendre. Nous ne nous chargerons pas de les mettre d’accord, et nous nous bornerons à constater qu’il n’y a que Tournai et Amsterdam où l’on trouve des écoles d’apprentissage sagement organisées. Mais elles coûtent fort cher d’entretien, et les résultats ne correspondent pas, à ce qu’il paraît, aux sacrifices que l’on a faits pour elles. En Russie, on ne compte pas moins de 1,200 de ces écoles d’apprentissage avec 20,000 élèves ; malgré ces chiffres relativement élevés, en dépit des droits dont sont frappés les produits étrangers, il faudra bien des années encore avant que l’industrie nationale russe, quels que soient son désir de bien faire, et ses progrès réels, se complète de façon à inquiéter ses voisins. On cite encore, parmi les écoles préparatoires à l’apprentissage les mieux outillées, l’Ambatsschool d’Amsterdam, l’école technique de Birmingham, l’Heriot’s Hospital d’Edimbourg, et les écoles Saint-Luc de Belgique.

Tout en estimant que l’instruction industrielle ne peut se donner sérieusement qu’à l’atelier, presque partout on a reconnu la nécessité d’une institution spéciale, où des maîtres initieraient les enfans aux métiers principaux par une démonstration théorique et pratique et par l’enseignement du dessin. À Birmingham et à Edimbourg, les élèves qui ne sont admis aux écoles techniques qu’à leur sortie de l’école primaire industrielle, ont à leur disposition des laboratoires de chimie et de physique très perfectionnés et dans lesquels ils acquièrent une certaine pratique des préparations industrielles. Il en résulte généralement qu’avant la fin de leurs études les élèves sont engagés par les chefs d’industrie, comme futurs apprentis. En Irlande, ne sont admis, dans un autre type d’écoles préparatoires à l’apprentissage, que des enfans orphelins de père et de mère, et qui se destinent à des professions domestiques ou rurales. Ils y reçoivent une instruction primaire, des notions de science et d’art et une éducation manuelle assez complète. Ces institutions ont à la fois un caractère d’instruction et d’établissement hospitalier.

Au-dessus de ces écoles d’instruction primaire, il en est d’un degré supérieur appelées industrielles et techniques. Elles ont pour objet de donner à l’apprenti et à l’ouvrier, en dehors des heures de leur travail, des notions de science et d’art pouvant augmenter la valeur économique de leurs productions. C’est la théorie complétant la pratique de l’atelier.

La Belgique a créé 36 écoles industrielles ; chaque soir en semaine, et le dimanche, on y donne les élémens d’une instruction scientifique et artistique, correspondant à la profession de ceux qui les fréquentent. Le chiffre des assistans dépasse 25,000.

La proportion entre la population de l’Angleterre et la population de ses écoles donne à peu près les mêmes chiffres que la Belgique, c’est-à-dire 4.2 pour 1,000. Mais l’enseignement dans le royaume-uni est plus élevé que partout ailleurs ; il a un caractère scientifique plus pratique, en raison des laboratoires et des ateliers d’expériences richement organisés, et qui sont mis à la disposition des écoliers.

En Hollande, l’on compte 32 écoles industrielles et 25 écoles professionnelles, fréquentées par 7,000 élèves environ. La proportion des élèves pour l’industrie avec la population du royaume n’atteint que 2 pour 1,000 ; mais la Hollande, avec les canaux qui la sillonnent, les mers qui la battent en brèche, est plutôt une nation maritime qu’une nation manufacturière. Sa disproportion avec la Belgique n’a donc rien d’anormal.

La Suisse n’a pas moins de 87 écoles destinées à donner aux apprentis et aux artisans une sérieuse instruction professionnelle. Elles comptent 8,000 élèves. Il en est d’autres, dites de développement et de perfectionnement, où le dessin figure comme enseignement. Ainsi, dans l’un des plus pauvres cantons, celui d’Appenzell, des institutions de ce genre se rencontrent dans chaque commune, et leur fréquentation est obligatoire aussitôt que les neiges le permettent. La population industrielle des cantons étant de 200,000 individus sur un total de 2,846,000 habitans, on trouve que la population industrielle balance celle de la Belgique où la fabrication métallurgique, et autres, sont pourtant très développées.

En Danemark, pays qui compte 2,096,467 habitans, on trouve 77 écoles pour l’instruction professionnelle des ouvriers avec plus de 6,000 élèves. L’école technique de Copenhague n’en possède pas moins de 2,000 à elle seule. En Suède, 28 écoles professionnelles ; celle de Stockholm a 800 élèves, soit plus de 1/2 pour 100 de la population de la ville. J’ai oublié de dire qu’en Danemark elle atteint 1/3 pour 100. L’Italie qui, en 1885, comptait 136 écoles industrielles ou artistiques avec 16,274 élèves, a progressé depuis considérablement, mais elle est bien loin de souffrir, comme en souffre parfois l’Angleterre, d’une pléthore d’objets manufacturés et qu’il faut à tout prix réaliser pour éviter un ruineux encombrement.

L’école de Hambourg est, de l’avis de M. Marius Vachon, la plus parfaite institution qui existe en Allemagne, tant au point de vue des principes qui en ont inspiré la fondation qu’en raison de ses méthodes d’enseignement et d’organisation administrative. En y entrant, l’élève doit faire choix d’un métier, s’il n’est encore ni apprenti, ni ouvrier ; toutefois, ces deux catégories d’élèves constituent la généralité de la population scolaire. Une loi du sénat de Hambourg impose à tous les chefs d’industrie la présence des apprentis à l’école pendant six heures par semaine. Ceux-ci peuvent la fréquenter pendant deux, trois, quatre ou cinq ans même, selon leurs dispositions et aptitudes. La première moitié de la première année est exclusivement consacrée à l’étude des élémens primaires du dessin. Tous les dessins doivent être faits d’après nature. Puis vient l’enseignement du dessin professionnel. Aussitôt que l’élève peut crayonner, on lui met en main, comme modèles, des objets qui se rapportent à son métier. Les années suivantes, le dessin professionnel marche régulièrement de pair avec l’instruction artistique. Chaque élève reçoit une instruction personnelle, intime, variée et rapide, suivant son tempérament et ses goûts. On ne connaît dans cette école ni les punitions, ni les récompenses. La discipline est très sévère, afin que l’élève soit habitué à se conduire en homme sérieux et à considérer le travail comme un devoir social. Se plaçant ensuite à un point de vue qui paraîtra nouveau à des républicains français, la ville de Hambourg a repoussé avec énergie le principe de la gratuité, comme antidémocratique. On estime que la contribution scolaire est un moyen infaillible d’intéresser vivement les élèves à la fréquentation des cours.

Nous verrons plus loin que cette opinion est la même en Angleterre. Nous devons ajouter que l’école de Hambourg a servi de modèle aux écoles municipales de dessin pour ouvriers à Berlin, dans un grand nombre d’autres institutions allemandes, et jusqu’en Russie, en Suède et en Danemark.

La plus typique des institutions belges de cette catégorie, celle où l’instruction industrielle a pris un développement immense, est celle de Charleroi. Les cours de la semaine ont pour objets le français, le commerce, la physique, l’arithmétique, la géométrie, la chimie, le dessin linéaire, de figure et d’ornement et le dessin d’après le plâtre. Les cours du dimanche comprennent : le commerce et la tenue des livres, l’arithmétique, la géométrie, la physique, la chimie, le lever de plans à la surface du sol et dans les mines, les machines à vapeur, l’électricité, la construction et la structure, la sidérurgie ou l’art de travailler le fer, l’exploitation de la houille, les dessins des plans, de mine, linéaire, de figure et d’ornement, le dessin d’après le plâtrage et le moulage.

« Un dimanche d’hiver, dit M. Vachon, j’ai visité cette école industrielle de Charleroi et j’ai été témoin d’un spectacle touchant. Ils étaient là 800 élèves, jeunes et vieux, employés et ouvriers, attentifs à la parole du maître ou absorbés dans leurs études. Indifférens à la rigueur de la température comme aux séductions du cabaret, beaucoup s’étaient levés avec l’aube, avaient fait un voyage à pied, pour venir écouter leurs professeurs. »

À côté de ces écoles industrielles, fonctionnent d’autres établissemens d’instruction pour les apprentis et ouvriers désireux de se perfectionner dans la partie artistique de leur métier. Toutefois, les professeurs ont mission de détourner les jeunes gens d’idées trop ambitieuses, de les maintenir dans la voie pratique de l’application industrielle. Souvent de pauvres hères qui n’étaient que des terrassiers, garçons de peine et de magasin, sont devenus, après trois ou quatre ans d’étude, bons peintres en bâtimens, sculpteurs sur pierre et sur bois, dessinateurs pour charpentes et constructions mécaniques.

En Angleterre, le type le plus répandu est celui des écoles complémentaires d’apprentissage. Ce sont, en réalité, les seules qui rendent des services aux industries nationales. L’enseignement y est fort sévère et d’un degré déjà supérieur. Pour y entrer, et afin d’en suivre les cours avec profit, il est recommandé aux élèves de connaître les premiers élémens d’art et de science. On y trouve des laboratoires et des ateliers puissamment outillés. Dans les grands centres d’industries spéciales, on a même pris soin de spécialiser l’enseignement, en vue du perfectionnement de l’instruction théorique et pratique des ouvriers et des apprentis de cette industrie. Ainsi, au Birmingham and Midland institute, on trouve une véritable école de métallurgie, avec fours, etc. ; à Bradford, il y a une école technique du soir, consacrée à l’industrie de la draperie ; à Manchester, une école de filature et de tissage pour le coton ; à Glascow, une école du génie naval. Il existe, en outre, en Angleterre, et dans chacune de ses villes, des écoles du soir, où l’on apprend le dessin, la peinture, la sculpture et le modelage aux ouvriers et aux apprentis appartenant à des industries dans lesquelles l’art joue un rôle très grand.

Les écoles du soir, que fréquentent exclusivement des apprentis et des ouvriers, tirent de cette sorte de fusion avec des écoles de jour, qui sont de véritables universités industrielles, un relief particulier. Ce ne sont plus des écoles philanthropiques, recueillant des hommes jeunes ou vieux, intellectuellement délaissés, mais des institutions haut classées, sans caractère d’assistance publique, et auxquelles, — contre argent, qu’on le remarque, — on vient demander de l’instruction. C’est de l’égalité pratique, autrement sérieuse que celle qui se borne à ciseler le mot « égalité » sur le fronton d’un édifice public, voire même sur la porte de l’Institut.


II. — ÉCOLES SPÉCIALES PROFESSIONNELLES, ÉCOLES DES ARTS DÉCORATIFS.

Nous touchons aux véritables écoles supérieures d’industrie, destinées, par nos concurrens, à former des contremaîtres, des employés et des patrons. Il en est cinq principales en Allemagne qui sont : l’école de tissage de Crefeld, l’école technique du métal à Iserlohn, l’école des mineurs de Bochum, l’école de quincaillerie de Remscheid, l’école de l’industrie de la laine à Aix-la-Chapelle.

En Suisse, deux : l’école de tissage de Zurich, l’école de broderies et de dentelles de Saint-Gall. En Angleterre, trois seulement qui sont : le collège technique de Bradford, l’école de tissage et de filature de Manchester, l’école du City and Guilds of London institute.

Dans ces institutions, l’instruction générale et artistique tient une grande place. Ainsi, le but de celle de Crefeld est de créer des fabricans, des contremaîtres, des négocians en soieries et des dessinateurs industriels. À cet effet, on y trouve des ateliers de tissage, avec quatre-vingts métiers mécaniques ou à la main accompagnés de tous les accessoires industriels que comportent les opérations de la fabrication des tissus ; plus, des laboratoires de chimie, de teinture, d’apprêt et d’impression sur étoffes, et un riche musée de tissus anciens et modernes. Il suffit de deux années passées dans cette école pour sortir chef d’atelier, contremaître habile, dessinateur expert ou commis voyageur de premier ordre. Une éducation artistique parfaite leur a donné le goût des belles choses, des chefs-d’œuvre et le besoin de créations nouvelles.

Les écoles de Bradford et de Manchester, en Angleterre, n’ont pas le même caractère d’instruction technique et artistique générale. L’enseignement y est moins parfait et moins élevé. On pourrait dire que, de l’école allemande de Crefeld, sortent les officiers d’industrie, et que des écoles anglaises sortent les sous-officiers. Cela tient à ce dogme d’enseignement absolu chez les Anglais : la théorie à l’école, la pratique à l’atelier.

Dans les villes où une seule industrie n’est point assez importante pour justifier la création d’une école spéciale, il a été fondé des écoles collectives, dont les cours de théorie et d’application correspondent aux industries locales. Vienne, Naples, Genève, offrent les meilleurs types de ces institutions.


Dans presque toutes les villes du continent, on trouve des écoles d’art décoratif, ayant pour objet de donner aux jeunes gens une instruction artistique en vue de l’application de l’art à l’industrie. En Angleterre, on n’impose aux écoles d’art d’autre mission que celle de former de très bons dessinateurs, à l’esprit éveillé et à la main habile, laissant au temps et à la pratique du métier le soin de développer leur originalité ou leurs aptitudes.

À l’étranger, en ce moment, — sauf en Angleterre, — il se fait, en faveur des écoles d’art décoratif, une véritable révolution dans l’enseignement. Dans les vieilles académies d’Anvers et de Bruxelles, par exemple, l’évolution est radicale. Pendant la première année, les élèves reçoivent un enseignement du dessin et de la géométrie, commun à toutes les sections. Ce cours est, en quelque sorte, un cours général, préparatoire, organisé pour donner à tous les élèves une instruction artistique primaire et uniforme. Cela fait, les jeunes gens se trouvent en présence de trois grandes divisions générales de l’art : peinture, sculpture et architecture. Ils doivent faire alors un choix, conforme au métier qu’ils veulent exercer. Il a été dressé, à leur intention, un tableau synoptique qui donne ingénieusement l’indication de toutes les branches industrielles dérivant de chacune des trois grandes divisions générales. Par ce fait, la généralisation des études a été abandonnée, et les élèves ne perdent pas un temps précieux à apprendre ce que leurs facultés repoussent. Toutefois, les élèves qui témoignent de dispositions exceptionnelles pour la sculpture, la peinture ou l’architecture, passent, à Anvers, dans une école spéciale qui porte le nom d’Institut supérieur des beaux-arts, ou à Bruxelles, dans une autre école, appelée simplement Académie des beaux-arts.

Les académies des états suivans, Angleterre, Allemagne, Russie, Autriche, Hongrie, Suède et Danemark, ont résisté jusqu’à présent à toute tentative de réforme en ce sens. Elles gardent religieusement leur caractère séculaire d’enseignement exclusif pour la peinture, la sculpture et l’architecture.


III. — ORGANISATION ADMINISTRATIVE DE L’ENSEIGNEMENT.

Les rapports d’enquête n’eussent pas été complets, si les recherches ne s’étaient également portées sur les divers systèmes d’organisation administrative et financière des institutions d’enseignement d’état, municipales, libres ou fondées par des sociétés privées et particulières, avec ou sans subvention officielle.

En Allemagne, dans les écoles où l’état est co-fondateur, il fournit les collections, l’outillage et le mobilier scolaire. Celles où il est seulement participant reçoivent de lui une subvention pour un temps déterminé. Provoque-t-il la fondation d’une école, alors, cette école prend le titre d’Ecole royale et elle émarge au budget. Les municipalités donnent une subvention et parfois fournissent le local. Les écoles ouvrières et professionnelles sont entretenues par les communes avec le concours de sociétés ou de particuliers généreux.

En Belgique, ce sont les municipalités qui ont l’initiative de la création des écoles, et reconnaissent, comme établissemens communaux, celles qui ont été fondées par des sociétés privées, dès que l’utilité en est constatée. L’état subventionne libéralement, et c’est tout. Toutefois, si une école ne donnait pas de résultats satisfaisans, la subvention serait retirée. Les communes nomment les professeurs sur la présentation des comités émanant de sociétés privées ; elles contrôlent, sans intervenir dans leur composition, les programmes et les règlemens. Les municipalités n’administrent que les écoles communales, et, encore, là, une grande indépendance est laissée aux directeurs, presque tous des artistes. En Hollande, la majorité des écoles artistiques, industrielles et professionnelles ont été fondées par des sociétés qui les administrent en toute indépendance. L’état, la province et les municipalités les subventionnent. Il en est de même en Danemark, en Suède et en Norvège. On sera peut-être étonné d’apprendre qu’en Russie, il en est à peu près ainsi ; des membres de la famille impériale en sont les protecteurs officiels, et les encouragent par des dons en argent et en nature. L’action de l’état est à peu près nulle. En Autriche-Hongrie, les écoles ont toutes un caractère officiel et sont administrées par le ministère de l’instruction publique ou par celui du commerce, mais suivant leur caractère plus ou moins technique ou artistique. En Suisse, les écoles sont presque toutes fondées et administrées par les municipalités. Le gouvernement leur accorde des subventions en rapport avec leurs programmes.

En Italie, elles ont été l’œuvre de sociétés sur lesquelles le gouvernement a la haute direction. Une commission, nommée par le ministre de l’industrie et du commerce, exerce sa surveillance sur leur administration et examine les programmes d’enseignement. Les municipalités les subventionnent libéralement.

En Angleterre, les municipalités, les sociétés privées et les particuliers ouvrent des écoles comme il leur convient le mieux. La seule institution fondée par l’état et soutenue par lui est celle du South-Kensington. Cependant, le budget national accorde annuellement des subventions importantes aux écoles d’art et de science du royaume à la suite de concours annuels, jugés par une commission spéciale que nomme le Département de Science et Art. Comme en général, aussi bien en Angleterre, en Belgique, en Hollande et en Allemagne, les subventions de ces états ne sont accordées qu’aux sociétés dont les écoles donnent des résultats sérieux et pratiques, la libre concurrence entre des institutions d’origines diverses est une condition de progrès.

La question des contributions scolaires offre un intérêt particulier.

En Angleterre, la gratuité a été presque partout repoussée, même dans les institutions qui ont un caractère de charité, comme le Polytechnic institute et le People’s palace. On tient la gratuité pour le système le plus antidémocratique, engendrant l’indiscipline des enfans, l’indifférence des parens, attentatoire à la dignité de l’individu : tout service réclamé à la collectivité sociale doit être payé par le requérant. Aucune institution, avec le système payant, n’a le caractère d’une œuvre d’assistance publique. On habitue ainsi les élèves, dès l’enfance, en quelque sorte, à la responsabilité morale individuelle. Les bourses, trop souvent, en France, une monnaie de faveur, ne sont accordées, dans le royaume-uni, qu’à la suite de concours sévères, et sont considérées plutôt comme un honneur que comme un secours. Il n’y a qu’en Irlande où les écoles industrielles soient des écoles d’orphelins.

En Allemagne, le principe du paiement dans les écoles a été adopté. Des sociétés de bienfaisance et des corporations charitables donnent des bourses à des enfans méritans et notoirement pauvres.

En Belgique, le système est mixte ou, pour mieux dire, il y a autant d’écoles gratuites que payantes. Il en est qui exigent une contribution de tous leurs élèves. À Charleroi, on rembourse les frais d’école aux élèves qui ont conquis des diplômes en sortant avec succès de leurs examens. En Hollande, presque toutes les écoles sont payantes. À l’Ambatsschool d’Amsterdam, école préparatoire d’apprentissage, chaque élève paie 50 francs par an.

En Danemark, le système de la gratuité et celui des bourses a été repoussé sans exception. Il en est de même en Suède et en Norvège, où, dans les écoles industrielles de province, les contributions sont souvent remboursées par les patrons ou par des sociétés artistiques aux élèves pauvres et méritans. En Suisse, le système de gratuité est en vigueur dans tous les cantons, excepté dans quelques écoles spéciales, comme l’école de dentelles de Saint-Gall et l’école de tissage de Zurich.

Les renseignemens officiels manquent à ce sujet sur l’Autriche-Hongrie et sur l’Italie. En Russie, les écoles d’art industriel supérieures, comme l’École de la Société impériale des arts et l’Ecole du musée Steeglitz, à Pétersbourg, sont payantes. Quant aux écoles industrielles ouvrières, urbaines ou rurales, elles sont généralement gratuites.

Voici à quel prix revient l’enseignement par tête d’élève dans quelques-unes des écoles du continent et d’Angleterre : l’école de tissage de Crefeld, en Allemagne, avec ateliers, laboratoire, etc., 390 francs ; Genève, École d’art et d’industrie, 150 francs ; Arts décoratifs et Académie des beaux-arts de Bruxelles, 222 francs ; Tournay, avec ateliers, 106 francs ; École des arts décoratifs d’Amsterdam, 32 élèves, sans nourriture ni logement, chaque élève, 1,625 francs ; à La Haye, Ambattschool, 230 francs ; École technique de Londres, 500 francs ; École d’art à Birmingham, 230 francs ; École technique populaire de People’s palace, à Londres, 5,500 élèves à 137 fr. 50 par tête ; Collège technique de Bradford, avec laboratoires et ateliers avec métiers, 1,500 élèves, 100 francs par tête ; École industrielle d’Artane, à Dublin, avec logement et nourriture, 800 élèves, coût : 525 francs chacun.


IV. — INSTRUCTION PROFESSIONNELLE DES FEMMES.

En Angleterre, il n’existe qu’une seule école spéciale d’art pour jeunes personnes, celle de London-Bloomsbury. Il est bien entendu que nous ne parlons que des institutions publiques et officielles, car innombrables sont les écoles de dessin et d’art privés. Dans toutes les institutions qui ont pour but l’instruction technique ou l’instruction artistique, il y a des cours destinés aux femmes et dont les programmes sont les mêmes que ceux des cours de jeunes gens. Il n’y a pas ici de distinction de ce genre entre les deux sexes : les deux veulent l’égalité absolue. Dans les célèbres universités d’Oxford et de Cambridge, les recteurs imposent les mêmes études et confèrent les mêmes grades. Il a été récemment institué, dans Londres, une école spéciale de broderies et de travaux de femmes, sous le patronage de la princesse de Galles. Les étrangers ne peuvent la visiter. Nous ne voyons pas en quoi l’exception se justifie en faveur des Anglais. La Belgique possède plusieurs grandes écoles féminines, dont la principale est celle fondée à Bruxelles, en 1865, par une société privée. Elle a pour but de donner une instruction professionnelle manuelle sérieuse et de développer l’instruction générale donnée à l’école primaire. Des ateliers sont annexés aux classes de théorie. Le dessin y constitue la base de tout l’enseignement professionnel. Les résultats ont été si heureux que le gouvernement belge se préoccupe de la transformation sur leur modèle de toutes les écoles publiques de type secondaire.

En Hollande, les deux grandes institutions-types pour l’enseignement des femmes, l’École industrielle de la société du bien public, à Amsterdam, et l’École professionnelle de La Haye, présentent des particularités qui les distinguent des écoles de Belgique. La première recrute sa clientèle dans tous les rangs de la société et surtout dans la bourgeoisie. Tout en initiant les jeunes filles aux divers travaux manuels de leur sexe, l’École d’Amsterdam donne une éducation générale assez développée à un certain nombre d’entre elles qui ne se destinent nullement à la carrière industrielle ou à la carrière professionnelle. L’École de La Haye imite celle d’Amsterdam ; on n’y forme cependant ni des apprenties ni des ouvrières. Toujours en Hollande, les jeunes filles sont admises à suivre les cours de l’Académie des beaux-arts dans les mêmes conditions que les jeunes gens. Dans quelques autres villes de province, on a créé, à leur intention, des cours spéciaux de broderie, de dentelles et de peinture sur porcelaine. En Danemark, l’instruction professionnelle et artistique des femmes est très développée. Copenhague possède une grande École d’art décoratif, comptant 120 élèves ; son objet est d’instruire les jeunes filles qui veulent être artistes, s’adonner à l’art industriel, ou acquérir simplement, comme élément d’éducation complète, des connaissances générales de dessin et de peinture. Les jeunes filles danoises ne peuvent toutefois, comme en Hollande, entrer à l’Académie des beaux-arts et dans les écoles industrielles publiques.

La Suède est en compétition avec le Danemark comme progrès dans l’instruction professionnelle des femmes. Cela est dû aux mœurs libérales qui régissent cet aimable pays en matière d’enseignement public. Stockholm possède quatre institutions. À l’École technique est annexée une classe pour jeunes filles, fréquentée, en 1888, par 70 élèves, auxquelles on enseigne théoriquement et pratiquement tous les métiers artistiques pouvant être exercés par des femmes. Cette classe est fréquentée par les jeunes filles de petite bourgeoisie, d’employés et de fonctionnaires. La classe ouvrière est visée par une institution portant le titre de Société pour le travail ; cette société a fondé 9 écoles du soir et du dimanche, dans lesquelles 700 jeunes filles reçoivent une instruction élémentaire, technique, scientifique et artistique. Une autre association, la Société des Amis du travail manuel, poursuit le développement des industries nationales féminines ; elle a organisé des écoles, des ateliers et des comptoirs. En Norvège, l’instruction professionnelle des femmes est au même point qu’en Suède.


V. — RÉSULTATS DES ÉCOLES ET DES MUSÉES.

Donner, à la suite de ce qui précède, un résumé de la composition des musées qui aident au progrès des industries nationales à l’étranger serait dépasser les limites que comporte cet aperçu. Nous devons nous borner à dire le nom de ceux qui peuvent être visités avec fruit : musée du South-Kensington à Londres, le Musée des arts industriels de Berlin, Musée oriental de Vienne, Musée national bavarois de Munich, le Musée germanique de Nuremberg, le Musée d’art et d’industrie de Hambourg, les Muséum et Galerie d’art de Birmingham, le Musée des arts décoratifs de Rome, le Musée du Nord et le Musée national à Stockholm, le Musée de la Société centrale des provinces du Rhin à Dusseldorf, le Musée de science et art à Edimbourg, le Musée néerlandais d’Amsterdam. Viennent ensuite le Musée Steeglitz et le Musée de la Société impériale des arts à Pétersbourg, le Musée industriel de Moscou, ceux de Nottingham, Glascow, Salford, Sheffield et Manchester, le Musée des arts décoratifs de Pesth, le Musée d’art et d’industrie de Harlem, le Musée industriel de Cracovie, etc.

De tous les musées, c’est celui du South-Kensington qui est le plus parfait ; il reçoit annuellement bien près de deux millions de visiteurs. Toute école, toute association du royaume a le droit de réclamer sa coopération constante. Grâce à lui, l’Angleterre possède trente-cinq musées régionaux d’art et d’industrie qui sont visités par près de quatre millions d’artistes, d’ouvriers et d’artisans.

Le musée des arts industriels de Berlin est devenu, comme celui du South-Kensington, un conservatoire qui alimente de directeurs et de conservateurs les institutions nouvelles de même genre créées sur tout le territoire allemand.

Le Musée oriental de Vienne est, lui aussi, un véritable musée ambulant. La moitié de ses collections est toujours en circulation, et il suffit qu’une chambre de commerce, une municipalité, fasse une demande justifiée à la société qui a formé et dirige le musée pour qu’il y soit fait droit aussitôt et avec la plus grande libéralité. Voilà un système qui aurait bien de la peine à s’établir en France, où l’État est égoïstement jaloux de tout ce dont il est le gardien.

Cette largeur dans la propagande tient, sans doute, à ce que les institutions pour la propagation de l’enseignement sont l’œuvre de sociétés d’artistes, d’industriels et d’amis des arts. Ainsi, en Angleterre, toutes les écoles d’art et toutes les écoles techniques ont été fondées et sont encore entretenues et administrées par des sociétés et des corporations. Dans ce pays, l’initiative privée a pris une immense extension. Il semble que, pour la plupart des citoyens riches, la fortune ne soit entre leurs mains qu’un dépôt de millions dont ils doivent répartir une partie aux œuvres d’utilité publique. Dans les vieilles familles aristocratiques, il y a des traditions de libéralité qui se perpétuent sans déchéance. L’aristocratie industrielle lui fait victorieusement concurrence pour tout ce qui touche à l’amélioration de la classe ouvrière. Elle y a, il nous semble, plus de mérite que la première, celle-ci possédant presque tout le territoire de la Grande-Bretagne depuis plusieurs siècles.

Les musées et écoles d’art de l’Allemagne ont été fondés par deux associations qui, à défaut de fonds considérables, ont mis en œuvre une foi inaltérable et un ardent patriotisme. Ce sont les Kunstvereine et les Gewerbevereine — C’est ainsi qu’on les nomme ; — ils ont fait l’Allemagne industrielle et artistique actuelle. En Suisse, en Belgique et en Hollande, il en est de même. Une société, la Néerlandaise, s’est donné pour mission de restaurer les anciennes industries nationales disparues. N’est-ce pas là un noble but ? À Prague, tout le mouvement d’enseignement artistique et industriel a été provoqué par une seule association, la Société pour l’encouragement de l’industrie en Bohème.

En Russie, les sociétés qui ont pour but le développement de l’industrie technique et artistique sont innombrables. On peut les diviser en trois sections bien distinctes : l’une, fondant et gérant des écoles, des cours et des musées ; l’autre, fournissant à ces établissemens des ressources matérielles ; et enfin, la troisième, qui ne s’occupe que d’étude et de propagande. L’une de ces sociétés, celle pour l’amélioration du travail national, a été fondée en mémoire du tsar libérateur des serfs, Alexandre II.

On le voit, c’est le principe de l’association qui a été, en Europe, le levier puissant du mouvement que nous avons signalé au début de cette étude ; son action ne s’est pas bornée à la création d’écoles et de musées, il a servi de trait d’union entre l’ouvrier et le patron dans beaucoup de pays.

Et maintenant, quelle direction prend ce mouvement de renaissance artistique qui se manifeste en dehors de nos frontières ? C’est celui d’un retour vers le passé. Chaque pays d’Europe paraît vouloir revenir à ses traditions, et chaque nation, pour y parvenir, fouille dans ses trésors les plus anciens et les plus cachés. On veut sortir d’une uniformité ennuyeuse et platement collective. Ce n’est plus la fusion prédite par les philosophes et les économistes, fusion vers laquelle devaient nous pousser fatalement les voies ferrées et la navigation à vapeur ; non, c’est le particularisme qui triomphe, le nationalisme le plus vivace se manifestant par l’art. Au grand contentement de ceux qui aiment le pittoresque, il semble que chaque pays ne puisse plus lutter que par le caractère spécial de ses productions, par un art indigène, par une industrie d’une originalité particulière.

C’est l’architecture qui a donné le branle, — elle en est un peu coutumière, — et, comme expression synthétique de cette évolution, il n’y a qu’à parcourir l’exposé suivant des monumens typiques élevés pendant ces dernières années dans quelques villes.

À Moscou, nous trouvons la cathédrale du Saint-Sauveur, le Musée national historique et le Polytechnicum, du style russe le plus pur ; à Vienne, l’hôtel de ville, l’Église votive, dans le gothique allemand classique, et vingt hôtels d’un rococo des plus germaniques. En Allemagne, toute la nouvelle ville de Cologne, qui fait penser à une cité d’Albert Durer ; à Bruxelles, les boulevards du Midi, du Nord et Anspach, où refleurit avec éclat la renaissance flamande ; à Anvers, le Palais de justice, la Banque nationale et vingt hôtels du même style ; à Amsterdam, le Musée national et la Gare centrale, œuvres dignes des maîtres hollandais des XVe et XVIe siècles ; à Londres, le Parlement, le Palais de justice, l’Institut technique, les gares Saint-Pancrace et Charing-Cross, l’Albert-Memorial et cent hôtels du style Tudor. Remarquons encore que la décoration intérieure des monumens et des hôtels a subi le même entraînement.

On a vu combien était grand à l’étranger, combien était constant le développement, par les écoles, les associations et les musées, des industries nationales, leur besoin d’émancipation vis-à-vis de nous. Il ne nous reste plus que quelques remarques générales à faire et qui ne sont pas sans importance. En Italie, à la réorganisation armée a succédé la réorganisation artistique, industrielle, que la nation entière, très patriotiquement, poursuit avec énergie et constance. En Autriche, l’expansion du commerce en Orient est l’objectif politique du royaume. En Hongrie, le mouvement industriel et artistique forme le corollaire du mouvement politique qui a conduit à un dualisme avec la nation sœur. Quant à la Suisse, cette petite terre, sans colonies ni marine, obligée de l’étranger qu’elle exploite, la Suisse, disons-nous, arrive à lutter et avec un grand succès contre les grandes nations productives au milieu desquelles elle se trouve enclavée. En Russie, où, pendant de longs siècles, nos arts ont dominé avec éclat, où notre influence fut jadis si active, nos œuvres et nos produits trouvent aujourd’hui aux frontières des droits douaniers qui les repoussent. Le fondateur du musée de Moscou disait un jour de cette institution, — et, dans sa pensée, il y joignait les écoles : « On attend de ses travaux un effet moral et une influence religieuse ; ils doivent aider aussi à poursuivre le développement historique de la nation. »

Et en Allemagne ? La guerre de 1870 a eu pour conséquence forcée, que des milliers de Bavarois, de Prussiens, de Saxons établis dans nos grandes villes, où ils travaillaient à côté de nos ouvriers, ont transporté chez eux quelques étincelles du feu artistique qui nous anime. L’Europe, les pays d’outre-mer, un instant séduits par le bon marché des articles allemands qui n’étaient qu’une grossière imitation de nos bronzes et autres objets de vente, nous délaissèrent, causant dans nos fabriques une crise économique des plus douloureuses. La guerre, mais une guerre industrielle, nous était déclarée par le prince impérial d’Allemagne, en 1881, lorsqu’en inaugurant le musée d’art industriel de Berlin, il prononçait ces paroles : « Nous avons vaincu la France en 1870 sur les champs de bataille, nous voulons désormais la vaincre sur le terrain du commerce et de l’industrie. »

En Angleterre, on ne veut plus aussi que des artistes et des ouvriers anglais, un art national et une industrie nationale. L’évolution qui se fait chez elle est des plus marquées, ainsi que l’on peut s’en convaincre par un séjour de quelques semaines à Londres. Les petits pays du nord suivent la même voie, tous entraînés dans un mouvement de patriotisme qui doit nous servir d’exemple. Est-ce que le discours du prince allemand, les écoles industrielles ouvertes jusque dans les bourgades de la Suisse et de la Belgique, les musées, où la jeunesse studieuse de chaque pays est chaque jour appelée, ne suffisent pas pour indiquer quelle éclipse menace notre génie national, si nous n’y prenons garde ?

Les rapports de patiente enquête, dont nous avons donné un résumé peut-être trop succinct, doivent recevoir une consécration pratique, et, pour cela, il faut que notre système de musées et d’écoles soit scrupuleusement inspecté et comparé au système qui fonctionne chez nos rivaux. Si celui-ci est en progrès sur nous, hâtons-nous, sans fausse honte, de profiter de l’expérience d’autrui.

Jusqu’ici, la France a été première dans les arts industriels, mais elle perdra infailliblement ce rang glorieux et envié, si, satisfaite d’une prépondérance bien acquise, elle croit qu’il lui suffit, pour la garder, de s’y complaire les bras croisés.


EDMOND PLAUCHUT.