Aux dépens du Saint-Père (p. 73-92).
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Tome I, Leçon VI.

La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre
La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre

LEÇON VI


MARTHE

Ah ! mademoiselle, permettez-moi d’avoir l’honneur d’être votre très humble servante.

ANGÉLIQUE

Que dites-vous là, ma bonne ? Rêvez-vous ? Pourquoi ces termes respectueux ? Pourquoi cette profonde révérence ?

MARTHE

Mademoiselle, je vous ai vue, en entrant, à votre toilette, prendre soin de votre parure ; mon abord vous devient importun, peut-être ; je pense que vous n’êtes pas disposée à prendre leçon ; c’est pourquoi…

ANGÉLIQUE

Vous vous moquez de moi. Ma toilette n’est point recherchée, et elle est bientôt finie. Je me suis parée, il est vrai, mais avec modestie, et je crois avoir mis assez de décence dans mon ajustement… Mais asseyez-vous, ma bonne, pourquoi ces façons ?

MARTHE

Vous badinez, mademoiselle, peut-on trouver mauvais que vous cherchiez à relever votre beauté naturelle par les puissantes séductions de la parure ? Sans l’art, la nature est peu de chose. Je suis très ravie de vous voir dans cet état ; mais pourquoi tant de modestie et de décence ? On dirait que vous avez très peu de marchandise à étaler, puisque vous fermez si bien tous les rideaux.

ANGÉLIQUE

Finissez donc et asseyez-vous ; je veux prendre ma leçon.

MARTHE

Mais laissez-moi avoir le plaisir de vous contempler un instant… Ah ! mon ange, voyez que de larmes de joie s’échappent de mes yeux. Ah ! que vous êtes mise à peindre ! Cette robe n’est pas tant brillante, mais elle est d’un goût ravissant ; cette parure est simple, mais elle relève vos charmes d’une manière piquante… Il faut vous mettre à la fenêtre… Il faut sortir… Que de gens, en vous voyant, aspireront à l’honneur de faire votre conquête.

ANGÉLIQUE

Je vous passe cette flatterie.

MARTHE

Mais consultez votre miroir, il vous dira que je ne suis pas une flatteuse.

ANGÉLIQUE

Mon miroir, ou mon amour-propre pourrait bien me tromper.

MARTHE

À vous dire vrai, hier en sortant de chez vous, je vis votre tailleuse et la marchande de modes avec qui elle entrait ; l’envie me prit de remonter après elles pour avoir le doux plaisir d’assister à cet agréable changement de décoration ; j’eus cependant la force de résister à ce désir impérieux, mais imprudent, dans l’espérance qu’aujourd’hui il serait accompli. J’allai donner quelques autres leçons, et en me rendant chez moi, sur le soir, je passai par ici ; je vous vis à la fenêtre ; il me sembla voir toute votre âme dans vos yeux ; vos yeux suivaient un jeune officier qui allait, qui venait, dont les regards enflammés annonçaient une passion naissante dans son cœur ; il disparut, mais, quelques moments après, je vis son domestique entrer chez vous : tout cela produisit la plus grande satisfaction à ma curiosité… Mais, pardon, mademoiselle, cette curiosité vous offense peut-être, et je vous prie…

ANGÉLIQUE

Ah ! ma bonne, je ne veux rien avoir de caché pour vous, et je veux moi-même vous faire confidence de tout ce qui s’est passé. Je regardais d’un œil avide le monde qui se promenait, et je démêlai bientôt ce jeune officier qui levait les yeux sur moi d’un air tendre et touchant. J’imaginai d’abord que c’était ce jeune militaire dont vous m’avez parlé, et qui a été, lui le premier, mon cher bienfaiteur. Le souvenir de sa générosité, le sentiment de la reconnaissance, son air enchanteur, tout remua mes sens, et m’inspira pour lui le plus vif attachement. J’avoue que je cherchai, par quelques regards de complaisance, à porter l’espoir dans son cœur… Ai-je mal fait, ma bonne ?… Mais je n’étais, dans ce moment, la maîtresse ni de mon cœur, ni de mes yeux. Un quart d’heure après un domestique entre, me remet ce billet : lisez-le, s’il vous plaît.

MARTHE

Non, non, mademoiselle, il me faudrait des lunettes, et je ne les ai pas sur moi. Dites-m’en seulement le contenu, si vous voulez bien avoir tant de complaisance pour moi.

ANGÉLIQUE

Écoutez donc.

« Au moment où un soleil se couche, un autre soleil infiniment plus brillant se lève sur un nouvel horizon. J’aime la religion de ces peuples qui adorent le soleil, image éclatante du dieu qui vivifie la nature. C’est donc à vous seule, mon soleil, que je rendrai à jamais mes plus profondes adorations. Permettez seulement, pour mieux vous contempler, que je puisse vous attirer plus près avec ma lunette d’approche.

« Agréez mon premier hommage, et croyez-moi très parfaitement, etc… »

MARTHE

Ce billet est vraiment original. Mais oserais-je vous demander quel était son premier hommage ?

ANGÉLIQUE

C’était un cœur tout en or, percé au milieu par une flèche, toute en argent ; et de petites pierreries entouraient l’endroit de la blessure.

MARTHE

Cet hommage est vraiment allégorique ! Que je serais curieuse de le voir !

ANGÉLIQUE

Je n’ai pas voulu le garder, je ne saurais dire pourquoi ; mais mon cœur palpitait ; je soupçonnais que ce n’était pas mon cher libérateur ; je croyais lui faire un grand tort ; enfin je le remis au domestique avec ordre de le rendre à son maître.

MARTHE

D’un côté, vous avez bien fait ; mais vous deviez au moins adoucir ce refus par un billet tendre et flatteur.

ANGÉLIQUE

C’est ce que j’ai fait, et voici ma réponse :

« Monsieur,

« Vous êtes un adorateur redoutable. Une flèche qui perce un cœur, m’annonce des plaies sanglantes… Votre lunette d’approche m’effraye… C’est vous plutôt qui êtes un soleil à mes yeux ; heureuse si je suis la lune qui emprunte de vous sa lumière. »

MARTHE

Ah ! ah ! vous profitez au delà de mes espérances.

ANGÉLIQUE

Mais tirez-moi de peine : vous qui l’avez remarqué, dites-moi, n’était-ce pas le chevalier qui vous a envoyée chez moi ?

MARTHE

Non certainement. Mais qu’est-ce que cela fait ?

ANGÉLIQUE

Dieu ! quel tremblement subit s’empare de mes membres ! Si ce jeune homme est un de ses amis…

MARTHE

Ah ! ah ! on voit bien que vous êtes encore novice.

ANGÉLIQUE

Vous avez beau dire, je ne veux m’attacher qu’à mon bienfaiteur, à lui seul…

MARTHE

Bon ! on verra cela. Mais, dites-moi, avez-vous signé ?

ANGÉLIQUE

Non.

MARTHE

Très prudent ! Savez-vous, mademoiselle, que vous surpassez de beaucoup mon attente ?

ANGÉLIQUE

J’ai une question à vous faire, à laquelle je vous prie de répondre, le cœur sur les lèvres. Ce domestique malicieux, en me présentant le billet et l’hommage de son maître, me fixait avec des yeux fripons ; il faisait un sourire malin ; il voulut me baiser la main, me dit beaucoup de bien de son maître, en m’encourageant à seconder ses vœux, en m’assurant que je goûterais avec lui tout le bonheur imaginable. Mais voici une pensée dont je me suis occupée et qui me frappe encore dans ce moment : Est-ce qu’un domestique peut, sans scrupule, pour contenter son maître, mener des intrigues galantes ?

MARTHE

Mais, mademoiselle, je ne vous reconnais pas. Tantôt vous remplissez mon âme de la joie la plus vive, lorsque vous vous montrez décidément disposée à suivre mes principes ; tantôt vous me plongez dans une profonde tristesse, en adoptant toujours des préjugés si peu raisonnables.

S’il est permis d’arriver à un but, les moyens pour y parvenir seront-ils défendus ? Écoutez les révérends pères Gaspar, Hurtado, Diana, Sanchez, et tant d’autres moralistes célèbres, et ils vous diront qu’un domestique peut, par ordre de son maître, aller chercher une fille de joie, l’accompagner à la maison, ouvrir la porte, lui le premier, préparer le lit et tout ce qu’il faut pour la vie unitive. Ils vous diront qu’un fils en peut faire autant pour contenter son père, qu’un ami peut prêter, ou louer une chambre à son ami, pour y donner des leçons de grammaire, et y accorder le genre masculin avec le féminin[1].

ANGÉLIQUE

Ma bonne, je vois qu’en me donnant vos leçons, vous avez la coutume de prononcer des phrases à double sens ; cela m’amuse, mais cela m’embarrasse aussi parfois. Vous venez de me dire qu’un domestique peut ouvrir la porte, lui le premier ; vous avez proféré ces mots en souriant ; je gagerais que cette expression donne beaucoup de prise à l’équivoque.

MARTHE

Il n’y a pas là à deviner. Oui, mademoiselle, quand vous aurez un peu plus d’expérience du monde, vous verrez que ces coquins ont la hardiesse, l’audace, l’effronterie de prétendre jouer au même jeu que leurs maîtres, et en avoir la primauté. Mais gardez-vous-en bien. Ces francs vauriens font accroire à des cœurs faibles et crédules qu’il dépend absolument d’eux de rallumer ou d’éteindre la passion naissante de leurs maîtres ; en un mot, que le bonheur des filles qu’on recherche est entre leurs mains ; et si quelque fille imbécile se laisse aller à cette amorce dangereuse, ces cochons qui se roulent dans tout bourbier ne font que souiller le chemin que leurs maîtres veulent prendre ; et la pauvre fille abusée, au lieu de faire son bonheur, ne se rend qu’un objet digne de mépris et de haine.

ANGÉLIQUE

Ah ! ma bonne, vous me gagnez tout à fait par ce discours. Je vois à présent que vous ne me conseillez pas de m’abaisser à des actions avilissantes, et qui me dégraderaient à mes propres yeux. Eh bien ! voyez si ma confiance en vous est entière. Ce domestique, dont je vous ai parlé, me fit certaines propositions, point équivoques, qui décelaient son âme de boue ; mais je ne lui répondis que par un soufflet bien appliqué sur son visage boursouflé.

MARTHE

Bien fait, mademoiselle, très bien fait ! Vous auriez dû, après cela, ajouter une ligne à votre billet de réponse, pour avertir son maître que ce gueux voulait monter sa lunette d’approche pour vous mirer le premier… Mais non ! ces êtres dangereux ont assez la coutume de décacheter fort adroitement les billets doux dont ils sont porteurs, soit pour contenter cette curiosité insatiable qui les porte sans cesse à vouloir pénétrer dans les secrets de leurs maîtres, soit pour en tirer parti aux occasions qui se présentent.

Je veux vous raconter une aventure fâcheuse arrivée il y a peu de temps à Parme. En cas que vous vous mariiez, je vous prie de repasser souvent dans votre esprit cet événement, qui peut bien vous servir de leçon.

La comtesse N*** s’était unie par des vœux éternels au sort du marquis P***. La première année de son mariage elle n’eut avec lui qu’une âme, qu’une vie ; et ils offraient à tout le monde étonné le tableau le plus parfait de l’union conjugale. Mais, comme tout ici-bas est sujet au changement, leurs sentiments mutuels s’affaiblirent dans la suite. Le marquis fut le premier à changer de mets. Son épouse s’en aperçut, elle fit tout ce qu’elle put pour le guérir de sa nouvelle passion ; mais quand elle le vit insensible à ses plaintes et à ses pleurs, elle prit la résolution que la nature elle-même dicte en pareil cas, c’est-à-dire, payer de la même monnaie.

Parmi les jeunes chevaliers qui fréquentaient la maison, elle en distingua un qui était vraiment un objet digne de ses affections. Les yeux furent les premiers interprètes des sentiments de son cœur ; il ne fut pas sourd à leur langage éloquent, et on n’attendait que l’occasion favorable pour redoubler leur attachement mutuel. Cette occasion ne tarda pas à se présenter, et la jeune épouse, sans expérience, et par conséquent imprudente, écrivit quelques lignes à son amant, appela un de ses domestiques et lui dit :

« — Je te prie de te charger de ce billet, et voilà deux louis pour ta peine. »

Ce coquin lui promet d’agir avec discrétion, et sort : mais quelques minutes après il rentre, et prenant le ton d’un déclamateur, il parle :

« — Madame, je vous félicite de ce que vous voulez, comme tant d’autres, arborer l’étendard de la philosophie, à savoir, celui de l’humanité. Ah ! que c’était bien dommage que l’hymen, ce lien si triste et si horrible, eût attaché vos charmes et vos sentiments à un seul objet ! Aimer un homme jusqu’à la mort, et n’aimer que lui seul ? Quelle absurdité ! Mais je vois bien, pour cette fois, que l’amour n’est point aveugle ; l’objet que vous avez choisi pour être le suffragant de mon maître, a les qualités les plus distinguées pour être digne d’occuper sa place ; il est juste que monsieur le marquis souffre la peine du talion… Ambassadeur d’amour, je vais donc apporter l’heureuse nouvelle à votre Adonis. Mais, puisque j’ai la clef dans mes mains, — en disant cela il montre le billet qu’elle a tracé — vous me permettrez bien, madame, d’avoir le bonheur d’ouvrir, moi le premier, le temple de Cupidon ; de me prosterner devant son autel, et d’y allumer mon cierge ; autrement je cours auprès de votre époux qui est à son château, et, en domestique fidèle, je lui remets votre billet. »

Il m’est impossible de vous peindre la situation de madame. Tantôt pâle, tantôt toute en feu, confuse, éperdue, elle l’accabla d’abord des reproches les plus durs ; bientôt après, elle joignit à ses larmes les supplications les plus touchantes pour fléchir son cœur ; il tint ferme, et la malheureuse dut succomber sous le poids de l’oppresseur. Mais comme cet indigne avait bu à des sources empoisonnées, il communiqua sa maladie à madame, et celle-ci en fit un don au jeune comte.

Le mystère ne put pas rester longtemps voilé. Le comte tua de ses propres mains ce domestique, et s’expatria ; et la marquise se détermina elle-même à finir ses jours dans un couvent.

ANGÉLIQUE

Dieu ! quelle leçon pour moi ! Mais savez-vous bien, ma bonne, que la crainte de recevoir des offrandes impures et souillées peut seule me retenir d’ouvrir mon temple à personne ? Cette maladie honteuse et humiliante, dont j’ai entendu parler quelquefois, me fait horreur.

MARTHE

Ne craignez rien, mademoiselle ; nous en parlerons un autre jour, et nous aviserons aux moyens de l’éviter. Mais puisque nous sommes sur l’article des domestiques, je veux vous parler de quelques autres tours qu’ils savent jouer pour venir à bout de leurs desseins.

Quelquefois ils ont l’adresse d’emprunter secrètement les plus beaux habits de leurs maîtres ; élégamment parés, ils se présentent chez quelque fille ou femme, dont la conduite est, ou paraît favorable pour satisfaire leurs désirs ; ils affectent un air noble, un raisonnement étudié ; et pour avoir une libre entrée, ils savent être généreux en offrant des effets de valeur qu’ils ont volés ou gagnés industrieusement à leurs maîtres. Après quoi la fille, ou la femme qui leur a bonnement accordé des faveurs, devient l’objet de leurs moqueries les plus outrageantes.

ANGÉLIQUE

Vous ne manquerez pas de m’enseigner à éviter des aventures si affligeantes.

MARTHE

N’en doutez pas… D’autres fois, un homme à livrée se présente ; il donne un faux billet ; il invite la femme chez son maître, qui attend, dit-il, dans la dernière impatience. Des titres magnifiques, des offres généreuses ; le chemin ouvert au bonheur ; il n’y a point de temps à perdre ; car le carrosse est à la porte. La femme se laisse éblouir, se laisse gagner, tombe dans le piège, et le carrosse emprunté la guide, par des chemins inconnus, dans un endroit écarté où, bon gré mal gré elle doit être le jouet du cocher et de ses camarades. Après quoi on la ramène en triomphe, blessée, presque à la mort.

ANGÉLIQUE

Dieu ! vous me faites frémir ; mais la police ne saurait-elle punir ces assassins ?

MARTHE

La malheureuse oserait-elle en parler ?… Encore deux traits sur les ruses et les artifices que ces perfides savent employer pour aller à leurs fins.

Un domestique voulait absolument manger au même plat que son maître. Ne pouvant autrement atteindre le but qu’il s’était proposé, un jour que son maître était allé dehors pour ne revenir que le lendemain, il entra d’un air triste chez la jeune favorite et lui dit :

« — Mademoiselle, je viens de la part de mon maître vous prier de vous rendre chez lui ; il est un peu indisposé, il garde le lit ; mais vous avez un remède efficace qui lui procurera une évacuation salutaire, et il sera guéri. Venez ce soir, incognito, deux heures après que le soleil sera couché, et je vous introduirai dans son appartement. Si vous manquez, s’il vous délaisse, ce ne sera pas ma faute. »

La sotte se laisse tromper ; et l’introducteur s’introduisit bientôt lui-même ; et après de longs voyages, il eut la bonté d’âme de se montrer, de la remercier d’un air moqueur, de la laisser sortir du palais, toute honteuse, avant que le monde fût levé.

ANGÉLIQUE

Était-il cochon ce domestique !

MARTHE

Non, mademoiselle. Il y en a de bons et de méchants dans toutes les classes. Elle ne s’était pas mal trouvée au change, elle n’avait pas passé une mauvaise nuit ; c’est pourquoi elle rentra chez elle un peu honteuse, mais non pas chagrine.

ANGÉLIQUE

Vous êtes toujours badine. Mais il vous reste, ce me semble, un autre trait historique à me rapporter.

MARTHE

Oui, mademoiselle, mais mon ton badin doit se changer en sérieux.

Monsieur le baron R*** dégoûté de sa femme, trouve le moyen de se rendre aimable, ou pour mieux dire, de faire aimer son argent à une jeune demoiselle qui était belle comme on nous peint Vénus. Il sut longtemps dérober sa passion à tous les yeux, soit parce qu’il allait, déguisé avec précaution, offrir ses sacrifices nocturnes à la déesse, soit parce que cette déesse se métamorphosant en toutes sortes de figures, daignait parfois descendre jusqu’à lui. Un des domestiques du baron était seul dans le secret, lorsqu’il fallait introduire cette divinité dans son appartement. Mais, hélas ! ce domestique voulait entrer dans la même carrière, et notre nouvelle Vénus fut assez imprudente, ou assez fière, pour vouloir se tenir toujours avec son Adonis. On regarda ses refus comme des marques d’orgueil et d’ingratitude ; on pensa à la vengeance ; l’on avertit la baronne : celle-ci se mit aux aguets ; et un beau soir, à peine cet heureux couple s’était amoureusement entrelacé, qu’elle entra toute furieuse avec un commissaire qu’elle avait mandé à propos. Elle vomit contre son époux les mots les plus outrageants, épuisa toutes les épithètes les plus insultantes contre la malheureuse, et la fit passer, du lit de son mari, dans une maison de correction.

ANGÉLIQUE

Oh ! ma bonne, ces tristes aventures me dégoûtent entièrement, m’effrayent, me…

MARTHE

Vous êtes bien timide, mademoiselle, bannissez vos craintes chimériques. Par tout chemin on trouve des pierres, mais on a des yeux pour ne pas les rencontrer.

Si je vous avertis des dangers auxquels vous pouvez être exposée, ce n’est que pour vous apprendre à les éviter. En général, vous ne devez jamais vous fier aux messages des domestiques d’autrui. En supposant que votre grand cœur s’ouvre un jour à plusieurs amants, et qu’on vous apporte des billets doux, recevez-les, mais ne faites jamais de réponse par écrit. De cette manière, ni les domestiques ne pourront satisfaire leur curiosité ou tirer parti de vos réponses, ni vos amants eux-mêmes, dans des moments d’inconstance ou d’infidélité, n’auront aucune de vos lettres à montrer pour vous rendre ridicule ou méprisable.

S’il vous faut absolument entretenir correspondance de lettres avec quelqu’un, n’écrivez point, mais que des aiguillées de fil, ou de petits traits de pinceau, suppléent à votre écriture. D’intelligence avec votre bien-aimé, le fil blanc marquera que vous accordez la grâce qu’on vous demande ; le fil vert, que vous ne l’accordez pas encore, mais que vous en donnez de bonnes espérances ; le rouge, que le champ de bataille est ensanglanté, et que ce n’est pas bien fait de s’y coucher ; le jaune, que vous êtes malade ou indisposée ; le noir, que quelque chagrin cuisant, ou quelque malheur imprévu vous rend invisible : plusieurs fils de différentes couleurs, étroitement enlacés, feront comprendre qu’il est survenu de forts obstacles, et qu’il faut les surmonter pour contenter ses désirs ; un fil rompu et mis en plusieurs morceaux marquera que, pour de fortes raisons, vous êtes contrainte de rompre avec lui ; etc…

Voulez-vous vous servir plutôt du pinceau ? Dessinez, par exemple, une petite maison. Si la porte est ouverte, cela signifie qu’on l’attend, et qu’il peut entrer ; vous mettez au bas un chiffre arabe, ou romain, un 8, un 9, etc. ; c’est l’heure que vous indiquez pour venir… Tracez une maison fermée partout ; laissez seulement une fenêtre ouverte du côté que vous trouverez le plus à propos ; que la lune soit peinte au-dessus de la maison ; et il comprendra qu’il doit profiter du silence de la nuit, et entrer par là dans le sanctuaire de l’amour… Dessinez une allée d’arbres touffus ; mettez en chiffre le nom de l’endroit, et il comprendra que c’est dans un bosquet que vous lui donnez rendez-vous, etc., etc…

De telles lettres, quoique interceptées par hasard ou par malice, ne pourront jamais répandre sur vous, ni le ridicule, ni le mépris.

ANGÉLIQUE

J’aime infiniment cette nouvelle manière d’écrire.

MARTHE

Si quelque domestique habillé en maître, ou qui que ce soit, de basse extraction, déguisé en grand seigneur, cherche à vous en imposer, en vérité, mademoiselle, je n’ai d’autre conseil à vous donner, si ce n’est que, dans ce cas, vous écoutiez votre cœur, et que vous en suiviez le mouvement. Pour moi, je vous l’avoue, cela m’est arrivé bien des fois dans ma jeunesse. Le premier entretien était toujours sans conséquence ; à la seconde entrevue, si la pluie de Jupiter tombait, je me disais à moi-même, en philosophant : « Ne sommes-nous pas tous enfants d’Adam ? » Et je leur donnais à goûter du fruit placé au milieu du jardin.

ANGÉLIQUE

Vous n’étiez pas trop difficile, ma bonne.

MARTHE

J’ai toujours aimé à soulager l’humanité souffrante… Si quelque domestique vient vous prendre pour vous voiturer, ne vous y fiez pas ; et s’il vous faut absolument bouger, marchez à pied ; cela est bon pour la santé, le mouvement donne de l’appétit ; allez au rendez-vous, mais habillée en garçon ; et exigez que la chambre où vous coucherez soit bien fermée en dedans, et éclairée ; regardez bien partout avant de vous coucher. En un mot, si la prudence vous accompagne, elle vous empêchera toujours de parler ou d’agir mal à propos, et elle vous sauvera de tout danger.


La Rhétorique des putains, Vignette de fin de chapitre
La Rhétorique des putains, Vignette de fin de chapitre

  1. Famulus potest jussu heri concubinam ad domum heri comitari, et januam aperire et eis lectum sternere… Et eadem omnia potest filius ad mandatum patris, præsertim si ex omissione indignationem patris timeat… Et eadem omnia quæ sunt famulus et filius, etiam potest quilibet alius, titulo alicujus considerabilis utilitatis, et multo melius titulo vitandi aliquod grave incommodum… Deducitur licere alicui dare mutuo nummos alteri, aut cubiculum accommodare petenti ad fornicandum.

    Gaspar Hurtado, apud Dianam, part. 5. p. 435.

    Sanchez, op. mor. lib. P. c. 7. n. 31.