La Rivalité de l’Allemagne et de l’Angleterre

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La Rivalité de l’Allemagne et de l’Angleterre
Revue des Deux Mondes5e période, tome 50 (p. 154-184).
LA
RIVALITÉ DE L’ALLEMAGNE
ET DE
L’ANGLETERRE

« Nous sommes, vis-à-vis de l’Angleterre, dans l’heureuse situation de n’avoir entre nous aucun conflit d’intérêts, si ce n’est des rivalités commerciales et de ces différends passagers qui arrivent partout : mais il n’y a rien qui puisse amener une guerre entre deux nations laborieuses, pacifiques. » C’est Bismarck qui parlait ainsi, dans son fameux discours du 19 février 1878 ; et ses paroles n’étaient point un artifice diplomatique. Presque mot pour mot, aujourd’hui, les affirmations du chancelier pourraient être retournées ; l’Allemagne et l’Angleterre se dressent l’une en face de l’autre en un conflit général d’intérêts ; leurs « rivalités commerciales » sont devenues si âpres, elles se sont tellement multipliées qu’elles ont abouti à un « différend » permanent ; et c’est précisément parce que les deux nations sont « laborieuses » que l’on a pu croire, à certaines heures, qu’elles allaient cesser d’être « pacifiques. » La rivalité anglo-allemande domine toute l’histoire politique de l’Europe en ces dernières années ; elle détermine, dans une large mesure, les attitudes et les actes de toutes les puissances. L’observateur qui s’élèverait au-dessus des temps, comme l’aéronaute s’élève au-dessus des terres, et ne distinguerait plus que les grandes lignes de la politique que nous avons vécue depuis dix ans, apercevrait d’abord ce colossal antagonisme d’intérêts et d’ambitions. La rivalité actuelle n’a ni résolu, ni supprimé les causes plus anciennes ou plus particulières de désaccord, mais elle se mêle à tout pour tout aggraver, pour tout fausser. L’attente de la grande lutte pèse sur le monde comme une inquiétude, trouble la vie comme un cauchemar ; les peuples, muets comme des oiseaux qui sentent venir l’orage, cherchent l’abri où ils puissent laisser passer la tourmente.

Le moment où le roi Edouard VII, empereur des Indes, et la reine Alexandra, viennent d’être, dans la capitale allemande, les hôtes très fêtés de l’empereur Guillaume II et de la municipalité de Berlin, nous paraît propice à une étude qui touche à tant de sujets délicats et dans laquelle on redoute toujours de ne sortir de la banalité que pour tomber dans l’indiscrétion. Le roi d’Angleterre n’était pas venu à Berlin depuis vingt ans ; ses apparitions en Allemagne, en dehors des cérémonies de famille, ont été très rares et très rapides, fugitifs arrêts au cours d’une saison d’eaux ; telle fut, l’été dernier, l’entrevue de Cronberg. Cette fois le Roi est venu spécialement pour visiter son neveu ; il est resté son hôte assez longtemps pour « causer ; » il était accompagné de sir Charles Hardinge et de lord Crewe, gendre de lord Rosebery qui lui-même fut l’ami du comte Herbert de Bismarck ; ces deux hommes d’Etat ont eu’ des entretiens avec le prince de Bülow et M. de Schœn. Les circonstances, notamment la signature de l’accord franco-allemand qui n’a précédé que de peu d’heures l’arrivée des souverains anglais, le ton unanime de la presse des deux pays, montrent que l’entrevue a eu un caractère de particulière cordialité ; elle marque, tout au moins, un désir de conciliation, d’entente. Les deux souverains ont mis dans leurs toasts certains mots qui dépassent la banalité des effusions familiales ; les peuples ont été associés aux politesses des rois. L’Empereur a dit :


Votre Majesté peut être assurée qu’en même temps que moi, ma capitale et résidence et l’Empire allemand tout entier, voient dans sa présence ici le signe des sentimens amicaux qui ont conduit Votre Majesté à faire cette visite. Le peuple allemand, salue le souverain du puissant Empire britannique avec le respect qui lui est dû, et il voit dans sa visite une nouvelle garantie de la continuation et du développement des relations amicales et pacifiques qui unissent nos deux pays. Je sais combien nos vœux concordent en ce qui concerne le maintien et la consolidation de la paix. Je ne saurais mieux souhaiter la bienvenue à Votre Majesté qu’en exprimant la ferme conviction que la visite de Votre Majesté contribuera à réaliser les vœux que nous formons. Je souhaite encore une fois que le vaste Empire sur lequel règne Votre Majesté continue de prospérer dans l’avenir et je lève mon verre à la santé de Votre Majesté et de Sa Majesté la Reine.


Le Roi a répondu :


Je n’ai sans doute pas besoin de vous assurer que nous n’avons oublié ni l’un ni l’autre la visite de Votre Majesté et de Sa Majesté l’Impératrice à Windsor. Votre Majesté a éloquemment exprimé, au sujet du but et des résultats souhaités de notre visite, mes propres sentimens. Je ne puis donc que répéter que notre venue ne vise pas seulement à rappeler au monde les liens étroits de parenté qui unissent nos deux maisons, mais qu’elle a aussi pour objet de resserrer les liens d’amitié qui unissent nos deux pays et de contribuer ainsi à maintenir la paix universelle vers laquelle tendent tous mes efforts. En même temps que je souhaite à Votre Majesté et à votre Empire une longue prospérité dans l’avenir, je lève mon verre à la santé de Votre Majesté et de Sa Majesté l’Impératrice et de votre maison.


Cet instant où la politique des princes est en harmonie avec les vœux pacifiques des peuples, nous parait favorable à un exposé rapide el synthétique des origines et du développement de la rivalité anglo-allemande. Cette étude nous conduira à nous demander dans quelle mesure l’antagonisme des deux pays doit être considéré comme permanent et irréductible, et si l’on est fondé à croire qu’il doive fatalement aboutir à une guerre, ou si, au contraire, on peut le regarder comme un accident dans la vie de l’Europe contemporaine, en tout cas comme un phénomène d’origine surtout économique, pouvant se résoudre autrement que par l’appel au canon.


I

Entre l’Angleterre et la Prusse, les traditions sont toutes d’amitié, d’alliances, de fraternité d’armes. Pour la querelle anglaise, la Prusse succombe à Iéna, Wellington et Blücher s’embrassent à la Belle-Alliance. La politique britannique, à travers tout le XIXe siècle, favorise les progrès de la puissance prussienne : la Prusse a une armée forte et peu d’argent, elle peut donc servir, le cas échéant, les desseins du Cabinet de Londres ; elle les sert, en effet, en humiliant l’Autriche, en abattant la France. Le traité de Francfort est applaudi, en Angleterre, par l’opinion et accepté par le gouvernement ; il ne déplaisait pas, à Londres, que le nouvel Empire, par l’annexion d’une terre française, fit à la France une blessure inguérissable : les deux nations ennemies s’annihileraient ainsi, s’useraient l’une l’autre dans une hostilité sans trêve, pour le plus grand profit des spectateurs. Pour arrêter la Russie sur le chemin de Byzance, Disraeli, en 1878, lie partie avec Bismarck ; par crainte de la descente slave vers les routes de l’Inde, l’Angleterre, au Congrès de Berlin, introduit l’Allemagne dans la Méditerranée. C’est le temps où Bismarck se félicitait, dans les termes que nous venons de rappeler, qu’il n’y eût entre l’Allemagne et l’Angleterre aucun conflit d’intérêts. Les deux familles royales étaient unies par les liens de parenté les plus étroits : une fille de la reine Victoria allait monter sur le trône impérial allemand. Rien ne faisait prévoir qu’une concorde, qui paraissait si favorable aux intérêts des deux pays, pût être jamais ébranlée. Ces temps de bonne entente et de collaboration politique ne sont plus aujourd’hui que de l’histoire, mais cette histoire est encore très proche de nous ; elle a laissé des souvenirs, des regrets qui se sont souvent traduits par des tentatives de rapprochement et d’accord.

On a souvent comparé le peuple anglais, dans son île, à l’équipage d’un navire : il a un sens naturel de la discipline, un instinct social très sûr, qu’il doit aux conditions géographiques et économiques où il vit, et grâce auxquels il sait faire face, avec une admirable union, à tout péril national ; les Anglais, aux heures de crise, pensent et agissent ensemble, comme poussés par un mystérieux mot d’ordre, et ils pensent et agissent d’accord avec leur gouvernement. Mais leur sécurité d’insulaires, leur sens pratique de marchands ne s’alarment qu’en face du péril immédiat ; ils ne prévoient guère le danger du lendemain. On pouvait prédire, dès 1870, qu’un Empire, forgé à coups de victoires et constitué par la conquête, ne renoncerait pas à l’expansion et porterait sur d’autres terrains son activité stimulée par le succès. Les Anglais n’eurent l’idée d’un péril allemand que le jour où il fut trop tard pour le prévenir.

L’année 1878 et le Congrès de Berlin marquent la dernière conquête, l’apogée de la politique bismarckienne ; à partir de ce moment, en Europe, elle devient défensive, conservatrice ; elle fonde la Triple-Alliance, c’est-à-dire un syndicat de garantie réciproque des avantages obtenus au traité de Francfort et au traité de Berlin. L’activité allemande ne trouvant plus en Europe son emploi va se porter sur les mers et vers la conquête économique. Une nouvelle génération monte qui n’a pas pris part aux grands triomphes militaires dont l’Empire est sorti ; elle a trouvé l’unité toute faite ; elle cherche ses succès dans d’autres voies. Guillaume II est l’homme représentatif de cette génération. Les ancêtres, qui ont forgé l’Empire par le fer et par le feu, l’Empereur, dans ses discours, les célèbre comme des paladins ; il les compare aux héros des Niebelungen ; il ne manque jamais de fêter leurs anniversaires, il inaugure leurs statues ; il leur voue un culte comme aux dieux tutélaires de l’Empire ; mais il les relègue dans l’histoire ; et, s’ils s’obstinent à survivre quand leur heure est passée, si grands qu’ils aient été, leur disgrâce précédera leur mort.

Bismarck lui-même, si hanté qu’il ait été, selon le mot de Schouvaloff, par « le cauchemar des coalitions européennes, » engagea son pays dans la voie des acquisitions coloniales. De 1884 à 1888, il prit son lot dans le partage du monde, et ce lot ne fut pas le meilleur. L’Angleterre fit d’abord bon visage à ce nouveau venu dans la politique d’expansion coloniale ; elle ne vit pas en lui un concurrent dangereux, mais plutôt un allié qui l’aiderait à contenir les ambitions françaises. Avec Guillaume II, tout allait changer. On le dépeignait, avant son avènement, belliqueux, disciple docile de Bismarck : il fut un pacifique, congédia Bismarck et se voua à l’expansion commerciale et économique. L’œuvre achevée en Europe, il n’y a plus qu’à la conserver, à l’empêcher de se lézarder, mais il faut chercher au loin des débouchés pour les produits de l’industrie qui grandit et des terres pour le surcroît de la population. Dans la conception de l’Empereur, il n’y a pas, entre sa politique et celle de son grand-père, une différence de nature, mais seulement une différence de moyens. Cela, Guillaume II l’affirme à chaque instant dans ses discours :

« Notre avenir est sur l’eau ; plus les Allemands s’en iront sur l’eau… mieux cela vaudra pour nous : car lorsqu’une bonne fois l’Allemand aura appris à voir loin et grand, il sera moins préoccupé par les petits soucis de la vie quotidienne… Nous avons tiré les conséquences de ce que nous ont laissé, comme leur œuvre personnelle, l’empereur Guillaume le Grand, mon immortel grand-père, et le grand homme dont nous venons d’inaugurer le monument (Bismarck) ; ces conséquences sont que nous nous sommes établis là d’où, autrefois, la Hanse avait dû battre en retraite, parce que l’Empire n’était ni vivant ni fort. »

La conséquence de cette politique, c’est, en Europe, la paix. Sans la paix, pas d’expansion commerciale possible, pas d’acquisitions coloniales : « C’est pourquoi aujourd’hui le devoir de ma maison est d’encourager et de protéger le commerce, au sein d’une paix profonde, pendant de longues années. » Des débouchés pour le commerce, des colonies pour recevoir des émigrans allemands, des ports de relâche pour les flottes de commerce et de guerre, voilà d’abord ce que recherche la politique de Guillaume II. Mais elle a un idéal plus élevé, plus vaste, plus dangereux aussi. Un peuple victorieux, un peuple civilisé, illustre non seulement par ses armes, mais aussi par ses savans, ses philosophes, ses écrivains, ne peut se désintéresser de rien de ce qui se passe sur le globe ; partout il doit être le premier, et qui ne le reconnaîtrait pas s’expose à être « frappé de la dextre gantée de fer » de l’Allemand. Les victoires des hommes de l’époque héroïque lui ont assuré la suprématie européenne, mais ce n’est point assez ; c’est la suprématie « mondiale » qui doit appartenir à l’Empire : « Votre Altesse Royale[1] a pu se convaincre combien les flots de l’Océan heurtent avec violence à la porte de notre peuple et le forcent à revendiquer, comme un grand peuple, sa place dans le monde et à dire son mot dans la politique mondiale. L’Océan est indispensable à la grandeur de l’Allemagne. Mais l’Océan nous enseigne aussi que sur ses flots et sur ses plus lointains rivages, aucune grande décision ne peut plus être prise sans l’Allemagne et sans l’Empereur allemand. Je ne pense pas que ce soit pour se laisser exclure des grandes affaires extérieures qu’il y a trente ans notre peuple, conduit par ses princes, a vaincu et a versé son sang. Si le peuple allemand se laissait traiter ainsi, ce serait, et pour toujours, la fin de sa puissance mondiale ; et je ne veux pas qu’il puisse en arriver là. Employer pour l’empêcher les moyens convenables, au besoin même les moyens extrêmes, c’est mon devoir et mon plus beau privilège, et je suis convaincu que, le cas échéant, j’aurais derrière moi, énergiquement résolus à me suivre, tous les princes et tous les peuples de l’Allemagne. »

Il y a, dans l’expansion allemande, un côté matériel et un côté idéaliste. Le « matérialisme économique » de Marx y trouverait des argumens, mais aussi l’« idéalisme historique. » L’habitude de la victoire donne aux peuples l’esprit d’entreprise et l’audace des initiatives heureuses. L’essor industriel de l’Allemagne occidentale est né du succès des armées allemandes ; mais, à son tour, c’est lui qui a engendré et rendu indispensable l’expansion commerciale et maritime. Les origines de cet essor inattendu et les causes de son succès ont été souvent et depuis longtemps analysées, trop complètement pour qu’il soit nécessaire d’y revenir[2]. L’industrie allemande s’est rendue redoutable à l’industrie et au commerce britanniques d’abord parce qu’elle disposait des mêmes matières premières, la houille et le fer, et ensuite parce que son outillage entièrement neuf, scientifiquement construit, méthodiquement employé, mettait les usines allemandes en état de supériorité incontestable sur celles d’Angleterre, déjà anciennes, habituées à triompher sans concurrens et devenues routinières. Des mines et des usines de Westphalie, des pays rhénans, de la Saxe, de la Silésie, des ports de la mer du Nord, de la Baltique et du Rhin est sortie une Allemagne nouvelle, commerçante, maritime, libérale, toute prête à disputer à la Grande-Bretagne l’empire des mers et l’empire des affaires et aussi, aux hobereaux prussiens de l’Est, la direction de l’Empire. C’est cette Allemagne nouvelle qui, avec l’empereur Guillaume II, va reprendre, à sa manière, l’œuvre de la conquête allemande et prétendre à l’hégémonie universelle.

Hégémonie : le mot est grec, il exprimait l’action directrice que, par la force des armes ou l’ascendant de leur génie, certaines cités, Sparte, Athènes, Thèbes et plus tard la Macédoine, exercèrent sur l’ensemble des petits Etats helléniques. Le peuple qui possède l’hégémonie a, sur les autres, une sorte de suprématie morale fondée sur la supériorité de la force ; il les représente vis-à-vis de l’étranger. Au moyen âge, le Pape et l’Empereur se partagent ou se disputent l’hégémonie de la Chrétienté ; ils représentent son unité en face des Infidèles. Dans l’Europe moderne, il y a eu, à certaines heures, des nations qui ont paru prendre la suprématie sur les autres : telles l’Espagne au temps de Charles-Quint, la France avec Louis XIV et Napoléon, l’Angleterre sous Victoria ; mais jamais elles n’ont exercé une direction réelle, permanente, effective sur les autres nations. Dans ce qu’on a appelé « l’Europe, » la notion d’équilibre remplace celle d’hégémonie. En ressuscitant l’Empire, l’Allemagne a fait revivre en même temps quelque chose de l’idée impériale du moyen âge ; on la retrouve, en combinaison intime avec les préoccupations les plus modernes et les plus réalistes, dans l’esprit et dans les discours de Guillaume II. Lorsqu’il a convié les nations à s’unir pour sauver contre le Bouddah menaçant « leurs biens les plus sacrés, » lorsqu’il a envoyé son feld-maréchal comte de Waldersee pour conduire à Pékin les troupes alliées, Guillaume II s’est posé en chef de la Chrétienté ; il a fait, au sens ancien du mot, un geste d’Empereur.

Cette idée d’une Germanie régnant par la force, mais se servant de sa force pour instaurer une forme supérieure de civilisation élaborée par le génie germanique, les Allemands la trouvent dans leurs grands philosophes. Depuis Hegel jusqu’à Nietzsche, toute une lignée de penseurs ont établi la métaphysique de la force bienfaisante et de la guerre créatrice d’ordre et de progrès. Cette conception, dont Wagner a été le chantre et Bismarck le réalisateur, s’est répandue, par les professeurs des Universités, jusque dans les masses profondes du peuple. Par les bataillons et les cuirassés allemands, par le commerce et la navigation doit s’étendre et s’épanouir l’empire de la « Wissenschaft » et de la « Cultur » germaniques.

Telles sont les forces et les conceptions qui allaient se trouver en contact et entrer en conflit avec la suprématie économique et maritime de la Grande-Bretagne.


II

Les conditions dans lesquelles vivent et se développent la Grande-Bretagne et son empire sont uniques dans le monde ; elles pèsent d’un poids déterminant sur ses relations avec les autres Etats. Si connues qu’elles soient, on est obligé de les rappeler lorsqu’on se propose d’expliquer les origines et les phases de la rivalité anglo-allemande. La transformation de l’Angleterre, commencée au milieu du XVIIIe siècle, est aujourd’hui complète ; c’est sans doute la plus absolue, la plus profonde, la plus radicale, et aussi la plus rapide qu’on ait jamais vue en aucun pays. L’Angleterre agricole d’autrefois a presque complètement disparu ; elle a trouvé dans la houille et dans le fer, dans la laine et dans le coton, les matières premières d’une industrie colossale ; sa fortune, aujourd’hui, est fondée sur l’industrie et sur le commerce. Elle a besoin de marchés, car elle vit d’exportation ; sans exportation, elle ne mangerait pas ou elle se ruinerait pour manger. Pour son alimentation, elle achète au dehors, chaque année, une quantité de denrées alimentaires valant, en moyenne, quatre milliards et demi de francs. Il faut donc que, chaque année, par son industrie, par son commerce, ses bateaux, ses capitaux placés à l’étranger, elle gagne d’abord les quatre milliards et demi de francs qu’elle paye à l’étranger qui la nourrit : c’est la rançon de sa splendeur, c’est, dans sa puissance, sa faiblesse. A aucun moment, a-t-on calculé, l’Angleterre n’a chez elle des vivres pour plus de six semaines. Survienne un événement qui ferme les routes maritimes pendant quinze jours, un boycottage des marchandises britanniques, un blocus général, — image agrandie de celui qu’a tenté Napoléon en un temps où l’Angleterre pouvait encore vivre de son agriculture, — et voilà la famine menaçante, la population affolée, la catastrophe ! Toute concurrence industrielle, commerciale ou maritime menace l’Angleterre dans les sources mêmes de sa vie. Une crise économique a pour elle des conséquences plus graves, plus immédiates que pour tout autre pays ; elle peut arrêter la marche des usines, augmenter dans des proportions dangereuses le nombre de ces unemployed (ouvriers sans travail) qui constituent déjà, en pleine paix politique et économique, une si lourde charge pour le budget et, pour la stabilité sociale, un si grand péril.

L’Angleterre gouverne des centaines de millions d’individus de toutes couleurs, rien qu’aux Indes près de 200 millions. Il lui faut maintenir la cohésion parmi les élémens disparates de cet empire immense, veiller sur les Indes, sur l’Egypte, sur le Canada, sur l’Australie, sur l’Afrique du Sud, garder Gibraltar, Malte, Suez, Chypre, Aden, Singapore, Hong-Kong, tenir en bride les aspirations de ses sujets, prévenir les rébellions, décourager les convoitises. Pour parer à tant de périls, elle n’a presque pas d’armée ; elle compte, sur sa « ceinture d’argent, » sur cette mer que sillonnent ses flottes et dont la protection, depuis l’Armada de Philippe II, ne lui a jamais fait défaut. Mais toute coalition pourrait lui être funeste ; elle le prévoit et elle a adopté le principe du two powers standard : sa marine de guerre doit toujours être supérieure de 10 pour 100 à la coalition des deux marines les plus fortes. Mais cet accroissement de la flotte sera-t-il indéfiniment possible ? Si l’on peut toujours construire de nouveaux bateaux, le moment ne viendra-t-il pas où manqueront les matelots ? Et d’ailleurs, même à égalité de forces, ne faut-il pas compter avec les accidens, avec le hasard des batailles ou le génie d’un adversaire ?

De l’ensemble de cette situation résulte, pour la politique anglaise, la nécessité d’être toujours active, toujours prête à faire face de tous les côtés, en évitant cependant de courir les risques qu’une guerre entraîne avec elle. Il est plus prudent et plus sûr de prévenir toute coalition, d’arrêter l’essor de toute marine rivale que de la combattre. La force de l’Angleterre, c’est d’abord l’opinion qu’on en a, c’est le respect qu’elle inspire, les amitiés qu’elle acquiert, les concours qu’elle achète. « L’Empire repose tout entier sur le prestige, disait lord Rosebery aux Lords en février 1900 : le jour où le prestige sera entamé vous serez enfermés dans ces îles dont l’une au moins vous hait ; alors la haine accumulée de nos ennemis, chaque jour plus nombreux, s’abattra sur nos têtes. »

La fortune économique de l’Allemagne et celle de l’Angleterre n’ont ni les mêmes origines ni le même caractère ; l’expansion, dans l’un et dans l’autre pays, ne répond ni aux mêmes conceptions ni aux mêmes nécessités ; et cette diversité de nature contribue à rendre le conflit plus aigu, et plus irréductible le malentendu. Pour tout Anglais, la définition chère à M. Joseph Chamberlain est l’expression même de la vérité : « l’Empire, c’est le commerce. » L’Empire, c’est la condition même de la vie de la métropole. La prépondérance maritime, the sea power, telle que le capitaine américain Mahan l’a définie, et telle que les impérialistes anglais la conçoivent, n’a rien qui rappelle la conception romaine ou médiévale de l’Empire ; elle consiste dans la suprématie des flottes et dans la supériorité économique. Cette conception utilitaire se colore pourtant d’une nuance d’idéalisme : l’Anglais est persuadé que sa domination est bienfaisante et libérale, que c’est un bonheur pour les peuples de vivre sous son ombre et qu’un décret providentiel lui a assigné la mission de gouverner et de civiliser le monde. C’est le tu regere imperio populos du poète latin, c’est la doctrine enseignée par Seeley. L’Empire est, pour l’Anglais, possession d’Etat, traditionnellement assurée à sa race ; Disraeli n’a fait que le constater quand, avec son imagination grandiose de sémite, il a décoré la reine Victoria du titre d’Impératrice des Indes. Quiconque dispute la clientèle au commerçant britannique lui apparaît comme un envieux de la prospérité d’autrui, un rebelle à l’ordre naturel des choses. « Nous avions naguère une sorte de monopole : nous avons maintenant à combattre pour l’existence, » disait un jour lord Rosebery aux étudians de Glascow ; la phrase est lumineuse dans sa concision ; elle exprime à la fois les désillusions d’un heureux propriétaire inquiété dans sa jouissance, et les obligations nouvelles de la politique anglaise. Nous avons vu comment la conception allemande est plus complexe, moins mercantile ; elle a moins le caractère d’urgente et inéluctable nécessité. « Notre avenir est sur l’eau, » c’est-à-dire l’hégémonie que nos pères ont conquise sur la terre, nous devons, complétant leur œuvre, la chercher sur l’eau, dans les pays lointains, partout où nos flottes pourront porter la bannière de l’Empire et le renom de la force allemande.

Au premier abord, la rivalité anglo-allemande semble n’être qu’une querelle de marchands, mais si l’on y regarde de plus près, elle se dramatise et s’amplifie ; elle apparaît comme la lutte de deux peuples pour la suprématie, comme une phase du grand drame politique qui constitue, d’âge en âge, la trame de l’histoire du monde et dont les guerres ne sont que les incidens violens, les crises aiguës ; ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement la supériorité commerciale et la royauté des affaires, c’est aussi la direction intellectuelle et morale du monde. Entre la pensée philosophique d’un peuple et l’organisation de sa vie historique, il y a corrélation étroite, action et réaction réciproque : le réalisme utilitaire et le matérialisme empirique des penseurs anglais sont en face de la métaphysique de la force bienfaisante et de la guerre civilisatrice des philosophes allemands. Ainsi, lutte pour le commerce, pour la suprématie des mers et l’empire des affaires, mais aussi conflit d’idées, antagonisme de deux civilisations.


III

La concurrence commerciale est de tous les temps ; mais la lutte pour les débouchés n’est devenue si âpre que depuis le développement monstrueux de la grande industrie. « Le commerce dirigé d’après cette méthode, a écrit le grand historien anglais de l’impérialisme, J. R. Seeley, est presque identique à la guerre et peut difficilement manquer de conduire à la guerre. » Nous voilà loin des peintures allégoriques et des discours d’expositions universelles qui célèbrent « le commerce rapprochant les peuples ! » « Le commerce conduit à la guerre, dit encore Seeley, et la guerre nourrit le commerce. » La concurrence, quand elle a pour ressort la nécessité et pour aiguillon la dure cupidité des richesses, est l’une des formes les plus féroces de la lutte pour la vie. Entre l’Angleterre et l’Allemagne, il y eut longtemps concurrence avant d’y avoir lutte. Ce fut la grande enquête de 1885-1886, sur la baisse du commerce britannique, qui ouvrit les yeux des négocians anglais ; elle révéla leur apathie et leur routine en même temps que l’activité, la bonne organisation, l’outillage supérieur et aussi les audacieuses contrefaçons des vendeurs de « camelote allemande. » Produits souvent mauvais, mais moins chers, adaptation aux goûts de chaque pays et de chaque clientèle, emballage soigné, longs crédits, telles sont les causes que l’enquête attribue au succès des articles allemands. Chaque conquête nouvelle de l’industrie allemande résonne, comme un glas funèbre, jusqu’au cœur de la Cité de Londres, de Manchester ou de Birmingham. Tantôt c’est un bateau qui apparaît, portant le pavillon de la Hamburg-Amerika, et qui traverse l’Atlantique plus vite que leurs concurrens de la White-Star : perdre un record, fût-ce au foot ball ou à la boxe, c’est, pour un Anglais, un désastre national. Tantôt c’est une des statistiques qui prouve que le port de Hambourg est devenu le premier du monde. Jusque sur les marchés coloniaux anglais, les produits allemands arrivent en masse tandis que les tarifs Mac-Kinley et Dingley ferment le marché des Etats-Unis et y préparent l’essor d’une formidable concurrence. Bien plus, les articles allemands. envahissent même la métropole : on voit venir le jour où l’Angleterre achètera à l’Allemagne plus qu’elle ne lui vendra[3]. La panique est à son comble au moment où Edwin Williams jette son fameux cri d’alarme : « Made in Germany ! » et où il décrit, avec une verve pittoresque, l’invasion des articles allemands, prélude de l’invasion des casques à pointe. L’année 1897 est particulièrement brillante pour le commerce allemand ; les consuls anglais redoublent leurs avertissemens ; l’un d’eux écrit d’Allemagne : « Tout marque l’énorme progrès économique accompli par l’Allemagne durant ces vingt-cinq années ; tout traduit au dehors le gigantesque effort de ce pays pour arriver à la tête du mouvement industriel et évincer tous ses rivaux. »

La lutte des deux peuples, vers cette époque, est devenue, de part et d’autre, pleinement consciente ; c’est l’Allemand que tout bon Anglais regarde maintenant comme son ennemi, c’est lui qui menace sa fortune et sa vie ; les discours de M. Joseph Chamberlain, sa campagne en faveur d’une union douanière de l’Angleterre avec ses colonies, ses exagérations de politicien, font pénétrer dans tout le Royaume-Uni l’idée d’un péril germanique imminent. En Allemagne, les harangues de l’Empereur, la propagande de la Ligue navale, familiarisent le public avec l’idée de l’expansion maritime et l’habituent à considérer l’Anglais comme le seul adversaire qui lui reste à abattre pour exercer l’hégémonie matérielle et morale du monde civilisé. De commerciale qu’elle était, la rivalité devient nationale ; elle dégénère en une hostilité générale, en une défiance universelle qui dénature jusqu’aux intentions conciliatrices des souverains et des hommes d’Etat. Chacun des deux peuples se jette dans la lutte avec son tempérament : l’Anglais froidement passionné, avec des crises d’angoisses collectives où l’agitation et l’inquiétude générales gagnent jusqu’au gouvernement, et, dans la pratique, tenace, persévérant, mais opportuniste, prompt, quand il en sent la nécessité, à jeter du lest et à sacrifier des intérêts secondaires pour assurer des résultats capitaux ; — l’Allemand discipliné, fier de ses succès nationaux, adroit, actif, insinuant en affaires, avec des allures indiscrètes de maître partout chez soi, qui exaspèrent le flegme correct du gentleman britannique, une façon agressive de faire sonner la force et les victoires de l’Empire pour une commande de cinq marks, un air altier de conquérant toujours prêt, même hors de propos, à dire comme son Empereur : « Nous autres Allemands, nous craignons Dieu, et nous ne craignons rien autre au monde. »

La rivalité qui allait s’exaspérant entre les deux peuples finit par faire sentir son influence dans les conseils des gouvernemens. « L’Angleterre est plus importante pour nous que Zanzibar et toute la côte orientale de l’Afrique, » disait Bismarck, et il évitait, dans les occasions graves, de la heurter de front. Il se disait « Anglais, » en Egypte, « Français, » en Tunisie, parce que l’Egypte et la Tunisie brouillaient Paris avec Londres et le Quirinal. Son coup d’œil cependant devinait les besoins nouveaux de l’Allemagne industrielle ; il annexait, en 1878, les îles Marshall, en 1884, le Luderitzland, la Nouvelle-Guinée, le Togo, le Cameroun, en 1886, l’Afrique orientale ; mais, pourvu que l’Angleterre lui laissât une part honnête, il se montrait arrangeant en affaires coloniales ; en 1886, il signait trois accords, l’un relatif au Pacifique, l’autre au golfe de Guinée, le troisième à Zanzibar et à l’Est africain. Il disait le 10 janvier 1885 : « Avec l’Angleterre nous vivons en bonne entente. Que l’Angleterre, avec la conviction qu’elle a de dominer les mers, éprouve quelque surprise de voir tout à coup ses « rats de terre de cousins, » comme elle nous appelle, se mettre à naviguer, ce n’est pas étonnant… mais nous avons avec l’Angleterre de vieilles relations d’amitié, et les deux pays tiennent à les conserver. » Mais Bismarck est l’homme des contre-assurances (il vient de conclure celle de Skiernevice avec la Russie), l’homme des doubles politiques. Pendant le Congrès de Berlin, le traité anglo-turc du 4 juin et l’occupation de Chypre lui ont révélé toute l’économie de la politique britannique dans la Méditerranée et dans l’Orient musulman ; il cesse désormais de se désintéresser des pays d’Islam. En 1880, il envoie un délégué à la Conférence de Madrid, réunie à propos du Maroc ; s’il lui donne pour instruction de « régler son attitude sur celle de son collègue de France, » l’amiral Jaurès, c’est que, dans cette affaire, la France et l’Allemagne se préoccupent l’une et l’autre de prévenir un protectorat anglais sur le Maroc et d’internationaliser la question marocaine. De 1880 à 1888, les Allemands, sous l’inspiration de M. de Holstein, et sous la direction, sur place, de M. de Tattenbach, déploient une grande activité commerciale et politique dans l’Empire chérifien ; il est question, en 1887, d’une conférence sur le Maroc et, en 1888, El-Mokri fait à Berlin un voyage où l’on parle de protectorat allemand. Des agens allemands commencent l’étude approfondie des pays d’Islam et préparent une action panislamique allemande. En 1882, l’Allemagne participe à la politique d’internationalisation de l’Egypte ; elle intervient avec la France, en 1884, pour empêcher la ratification du traité anglo-portugais qui aurait donné tout le centre de l’Afrique à la Grande-Bretagne ; la Conférence de Berlin, en 1885, organise l’État indépendant du Congo dont le roi Léopold devient le souverain. Ainsi se manifeste la préoccupation de Bismarck de contenir dans de justes bornes l’appétit anglais et de réserver, dans le partage du monde, un morceau pour l’Allemagne. Mais il n’est pas l’homme de la « politique mondiale ; » il refuse de laisser détourner son attention des frontières de terre ; il ne s’engage pas à fond dans une politique d’expansion ; il espère assister, en témoin très satisfait, à la lutte de la France et de l’Angleterre.

On se tromperait beaucoup si l’on se représentait l’empereur Guillaume II comme un adversaire systématique de l’Angleterre, décidé à lui disputer le sceptre des mers et faisant converger de loin toutes les démarches de sa politique vers la ruine de la puissance britannique. Il est, au contraire, un admirateur ardent de l’Angleterre et il a toujours cherché à entretenir avec elle des relations d’amitié ; s’il y a eu, entre les deux pays, à certains momens, des rapports difficiles, si une animosité croissante s’est développée entre eux, c’est par l’effet naturel de la concurrence économique, et non pas d’un parti pris hostile ou d’une volonté tracassière. Guillaume II représente une génération nouvelle d’Allemands, qui ont cherché dans des voies nouvelles un emploi à leur activité et un but à leurs ambitions. Il a eu le grand mérite de comprendre la puissance et l’avenir de ce mouvement ; il a voulu être, il a été, le pilote de son peuple vers des destinées que les vieux Hohenzollern n’avaient ni souhaitées ni prévues pour lui. La monarchie prussienne a toujours été colonisatrice, elle l’a été dans la marche de Brandebourg, dans les sables de la Poméranie et de la Prusse ; elle l’a été en Pologne et dans les provinces baltiques ; Guillaume II a agi comme ses ancêtres ; il a pensé qu’il était de son devoir d’Empereur de suivre, dans leur essor à travers les mers, l’émigration des Allemands et l’exportation de leurs produits industriels ; il a eu la constante préoccupation de promouvoir la naissance des compagnies de navigation ; il a lancé sur l’eau son peuple de « rats de terre ; » mais « le commerce suit le pavillon : » la création de la marine de guerre est la conséquence de l’expansion commerciale. La mission des cuirassés est de protéger partout le commerce allemand, de faire respecter les couleurs de l’Empire, d’inspirer à tous les peuples de la terre une idée magnifique de la puissance du « sur-peuple » allemand. Les moyens sont pratiques et modernes : organisation du commerce, associations d’émigrans allemands, diplomatie mise au service du négoce, l’Empereur lui-même se faisant, comme on l’a dit, le commis voyageur de l’industrie allemande. Mais à ces réalités pratiques se mêle un langage mystique et féodal. A son frère, partant pour Kiao-tcheou, où il va défendre des intérêts mercantiles et coloniaux, Guillaume II parle comme jadis aurait parlé Hermann de Salza à ses chevaliers teutoniques, partant pour guerroyer dans la marche de l’Est contre les Polonais ; lui-même, à Jérusalem, parle comme un croisé luthérien, à Damas comme un dévot de l’Islam. Il ne faut pas voir là seulement un effet de son goût naturel pour la couleur et le pittoresque ; créateur d’une politique nouvelle, d’une Allemagne maritime et commerçante, il a le souci constant de montrer les liens qui rattachent l’Allemagne d’aujourd’hui à celle d’hier et de faire comprendre à son peuple la continuité de l’effort qui de l’une a fait sortir l’autre.

Au cours de cette entreprise d’expansion extérieure dirigée par l’Empereur, l’Allemagne devait fatalement rencontrer, comme concurrente et comme adversaire, l’Angleterre ; mais, ni dans la politique de Guillaume II, ni dans celle de la reine Victoria et de ses ministres, on ne relève un dessein prémédité et suivi de l’un des deux gouvernemens contre l’autre. Bismarck lui-même, nous l’avons vu, a esquissé, à certains momens, une politique de résistance à l’omnipotence anglaise hors d’Europe ; on a même affirmé que cette tendance nouvelle qui paraissait aller en s’accentuant, avait été l’une des causes du différend qui amena la chute du tout-puissant chancelier ; et, de fait, on a vu son successeur, le comte de Caprivi, incliner ouvertement vers une politique d’entente avec le Cabinet de Londres. Le prince de Hohenlohe, dans ses rapports avec le gouvernement anglais, paraît s’être laissé guider par les événemens ; mais, dès son arrivée au pouvoir, le comte de Bülow, dans son premier discours au Reichstag, revendique pour l’Allemagne « sa place au soleil ; » l’expansion allemande au dehors est l’objet de tout son zèle. « Comme les Anglais et les Français, déclare-t-il, nous prétendons à la « plus grande Allemagne. »… Nous ne permettrons pas que l’on conteste ou que l’on limite le droit que nous avons à une politique mondiale réfléchie et raisonnée[4]. » On ne saurait dire qu’il y ait, chez le chancelier, l’intention préconçue de heurter les intérêts anglais, mais tout naturellement l’expansion de l’Allemagne, son immixtion dans des affaires de plus en plus nombreuses, multiplie entre elle et l’Angleterre les « surfaces de friction ; » la Weltpolitik est donc bien la véritable cause de la rivalité anglo-allemande.

L’Empereur est le véritable maître de la politique extérieure allemande ; mais, moins encore que ses ministres, il réussit à en assurer l’unité. Il a manqué, à cet esprit merveilleusement souple et compréhensif, la leçon de l’infortune ; lui, qui n’a pas fait la guerre, il est resté le vainqueur, orgueilleux de sa force, à qui tout doit céder et qui ne cède sur rien ; héritier d’une situation toute faite, dont il a connu la gloire et non pas les périls, il agit en homme à qui sa propre grandeur et celle de son pays est parfois une entrave ; son esprit perspicace discerne les fissures que le temps, les progrès du libéralisme et du socialisme, la persistance incoercible des sentimens nationaux dans certaines parties de l’Empire, ont commencé de faire dans le colossal édifice dressé par la rude main de Bismarck, mais l’œuvre des ancêtres est intangible. L’Angleterre, sans frontières de terre, a des intérêts très simples et très clairs ; l’Allemagne, enfoncée à coups de cognée au milieu de l’Europe, gênée dans ses mouvemens par les blessures qu’elle a faites au cœur de ses voisins, engagée par ses émigrans, par son commerce et sa navigation dans la politique mondiale, a des intérêts multiples et contradictoires ; il lui faut à la fois, pour faire aboutir les desseins opposés et simultanés que lui imposent son histoire et ses intérêts présens, suivre la tradition prussienne d’entente avec l’Angleterre et, en même temps, prendre, aux dépens de cette même Angleterre, sa place dans le monde des affaires et du commerce ; rechercher l’amitié française et maintenir intégralement les résultats acquis en 1870 ; regagner la confiance russe et continuer sa politique d’influence et d’expansion dans l’Empire ottoman ; concilier ses prévenances envers le Saint-Siège avec sa situation d’Empire luthérien et une politique panislamique ; satisfaire à la fois les hobereaux prussiens, agriculteurs et conservateurs, de l’Est et les industriels libéraux de l’Ouest. Toutes ces antinomies se reflètent dans l’esprit large et ouvert de Guillaume II, mais elles ne s’y résolvent pas. Son intelligence, toujours en mouvement, toujours inquiète, est sollicitée en sens contraire vers des objets qui la séduisent tour à tour et qui l’attirent sans pouvoir la retenir ; tant qu’il prépare un projet, il n’en aperçoit, dirait-on, que les avantages ; mais à peine l’a-t-il exécuté, qu’il n’en distingue plus que les inconvéniens. De là certaines incohérences apparentes dans la conduite de ses desseins, certaines hésitations entre les diverses avenues qui s’offrent à son activité. Il fait mettre en chantier de nouveaux cuirassés en même temps qu’il porte en Angleterre des paroles de paix et d’amitié ; ou bien il fait alterner un discours belliqueux à Metz ou à Strasbourg avec une attention courtoise envers la France ou une conversation amicale avec l’un de ses représentans. Il s’étonne, dit-on, que l’on s’étonne ; ces apparentes contradictions sont bien moins, en effet, le signe d’une intelligence versatile que la conséquence des contradictions irréductibles qui grèvent la politique de l’Empire allemand.

Il est superflu de rappeler ici toutes les fluctuations des relations de Guillaume II avec l’Angleterre ; il suffit d’en avoir analysé les causes profondes. C’est à partir de 1895 que les relations entre l’Empereur allemand et la Cour d’Angleterre devinrent plus froides ; pendant son séjour à Cowes, dans l’été, le petit-fils de la reine Victoria s’était montré plein de déférence pour sa grand’mère, mais très réservé sur la politique et décidé à ne rien céder de ses projets sur mer et outre-mer. La dépêche au président Krüger (2 janvier 1896), après le succès remporté sur Jameson par les Boërs, exaspéra l’irritation des Anglais. On a récemment discuté sur les origines et la rédaction du fameux télégramme : quel que soit celui à qui en remonte la responsabilité, il est certain que l’Empereur, en l’envoyant, a voulu affirmer que les Boërs, qui luttaient là-bas contre la prépondérance britannique, étaient des provins d’une race germanique et, comme tels, avaient droit à la protection impériale. Il a cherché, à ce moment, à réunir les élémens d’une ligue continentale contre l’Angleterre ; à plusieurs reprises, dans les mois précédens, il y avait eu, entre Paris et Berlin, échange de politesses internationales, conversations et même ententes sur des points particuliers : l’année 1895 avait vu l’accord entre la Russie, l’Allemagne et la France pour faire respecter, par le Japon victorieux, l’intégrité de l’Empire chinois, et la visite des escadres russe et française à Kiel pour l’inauguration du canal ; sous les auspices de Pétersbourg, il y avait visiblement détente entre Paris et Berlin : on n’oubliait rien, mais on « causait, » on ne craignait pas de marcher d’accord dans les questions extra-européennes. Le Cabinet de Londres, vivement sollicité par le Cabinet Ribot-Hanotaux de se joindre aux trois puissances continentales dans leur action en Extrême-Orient, avait refusé, s’était renfermé dans son isolement. A Paris cependant, les ouvertures discrètement faites après la dépêche au président Krüger, ne trouvèrent pas d’écho auprès du ministère Bourgeois-Berthelot ; l’Empereur, déçu, fit sa paix avec Londres ; quelques semaines après, il encourageait ouvertement, à la demande du roi d’Italie, la marche des troupes anglo-égyptiennes sur Dongola. L’année suivante, à propos d’une délimitation du Togoland, la conversation reprit entre le quai d’Orsay et la Wilhelmstrasse : M. Hanotaux a montré ici, il y a quinze jours, comment ces pourparlers n’eurent pas de suite.

Ainsi la politique allemande semble incertaine et tâtonnante : tantôt Guillaume II se rapproche de l’Angleterre, et c’est alors un échange de concessions ; l’Allemagne obtient Samoa, Salaga, s’installe à Kiao-Tcheou ; en revanche, l’expédition de Kitchener à Khartoum, prélude de l’affaire de Fachoda, la guerre du Transvaal, sont entreprises avec l’assentiment tacite du gouvernement allemand ; la convention de septembre 1900 lie les intérêts de l’Allemagne et ceux de l’Angleterre en Chine ; tantôt au contraire l’Empereur cherche en France ou en Russie un concours qu’il serait bien aise d’obtenir, mais qu’il ne se résout pas à payer. Malgré ces alternatives d’ententes boiteuses et de conflit dissimulé, la mésintelligence grandit entre l’Allemagne et l’Angleterre ; la presse anglaise ne cesse de dénoncer l’augmentation de la flotte allemande ; l’opinion publique, nerveuse, interprète chaque discours, chaque voyage de l’Empereur, chaque progrès de sa marine comme un procédé « peu amical » vis-à-vis de l’Angleterre ; le cauchemar d’un débarquement allemand sur les côtes de la mer du Nord trouble la digestion des bourgeois de Londres ; l’Amirauté décide le renforcement des escadres stationnées dans les eaux nationales et l’établissement à Rosyth, en Ecosse, d’une nouvelle base navale ; les hommes d’Etat s’irritent de ce que la presse nomme le « chantage allemand. » Dans la Méditerranée, en Egypte, ils croient reconnaître une intrigue allemande dans les résistances que leur oppose le monde musulman ; à Constantinople l’influence germanique a complètement supplanté celle de l’Angleterre ; elle se manifeste par la concession du chemin de fer de Bagdad. Les deux nations se rencontrent partout comme concurrentes, comme rivales, comme ennemies. Les accords où l’Allemagne lui marchande ses bonnes grâces à un taux usuraire, aussi bien que les chocs diplomatiques qu’aucun accord n’est venu atténuer, contribuent, par leur effet cumulatif, à persuader à l’Angleterre qu’elle n’a plus rien à attendre de l’ancienne amitié allemande ; mais la vieillesse de la reine Victoria et celle de lord Salisbury maintiennent les anciennes traditions diplomatiques. L’avènement d’Edouard VII va donner un autre cours à la politique britannique.


IV

Aux fêtes jubilaires de la reine Victoria, en 1897, le peuple anglais avait célébré lui-même sa propre apothéose ; il avait magnifié son propre génie en exaltant « Sa Gracieuse Majesté ; » dans la rade de Spitehead il avait contemplé avec orgueil ses vaisseaux innombrables ; il avait glorifié la Grande-Bretagne, dans son « splendide isolement, » étendant son hégémonie sur les mers et les continens lointains. Et voici qu’au moment où la souveraine dont le monde disait : « la Reine, » comme jadis, de Louis XIV, il avait dit « le Roi, » descendait au tombeau, le 22 janvier 1901, toute cette gloire et toute cette puissance paraissaient sur le point de s’abîmer dans les steppes solitaires du Transvaal ; l’Europe frémissante découvrait les pieds d’argile du colosse : l’Angleterre anxieuse se demandait s’il suffirait de quelques paysans pour tenir en échec toutes les forces de l’Empire ; les plus lourdes responsabilités allaient peser sur les épaules du nouveau roi.

Le prince de Galles devenait roi à soixante ans. Il avait constamment vécu loin de la politique ; on l’en croyait fort détaché et on se demandait si la fréquentation des hommes de sport et des sociétés où l’on s’amuse était une préparation suffisante au gouvernement d’un immense empire. La Reine, depuis longtemps, abandonnait à son fils les fonctions officielles de représentation et de parade ; les réceptions, les inaugurations, les harangues d’apparat, les fêtes sportives, les visites à l’étranger, étaient de son ressort ; il s’en acquittait avec une ponctualité, un goût de l’étiquette et du cérémonial qui contrastaient avec les habitudes de sa vie indépendante et libre. Au cours de son existence de plaisirs, de voyages et de sports, Edouard VII avait développé et exercé les facultés natives de son esprit pratique, juste, pondéré, pénétrant. Dans la fréquentation assidue des cours, mais aussi du monde cosmopolite de la haute finance et de la « haute vie, » il avait acquis le scepticisme élégant dans les choses secondaires, la courtoisie distinguée et séductrice qui n’est pas seulement le fruit savoureux de l’éducation, mais qui vient d’une juste appréciation de la valeur de chaque individu dans les affaires humaines, la connaissance des hommes qui s’acquiert surtout dans la société des femmes, la notion précise que toutes les affaires peuvent se chiffrer par doit et avoir et qu’il est avantageux de les traiter à l’amiable et de les régler au plus juste prix, enfin le goût de la paix et de la concorde nécessaires à la joie de vivre. La pratique des sports l’avait habitué à juger avec précision et rapidité d’une situation donnée ; elle lui avait enseigné la nécessité, pour réussir, d’être toujours entraîné, toujours prêt, toujours flegmatique, l’utilité de partir à temps et l’importance des moindres détails pour le gain de la course. Enfin, pour en avoir parfois manqué, il savait la valeur de l’argent et le prix de tout ce qui s’achète. Entre le prince de Galles de la veille et le roi du lendemain, il n’y eut ni transformation profonde, ni rupture d’habitudes ; le Roi appliqua simplement à de plus grandes affaires ses facultés naturelles aiguisées par l’expérience. Son caractère, sa vie passée, ses relations, ses qualités et même ses défauts, le préparaient au rôle qu’il allait jouer, il y entra de plain-pied, sans embarras, sans tâtonnemens.

Jamais roi d’Angleterre n’a eu une politique plus personnelle et en même temps plus constitutionnelle et plus conforme aux grands intérêts de son pays. Dans la politique intérieure, l’action royale ne s’exerce pas ou n’est pas efficace. On n’a pas oublié sur quel ton rogue toute la presse, y compris le Times, critiqua le Roi lorsque, après la mort de sir Henry Campbell Bannermann, il prétendit, tout en restant à Biarritz, investir de là le nouveau Premier ministre. Chez elle, la Vieille Angleterre entend se gouverner elle-même, par ses mandataires ; mais le domaine de l’action du Roi est à l’extérieur ; l’immense empire a des intérêts multiples, compliqués, qui exigent d’autres méthodes ; la fiction impériale créée par Beaconsfield est devenue une réalité. L’Empire a besoin d’un gardien toujours vigilant : Edouard VII est l’homme de cette fonction. D’instinct, comme l’équipage d’un navire battu par la tempête, la nation anglaise qui a senti passer sur elle, au Transvaal, l’angoisse de la défaite, se serre autour du pilote. C’est lui qui représente au dehors les intérêts de l’Empire et du commerce, sans lesquels l’Angleterre ne vivrait pas ; les ministres ont leurs fonctions et lui les siennes qui sont bien délimitées et qu’il remplit à merveille : il est l’ambassadeur de l’Empire britannique.

Au moment où Edouard VII prenait possession du pouvoir souverain, l’Empire était ébranlé et l’Angleterre n’avait pas d’amis. En Allemagne l’opinion publique était sympathique aux Boërs ; l’Empereur pouvait se souvenir qu’il avait naguère envoyé au président Krüger un télégramme fameux ; il pouvait être tenté d’arrêter l’Angleterre, d’imposer la paix ou de profiter de la guerre. La Russie avait trouvé partout, sur le Bosphore, en Perse, en Chine, la Grande-Bretagne lui fermant les accès de la mer libre : elle pouvait profiter de l’occasion pour porter un grand coup au prestige de son adversaire aux Indes, à Constantinople, en Extrême-Orient. La France avait à venger la récente injure de Fachoda ; elle se souvenait de la jalouse opposition de l’Angleterre à son expansion coloniale, sur le Niger, sur le Congo, sur le Nil, sur le Mékong : elle pouvait réveiller la question d’Egypte, saisir quelque gage, nouer une coalition continentale, constituer une ligue des neutres. Et de fait, ce sera sans doute l’étonnement des historiens de l’avenir que les nations qui croyaient avoir à se plaindre de l’Angleterre n’aient pas saisi cette occasion pour imposer des bornes à son empire et des limites à sa suprématie maritime. Dans la fameuse interview du Daily Telegraph, Guillaume II s’est attribué le mérite d’avoir, dans cette crise décisive, empêché la Russie et la France d’intervenir et repoussé les propositions tentatrices de Pétersbourg. M. Delcassé allègue de son côté que c’est à la loyauté de la politique française que l’Angleterre fut redevable de la tranquillité de l’Europe. Le procès ne sera jugé que le jour où les archives parleront. Quoi qu’il en soit d’ailleurs, l’importance de cette crise dans la politique européenne ne saurait être exagérée ; les angoisses de l’Angleterre, l’effort admirable qu’elle a fait pour dompter la fortune adverse, ont exercé une influence déterminante sur sa politique.

Nul mieux que le roi Edouard ne comprit le péril, nul plus résolument ne voulut les remèdes.

Et d’abord la paix ! Elle avait été le dernier vœu de la reine mourante ; elle fut le premier souci du nouveau Roi ; sa volonté l’imposa en dépit des résistances ; il la voulut honorable pour les deux adversaires, afin qu’elle pût devenir définitive. C’est un grand honneur pour l’Angleterre que, moins de six ans après la guerre, l’ancien commandant de l’armée des Boërs ait pu devenir, au Parlement fédéral du Cap, le président d’un ministère loyaliste.

La paix faite, le Roi commença, d’abord avec lord Lansdowne, et ensuite avec sir Edouard Grey, l’habile travail diplomatique qui, en quelques années, allait placer l’Angleterre au centre d’un réseau d’alliances et d’amitiés qui assure sa sécurité pour tous les cas. Il choisit ses partenaires : les circonstances lui imposaient son adversaire. Combattre l’hégémonie là où elle tend à s’établir a toujours été la loi de la politique anglaise ; cette nécessité s’accordait parfaitement avec les tendances et les sympathies personnelles d’Edouard VII. Parmi ses sœurs, l’une, l’impératrice Frédéric, avait souffert par son fils ; une autre, Alice, grande-duchesse de Hesse, avait souffert par la politique prussienne : l’une et l’autre avaient légué à leur frère le souvenir de leurs larmes. Ce n’est un secret pour personne que, malgré ses efforts pour y gagner des sympathies, Guillaume II n’est pas aimé à la cour de son oncle. D’ailleurs, l’adversaire de l’Angleterre ne pouvait être que celui qui avait dit : Notre avenir est sur l’eau. »

Tandis que l’Angleterre se préoccupait de trouver des amitiés, il arriva que le marquis Ito vint en Europe en quête d’une alliance et d’un emprunt : à peine écouté à Paris, éconduit à Pétersbourg où on lui marchanda quelques millions, le ministre japonais s’en fut à Londres où, en quelques jours, l’alliance fut conclue. C’était, pour l’Angleterre, une assurance contre le péril russe en Asie, une garantie de sécurité pour ses possessions du Pacifique et son commerce en Chine. On sait quelles furent les suites et comment la Russie, vaincue en Mandchourie, allait, quelques années plus tard, se rapprocher de l’Angleterre.

La crise qui portera le nom de Fachoda, — dont l’histoire vient d’être magistralement écrite ici même par M. Hanotaux, — et le traité qui s’ensuivit, ont achevé de vider entre la France et l’Angleterre le dernier litige extra-européen. La question du Nil et du Bahr-el-Ghazal une fois réglée, le partage de l’Afrique était terminé, l’ère des rivalités coloniales close. L’Angleterre gardait les plus beaux morceaux de l’Afrique, mais la France s’y était, malgré sa rivale, taillé un empire assez vaste pour que, de part et d’autre, on pût oublier cent années de rivalité coloniale et même les violences de la dernière crise. Le moment était venu d’un rapprochement. La France le comprit au même moment où le roi d’Angleterre cherchait des amitiés continentales. Les premiers pourparlers commencèrent à Londres avec notre ambassadeur, M. Paul Cambon. Nous n’avons pas à raconter ici ces négociations. Edouard VII, le 1er mai 1903, arrivait dans ce Paris qu’il connaissait si bien ; il fut accueilli sans enthousiasme, mais avec satisfaction et déférence ; il fit preuve d’un tact qui acheva de lui conquérir l’opinion : il venait en roi, mais aussi en ami. Moins d’un an après (8 avril 1904), des accords étaient signés qui liquidaient définitivement, les derniers restes d’une longue concurrence coloniale et qui scellaient le rapprochement. On sait comment l’Angleterre renonçait en notre faveur à toute ambition politique au Maroc et nous y reconnaissait des droits particuliers. Quelques mois après, par un accord conclu avec le concours de la diplomatie britannique, la France et l’Espagne s’entendaient pour délimiter les zones où s’exercerait leur influence au Maroc. Un précédent accord avec l’Italie avait achevé d’apaiser entre les deux pays les rivalités méditerranéennes et fondé « la paix latine. »

Ainsi la diplomatie, prudente et résolue à la fois, du roi Edouard édifiait un nouveau système d’ententes dont l’Angleterre était le centre. Le groupement des puissances occidentales et l’alliance franco-russe établissaient l’équilibre européen sur des assises nouvelles ; l’hégémonie allemande était contenue, limitée dans de justes bornes. Alors commence, entre ces nouvelles combinaisons et la puissance allemande, une lutte acharnée qui a le monde pour théâtre, et qui explique tous les incidens dramatiques qui sont survenus depuis ; ces complications ne prendront fin que le jour où l’Allemagne sera convaincue que le système nouveau n’est dirigé contre sa puissance que dans la mesure où elle serait tentée d’en abuser. Le Cabinet de Berlin voulut sans tarder mettre à l’épreuve la solidité des nouveaux accords, démontrer que, où que ce soit, « aucune grande décision ne peut plus être prise sans l’Allemagne et sans l’Empereur allemand ; » il comprit que le point où il fallait frapper était le Maroc où l’Italie et l’Angleterre avaient reconnu à la France des droits qu’il restait à faire valoir et où l’Allemagne se présenterait comme le champion de l’intérêt général contre la France qui, disait-on, prétendait confisquer le Maroc à son profit particulier. Le 31 mars 1905, l’Empereur débarquait à Tanger : la crise aiguë commençait. Le Maroc n’était qu’une « occasion ; » en réalité, c’était d’un conflit d’alliances, d’une lutte pour l’hégémonie, qu’il s’agissait, et, moins que la France, c’était l’Angleterre que visait la politique de la Wilhelmstrasse, ou plutôt, c’était l’entente nouvelle de l’Angleterre et de la France.

On sait les événemens qui suivirent, et dont il est superflu de refaire ici l’histoire. L’erreur de l’Allemagne fut de croire que les procédés d’intimidation pourraient suffire à détruire une entente cordiale fondée précisément sur un commun besoin de résister à l’hégémonie allemande ; la France dut louvoyer à une heure tragique où elle se trouva, avec une armée et une marine affaiblies, et une alliée vaincue en Mandchourie, en face de l’Allemagne menaçante ; mais cette attitude même, dont le Cabinet de Berlin ne sut pas comprendre la signification, fortifia les ententes nouvelles. A la Conférence d’Algésiras, elles donnèrent la pleine mesure de leur efficacité. M. André Tardieu[5] a parfaitement montré la physionomie, le véritable enjeu et les résultats de cette grande passe d’armes diplomatique. Non seulement l’entente franco-anglaise et l’alliance franco-russe s’y montrèrent inébranlables et en sortirent fortifiées, mais l’Espagne, le Portugal et, quoique membre de la Triple-Alliance, l’Italie, se serrèrent autour du groupe des puissances occidentales, tant les procédés de la diplomatie allemande pour affirmer et imposer sa suprématie avaient alarmé les peuples et les gouvernemens ! Au vote du 3 mars 1907, l’Allemagne n’eut pour elle que la voix de l’Autriche et celle du Maroc. Et ce fut l’Autriche qui proposa la transaction finale qui permit de sortir de l’impasse où l’intransigeance du Cabinet de Berlin avait conduit la Conférence. La séduction et l’intimidation, tour à tour essayées, n’avaient pas été plus efficaces l’une que l’autre. Si Guillaume II s’était flatté que son ascendant personnel enchaînerait l’Italie à sa fortune, entraînerait les petits Etats, neutraliserait le Tsar, attirerait M. Roosevelt, l’expérience était concluante. Les journaux de Berlin avaient posé l’Allemagne en « tutrice des intérêts généraux de l’Europe ; » l’Europe répondait qu’elle n’acceptait aucune tutelle, mais qu’elle entendait maintenir l’équilibre.

Le Cabinet de Londres, poursuivant ses succès et fidèle à sa méthode de réconciliations européennes, chercha à liquider, avec la Russie, les vieux litiges asiatiques pour aboutir à un accord général. « Une main dans l’alliance russe et l’autre dans l’amitié anglaise, » disait le Président Loubet : la France, entre Pétersbourg et Londres, était l’intermédiaire naturel. Déjà, à la Conférence d’Algésiras, le comte Cassini, plénipotentiaire russe, avait eu avec sir Arthur Nicolson et sir Donald Mackenzie Wallace des conversations sur les conditions dans lesquelles une pareille entente serait réalisable. M. Isvolski, arrivé au pouvoir en mai 1906, reprit les entretiens. L’accord fut signé le 31 août 1907 ; il mit fin à cette longue rivalité « de l’éléphant et de la baleine » qui, sans amener de conflit direct entre les deux pays, avait cependant troublé si profondément la politique générale et qui attirait vers les solitudes montagneuses de l’Asie centrale ou vers les mers d’Extrême-Orient l’attention et les forces des deux peuples. La Russie, battue par le Japon, éloignée des mers du Pacifique, n’était plus un péril pour l’intégrité de la Chine ou pour la sécurité de l’Inde ; on pouvait lui faire des concessions en Perse : tel est le sens de l’accord du 31 août. L’accord du 30 juillet 1907 entre la Russie et le Japon, qui éloignait tout risque de guerre nouvelle entre les deux adversaires, la « déclaration » et l’« arrangement » du 10 juin de la même année, entre la France et le Japon, qui mettaient fin aux malentendus créés entre les deux pays par la guerre russo-japonaise, achèvent de donner au rapprochement anglo-russe toute sa portée. La tranquillité de l’Extrême-Orient et de l’Asie centrale assurée, tous les litiges africains liquidés, la Russie et la France devenaient libres de soucis extra-européens ; la Russie reprenait sa place dans la politique balkanique, où une crise nouvelle de la question d’Orient allait s’ouvrir.

La rivalité anglo-allemande, dans l’Europe d’aujourd’hui, nous le disions au début de ces pages, se mêle à tout pour tout envenimer et tout fausser. Au Maroc, si l’Allemagne paraît appuyer Moulaï-Halid, on en conclut aussitôt que Abd-el-Aziz est le sultan de la France, amie de l’Angleterre ; la mauvaise volonté de la chancellerie de Berlin ne cesse pas, dans l’empire chérifien, d’avertir la France que le conflit n’a pas été terminé par la Conférence d’Algésiras et qu’il reste latent. L’entente anglo-espagnole et l’entente franco-espagnole se manifestent, en mai 1907, par deux accords identiques garantissant le « statu quo territorial et les droits de chacun des trois peuples dans la Méditerranée et dans la partie de l’Atlantique qui baigne les côtes de l’Europe et de l’Afrique ; » aussitôt l’Allemagne négocie avec les puissances du Nord un accord de même nature relatif à la Baltique, mais la Russie, en refusant de céder ses droits sur les îles d’Aland, et l’Angleterre, en proposant d’étendre la négociation à la mer du Nord, enlèvent au projet primitif le caractère d’un succès pour la politique de Berlin. Le discours du baron d’Æhrenthal (27 janvier 1908) et l’affaire du chemin de fer du sandjak de Novi-Bazar provoquent la rupture de l’entente austro-russe qui, depuis 1897, maintenait le statu quo dans les Balkans ; les événemens d’octobre dernier trouvent les puissances groupées tout autrement qu’elles ne l’étaient dans les années précédentes, et c’est encore en fonction de la rivalité anglo-allemande que cet ordre nouveau s’est établi. La révolution turque de juillet 1908 a été déclenchée par la visite du roi Edouard au tsar à Reval, et pourtant, dès qu’elle a été accomplie, elle a été considérée, non sans raison, comme un succès pour la politique anglaise et un échec pour la diplomatie allemande. Nous avons analysé ces faits en leur temps et il est trop tôt, la crise étant encore pendante, pour conclure à leur sujet. Il nous suffit de constater que partout, toujours, reparaît l’inquiétante rivalité ; elle se poursuit à Madrid, à Washington, dans les cours du Nord, dans les petits États balkaniques ; partout les deux diplomaties sont en présence et souvent les deux souverains vont eux-mêmes, pour intimider ou séduire, mettre leur prestige personnel au service de leur politique. Il semble que, dans les affaires orientales comme dans celles du Maroc, le tournant dangereux soit aujourd’hui franchi ; mais qui sait si bientôt l’angoissant problème ne se posera pas sous un aspect nouveau ? Aujourd’hui apaisement, demain crise ; aujourd’hui échange de visites et de paroles courtoises, demain augmentation des flottes rivales ; l’opinion publique, énervée, s’affole au moindre incident ; l’Allemagne est reprise du « cauchemar des coalitions, » elle se croit « encerclée, » elle porte la main à la garde de son épée ; l’Angleterre voit la ruine de son Empire et de son commerce ; le spectre de la famine et de l’invasion la hante. Comment donc une rivalité si ardente, qui, à certaines heures, a paru sur le point de jeter l’une contre l’autre les deux moitiés de l’Europe, n’a-t-elle pas encore provoqué un conflit armé ; pourquoi même peut-on espérer qu’elle n’en provoquera pas ? C’est la question à laquelle, en manière de conclusion, il nous reste à répondre.


V

On dit, — pour reprendre une comparaison dont nous nous servions au début de ces pages, — que les aéronautes, lorsqu’ils se sont élevés assez haut dans les airs, distinguent les grands courans qui agitent les eaux marines et, incessamment, les renouvellent. Peut-être aussi, si nous pouvions dominer d’assez haut notre temps, verrions-nous dans quel sens les grands courans sociaux emportent les peuples et, incessamment, renouvellent les sociétés ; peut-être saisirions-nous le secret du prodigieux enfantement dont notre siècle est en mal ; peut-être comprendrions-nous vers quel avenir et par quels chemins nous conduisent ces deux grandes forces aveugles, mystérieuses, qui mènent le monde moderne, les peuples et les idées. Louis XIV pouvait dire : « Demain ; » aucun de nos gouvernemens modernes ne le peut ; ceux qui paraissent les plus solides sont parfois le plus vite balayés ; les longs espoirs et les vastes pensées sont interdits, aujourd’hui, même aux monarques. Démocratie, socialisme, nationalisme, représentent, sous des formes et sous des noms divers, la poussée des foules qui inquiète les minorités gouvernantes et possédantes. Les forces souveraines de notre temps sont les démocraties et l’argent. Or les affaires ont besoin de la paix ; et quant aux démocraties, elles sont pacifiques, parce que ce sont elles-mêmes qui se battent, jusqu’au moment où elles aperçoivent clairement, unanimement, que leurs grands intérêts vitaux sont menacés, ou jusqu’à ce que leurs passions profondes entrent en action ; alors elles s’élancent à la guerre, et ces guerres sont les plus terribles de toutes. Les luttes économiques actuelles n’ont pas encore atteint ce degré d’intensité, de nécessité, qui en fait sortir la guerre.

En Angleterre, la fraction la plus ardente de l’opinion ne se cache pas de souhaiter une guerre avec l’Allemagne : détruire la flotte, saisir les colonies, ruiner la concurrence allemande, imposer une limitation des arméniens sur mer, voilà les bénéfices qu’elle en attend. Mais l’Angleterre est précisément la moins démocratique des nations européennes ; elle est menée par des aristocraties ; aristocratie de race, aristocratie d’argent, aristocratie ouvrière des trade-unions ; elle est la seule en Europe qui n’ait pas une organisation militaire démocratique, puisqu’elle n’a pas la conscription, qu’elle ne peut mettre sur pied qu’une petite armée de métier, et que ses matelots eux-mêmes sont recrutés par engagemens. Il en résulte qu’elle ne dispose pas des forces militaires suffisantes pour faire seule la guerre à une puissance comme l’Allemagne. D’ailleurs, le Roi, le gouvernement et la partie la plus éclairée de la nation se rendent compte qu’une guerre comporte toujours, pour un bénéfice incertain, de terribles risques. Au moindre échec, ce serait peut-être la famine, avec la masse de ces unemployed qui sont plus d’un million et demi, et dont le nombre grossit chaque jour, et là-bas, dans les colonies, le soulèvement des indigènes que travaille déjà le ferment libéral et national. Edouard VII est un pacifique ; ses combinaisons n’ont pas pour fin la guerre, mais son but est de fonder en Europe un ordre durable, un équilibre stable, et d’assurer ainsi l’avenir avant l’heure où son fils recevra la redoutable charge de la couronne.

L’Allemagne, moins encore que l’Angleterre, a intérêt à la guerre ; pour être grande en Europe, elle n’a qu’à conserver, à maintenir ; hors de chez elle, pour son expansion économique déjà si brillante, elle n’a besoin que de paix et de « porte ouverte ; » sa production industrielle s’accroît, sa population essaime, son « déficit alimentaire » grossit ; elle a besoin de débouchés, non de conquêtes ; elle a déjà, chez elle, trop de populations réfractaires à la germanisation. En outre, elle est travaillée par des courans politiques libéraux et démocratiques dont certains incidens récens ont révélé l’intensité. Voilà pourquoi l’Empereur, dont l’Allemagne vient de célébrer avec enthousiasme le cinquantième anniversaire, le maître de la plus grande et de la plus forte armée qu’on ait jamais vu, est en même temps le plus pacifique des souverains. Il en a donné, depuis trente ans, assez de preuves pour qu’il ait le droit d’être cru lorsqu’il le proclame. Il ne tirerait l’épée que le jour où il croirait menacé l’héritage qu’il a reçu de ses pères, ou le jour où il verrait se fermer les débouchés nécessaires à la vie de l’Allemagne industrielle et commerçante. Les guerres d’hégémonie politique ne sont plus de notre temps ; l’Europe, en créant un système nouveau d’alliances, d’ententes et d’accords qui a fait ses preuves dans la bataille diplomatique d’Algésiras et, depuis, dans diverses circonstances, a manifesté sa résolution d’établir l’équilibre sur la parité des droits de chacun et de rejeter toute suprématie indiscrète ; des faits très récens prouvent que l’Allemagne l’a compris et, pour l’avoir admis, elle n’a rien perdu de son prestige, mais elle a regagné des sympathies que son intransigeance avait éloignées.

La sagesse des rois, la volonté des peuples, voilà donc quelques-unes des raisons qui maintiennent la paix. Une guerre serait, dans l’état actuel de l’Europe, un si formidable cataclysme que personne n’ose en prendre la responsabilité et s’exposer à la réprobation universelle ; même pour le vainqueur, la guerre entraînerait une terrible crise financière et économique ; le concurrent est en même temps un consommateur et il n’est pas prouvé que sa ruine serait avantageuse au producteur ; ainsi s’établit entre tous les peuples civilisés une solidarité d’intérêts qui l’emporte sur leurs rivalités. L’Angleterre et l’Allemagne, en particulier, sont actuellement en présence de déficits formidables qui exigent des impôts nouveaux ; le développement continu de leur industrie les met dans un perpétuel état de crise économique qui se traduit par l’accroissement menaçant du nombre des sans-travail. Deux nations rivales, comme l’Angleterre et l’Allemagne, sont dans la nécessité ou de se battre ou de s’entendre, car toujours se menacer n’est pas vivre. On peut espérer que le voyage d’Edouard VII à Berlin, comme le dit le discours du trône, fortifiera entre les deux nations « les sentimens d’amitié qui sont indispensables à leur vie mutuelle commune et au maintien de la paix. » Les périls cependant sont loin d’être tous écartés : les affaires d’Orient sont pleines de pièges parce que l’Orient balkanique et asiatique est un débouché indispensable au commerce européen et parce qu’il y a encore, là-bas, des peuples qui n’ont pas fait leur unité ni trouvé leur aplomb. L’adoption par l’Angleterre d’un régime douanier protectionniste, tel que celui que prône M. Joseph Chamberlain, serait un grand danger pour la paix européenne. Il y en a d’autres, prévus ou imprévus.

La situation de la France, en face de l’Angleterre et de l’Allemagne, est périlleuse, puisqu’elle serait probablement entraînée dans leur conflit ; mais elle est, en même temps, très heureuse, puisqu’il est en son pouvoir, pour une grande part, d’empêcher ce conflit de se produire. Si l’Angleterre voulait devenir agressive, elle ne le pourrait qu’avec le concours assuré de notre armée qu’il dépend de nous de lui refuser ou de ne lui accorder qu’à bon escient. Si c’était l’Allemagne, elle risquerait de se trouver seule contre tous et particulièrement contre la Double Alliance jointe à l’Angleterre. L’excellente assiette de sa vie économique, l’abondance de ses capitaux, la richesse de son épargne, et surtout la force d’une armée et d’une marine qui doivent être toujours prêtes, toujours « au point, » mettent la France dans l’avantageuse situation de pouvoir remplir, entre les deux adversaires, — dont l’une est son amie, mais dont l’autre n’est pas forcément, partout et toujours, son adversaire, — une mission de pacificatrice et d’arbitre. En signant l’accord qui met fin si heureusement au long malentendu entre la France et l’Allemagne au Maroc, M. Pichon vient de démontrer quelle force peut avoir, de notre temps, une politique de loyauté et de droiture pour le maintien de la paix et le triomphe final de la justice.


RENE PINON.

  1. Le prince Rupprecht de Bavière. — 4 juillet 1900, pour le baptême du cuirassé Wittelsbach.
  2. Voyez notamment tes ouvrages de MM. Georges Blondel, Maurice Lair, etc.
  3. En 1903, pour la première fois, ce fait s’est réalisé : l’Angleterre a acheté et vendu à l’Allemagne pour une somme sensiblement égale : 34 millions de livres sterling.
  4. Cf. André Tardieu, La France et les alliances. La lutte pour l’équilibre. Alcan, 1909, in-16.
  5. La Conférence d’Algésiras. Alcan, 1907, in-8.