La Rivalité des grandes puissances dans l’Empire ottoman

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La Rivalité des grandes puissances dans l’Empire ottoman
Revue des Deux Mondes5e période, tome 42 (p. 338-375).
LA RIVALITÉ DES GRANDES PUISSANCES
DANS
L’EMPIRE OTTOMAN

Certaines capitales de grands États sont comme la synthèse des provinces dont elles résument les génies particuliers ; elles agissent, dans le corps national, à la façon d’un cerveau qui perçoit et enregistre toutes les sensations, de si loin qu’elles viennent, qui sert de moteur et de régulateur à la vie de tout l’organisme : telle n’est pas Constantinople. Quand on quitte les horreurs de Macédoine pour les enchantemens du Bosphore, à peine peut-on croire que l’on n’a franchi aucune frontière, tant l’atmosphère est différente, tant les pensées des hommes prennent un autre cours, tant leurs passions ont d’autres objets. Là-bas, les bandes, l’atrocité des attentats et de la répression, les villes inquiètes, les campagnes mornes, comme opprimées par un destin ennemi, mais aussi les passions fortes, la foi, l’enthousiasme national, la guerre moins funeste aux nations que la lente pourriture, des hommes rudes, prompts à donner la mort, mais résignés à l’accepter. Ici, les affaires et la joie de vivre, le gouvernement, les ambassades, les banques, les sociétés financières et industrielles, un monde cosmopolite, pressé de jouir, avide d’argent, où l’intrigue qui réussit est plus prisée que le courage. Troubles de Macédoine ou d’Arménie, question arabe ou question bulgare n’apparaissent plus, vues des rives de la Corne d’Or, que comme des entraves au commerce et des menaces à la paix. Là-bas, à Uskub ou à Monastir, on s’imagine volontiers que l’effort des races chrétiennes vers l’indépendance, la rivalité des nationalités, l’intervention éventuelle des États balkaniques ou des puissances européennes, c’est la politique ; à Constantinople, la politique, c’est les affaires ; les rivalités n’ont pas cessé d’être aussi acharnées, mais c’est avant tout sur le terrain économique qu’elles se manifestent ; aucun des grands problèmes politiques ou religieux qui constituaient la question d’Orient n’a disparu, mais ils se présentent sous les espèces des intérêts financiers et commerciaux, sub specie pecuniæ. De tout temps, les affaires ont été étroitement mêlées, à la politique, jamais peut-être au même degré qu’aujourd’hui elles n’en avaient constitué toute l’armature.

Le gouvernement ottoman lui-même est jugé différemment, selon qu’on le regarde des provinces et du point de vue indigène, ou de la capitale et du point de vue européen. Ses procédés, à la fois faibles et oppressifs, son incurie financière et administrative, c’est, en Macédoine par exemple, ce qui saute d’abord aux yeux ; le Turc y garde toujours, en dépit du temps et de la décrépitude, son attitude de conquérant, aux prises avec les nationalités jadis vaincues, priant Allah dans leurs églises, maintenant les raïas dans une condition inférieure. Les abus s’y étalent avec toutes leurs conséquences : anarchie et violences. Vu de Constantinople, le tableau change d’aspect : la faiblesse et la caducité du gouvernement turc font la fortune de l’Européen qui gère ses affaires, tient en tutelle ses finances, supplée à son inertie ; une Turquie réformée, fortifiée, capable de se suffire à elle-même, ce serait, pour les puissances étrangères, la fin des concessions fructueuses, des affaires grasses. Un tuteur, qui tire de gros bénéfices de la gestion des biens de son pupille, ne souhaite ni sa mort, ni sa majorité, et, s’il est peu scrupuleux, il tâche de le maintenir en bonne santé, mais en enfance. On est tenté parfois, à Constantinople, d’appliquer la comparaison aux Européens. En Macédoine, le gouvernement turc paraissait oppresseur ; ici, on est bien près de le croire opprimé.

Du haut de la tour de Galata ou des fenêtres du Péra-Palace, si l’on embrasse, d’un coup d’œil circulaire, tout l’incomparable décor de Constantinople, seules, au-dessus de la foule pressée des maisons, émergent les coupoles majestueuses, flanquées de minarets blancs et de cyprès noirs : pas une cheminée d’usine n’offusque l’azur du ciel. En Turquie, l’industrie moderne n’est pas née ; les articles dont on a besoin, on les achète à l’Europe manufacturière. La plupart des fonctions dont se surcharge l’Etat-Providence de nos pays d’Occident, l’État turc n’en a cure et les abandonne aux étrangers. Il est un minimum de gouvernement. Le budget central de l’Empire ottoman ne dépasse pas 300 millions de francs, dont 100 millions sont absorbés par le service de la dette. Le budget des travaux publics est embryonnaire : ce sont les étrangers qui construisent les chemins de fer, les ports, les quais, les tramways, les hôtels ; eux qui vendent cuirassés, torpilleurs, canons, fusils, tout le matériel nécessaire à une armée ; eux qui exploitent les mines, créent des compagnies de navigation. Ainsi les étrangers se chargent, à condition d’en tirer bénéfice, de doter la Turquie de l’outillage compliqué des nations modernes. Chacun travaille à obtenir le plus d’entreprises avantageuses, le plus de gros bénéfices ; et c’est précisément dans cette course aux affaires que consiste la rivalité des grandes puissances à Constantinople. Les diplomates se font courtiers ; l’empereur Guillaume II ne dédaigne pas d’écrire personnellement au Sultan pour assurer une forte commande à l’industrie allemande. Et le bon derviche qui fume placidement son narghilé, à l’ombre d’un platane séculaire, s’émerveille en son âme du fol acharnement de tous ces infidèles à se disputer ces travaux serviles, vains amusemens de l’Occident. Mais tandis que l’Osmanli poursuit son rêve, l’Européen travaille, s’enrichit, prend des hypothèques sur l’Empire ottoman, met la main peu à peu sur tous ses ressorts vitaux, ses richesses, ses ressources. Toutes ces concessions, c’est le Sultan qui les octroie, lui par conséquent qui reste, en apparence, le maître de l’heure. Mais il n’est guère libre de refuser, car les puissances, qui demandent, pourraient exiger ; elles ont des cuirassés, des soldats qu’elles emploient au besoin à assurer le recouvrement d’une créance, l’octroi d’une commande ; elles contrôlent les finances et tiennent le service de la dette : rien ne se fait que grâce à leurs capitaux et à leurs ingénieurs ; leurs nationaux, en vertu des Capitulations, échappent aux lois turques et ne sont justiciables que de leurs consuls. Les étrangers ont des écoles pour leurs enfans, des collèges, des universités, des prêtres, des médecins, des postes, des télégraphes ; sur eux ni la police ottomane, ni les agens du lise, n’ont aucune prise ; chacun d’eux est une sorte d’être inviolable. Le Sultan règne, mais les étrangers jouissent : ils sont les rois de l’argent.

C’est à Constantinople, centre du gouvernement, des ambassades et des banques, que se distribuent les concessions et les entreprises. Constantinople travaille peu, mais elle agiote et elle intrigue. Là s’organisent les sociétés, se préparent les combinaisons financières ; là se fait la conjonction de la politique et des affaires. Autour de cette source d’où l’Europe sait faire jaillir les gros bénéfices et les opulens dividendes, une foule bigarrée se rue. Il s’y rencontre des hommes d’élite, épris d’action et d’initiative, qui viennent chercher ici cette sensation qui n’enivre que les forts et qu’ils ne trouvent plus dans l’Occident vieilli : travailler dans le neuf, créer. Mais en revanche, que d’aventuriers sans foi ni loi, écume de la Méditerranée qui vient s’échouer dans ce cul-de-sac de la Corne d’Or ! Sur ce terreau spécial s’épanouit l’aigrefin du Levant, au teint olivâtre, aux yeux félins, à la démarche onduleuse, aux ongles rapaces ; il est chez lui dans cette Babylone où la police lui est indulgente parce qu’il lui rend des services et où, dès qu’un homme s’est enrichi, nul ne s’inquiète outre mesure de son passé.

La Byzance d’avant Mahomet II devait différer moins qu’on ne l’imagine de cette Constantinople moderne. L’Osmanli, ignorant et grossier, a pris les mœurs et surtout les vices des Grecs de la décadence. Le Padischah règne au lieu du Basileus et commande au nom d’Allah ; Sainte-Sophie est captive, comme entre quatre baïonnettes, entre ses quatre minarets turcs ; mais dans les ruelles et les carrefours grouille la même foule où toutes les races de l’Orient coudoient des trafiquans venus de tous les coins de l’univers. Constantinople n’est pas turque, elle appartient à un ramas de peuples divers pour qui le négoce et le profit passent avant la patrie et la foi. A Byzance, jadis, ce qui passionnait la multitude, c’étaient les subtiles disputes théologiques, les conspirations de palais, les jeux du cirque, les querelles d’étiquette ; les Slaves, les Bulgares, les Arabes, Mahomet, aux portes de la ville, c’étaient choses futiles, indignes d’occuper des esprits délicats. A Constantinople, aujourd’hui, à peine sait-on, pour s’en plaindre comme d’un trouble-fête, que les Macédoniens se massacrent, que le peuple arménien est décimé, que l’Arabie est en armes ! L’attention est absorbée par les affaires, et il se trouve, en définitive, que cet Orient immuable, qui a regardé de loin, sans en être ébranlé, toutes les révolutions de l’Occident, ce sont les affaires, et en particulier les chemins de fer, qui sont en train de le métamorphoser.


I

C’est Beaconsfield qui, pour faire pièce à la Russie, a introduit l’Allemagne dans la politique orientale[1]. Mais la situation qu’elle a conquise d’un seul coup par le prestige de sa puissance et de ses succès, elle l’a gardée et agrandie grâce à la prodigieuse transformation économique qui a juxtaposé, à la pauvre, agricole, forestière et féodale Allemagne de l’Est, une Allemagne riche, industrielle, maritime et démocratique. Le fameux mot de Bismarck sur la question d’Orient et « la solide charpente d’un grenadier poméranien » est une opinion de ministre prussien, non de chancelier d’Empire. Depuis le congrès de Berlin, les hommes d’Etat allemands n’ont pas cessé de s’intéresser aux affaires du Levant ; mais c’est avec Guillaume II surtout que l’Orient est devenu l’objet principal des grands desseins de la politique impériale. Ce changement si soudain n’a été ni le résultat du hasard des circonstances, ni l’effet du caprice d’un souverain ; la diplomatie allemande s’est réglée sur les besoins de l’Empire : à mesure que l’Allemagne devenait un grand pays industriel, commerçant et exportateur, elle s’est appliquée à chercher des débouchés pour sa production, des commandes pour ses usines, des affaires pour ses banques.

Poussée russe vers Constantinople et les Détroits, descente autrichienne vers Salonique, résistance de l’Angleterre protectrice de l’intégrité de l’Empire ottoman, influence française si fortement assise sur des traditions séculaires, sur l’amitié des Sultans et sur la confiance des populations chrétiennes, que les événemens de 1870 l’avaient à peine ébranlée : ainsi se résumait la politique orientale. L’Allemagne, en y entrant, la transforma ; elle inaugura, politiquement et économiquement, des méthodes nouvelles. Arrivée à l’impérialisme à un moment où, dans ce prodigieux allotissement du monde qui restera le fait capital de la fin du XIXe siècle, les bonnes places étaient prises et les meilleurs morceaux accaparés, elle jeta son dévolu sur cette Asie turque, endormie depuis tant de siècles dans la léthargie musulmane ; elle se donna pour mission de percer cette masse inerte qui s’interpose entre les routes de la Méditerranée et les péninsules indiennes débordantes de vie, luxuriantes de richesses. La Turquie d’Asie appartenant à une grande puissance, l’expansion allemande n’y pouvait pas prendre la forme d’une conquête ni d’une colonisation, à l’instar de ce que l’Angleterre et la France avaient pratiqué en Afrique ; mais on pouvait transformer en un « territoire économique » allemand ces immenses contrées, jadis si fertiles et si peuplées, aujourd’hui stériles et presque abandonnées. Tel fut le programme dont la réalisation fut poursuivie avec une continuité de vues, avec un esprit de méthode dont aucun autre pays n’a donné à notre époque un exemple aussi admirable. Toutes les énergies de l’Empire, coordonnées par une volonté supérieure, s’unirent dans une offensive vigoureuse pour le succès de l’entreprise.

L’Empereur d’abord s’y employa. Dans un pays gouverné autocratiquement par un Sultan, commandeur des Croyans, mais où vivent aussi divers peuples chrétiens organisés, chez lesquels la religion sert de cadre et de sauvegarde à la nationalité, Guillaume Il comprit que les deux plus puissans leviers d’influence sont l’amitié du souverain et la clientèle des chrétiens. Il s’étudia à gagner l’une et l’autre. On n’a pas oublié les circonstances de son voyage, à l’automne de 1898, à Constantinople, en Palestine et en Syrie[2]. C’est de ce pèlerinage politique, dont l’importance apparaît mieux, à mesure que ses conséquences vont se développant, que l’on doit faire dater le « nouveau cours » de l’expansion germanique ; il marque un moment décisif de l’histoire allemande ; il coïncide avec l’affirmation de la nécessité pour l’Allemagne de devenir une grande puissance maritime. « Le pouvoir impérial implique le pouvoir sur mer ; l’un ne saurait exister sans l’autre, » déclare Guillaume II, dans un toast, le 15 décembre 1897 : accroissement de la marine, Weltpolitik, expansion dans l’Empire ottoman, sont autant de faits connexes, conséquences de l’essor économique de l’Allemagne.

En même temps qu’à Constantinople Guillaume II prodiguait à Abdul-Hamid les effusions de son amitié et qu’à Damas, sur le tombeau du grand Saladin, il proclamait ses sympathies pour les Musulmans, à Jérusalem il multipliait les manifestations chrétiennes et les assurances de son impériale protection tant aux catholiques qu’aux protestans. Mais la confiance des peuples ne se gagne pas en un jour comme l’amitié d’un homme. Trop pressé de se concilier toutes les nationalités et toutes les confessions, Guillaume II les mécontenta toutes. Dans le Liban et en Palestine, sur le passage de l’impérial pèlerin, les drapeaux français, surgissant de toutes parts, attestèrent la fidélité des populations catholiques à la France protectrice. Mais le geste de l’Empereur tendant la main au Sultan, au lendemain des massacres d’Arménie, au moment où toutes les puissances témoignaient leur horreur pour tant de sang répandu, fut décisif. L’intimité des deux souverains date de là ; elle a donné à l’Allemagne, dans la lutte quotidienne pour la prééminence économique, un avantage sans pareil, car c’est du Palais, en définitive, que viennent toutes les décisions, c’est là qu’aboutissent toutes les affaires. L’amitié des chefs d’Etat entraîne la fraternité des armées, et celle-ci à son tour se traduit par des commandes d’armes et de canons. L’Allemagne a le monopole de fait des fournitures militaires ; sept ou huit de ses généraux sont au service turc ; ils n’ont pas de commandement effectif et restent sans autorité sur les troupes ; mais dans les conseils et les comités où ils siègent, ils participent à l’élaboration des théories et des règlemens ; leurs avis sont écoutés quand il s’agit de renouveler le matériel de guerre et de commander des engins perfectionnés. Krupp a fourni toute la nouvelle artillerie à tir rapide de l’armée ottomane. Ainsi, du même coup, l’Allemagne a réalisé une bonne affaire, et elle a accru la valeur militaire d’une armée dont la force pourrait être, dans un grand conflit européen, un appoint considérable. Un incident caractéristique s’est produit l’année dernière : le gouvernement turc ayant eu besoin du concours du cabinet de Paris pour la conclusion et l’admission à la cote d’un nouvel emprunt, l’ambassade de France demanda que des commandes fussent réservées à notre industrie : les Allemands s’opposèrent absolument à ce que ces commandes consistassent en canons ; nos ateliers fournirent des torpilleurs, des projecteurs électriques, des harnachemens.

L’hégémonie allemande en Orient est donc fondée d’abord sur les relations cordiales des deux souverains. C’est ce qui en fait la force et en même temps la faiblesse, car il se manifeste parfois, dans l’entourage du Sultan et parmi les hauts fonctionnaires, une certaine lassitude de la tutelle germanique ; c’est un sentiment dont les Turcs exagèrent volontiers l’expression quand ils parlent à des Anglais ou à des Français, mais qui existe réellement. Les préférences naturelles des hommes d’Etat turcs sont pour un système de bascule où les influences européennes s’opposent et se font échec les unes aux autres. Après le Sultan actuel, peut-être verra-t-on, sinon une réaction anti-allemande, du moins une bonne volonté moins constante à l’égard de l’Allemagne et de ses intérêts. Mais déjà les positions décisives seront prises ; l’aigle germanique a posé sa serre puissante sur l’Empire ottoman, la force seule pourrait l’obliger à desserrer son étreinte. Aux sympathies réciproques de deux souverains, survivra l’organisation allemande. Un réseau d’entreprises allemandes enveloppe toute la vie économique de la Turquie ; toutes les affaires possibles sont notées d’avance, étudiées, cataloguées, demandées. Les historiens ont souvent remarqué que l’unification de l’Allemagne sous le caporalisme prussien n’était pas l’œuvre organique de la nature, mais l’œuvre artificielle de la volonté de quelques hommes. De même aussi l’expansion économique de l’Empire, sa puissance sur mer, « l’Impérialisme, » est une œuvre de volonté et d’organisation méthodique. Quand l’Allemagne, dernière venue des grandes nations industrielles, arriva sur le marché universel, les commandes, comme par une pente naturelle, allaient se concentrera Londres. Pour vivre, les industriels allemands durent conquérir leur clientèle par la supériorité de leur organisation ; ce qui, pour les autres grandes nations productrices, a été l’œuvre patiente du temps et des circonstances, fut, de leur part, le résultat d’un plan conçu d’ensemble et méthodiquement réalisé.

L’organisation de l’exportation fut l’œuvre des banques, stimulées elles-mêmes et soutenues par l’Etat. Le cosmopolitisme financier, l’internationalisme de l’argent n’ont pas empêché les banques allemandes de travailler avant tout dans un intérêt patriotique. Les capitaux étant rares, la nécessité s’imposait de ne les employer qu’à bon escient et d’en tirer le meilleur parti possible pour favoriser l’essor de la production nationale. Tandis que, pour d’autres, l’abondance des capitaux est souvent un avantage plus apparent que réel, leur rareté fut, à certains égards, une condition favorable à l’expansion allemande. Avec le même capital, les mêmes hommes créèrent des banques, puis des industries auxquelles les banques fournissaient leur mise de fonds et qui, à leur tour, apportaient aux banques des affaires. Banques et usines s’associèrent pour obtenir à l’étranger des entreprises, des concessions, des commandes, s’assurer des marchés, faciliter l’exportation en fondant des compagnies de navigation. Un tel système peut avoir de graves inconvéniens ; il rend les crises très dangereuses : celle de 1900 en est la preuve ; mais il a le grand avantage de créer des débouchés et de faire naître des affaires ; il rend tous les rouages de la vie économique du pays directement solidaires, intéressés au succès les uns des autres ; il permet à certaines entreprises de se passer de bénéfices, pourvu qu’elles coopèrent à la prospérité des autres qui, finalement, assurera aussi la leur.

Ainsi les banques ont été les véritables inspiratrices de l’expansion économique et coloniale allemande. En Orient, tandis que l’influence économique française est représentée, parfois brillamment, par des individualités sans liens, sans soutien, sans unité de direction, les banquiers, les industriels, les commerçans, les armateurs allemands marchent étroitement unis et puissamment secondés par l’action de l’Etat. Nos banques, sauf de rares exceptions, s’occupent des affaires déjà existantes et attendent tranquillement qu’on leur propose de s’intéresser à des entreprises nouvelles ; les banques allemandes, elles, les créent pour pouvoir en vivre. Elles participent aux emprunts étrangers pour avoir part aux commandes industrielles qui en résultent ; elles accaparent au dehors certaines industries, par exemple l’exploitation des pétroles roumains. En fondant au loin des affaires, elles ont beaucoup moins en vue de mener à bonne fin une entreprise unique et d’en tirer un certain bénéfice que de conquérir un « territoire économique » déterminé : aussi les voit-on choisir leur champ d’action et s’y tenir. C’est ainsi que le Venezuela, le Chantoung, l’Asie turque ont attiré l’attention et les efforts des banques allemandes et du gouvernement de Berlin ; mais le Venezuela est mauvais payeur ; au Chantoung, le nationalisme chinois devient inquiétant ; c’est donc vers l’Anatolie, la Syrie, la Mésopotamie que se tournent de plus en plus les ambitions et l’activité de la finance et de l’industrie allemandes. Le pays est d’une richesse latente presque indéfinie ; il ne s’agit que d’en organiser la mise en valeur.

Les financiers allemands ont pour maxime que les banques doivent précéder le commerce et l’attirer en lui facilitant les transactions et en organisant le crédit. Aussi a-t-on vu les grandes sociétés qui se sont faites les patronnes de l’expansion germanique (telles la Deutsche Bank, la Diskonto Gesellschaft, la Dresdner Bank, etc.) essaimer au loin, soit des succursales, soit des filiales indépendantes. Dès que les affaires augmentent, ces banques se multiplient elles-mêmes par division, sans que les nouveaux établissemens cessent de se sentir solidaires des anciens. En Orient, dès l’époque du voyage de l’empereur Guillaume II en Palestine, fut créée la Deutsche Palästina Bank, au capital de 450 000 marks, destinée à faciliter les opérations de commerce et de change en Palestine : elle eut des succursales à Jérusalem, Jaffa et Caïffa. En 1904, apparut l’Orient Bank, fondée à Athènes par la National Bank für Deutschland, et la Banque nationale de Grèce, au capital de 10 millions de francs or, avec des succursales à Constantinople, Salonique, Monastir, Smyrne, Alexandrie, le Caire, Hambourg. Elle se fondit, en 1905, avec la Palästina Bank, dont les affaires n’avaient pas été brillantes. Mais les Allemands ne tardèrent pas à s’apercevoir des inconvéniens d’une collaboration hellénique et voulurent avoir à Constantinople une banque purement allemande. L’Orient Bank resta à Athènes et garda les succursales, sauf celle de Hambourg, et, à Constantinople, elle céda la place à une nouvelle venue. La Deutsche Orient Bank, fondée, au capital de 20 millions de francs, par un syndicat de banques allemandes, parmi lesquelles la Dresdner Bank, la Schaffhausenscher Bankverein et la National Bank für Deutschland, ouvrit ses guichets le 31 janvier 1906 ; elle a des succursales à Brousse, le Caire, Alexandrie, Hambourg, Téhéran ; elle va en ouvrir une à Bagdad. Deux des administrateurs de l’Orient Bank, MM. Streit, gouverneur de la Banque nationale d’Athènes, et Léon Zarifi, banquier à Constantinople, font partie du conseil d’administration de la nouvelle société. Ainsi s’étend le réseau financier allemand. Si l’on songe qu’il y a peu d’années, les commerçans de l’Empire n’avaient pas, en Orient, de banque nationale et s’adressaient surtout aux maisons autrichiennes, un tel essor paraîtra significatif. Sans doute les banques allemandes sont encore loin de faim autant d’affaires que la Banque Ottomane, la Banque de Salonique, le Crédit Lyonnais, mais elles sont plus hardies, plus entreprenantes ; elles ont leur situation à créer, leur place à prendre : elles fondent des industries, accaparent les moyens de transport ; elles travaillent à longue échéance, pour l’avenir, pour l’« Empire. »

Pour la politique et pour les affaires, c’est un avantage considérable de tenir les communications télégraphiques internationales. Les Allemands l’ont compris : ils se sont attaqués, en Orient, au monopole de fait qu’y possédaient, jusqu’à 1899, deux compagnies anglaises, l’Eastern-Telegraph C°, propriétaire du câble Constantinople, Ténédos, Syra, Malte, et l’Indo-European-Telegraph C°, qui possède un câble de Constantinople à Odessa. En mars 1899, fut signée une convention entre les gouvernemens allemand et roumain pour l’établissement d’une ligne télégraphique directe de Berlin à Bucarest avec prolongement sur Constantza et Constantinople. En même temps, par le crédit de l’ambassade allemande, la Osteuropaische Telegraphengesellschaft obtenait, en dépit des protestations de l’Eastern C°, la concession du câble à établir entre Constantinople et Constantza. C’est cette ligne qui a été inaugurée solennellement, en juillet 1905, en présence des chargés d’affaires d’Allemagne et de Roumanie et d’un délégué du Sultan ; déjà il est question de la prolonger par terre, le long du tracé du futur chemin de fer, jusqu’à Bagdad : ce sera la ligne BBB (Berlin, Byzance, Bagdad), dont le prolongement jusqu’au golfe Persique et, de là, par câble, jusqu’aux Indes néerlandaises et en Extrême-Orient, est déjà prévu. Les Allemands cherchent à monopoliser les formes nouvelles de télégraphie : une société a obtenu la concession d’une ligne aérienne de Constantinople à El-Arich (Egypte), dont le matériel sera entièrement fourni par des maisons allemandes. Une ligne de télégraphie sans fil a été établie entre Patara (sur la côte d’Asie en face de l’île de Rhodes) et Derna en Cyrénaïque. Jusqu’à présent, le fonctionnement des appareils a été très défectueux, mais la presse n’en a pas moins profité de l’occasion pour célébrer les mérites de la science et de l’industrie allemandes. C’est à l’instigation de l’ambassade allemande qu’un câble a été posé entre Thasos et la côte, un autre entre Imbros et les Dardanelles. Enfin, pour souligner l’importance acquise par les entreprises allemandes de télégraphie en Orient, un Allemand, M. Hœhne, sous-secrétaire d’État (mustechar) à la direction générale des Postes et Télégraphes, a représenté, en 1906, la Turquie à la conférence internationale de télégraphie sans fil.

C’est surtout dans l’organisation des lignes de navigation qu’apparaît le plan et la méthode de la conquête économique allemande en Orient. Nulle part la volonté de faire de l’Allemagne une puissance méditerranéenne ne se révèle plus clairement. En 1904, seule la Deutsche Levante Linie, créée à Hambourg en 1891, avait des services réguliers dans la Méditerranée orientale ; ses lignes, partant de Hambourg et d’Anvers, mettaient les ports de l’Allemagne industrielle en relations directes avec les principaux marchés du Levant : le Pirée, Syra, Smyrne, Salonique, Constantinople, Alexandrie, les ports de Syrie et d’Anatolie, les bouches du Danube et les ports russes de la Mer-Noire : trente bâtimens, tant cargo-boats que navires à passagers, assuraient ces services ; ils auraient pu suffire aux besoins du commerce, mais ils ne répondaient pas aux aspirations de la politique allemande qui tenait à affirmer sa résolution de prendre sa part au commerce intérieur de la Méditerranée et d’y faire concurrence aux lignes françaises et anglaises. Trois compagnies nouvelles apparurent : la naissance de chacune d’elles correspond à une étape de l’expansion allemande dans la Méditerranée. A la fin de l’année 1904, le Norddeutscher Lloyd crée une ligne dont la tête est à Marseille et qui conduit directement à Alexandrie, avec la seule escale de Naples, les hiverneurs et les touristes ; un service organisé par le P.-L.-M. amène sans transbordement les voyageurs de Berlin à Marseille par Francfort-sur-le-Main. La Bremer Dampfer Linie Atlas inaugure, en janvier 1906, deux services méditerranéens, destinés à doubler ceux de la Deutsche Levante Linie ; leurs bateaux alternent pour les dates des départs ; ceux de l’Atlas partent de Brème et touchent à Rotterdam ; l’un des services dessert Malte, le Pirée, Salonique, Dédéagatch, Constantinople, Odessa ; l’autre Alexandrie, Beyrouth, les côtes de Caramanie et de Grèce. Les armateurs allemands estimèrent que ce n’était point encore assez. En mars 1906, dans une conférence tenue à Vienne entre les représentai des grandes compagnies de navigation, on décide la création d’une nouvelle compagnie spécialement méditerranéenne, la Deutsche Mittelmeer Levante Linie qui inaugure ses services en mai 1906 avec cinq paquebots, anciens cargo-boats aménagés pour le service des voyageurs (Galata, Thérapia, Scutari, Péra, Stamboul) ; leur point de départ est Marseille et Gênes, et ils suivent exactement, une fois par semaine, jusqu’à Batoum et Odessa, l’itinéraire de nos paquebots des Messageries par Naples, le Pirée, Smyrne, Constantinople. A Naples, les lignes allemandes correspondent avec un service de la Hambourg-Amerika qui emporte directement les émigrans vers le Nouveau Monde, tandis que nos compagnies françaises sont obligées de les amener à Marseille et d’établir un forfait avec la Transatlantique et les compagnies de chemins de fer qui les transportent au Havre. En outre, les bateaux des Messageries ne touchent au Pirée que tous les quinze jours ; une semaine sur deux les vapeurs allemands se trouvent seuls. Enfin la Hambourg-Amerika a inauguré, le 23 octobre 1906, un service rapide de Gênes à Alexandrie par le paquebot Oceania ; le voyage a lieu tous les quinze jours, excepté pendant la saison d’Egypte (15 janvier-15 avril), où le service est hebdomadaire. Des trains spéciaux correspondent à Gênes avec les départs et conduisent en moins de quatre jours les voyageurs de Berlin à Alexandrie. La même compagnie a créé pour les émigrans une ligne de Gênes à La Plata. Les compagnies allemandes ont conclu un accord et combinent leurs billets et leurs tarifs avec le service maritime roumain dont les beaux bateaux vont de Constantza à Alexandrie ; elles ont aussi conclu des ententes avec le service fluvial roumain et la compagnie serbe qui dessert la Drave et la Save.

Ainsi s’étend, sur toute la Méditerranée, un réseau serré de lignes allemandes. Sans doute leurs bénéfices, quand elles en font, sont maigres ; mais, pour le moment, elles ne songent qu’à s’implanter. Les Allemands estiment que le bateau crée le fret et ils espèrent, en montrant partout leurs couleurs, habituer la clientèle à s’adresser à eux. Ils mènent contre leurs concurrens une dangereuse guerre de tarifs. Les compagnies françaises ont dû abaisser leur fret depuis la naissance de la Mittelmeer ; les cocons, par exemple, qui payaient 20 francs par 100 kilogrammes de Batoum à Marseille, n’en paient plus que 15 ; les Messageries, la Compagnie Paquet, la Compagnie Fraissinet, qui desservent l’Orient, se sont syndiquées pour faire 10 pour 100 de ristourne aux expéditeurs qui chargent sur leurs bateaux. Nos compagnies s’imposent ainsi des sacrifices considérables pour soutenir la concurrence et maintenir leurs positions. Les nouvelles lignes allemandes n’y trouvent certainement pas non plus leur compte ; mais nous avons montré pourquoi et comment elles peuvent travailler longtemps sans bénéfices ; il suffit aux industriels et aux banquiers qui sont leurs principaux actionnaires que la baisse des frets assure des avantages à l’exportation.

La conquête de la Méditerranée ne suffit pas aux Allemands ; ils ont encore voulu montrer le pavillon et fonder des agences dans les ports turcs de l’océan Indien et du golfe Persique ; ils ne veulent pas attendre l’ouverture du chemin de fer de Bagdad pour se créer des intérêts dans l’Irak. La Hambourg-Amerika a inauguré, le 14 juillet 1906, avec le Kanadia, un service mensuel entre Hambourg et le golfe Persique avec escales à Anvers, Marseille, Port-Saïd, Port-Soudan, Djibouti, Aden, Mascate, Bender-Abbas, Lingah, Bender-Bouchir, Bassorah. Jusqu’ici le monopole du commerce et de la navigation dans le golfe Persique appartenait aux Anglais[3] ; seuls les bateaux de la Compagnie russe de navigation et de commerce, subventionnée par l’Etat, y venaient plutôt montrer leur pavillon que chercher des marchandises. Entre les compagnies anglaises et la ligne allemande, la guerre de tarifs est ouverte. Le fret, qui était de 30 francs la tonne, de Marseille à Mascate, par l’Arabian C°, est tombé à 15 francs la tonne d’Anvers à Mascate. Les Allemands ne négligent aucune précaution pour gagner la clientèle ; ils ont choisi pour commander le Kanadia un capitaine parlant le persan ; à Mascate, ils se sont assuré les services du même agent que la compagnie anglaise ; ils attachent une grande importance à faire du commerce dans le golfe Persique et à Bagdad, futurs points d’aboutissement du chemin de fer dont ils veulent pouvoir dire « notre chemin de fer. » A Bagdad il n’existe qu’une seule maison allemande qui fasse quelques affaires, encore vit-elle surtout de la représentation d’une raffinerie marseillaise ; le commerce allemand y est presque insignifiant ; il a été, en 1905, de 6 à 700 000 francs à l’importation, et de 3 à 400 000 francs à l’exportation ; le nôtre dépasse deux millions et demi et trois millions, mais le premier rang appartient au commerce anglais. Les Allemands ne se bercent pas de l’espoir qu’ils pourront supplanter, dans le golfe Persique, les marchandises anglo-indiennes, mais ils ont tenu à affirmer, dans ces parages, que lord Curzon proclamait mer britannique, leur existence comme puissance maritime et commerciale.

L’énumération de toutes ces lignes nouvelles, dont les mailles serrées couvrent toute la Méditerranée et enserrent l’Empire ottoman, donne une idée impressionnante de l’activité des Allemands, des sacrifices qu’ils font pour se tailler leur part dans le commerce maritime du Levant : il ne faut pas cependant se faire illusion sur les résultats. Les Allemands ont fait des efforts considérables : partis de rien, ils sont devenus quelque chose ; mais ils sont encore bien loin du premier rang qu’ils convoitent. Le tableau suivant en fait foi :

ANNÉE 1321 (14 MARS 1905 — 13 MARS 1906).


Rang Pays Tonnage Proportion
1 Angleterre 13 763 000 tonnes 28, 8 du total
2 Autriche- Hongrie 7 389 000 — 15,4 —
3 Grèce 7 338 000 — 15,3 —
4 Empire ottoman 4 970 000 — 10,4 —
5 France 3 687 000 — 7,7 —
6 Italie 3 626 000 — 7,6 —
7 Russie 3 048 000 — 6,3 —
8 Allemagne 1 678 000 — 3,5 —
9 Hollande 524 000 — 1,1 —
10 Roumanie 444 000 — 0,9 —[4]

La part de l’Allemagne est encore faible ; mais si l’on considère que, huit ans auparavant, elle était nulle, on est obligé de convenir que c’est elle qui a fait les plus grands progrès et les plus rapides ; — et elle ne paraît pas sur le point de s’arrêter.

L’accroissement du commerce a marché plus vite encore que le développement des services de navigation dont il justifie et explique la multiplication. On a trop souvent et trop bien exposé[5] les raisons de l’essor commercial du peuple allemand pour que nous y revenions. Bonne organisation des Chambres de commerce, choix de voyageurs entreprenans, soin des fabricans de tenir compte des goûts de la clientèle, bon emballage et exactitude des envois, longs crédits, vente à bon marché de marchandises médiocres, emploi de moyens peu scrupuleux, tels que la contrefaçon des marques françaises, surtout peut-être, nous l’avons vu, solidarité et entr’aide de toutes les forces allemandes, banques, industries, compagnies de navigation, maisons de commerce, État : ce sont toujours, qu’on lise les rapports des consuls anglais ou des nôtres, les mêmes remarques qui reviennent, les mêmes recommandations toujours négligées, les mêmes cris d’alarme jamais entendus. Les articles allemands sont peu appréciés, disent tous les consuls et les Chambres de commerce ; mais ils sont bon marché et on les vend à force de persévérance, de méthode, d’organisation. Les commerçans allemands font des crédits exagérés, et il est difficile qu’ils réalisent des bénéfices, mais ils prennent la place ; ils attendent le moment où, maîtres du marché, ils pourront faire d’autres conditions. D’ailleurs, si minimes que soient les bénéfices, la vente permet aux usines de travailler, de se développer. La part du commerce allemand en Orient est déjà considérable et elle s’accroît sans cesse.

IMPORTATIONS D’ALLEMAGNE EN TURQUIE (Y compris le Monténégro, la Crète et les marchandises en transit pour la Perse).


Années
1900 236 227 000 kil. valant 34 265 000 marks.
1904 903 848 000 kil. valant 75 120 000 marks (93 900 000 fr.).
EXPORTATIONS DE TURQUIE EN ALLEMAGNE (Y compris le Monténégro, la Crète et les marchandises en transit pour la Perse).


Années
1900 835 489 000 kil. valant 30 449 000 marks.
1904 1 179 009 000 kil. valant 43 421 000 marks.

En quatre ans, le commerce entre l’Allemagne et l’Empire ottoman a plus que doublé. Les principaux articles à l’importation sont les cotonnades, les drogues et produits chimiques, le fer, les armes, les peaux, les machines, la confection, etc. ; à l’exportation, le coton, les drogues, les minerais, le blé, les peaux, les comestibles divers, etc. Si l’on compare ces chiffres à ceux de notre commerce, on constate que les deux totaux sont sensiblement les mêmes ; seulement, les Allemands vendent deux fois plus qu’ils n’achètent, tandis que c’est l’inverse pour nous. Les principaux fournisseurs de la Turquie sont (chiffres de 1905) : la Grande-Bretagne avec plus de 200 millions de francs, colonies non comprises, l’Autriche-Hongrie et l’Allemagne sur le même rang avec 100, l’Italie avec 70, la France avec 50. Or, en 1877-1881, la France venait au second rang, après l’Angleterre, pour l’importation en Turquie et au premier pour l’exportation[6]. Notre commerce n’a pas diminué, mais il est resté stationnaire, et c’est notre part relative qui est en baisse par suite des progrès de nos concurrens.

L’Allemagne ne se contente d’ailleurs pas de chercher à prendre sa part dans le trafic actuel de l’Empire ottoman : développement de ses lignes maritimes, positions prises par son commerce, influence politique à Constantinople, ne sont, dans le jeu de sa politique économique, que des préliminaires ; ce sont, pour ainsi dire, les avenues d’une politique dont l’entreprise du chemin de fer de Bagdad est le centre, le point d’aboutissement.


II

Dans les Echelles du Levant, avant l’entrée en lice de l’Allemagne, les nations maritimes et commerçantes allaient chercher les marchandises descendues de l’intérieur et y vendre les leurs : c’était un commerce, pour ainsi dire, superficiel, un commerce de comptoirs, qui ne se préoccupait ni d’étudier les ressources du pays, ni d’y faire naître des richesses nouvelles. Les méthodes du négoce restaient les mêmes qu’au temps où le Grand Seigneur ne permettait qu’aux vaisseaux portant le pavillon fleurdelisé de trafiquer dans ses ports. Quand les Français et les Anglais commencèrent à construire des chemins de fer, ce furent de courtes lignes de pénétration partant d’un port et aboutissant à un grand marché de l’intérieur. Tout changea quand l’Allemagne entreprit de couper l’Anatolie, en diagonale, par une ligne transversale, et obtint de la prolonger, à travers montagnes et déserts, jusqu’à l’Euphrate, jusqu’à Bagdad et au golfe Persique. La création du réseau anatolien et la concession du chemin de fer de Bagdad constituent une véritable révolution dans l’histoire économique de l’Orient. Les grandes routes internationales, jusqu’ici, contournaient l’Empire ottoman sans y pénétrer : route de terre, par la Russie, vers l’Asie centrale ; route de mer, par Suez, vers l’Inde et la Chine ; quand « le Bagdad » sera achevé, il existera une voie rapide, par terre, vers la Mésopotamie, la Perse, les Indes. Dans ces vallées naturellement riches de l’Euphrate et du Tigre, dans cette Mésopotamie où le vieux sol disparaît sous les ruines amoncelées de tant d’empires, — alluvion des siècles qui recouvre l’alluvion des eaux, — la locomotive apportera la paix, l’ordre et le travail, avec lesquels renaîtra la prospérité ; les années aidant, les populations pulluleront, des cités superbes s’élèveront de nouveau là où furent Ninive et Babylone, Séleucie et Ctésiphon, Bagdad et Mossoul.

M. Paul Imbert a renseigné récemment les lecteurs de la Revue sur le chemin de fer de Bagdad, son tracé, les difficultés auxquelles il se heurte, et les résultats qu’a déjà donnés la ligne d’Anatolie ; nous nous bornerons donc à quelques rapides observations d’ordre général.

On s’est parfois représenté le chemin de fer de Bagdad, prolongeant le réseau anatolien, comme destiné à devenir, entre les mains des Allemands, un instrument de domination politique ; on a décrit, par avance, le flot de l’émigration germanique débordant sur l’Asie Mineure et la Mésopotamie pour y créer une riche colonie que la force des armes, un jour ou l’autre, relierait directement à la mère patrie. Observons cependant que la ligne, même si elle était entièrement construite avec des capitaux allemands, même si les Allemands en avaient seuls la direction et l’administration, ne serait pas encore pour cela une ligne allemande, puisqu’elle serait tout entière en territoire ottoman. Si la Turquie survit longtemps encore comme État indépendant, les chemins de fer qui vont bientôt la sillonner, et dont le Sultan hâte l’achèvement, deviendront pour elle un moyen de centralisation et de mobilisation rapide qui accroîtra singulièrement sa cohésion et sa force : elle n’en sera que plus libre de reprendre sa politique favorite d’équilibre et de contrepoids entre les influences étrangères. On peut croire que l’Allemagne, si elle parvenait à achever une entreprise aussi importante que « le Bagdad, » et à en faire « un chemin de fer allemand, » inspirerait assez d’inquiétudes aux successeurs d’Abdul-Hamid pour qu’ils s’appliquent, de toute leur énergie, à affranchir leur Empire d’une protection trop lourde. Si, au contraire, la Turquie venait à se dissoudre, si le partage, tant de fois prédit, s’accomplissait, peut-on imaginer que l’Allemagne s’approprierait, sans opposition, tout le pays parcouru par son chemin de fer, et qu’elle régnerait du Bosphore au golfe Persique ? Elle ne le pourrait qu’à la suite d’un formidable cataclysme, d’une guerre générale et de la ruine de tout l’ancien équilibre européen. Si donc « le Bagdad » doit devenir un instrument de domination, il se pourrait que ce fût au profit des Turcs et de l’Islam. Quant à l’Allemagne, si elle réussit à mener à bien sa gigantesque entreprise, elle en tirera sans doute un bénéfice politique, mais elle y trouvera, d’abord et surtout, une voie d’expansion économique, un débouché par où ses produits se répandront sur l’Asie centrale. La ligne de Bagdad n’est pas, pour elle, un outil de conquête, c’est une soupape de sûreté par où elle espère écouler le trop-plein de sa production industrielle.

Considérer « le Bagdad » comme une seule longue ligne devant aller d’Haïdar-Pacha, en face de Stamboul, au golfe Persique, c’est en méconnaître les conditions de construction, d’exploitation, et l’avenir possible. Il n’y aura pas, d’un bout à l’autre de cet immense chemin de fer, un unique courant commercial ; il y aura des courans partiels, aboutissant directement au port le plus proche. Le commerce de l’Irak descendra vers le golfe Persique ; celui de la région de Mossoul, de la Petite Arménie, de la plaine d’Adana s’acheminera vers le golfe d’Alexandrette ; celui des plateaux d’Anatolie s’écoulera partie sur Mersina, partie sur le Bosphore, partie aussi sur Smyrne, lorsque certaines mauvaises volontés ne s’opposeront plus à la pose de l’unique rail qui suffirait à réunir, à Afioun-Karahissar, le réseau français de Smyrne-Cassaba au réseau allemand des « Anatoliens. » Ainsi persistera, dans l’Asie turque, cette vie particulariste et régionale, à laquelle sa configuration géographique la prédispose.

L’Allemagne, pour réussir dans son entreprise, devra tenir compte de situations acquises, de positions prises, dans l’Asie turque, par d’autres nations européennes, parmi lesquelles l’Angleterre, la Russie et la France. Le bassin du Tigre et de l’Euphrate est naturellement divisé, par la structure du sol et le climat, en deux « pays » très distincts, celui de Babylone et celui de Ninive, celui de Bagdad et celui de Mossoul, Tout le bassin du Sud est aujourd’hui, en fait, sous le contrôle britannique ; le golfe Persique, en réalité, ne finit qu’à Bagdad, et c’est une compagnie anglaise qui a le monopole de la navigation sur le Tigre jusqu’à la cité des Khalifes. Le lieutenant de vaisseau italien Vanutelli, qui vient d’accomplir une mission d’études dans les régions que doit traverser le futur chemin de fer, a trouvé, dans l’Irak, les indigènes armés de fusils anglais et travaillés par des agens afghans au service du vice-roi des Indes. Il ne paraît pas vraisemblable, à moins de modifications profondes dans l’équilibre des forces en Europe, que l’influence allemande réussisse jamais à s’établir sur le golfe Persique. — Au Nord, les Russes ont, de leur côté, des intérêts et des visées ; ils ont déjà obtenu du cabinet de Berlin qu’il renonçât aux deux tracés primitifs, plus septentrionaux, de la ligne de Bagdad, pour choisir la route par Adana ; ils attachent une grande importance à ce que l’accès du golfe d’Alexandrette reste libre, et ils n’admettraient pas que l’Arménie passât sous une protection européenne qui ne serait pas la leur : ils veulent, de ce côté, laisser des possibilités à l’avenir. — Enfin, en Syrie et spécialement dans la région de Beyrouth et d’Alep, la France a des intérêts considérables : tous les chemins de fer actuellement concédés dans cette région le sont à des Français (réseau Damas-Hamah-Hauran). La compagnie française sera naturellement amenée à renoncer au tronçon qui devait se prolonger jusqu’à Biredjik sur l’Euphrate, au nord du point de Tell-Habech où se fera la jonction avec le tracé actuel du « Bagdad. » Notre gouvernement a déjà consenti à la vente de la ligne Mersina-Adana, construite et exploitée par une société française ; mais il lui appartient de veiller à ce qu’aucun chemin de fer concurrent ne puisse être construit entre les ports de la côte et les villes de l’intérieur dans toute la région que doit desservir le réseau français. Le champ où se développera l’activité des Allemands est assez grand et assez riche pour qu’ils puissent sans regret respecter, dans le Liban, nos droits acquis et scellés, en 1860, du sang de nos soldats.

Un accord entre les deux gouvernemens, fondé sur ces principes, paraît nécessaire, mais il serait, pour ainsi dire, négatif ; les cabinets de Paris et de Berlin pourraient étudier si une entente plus complète et plus positive ne serait pas avantageuse aux deux pays. L’Allemagne, avant de mener à bien son entreprise, aura encore à vaincre des obstacles considérables, soit du fait de certaines oppositions, soit par le manque d’argent ; dans l’un comme dans l’autre cas, il se pourrait que le concours de la France, de ses capitaux et de sa diplomatie, lui devînt nécessaire. Les circonstances mêmes semblent indiquer que la France serait en situation de reprendre, dans cette grande question du « Bagdad » d’où dépend tout l’avenir de l’Asie occidentale, son rôle naturel d’arbitrage et de conciliation entre les intérêts rivaux de l’Allemagne et de l’Angleterre. Et quant à nos capitaux, — pourvu que nos droits et nos intérêts, au Liban notamment, soient sauvegardés, — ils ne sauraient contribuer à une entreprise plus profitable au bien des peuples de l’Empire ottoman et au progrès général de l’humanité. La voie ouverte, par l’initiative allemande, à travers l’Asie turque, ne sera pas un chemin privé ; il rendra accessible à l’activité, à la libre concurrence commerciale et industrielle de l’Occident, d’immenses contrées qui restent jusqu’ici en dehors de la vie des peuples européens, livrées à l’anarchie, au brigandage, à la guerre. Cette route, il ne tiendra qu’à nous de l’utiliser pour la pénétration de notre langue, de nos exportations, de notre influence et de notre civilisation.


III

Quand on est l’Italie, qu’on a Rome pour capitale, Venise, Gênes et Naples pour grands ports, on n’échappe, ni à la nécessité d’avoir une politique active dans la Méditerranée, ni à l’ambition d’y faire grande figure. Longtemps les bateaux de Pise, d’Amalfi, de Gênes, de Venise furent les seuls intermédiaires du commerce entre l’Orient asiatique et les marchés de l’Occident. Les Génois qui allaient jusqu’à Soudak, en Crimée, chercher la soie que les caravanes y apportaient, du fond de l’Asie, à travers tout l’Empire mongol, obtinrent, les premiers, du Grand Seigneur, d’ouvrir des comptoirs en face de Stamboul, sur l’autre rive de la Corne d’Or, où la tour de Galata rappelle leur séjour. Par l’artifice d’un Dandolo, la quatrième croisade fit la conquête de Byzance et la fortune des marchands de Venise. L’Italie contemporaine, pour devenir une puissance méditerranéenne, n’avait pas besoin, comme l’Allemagne, de sortir de chez elle et de faire violence à son histoire. Ce n’est pas seulement la magie des grands souvenirs, c’est aussi la réalité pratique d’intérêts permanens qui entraîne les Italiens à chercher des débouchés commerciaux et à développer leur influence dans cet Orient qui paraissait aux hommes de l’antiquité et du moyen âge comme la source enchantée d’où coulait toute richesse.

Les progrès du commerce et de la navigation italienne dans le Levant sont, toutes proportions gardées, comparables à ceux de l’Allemagne. Le développement rapide qu’a pris l’industrie dans le nord de l’Italie a été la cause déterminante de son expansion commerciale ; la croissance de Gênes, la renaissance de Venise sont surtout des conséquences du grand effort qui a transformé les belles plaines lombardes en un pays manufacturier. Dans ces dix dernières années, l’Italie a doublé son commerce ; son chiffre d’affaires dépasse quatre milliards. Il était naturel que la surproduction industrielle, dans un pays pauvre où la consommation est restreinte, se traduisît par un grand mouvement d’exportation et que l’Italie cherchât un débouché à sa porte, dans le Levant. En dix ans, ses importations dans l’Empire ottoman ont triplé ; elle est au quatrième rang des pays fournisseurs de la Turquie, avant la France. Nous ne faisons que garder nos positions, elle ne cesse de gagner du terrain[7].

L’Italie vend principalement en Turquie des filés et des tissus de coton, de la bonneterie, des rubans, de la passementerie, des soieries, du corail, des farines, c’est-à-dire précisément les mêmes articles que la France peut fournir ; elle achète, comme la France, des cocons, des soies grèges, des déchets de soie, des chevaux, des fromages, du coton brut, des graines, fruits et légumes, etc. Une banque italienne, la Società commerciale d’Oriente, dont le siège est à Venise, vient de s’établir à Constantinople. Enfin, nous avons vu que le chiffre actuel du tonnage de la navigation italienne dans les ports de l’Empire ottoman est sensiblement le même que le chiffre français : 3 626 000 tonnes pour l’année 1321. Les lignes partant de Venise, de Gênes, de Naples, font aux marines des autres pays une concurrence acharnée ; sept sont spécialement affectées aux mers du Levant. Les Italiens savent, comme les Allemands, que le commerce suit le pavillon et ils multiplient les services réguliers. Un nouveau projet de loi, actuellement soumis au Parlement, prévoit quatorze lignes touchant aux ports de l’Empire ottoman[8].

La politique italienne, délibérément pratique en ses procédés, uniquement utilitaire en ses fins, est toujours exempte de préoccupations doctrinales : les idées ne sont pour elle que des instrumens dont elle sait jouer, mais dont elle se garde d’être la dupe. Dans la multiplicité même et dans la variété des souvenirs dont l’Italie moderne a hérité d’une si longue histoire, elle trouve des précédens pour tous les cas, des argumens pour toutes les causes. Son passé l’engage, et sa situation présente l’oblige souvent, à varier ses attitudes et à faire, sur la scène du monde, plusieurs figures : ses hommes d’Etat excellent dans cet art subtil ; la simplicité de ceux qui prétendent plier la politique à la rigidité d’un système pourrait seule s’en étonner. Rien n’est plus curieux à observer, à ce point de vue, que la méthode et les procédés de l’expansion et de la propagande italienne dans le Levant.

On sait comment, durant une période dont le gouvernement de Crispi marque l’apogée, l’Italie fit un grand effort pour trouver au dehors, dans la Méditerranée et jusqu’en Ethiopie, un champ d’action pour le surcroît d’énergie nationale que l’achèvement de l’unité laissait inemployé. Crispi suit de près les affaires de Turquie, il commence à nouer des intelligences parmi les Albanais ; en adhérant à la Triple Alliance, il y cherche un moyen de tenir en bride les ambitions de l’Autriche-Hongrie dans les Balkans. L’apostolat national italien se fait surtout par la langue qu’on espère voir bientôt régner, victorieuse du français, dans tout le Levant méditerranéen ; des sociétés puissantes, comme la Dante Alighieri et l’Umanitaria, travaillent à en répandre au loin, surtout dans l’Empire ottoman, la connaissance et l’usage. Elles sont à la fois subventionnées par le gouvernement et patronnées par la franc-maçonnerie. C’est l’Italie de Mazzini et de Garibaldi qui continue son œuvre sous la même impulsion qui l’a portée sur la brèche de la Porta Pia ; elle est anticléricale, antipapaline et triplicienne. Les écoles qui sont fondées dans les ports du Levant distribuent un enseignement non seulement laïque, mais nettement hostile au catholicisme. Les consuls italiens ignorent les évêques. Quand une escadre visite les « Echelles, » les officiers ont pour consigne de ne connaître que les écoles laïques. C’est le temps où l’Italie prend, dans la Triple Alliance, le rôle d’agent provocateur et où, dans la Méditerranée comme dans l’Europe centrale, elle entre dans toutes les combinaisons peu sympathiques à la France. Elle engage les puissances tripliciennes et l’Angleterre dans une sorte de coalition, dont elle tient les fils, contre le Protectorat français qui lui apparaît comme la clef de voûte de notre influence en Orient. Presque simultanément la mission de M. Dunn et celle du général Simmons à Rome, sous couleur de demander au Pape la création de nonciatures à Pékin et à Constantinople, ont surtout pour objet » d’attaquer indirectement le Protectorat français et de seconder les efforts du Quirinal pour la nationalisation des missions. L’Alliance nationale pour la protection des missionnaires italiens, subventionnée par le gouvernement, travaille dans le même sens, et le cardinal Préfet de la Propagande déclare que le Vatican et les évêques ne peuvent avoir aucun rapport, malgré son titre et son but apparent, avec cette société dont les attaches maçonniques sont notoires.

C’est à cette conspiration, qui menace à la fois les intérêts français et ceux de la catholicité, que Léon XIII, éclairé par notre ambassadeur, le comte Lefebvre de Béhaine, répond par la circulaire de la Propagande Aspera rerum conditio (22 mai 1888). Le cardinal Simeoni, au nom du Pape, y confirme expressément les droits que la France tient de ses conventions avec la Turquie et la Chine et du texte des traités internationaux ; il prescrit aux religieux des différens ordres qui ont des missions dans l’Empire ottoman ou dans l’Empire du Milieu de ne s’adresser qu’aux représentans de la France, puissance protectrice. Ainsi par un acte positif du Saint-Siège se trouvaient désormais explicitement réunies les trois conditions dont l’existence implicite nous assurait l’exercice du Protectorat : la reconnaissance de notre droit par le gouvernement turc, par le droit public européen et par le Saint-Siège. Cette confirmation de notre situation traditionnelle constituait, dans les circonstances où elle se produisait, un échec pour la politique triplicienne. Nos rivaux ne se tinrent pas pour définitivement battus ; durant tout le pontificat de Léon XIII, ils multiplièrent les tentatives soit pour ruiner le Protectorat français, soit pour s’en emparer ; rappelons seulement la mission du cardinal Kopp, prince-évêque de Breslau, à Rome, en 1898, le voyage et les discours de Guillaume II à Jérusalem, la croisière du prince Henri de Prusse en Chine et l’occupation de Kiao-tcheou ; nous avons déjà, ici, assez complètement exposé ces faits pour n’avoir pas à y revenir. Tant d’efforts n’aboutirent qu’aux catastrophes dont l’initiative de Mgr Anzer et l’affaire de Kiao-tcheou ont été la cause première, et à la lettre de Léon XIII, du 20 août 1898, au cardinal Langénieux, archevêque de Reims, qu’obtint la diplomatie de M. Delcassé et qui constituait une confirmation nouvelle de nos droits et privilèges. Peu de mois avant la mort de Léon XIII, le cardinal Ferrari, archevêque de Milan, ayant conduit en Terre-Sainte un grand pèlerinage national italien et toléré en sa présence, sinon encouragé, des manifestations peu sympathiques au Protectorat français, se vit formellement désapprouvé par le cardinal Rampolla.

Mais bientôt les événemens vont changer d’aspect et la politique italienne de procédés. Elle avait été, au dehors, et surtout dans le Levant, laïque et anti-française ; on la voit, tout d’un coup, devenir plus catholique, plus papaline même, à mesure qu’en France se développe la politique anticléricale qui aboutit successivement à la loi contre les congrégations, à la rupture diplomatique avec le Saint-Siège et à la séparation de l’Eglise et de l’État. Les écoles laïques, qui n’avaient d’ailleurs donné que de médiocres résultats, sont abandonnées ; les subventions qui leur étaient attribuées sont reportées à des écoles congréganistes ; celles qui subsistent sont largement ouvertes aux prêtres de tous les rites. Les Pères Salésiens, les sœurs d’Ivrée deviennent les ouvriers de la propagande de la langue italienne sous le haut patronage de ces mêmes sociétés dont les tendances anticléricales s’étaient naguère manifestées avec éclat. En même temps, divers symptômes pouvaient faire croire qu’entre le nouveau Pape et le gouvernement royal, un rapprochement s’ébauchait, ou que du moins certaines intransigeances ne paraissaient plus nécessaires : les faiseurs de combinazione, toujours découragés sous Léon XIII, commençaient à espérer des occasions plus favorables. Pie X laissait se relâcher la rigueur du non expedit et permettait aux catholiques italiens de donner, dans certains cas, le concours de leurs suffrages aux candidats modérés. Le roi Victor-Emmanuel et M. Tittoni, de leur côté, choisissaient des catholiques notoires pour représenter l’Italie à Constantinople. À l’ambassade, ils nommaient le marquis Imperiali qui, dès son arrivée à Péra, manifestait avec ostentation la ferveur de son catholicisme. Au conseil de la Dette, ils déléguaient le comte Theodoli, dont la famille appartient au « monde noir » de Rome. Encouragés par tant de marques de la bonne volonté du gouvernement royal, adroitement sollicités, plusieurs congrégations ou établissemens congréganistes notifièrent à l’ambassade de France qu’ils renonçaient à notre protectorat pour se mettre uniquement à l’abri de leur drapeau national[9]. Partout, à Constantinople, en Asie Mineure, en Syrie, le nationalisme italien prenait un visage catholique. A. l’inauguration de l’église Saint-Antoine, à Péra, Mgr Borgomanero, vicaire du délégué apostolique, saluait avec enthousiasme le jour où « sous le beau soleil d’Orient le drapeau du Christ flottera à côté du drapeau de la patrie italienne. » Le délégué apostolique, absent ce jour-là, blâmait officiellement le zèle italianissime de son vicaire et offrait à l’ambassade de France l’expression de ses regrets ; mais l’effet des paroles publiques de Mgr Borgomanero n’en retentissait pas moins dans tout l’Orient. A Jérusalem, après la mort de Mgr Duval, la nomination d’un de leurs compatriotes, Mgr Giannini, à la dignité de vicaire apostolique, parut aux Italiens un moment favorable pour reprendre la campagne contre le Protectorat français. Le Custode qui, on le sait, est un Franciscain italien, le P. Razzoli, discrètement encouragé par les représentans de son gouvernement, chicane volontiers à notre consul général ses titres au Protectorat. Une question de serrure en bois remplacée par une serrure en fer aux portes du parvis du Saint-Sépulcre fut dernièrement, pour lui, une occasion de manifester sa mauvaise humeur. Chez ces Franciscains italiens, il faut bien le dire, l’ardeur patriotique est telle que parfois elle prime même leur zèle religieux.

C’est à Smyrne que l’activité des Italiens s’exerce avec prédilection ; ils cherchent à faire du grand port anatolien le centre de leur influence dans le Levant. C’est là que se produisit, l’année dernière, un incident insignifiant en lui-même, mais pittoresquement significatif. L’Alliance nationale, cette même association qui, naguère encore, était, non sans motifs, dénoncée aux défiances du clergé pour ses attaches maçonniques, faisait construire de nouvelles écoles qui coûtaient plus de 300 000 francs, et dont elle confiait la direction aux sœurs d’Ivrée. On avait peint, à la hauteur du premier étage du bâtiment, dans une série de cartouches, les armes des principales villes italiennes. Au-dessus de la porte d’entrée, au fronton de laquelle on lit : « Association nationale pour secourir les missionnaires italiens, » un cartouche demeurait vide : les badauds s’en étonnaient, quand un beau matin, à la suite d’un échange de dépêches entre la Consulta et le consulat d’Italie, on vit apparaître, à la place restée vide, les clefs et la tiare de saint Pierre[10].

A peu de temps de là, le marquis Imperiali vint inaugurer solennellement l’école ; deux navires de guerre rehaussaient de leur présence et de leurs salves l’éclat de la fête ; la réception, par les autorités turques, fut brillante et conforme au cérémonial consacré : haies de soldats sur tout le parcours du cortège, échange de visites officielles, banquet au Konak, bal, excursion à Ephèse. Le vali Kiamil-pacha assista en grand uniforme à l’inauguration de l’école ainsi qu’au service religieux qui précéda. Les Italiens s’étonnèrent cependant que, dans le quartier franc, les agens de police eussent renoncé aux gants blancs qu’ils avaient arborés pour faire honneur au baron Marschall. Le marquis Imperiali célébra, dans ses discours, la grandeur de l’Italie et la beauté de sa langue ; il parcourut à pied les quartiers populaires et répandit, dans la colonie, une pluie de décorations ; les Français purent, à cette occasion, comparer sa générosité à la parcimonie de leur gouvernement qui, depuis dix ans, n’a donné, à Smyrne, aucune croix de la Légion d’honneur. Les observateurs curieux des évolutions politiques ne manquèrent pas de noter le caractère religieux et catholique de toutes ces fêtes. L’ambassadeur rendit officiellement visite à l’archevêque, Mgr Marengo, qui fut fait commandeur des Saints Maurice et Lazare ; une messe solennelle fut célébrée en l’église de la Pointe, qui appartient à ces dominicains qui, depuis le Ier janvier 1906, ont abandonné le Protectorat français. A l’inauguration des bâtimens scolaires, l’archevêque remercia le gouvernement et l’Alliance nationale d’avoir confié la nouvelle école aux sœurs d’Ivrée. Depuis ce voyage de l’ambassadeur, la réconciliation du clergé italien d’Asie Mineure avec le gouvernement du Quirinal est officiellement constatée. Le marquis Imperiali, au mois d’octobre, s’est rendu à Salonique où il a visité les écoles et exhorté les parens, comme à un devoir patriotique, à faire donner à leurs enfans une éducation nationale. On annonce son prochain voyage à Jérusalem.

Il faut, pour goûter toute la saveur de la nouvelle politique italienne et en tirer les leçons quelle comporte pour nous, l’observer parallèlement à la politique française, dont elle forme l’antithèse exacte. Diminution du crédit affecté aux écoles congréganistes d’Orient, rupture avec le Saint-Siège, campagne de certains radicaux contre le Protectorat français dans le Levant, vote par la Chambre, en 1904, d’un vœu tendant « à substituer progressivement des écoles laïques aux établissemens congréganistes que la France subventionne : » tel est, du côté français, le bilan. Il suffira, pour l’apprécier, d’opposer l’adroit et heureux opportunisme des Italiens, leur complet détachement de toute espèce de passion doctrinaire, dès qu’il s’agit de l’intérêt national, aux passions sectaires qui, sous couleur de laïcité, menacent de dilapider ce capital incomparable d’influence morale et d’avantages matériels qu’à travers les siècles, depuis Charlemagne jusqu’à Gambetta, Carnot et Félix Faure, les divers gouvernemens qui se sont succédé dans notre pays ont accumulé.

La politique, c’est les intérêts : ce n’est pas aux Italiens qu’il est besoin de l’apprendre. Le dévouement aux idées passe, chez eux, au second plan : ne cherchons pas s’il convient de les en féliciter ou de les en plaindre, mais constatons les bénéfices qu’ils tirent de leur méthode. Ils ont d’abord tenté, en essaimant, dans les ports du Levant, des écoles laïques italiennes, d’enlever leur clientèle à nos établissemens scolaires ; ils ont échoué, ils le constatent, et, très résolument, sans se soucier qu’il y ait ou non contradiction entre la veille et le lendemain, ils changent de tactique ; la France rompant avec le Saint-Siège, l’occasion leur semble propice pour s’emparer de notre Protectorat et attirer les élèves à des écoles catholiques italiennes ; ils multiplient les efforts, accroissant leurs subsides[11] à mesure que l’Etat français se fait plus parcimonieux et rogne la portion des écoles religieuses. Officiellement, on donne à la diplomatie française de bonnes paroles. Le gouvernement italien, lui dit-on, trouve naturel que la France désire que sa politique religieuse ne se traduise pas par une diminution de prestige en Orient. Mais, sur place, dans les ports du Levant, la lutte se poursuit, âpre, tenace. Un témoin laïque écrit de Smyrne : « La lutte est menée contre nous avec un acharnement que je ne m’explique pas. » L’explication cependant n’est pas très difficile à découvrir : le prestige de la France en Orient est si ancien et si solidement enraciné qu’il résiste aux assauts les mieux conduits mous seuls, de nos propres mains, pourrions réussir à le ruiner. Malgré tous leurs efforts, les Italiens n’ont dans leurs écoles qu’un nombre relativement minime d’élèves. A Smyrne, chaque école n’en a guère qu’une cinquantaine, tandis que les nôtres réunies atteignent quatre mille. Mais le succès vient toujours aux persévérans, et déjà, les écoles des Italiens sont en progrès comme leur commerce ; ils comptent, pour achever leur victoire, sur la réconciliation espérée de la monarchie avec la papauté et sur la politique du parti radical en France.

Tels sont les faits : il serait un peu naïf de s’en indigner, mais il convient de les constater. En présence d’une évolution si caractéristique de la politique italienne en Orient, on reconnaîtra, du moins, que le moment était étrangement choisi pour écrire : « En réalité, nous n’avons que les ennuis du Protectorat. Il ne faut donc pas s’étonner qu’aucune grande puissance ne songe ni à nous en dépouiller, ni à s’en emparer le jour où nous l’abandonnerions spontanément. » C’est M. de Lanessan qui a commis cette phrase dans un livre récent où il a accumulé, avec quelque ingénuité, les preuves de son ignorance des choses de l’Orient[12]. Combien il voyait plus juste et plus loin que M. de Lanessan ou que M. Combes, dans ses articles de la Neue Freie Presse, ce prophète qui s’appelait P.-J. Proudhon quand il écrivait en 1861 : « Ce que rêvent les Italiens, pleins de leurs grandioses et dramatiques souvenirs, c’est, au point de vue politique, de faire de l’Italie une sixième grande puissance ; au point de vue religieux, après avoir subordonné la Papauté au royaume, de conférer à celui-ci le protectorat de la catholicité[13] ! » La première partie de la prédiction a achevé de s’accomplir en 1870 ; la monarchie de Savoie poursuit aujourd’hui la réalisation de la seconde ; retardée parfois, comme en ces derniers mois, par les manifestations bruyantes de l’anticléricalisme italien, mais singulièrement favorisée par notre gouvernement radical. L’histoire de l’expansion européenne au dernier siècle montre qu’il y a incompatibilité profonde entre les luttes religieuses au dedans et le rayonnement au dehors. La fin du Culturkampf en Allemagne coïncide avec le début de l’essor industriel, commercial et colonial de ce pays ; l’Italie d’aujourd’hui cherche à préluder à ses progrès dans la Méditerranée par une conciliation entre les deux pouvoirs.


IV

L’essor de l’influence et du commerce allemand dans l’Empire ottoman, le développement rapide des intérêts italiens, les méthodes inédites inaugurées dans la concurrence internationale, c’est le tableau nouveau qui attire et retient l’attention de celui qui étudie les positions respectives des grandes puissances dans le Levant ; mais ne voir, comme on y est naturellement enclin, dans l’ensemble du spectacle, que l’activité un peu indiscrète de ces nouveaux venus, ce serait singulièrement dénaturer l’effet d’ensemble et fausser la vérité des perspectives.

A côté de la croissance insolite des intérêts et de la puissance allemande en Turquie et des efforts de l’Italie pour s’y créer un champ d’expansion, il convient d’abord de tenir compte du progrès moins rapide, mais régulier et continu, du commerce et de la navigation d’autres nations. Ce sont d’abord les États de la péninsule des Balkans, la Roumanie et la Grèce, par exemple, dont les lignes de navigation enlèvent une part importante du trafic dans la Méditerranée orientale et la Mer-Noire. C’est encore et surtout l’Autriche et la Hongrie. Trieste et Fiume sont réunies par des services maritimes réguliers à Constantinople et aux Echelles du Levant. L’Autriche-Hongrie est au second rang pour la navigation dans les ports ottomans, au second rang aussi, avec l’Allemagne, parmi les pays fournisseurs de la Turquie[14]. Elle a presque le monopole de la vente des sucres que les bateaux du Lloyd austro-hongrois apportent hebdomadairement dans le Levant ; le sucre autrichien fond plus difficilement, sucre moins et est plus mal emballé que celui de Marseille, mais il est moins cher, et cela suffit pour qu’il règne presque sans partage (33 742 000 francs en 1905 sur une vente totale de 38 765 000 francs). Les Belges cherchent à faire travailler leurs capitaux dans l’Empire ottoman ; ils sont notamment concessionnaires de la plupart des Sociétés de tramways urbains.

Beati possidentes. Jadis, l’influence politique et économique de la France et de la Grande-Bretagne étaient sans rivales à Constantinople ; dans les ports du Levant, leurs pavillons et leurs marchandises apparaissaient presque seuls. Elles doivent se résigner à faire une place à des concurrens impatiens et bien organisés. Toutefois, les progrès de nos rivaux n’empêchent ni les Anglais, ni nous-mêmes, de conserver encore en Orient une situation considérable qu’il ne tient qu’à nous d’accroître. Les puissances nouvelles venues ont créé elles-mêmes leur clientèle beaucoup plus qu’elles ne l’ont enlevée à leurs devancières : C’est seulement par comparaison avec leurs progrès rapides que nous paraissons avoir perdu beaucoup de terrain : en réalité, nous sommes plutôt restés stationnaires et, si nous avons paru reculer, c’est que d’autres, à côté de nous, marchaient à pas de géans.

L’Allemagne, l’Autriche et l’Italie sont loin d’approcher seulement du chiffre d’affaires que font les Anglais dans l’Empire ottoman. L’importation turque dans les ports britanniques tend à diminuer par une conséquence naturelle de l’accroissement du nombre des pays acheteurs de matières premières, mais l’exportation anglaise se défend très bien et garde de beaucoup le premier rang[15]. Encore conviendrait-il d’ajouter au commerce de la métropole celui des colonies. Il semble d’ailleurs, qu’en Turquie, depuis quelques années, pour des raisons politiques, les Anglais prennent une part moins active aux affaires ; une campagne de presse leur a fait vendre la plus grande partie du papier ottoman dont ils étaient porteurs ; leurs capitaux, devenus plus timides, ne cherchent pas d’entreprises nouvelles et s’abstiennent même de participer à celles qui leur sont offertes. La politique britannique semble renoncer à son rôle de protection de l’Empire ottoman et n’attacher d’importance qu’à surveiller les avenues de l’Egypte et les abords du golfe Persique.

Les intérêts français en Turquie, il serait plus difficile, en vérité, de dire où ils ne sont pas que de chercher où ils sont, tant, par l’activité de ses nationaux et de ses protégés, par ses capitaux, son commerce et son industrie, par l’éclat de son histoire, le prestige de son passé, sa civilisation, sa langue, ses traditions politiques et militaires, son Protectorat catholique, la France est intimement mêlée à la vie de l’Empire ottoman. L’administration de la Dette, qui tend, de plus en plus, à devenir le véritable ministère des finances ottomanes et qui centralise à peu près tous les revenus indirects de l’Empire, a aujourd’hui pour directeur un Français. La Dette occupe une armée qui était déjà de 7 000 employés avant que la majoration de 3 pour 100 des droits de douane ajoutât ce service à tous ceux qui sont déjà dans sa dépendance ou sous son contrôle. C’est surtout grâce au gouvernement et aux banquiers français que la dette ottomane a pu être unifiée à 4 pour 100, et que les finances de l’Empire et son crédit sont restaurés. La plupart des emprunts de l’Etat ont été émis et souscrits en France. La Banque ottomane, rouage essentiel de la vie économique de la Turquie, est une institution franco-anglaise dont presque toutes les actions sont aujourd’hui entre des mains françaises et dont le directeur est et ne saurait manquer de rester un Français. Elle participe à presque toutes les bonnes affaires qui se créent dans l’Empire ; elle est le principal instrument de la mise en valeur de ses richesses, et son activité ne peut que s’accroître. Il faudrait de longues pages pour relater toutes les affaires entreprises par des Français ou dans lesquelles ils ont une participation. Le réseau de Smyrne-Cassaba et prolongemens, celui de Jaffa à Jérusalem, les lignes de Syrie (Damas-Hamah-Hauran et prolongemens), la ligne de Jonction-Salonique-Constantinople, sont des entreprises françaises ; français, les quais de Smyrne, de Beyrouth, de Salonique, de Constantinople ; française, l’administration des Phares de l’Empire ottoman, organisée par Michel-pacha, la Société des Eaux de Constantinople, la régie des tabacs. MM. Verney et Dambman ont décrit avec précision et détails toute l’activité française dans le Levant, il suffit de nous référer à leur excellent ouvrage[16]. Citer toutes les affaires françaises ne suffirait même pas à donner une idée de la part de nos capitaux dans la mise en valeur économique de l’Empire ottoman, car beaucoup d’affaires, qui ne sont pas classées comme françaises, ont, directement ou indirectement, des Français comme bailleurs de fonds, comme ingénieurs, directeurs, administrateurs, etc.

Le Temps, dans une étude très sérieuse, évaluait récemment les intérêts français dans l’Empire ottoman à près de 2 milliards de francs (1 942 508 000) et les intérêts allemands à 610 millions seulement. Nos échanges avec la Turquie, si acharnées et si bien outillées que soient les concurrences, s’accroissent lentement, mais s’accroissent[17]. Ce faible progrès peut, à bon droit, passer pour inquiétant, si l’on considère le développement du trafic total de l’Empire ottoman et les succès des Allemands et des Italiens ; il justifie les cris d’alarme que jette de temps à autre la Chambre de commerce française de Constantinople. Il serait temps, si nous ne voulons pas déchoir, d’adopter des méthodes commerciales plus modernes, plus pratiques, de développer chez nous l’enseignement commercial et de ne plus attendre la clientèle comme au temps où nous étions seuls en mesure de la servir. L’ouverture des nouvelles voies de pénétration en Asie Mineure et en Syrie ne saurait manquer d’amener un grand essor du trafic international dont il faudrait nous préparer à prendre notre part. Après un succès passager de la camelote et des contrefaçons allemandes, nos industriels et nos commerçans, s’ils soutiennent énergiquement la lutte, peuvent espérer voir revenir à eux les consommateurs mieux informés. Nulle part les commerçans français ne peuvent trouver des conditions plus favorables qu’en Turquie, où l’on parle leur langue et où l’on aime leur patrie et sa civilisation. L’influence que l’Italie et l’Allemagne s’efforcent laborieusement de conquérir, la France d’aujourd’hui l’a héritée toute faite de la France d’autrefois. C’est l’étonnement et la joie de tous les voyageurs, quand ils pénètrent dans le monde oriental, d’entendre, où qu’ils aillent, sonner à leurs oreilles leur langue nationale, de trouver, jusque dans l’intérieur de l’Asie Mineure, des écoles françaises remplies de petits bambins de toutes les races et de toutes les religions qui, sous la discipline d’un religieux ou d’une bonne sœur française, apprennent à épeler notre langue et à connaître notre pays. Plus de 110 000 élèves fréquentent les écoles, presque toutes congréganistes, subventionnées ou seulement protégées par l’Etat français[18], et chaque année leur nombre va croissant ; ce sont ces enfans qui, répandus dans tout l’Empire, dans les maisons de commerce, dans les chemins de fer, dans les banques, vont porter le bon renom de la France et propager sa langue, sa littérature, sa civilisation.

Depuis la brillante université de Beyrouth, dirigée par les Jésuites, et dont Gustave Larroumet écrivait : « Il n’y a pas une grande ville de France dont les institutions d’enseignement supérieur soient mieux outillées, » jusqu’aux humbles maisons où, dans les petites villes désolées de l’Arménie ou de la Macédoine, les filles de Saint Vincent de Paul distribuent, sans distinction de nationalité ni de foi, un peu d’instruction, quelques soins médicaux et beaucoup de charité, toute une hiérarchie d’institutions scolaires et hospitalières relèvent de la France ou de sa protection. En vertu de traditions séculaires et de traités formels, des populations entières, telles que les Maronites du Liban, les Grecs Melchites, les Chaldéens et les Arméniens unis, forment la clientèle du Protectorat français dont se réclament aussi, en vertu des instructions toujours en vigueur du Saint-Siège, la plupart des grands ordres internationaux, auxquels est confié le haut contrôle et la police des Lieux-Saints. L’élite des clergés catholiques indigènes d’Orient est formée dans des séminaires français. C’est cet ensemble incomparable d’œuvres, d’institutions, de droits et de privilèges dont, sous prétexte de laïcité, quelques politiciens rêvent de miner les fondemens, qui assure à la France, dans l’Empire ottoman, une énorme avance sur tous ses concurrens. Les écoles de l’Alliance Israélite universelle ont adopté le français comme base de l’éducation ; les écoles turques, grecques et même italiennes l’enseignent. Si nous ne nous abandonnons pas nous-mêmes, si nous prenons la peine de soutenir nos écoles, d’en créer de nouvelles, — laïques si l’on veut, pourvu qu’il soit constaté qu’elles peuvent réussir et rendre des services, et que leur création ne soit pas un prétexte pour retirer aux autres l’appui du gouvernement, — le français restera définitivement intronisé en Orient comme la langue de la haute culture, de la politesse, des affaires, des relations internationales, de la civilisation.

Nulle part au monde il n’existe un pays où les étrangers, et en particulier les Français, — il est bon qu’ils ne l’oublient pas, — trouvent un sort plus enviable et où, en dépit de quelques lenteurs et de certaines tracasseries, ils peuvent travailler plus librement et réaliser de plus beaux bénéfices. Dans aucune de leurs colonies les Français n’ont engagé des capitaux aussi importans. C’est surtout l’argent français et l’intelligence française qui portent en Turquie la vie et l’activité, qui sont comme les grandes forces motrices sans lesquelles les entreprises allemandes elles-mêmes risqueraient de rester en panne. L’auteur des Paradoxes sur la Turquie a fait, en une page charmante, le tableau de la félicité des étrangers dans l’Empire ottoman[19] :


O Français, mes amis, mes frères qui habitez la Turquie, vous ne connaissez pas votre bonheur.

… Le Turc vous ouvre largement les portes de ses administrations ; l’étranger occupe des emplois élevés dans les ministères des Finances, des Travaux publics, des Douanes : c’est pour lui le pays des appointemens fantastiques, et le cumul est permis. Nous avons notre part dans ces largesses. Des capitaines au long cours deviennent amiraux et vingt fois millionnaires en élevant des phares le long des rivages de l’Empire ottoman ; des lieutenans de vaisseau, des capitaines du génie y trouvent, dans leur giberne, les épaulettes étoilées de général de division ; ce sont vos ingénieurs qui exploitent les mines et construisent les chemins de fer ; vos financiers administrent la banque d’État ; tout le monde y parle votre langue ; dans les plus importans de leurs tribunaux, les avocats commentent en français votre jurisprudence et vos lois ; vos comédiens et vos actrices y font, sans se lasser, de fructueuses tournées. On y lit surtout vos journaux, vos revues et vos livres. Il y a un lycée officiel français, des universitaires de France ; dans les familles et dans les écoles, c’est l’instruction française qu’on donne aux Ottomans. Vous ne sentez pas peser sur vous l’autorité, tandis qu’en France elle vous enveloppe comme autrefois le pouvoir du seigneur enveloppait le serf ; vous avez ici la joie indicible de ne pas être gouvernés.

Que d’autres crient contre la Turquie : c’est leur intérêt et leur mot d’ordre. L’Autriche-Hongrie, la Russie, la Bulgarie, la Serbie, la Grèce doivent avoir des mouvemens d’indignation et d’éloquence contre le régime turc ; ces États se considèrent comme héritiers présomptifs ; il faut bien préparer l’opinion et l’ouverture de la succession. Mais gardez-vous de faire dans ce chœur votre partie de flûte, et priez Allah qu’il maintienne longtemps les Turcs dans ces belles contrées ; que ces héritiers avides réussissent dans leurs entreprises, vous pouvez dire adieu à vos libertés, à vos privilèges, renoncer à l’essor de votre commerce, à l’expansion de votre langue ; vous serez vite forcés de plier votre tente et de chercher fortune ailleurs.

Un seul l’a compris. Alors que l’Europe montrait les dents et le poing au gouvernement ottoman, une grande puissance affirma le principe du charbonnier maitre chez soi. Elle déclara qu’elle n’approuvait pas les interventions inutiles et qu’en politique il n’y avait ni sentiment, ni doctrine humanitaire, ni apostolat. Et depuis lors, d’énormes revenus turcs s’en vont en Allemagne pour y acheter des armes, des locomotives, des rails, des wagons et des torpilleurs.

Voilà ce qu’il fallait faire, ce n’est pas nous qui l’avons fait.

Otez l’humour et quelque exagération, il reste un grand fond de vérité. La politique d’intégrité de la Turquie et de souveraineté du Sultan ne s’inspire d’aucune doctrine, mais d’une nécessité d’ordre économique. Les relations amicales avec la Sublime-Porte sont de tradition dans l’histoire française : elles ont toujours été la condition nécessaire à l’exercice d’une protection efficace des chrétiens de l’Empire ottoman ; elles ont, l’histoire le prouve, favorisé dans une juste mesure leur émancipation. Certes une politique sans entrailles, uniquement préoccupée d’affaires et indifférente aux moyens, ne saurait convenir à la France ; mais nous avons le droit aussi de nous souvenir des intérêts colossaux engagés par nous dans l’Empire ottoman, des bénéfices que nous espérons légitimement en retirer et du brillant avenir économique, politique et civilisateur que la France peut, encore aujourd’hui, trouver dans les pays du Levant.

« La France dans le bassin occidental de la Méditerranée ; à d’autres, la Méditerranée orientale, » c’est une formule qui a eu cours chez nous à un certain moment ; il n’en est guère de plus funeste. La politique nationale de la France, ses intérêts vitaux, ses capitaux les plus considérables sont toujours dans ces pays de langue et de civilisation française que l’on réunit sous le nom de Levant. C’est ce qu’avait admirablement compris Gambetta : la « plus grande France, » pour lui, était dans la Méditerranée orientale. Tout nous engage à y développer nos entreprises et notre influence, bien loin de les abandonner. Prenons garde de nous laisser influencer par ces pessimistes qui nous représentent, comme en un diptyque décourageant, un tableau sans ombres des progrès de l’Allemagne et une peinture poussée au noir de notre recul. Si notre position est menacée, ce n’est point une raison pour la déserter, mais pour la défendre avec plus d’énergie. Sans doute le temps n’est plus où, pour naviguer et commercer dans les Échelles du Levant, il fallait arborer le pavillon de l’« empereur de France ; » mais sur le terrain de la libre concurrence économique et politique, nous sommes encore assez forts et assez riches pour batailler et garder notre place.

Nous avons tenu à analyser avec précision les méthodes du peuple allemand dans son essor économique, car elles sont si bien adaptées à leurs fins qu’elles peuvent nous servir d’exemple ; mais leur succès ne doit pas nous faire perdre de vue les points faibles d’une si brillante expansion. La tactique d’offensive hardie que les banques allemandes pratiquent dans la lutte économique a ses inconvéniens, surtout lorsque les capitaux sont rares : il suffit de rappeler la crise de 1900 et la déconfiture de la Leipziger Bank. En outre, la conquête des « territoires économiques » est toujours, précaire lorsqu’il s’agit d’une terre étrangère où d’autres influences peuvent se faire jour. Actuellement l’amitié des deux souverains permet à l’Allemagne, en Turquie, des initiatives audacieuses qui, si les circonstances venaient à se modifier, n’auraient peut-être plus le même succès. Enfin, le chemin de fer de Bagdad, créé par les Allemands, profitera à toutes les puissances industrielles et commerçantes ; la résurrection de ces pays de Mésopotamie, dont la richesse a émerveillé l’antiquité, sera un bienfait pour les misérables populations qui y vivent et pour toute l’Europe civilisée. Prenons donc garde de nous laisser hypnotiser par le « péril allemand » que l’on nous représente parfois comme sur le point d’absorber toute l’Asie turque pour en faire une colonie germanique. On a pu remarquer, au cours de cette étude, que si l’Allemagne peut, sur certains points, nuire à nos intérêts, d’autres puissances, l’Italie par exemple, se développent aussi à notre détriment. C’est leur droit assurément ; mais c’est le nôtre d’y pourvoir. L’existence de « surfaces de friction » n’est pas un obstacle à une loyale entente, pourvu que les champs d’action de chacun soient délimités avec précision. C’est ainsi que nous avons pu conclure avec la Russie une alliance durable, quoique nous ayons avec elle, en Orient, certaines divergences de vues et d’intérêts. Et si l’Allemagne attache un grand prix à son expansion économique dans l’Asie turque et au succès de son entreprise de Bagdad, n’est-ce pas une raison de plus, pour elle et pour nous, de chercher dans le Levant, avec une commune bonne volonté, les élémens d’une entente ? La résurrection économique de l’Asie turque est une œuvre immense, qui ne fait que commencer et qui absorbera des capitaux énormes. De pareilles entreprises ne sauraient devenir l’apanage d’un seul, et les ententes sont d’autant plus nécessaires à leur succès que la tâche est plus vaste et que les désaccords seraient plus dangereux. Il y a place pour tout le monde, dans l’Empire ottoman, — même pour les Turcs.


RENE PINON.

  1. Voyez notre article du 15 septembre 1906, L’Évolution de la question d’Orient.
  2. On nous permettra de renvoyer à notre article : La Politique allemande et le Protectorat des missions catholiques publié dans la Revue du 15 septembre 1898.
  3. The Anglo Arabian and Fersian C°. — The Persian Gulf Steamship line. — The Bombay and Persian Steam navigation C°. — The Wert Hartlepool Steam navigation C°. — The British India C° (cette dernière subventionnée par l’État). Le mouvement du port de Bassorah en 1905 a été de 130 vapeurs jaugeant 138 000 tonnes, dont 124 anglais jaugeant 132 000 tonnes.
  4. Extrait de l’excellent Bulletin de la Chambre de commerce française de Constantinople, n° du 31 mars 1907. Nous citons une fois pour toutes ce recueil où nous avons puisé une partie des renseignemens économiques qu’on trouvera ici.
  5. Par exemple, M. Georges Blondel (L’Essor industriel et commercial du peuple allemand. Paris, Larose, 3e édition).
  6. Cf. Lettre-préface de M. Levasseur à la Turquie économique, par M. Georges Carles (Chevalier et Rivière, 1906, broch.).
  7. COMMERCE ITALO-TURC EN 1904


    Date Importations d’Italie en Turquie Exportations de Turquie en Italie
    1900 37 160 000 lire 27 146 000 lire
    1901 54 159 000 31 258 000
    1902 49 852 000 35 322 000
    1903 56 439 000 45 865 000
    1904 69 578 000 39 567 000
  8. Services existant actuellement :
    1° Ligne mensuelle circulaire partant d’Alexandrie en correspondance avec une ligne hebdomadaire directe, Gênes-Alexandrie ;
    2° Une ligne bi-mensuelle : Gênes, Constantinople, Odessa ;
    3° — — : Gênes, Smyrne, Constantinople, Odessa ;
    4° — hebdomadaire : Venise, Brindisi, Patras, Constantinople.
    5° — — : Constantinople, Braïla ;
    0° — mensuelle : Gênes, Constantinople, Batoum ;
    7° — bi-mensuelle : Venise, Alexandrie, Port-Saïd.
    D’après le nouveau projet, chaque ligne partant de Gênes est doublée d’une ligne partant de Venise et touchant aux mêmes ports. Il prévoit deux lignes partant de Gênes et desservant les ports de Syrie et de Smyrne, l’une mensuelle, allant du Sud au Nord par Alexandrie ; l’autre bimensuelle, par La Canée et le Pirée. Deux lignes identiques partiront de Venise aux mêmes intervalles. »
    Une ligne partant de Gênes et de Venise allant alternativement sur Salonique, le Pirée, Smyrne, Constantinople.
    Deux lignes partant de Gènes et deux de Venise par Tripoli, Alexandrie, Malte (mensuelles)
    Deux services de quinzaine l’un : Constantinople, Braïla, Odessa ; l’autre : Constantinople, Batoum par la côte d’Anatolie.
    Knfin, deux lignes hebdomadaires rapides, l’une parlant de Naples, l’autre de Venise et allant à Alexandrie, avec prolongement facultatif sur Beyrouth et sur Marseille ou Trieste.
  9. Ce sont : les Mineurs conventuels (Franciscains) avec une paroisse à Péra, une à Andrinople, une à Buyuk-Déré, les Franciscains de Cyrénaïque, les Salésiens, les sœurs d’Ivrée, les Dominicains italiens de Galata et de Smyrne.
  10. Un fait du même genre a été dernièrement l’objet d’une interpellation du député Vicini ; il se plaignit que le ministre des Affaires étrangères eût fait enlever du mur d’une école, à Alexandrie d’Egypte, une inscription à la gloire de Garibaldi qui contenait une phrase dont pouvaient s’offenser les catholiques.
  11. Ce chapitre du budget italien, est passé de 900 000 lire en 1896 à 1 125 000 en 1904.
  12. Les Missions et leur protectorat (Alcan, 1907).
  13. La Fédération et l’Unité en Italie, dans Œuvres complètes, t. XVI, p. 173. Paris, Librairie internationale, 1868, in-12.
  14. COMMERCE AUSTRO-TURC
    1900 1905
    Importations ottomanes en Autriche-Hongrie 41 924 000 44 172 000
    Exportations austro-hongroises en Turquie 63 618 000 65 518 000

    La Hungarian Levant Steamship C° a créé en 1906 deux nouvelles lignes partant d’Anvers, l’une pour Constantinople et le Danube, l’autre pour Alexandrie et Smyrne.

  15. COMMERCE ANGLO-TURC
    Date Importations turques en Angleterre Exportations anglaises en Turquie
    1905 138 658 836 francs 176 223 462 francs
  16. Les Puissances étrangères dans le Levant, Lyon, A. Rey, et Paris, Guillaumin, 1900, 1 vol. in-4o.
  17. COMMERCE FRANCO-TURC
    Dates Importations ottomanes en France Exportations françaises en Turquie
    1904 91 383 000 51 071 000
    1905 100 967 000 53 028 000
    1906 108 112 000 (dont 37 millions de soies) 58 743 000
  18. Voyez le Rapport de M. Paul Deschanel sur le budget de 1907 et les excellens articles publiés dans la Revue politique et parlementaire, par M. Gaston Bordat (n° du 10 février 1906 et du 10 mai 1907).
  19. Afioun-effendi, Paradoxes sur la Turquie, Paris, Société d’éditions, p. 212.