Aux dépens du Saint-Père (p. 49-59).
Leçon V.  ►
Tome I, Leçon IV.

La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre
La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre

LEÇON IV


MARTHE

Après vous avoir prouvé ma proposition par des exemples, il faut vous la confirmer aujourd’hui par des autorités. Sachez que mon instituteur, mon Tartufe, mon abbé, lorsqu’il me donnait ses leçons de géographie, me dicta, un jour, un chapitre qui me parut d’abord une digression mal placée ; mais je m’aperçus bientôt après que son discours, quoique en apparence hors de notre sujet principal, nous y amenait indirectement.

— Écrivez, me dit-il, et vous allez voir, par les autorités les plus incontestables de nos moralistes, les plus classiques, les plus accrédités, les plus catholiques, les mieux suivis, que vous pouvez, sans en faire conscience, me laisser entrer dans votre petit jardin.

Après chaque autorité, il mettait, de sa main, à la marge des mots latins que je ne comprenais pas, mais qui étaient, à ce qu’il me disait, les citations des passages, pour me faire voir qu’il n’y avait rien d’inventé, et pour mieux m’en convaincre par la confrontation.

ANGÉLIQUE

Mais vous venez de me dire que vous ne comprenez pas le latin. Vous auriez donc dû communiquer ces écrits à quelqu’un pour vérifier les passages en les confrontant les uns avec les autres. Est-ce que monsieur l’abbé ne vous recommandait pas le secret ?

MARTHE

Il me disait bien que la prudence et le secret étaient nécessaires pour sauver la bienséance ; mais c’est qu’il se proposait de m’enseigner lui-même le latin. Par malheur, un mois après, l’archevêque lui conféra une très bonne cure dans un gros village fort éloigné ; il s’en alla donc ouvrir le chemin du salut à ses paroissiennes, et nous en pleurâmes bien, ma mère et moi.

J’écrivis donc ce que j’ai appris par cœur, et que je vais vous réciter. Sachez d’abord que c’est une chose très indifférente en elle-même que de prêter l’oreille, avec plaisir, à des discours libres et lascifs, et qu’on peut bien, sans faire de grimaces, entendre parler de Cons, de Vits, et de F…[1]

Il est aussi permis à qui que ce soit, pourvu qu’on ait des yeux, de lire tous les livres qui, de la manière la plus sensible, traitent du livre qui n’a que deux feuilles[2].

Vous pouvez, en toute liberté, promener et arrêter vos regards sur les différents membres de votre corps, et les examiner avec complaisance. Lorsque la saison est favorable, vous pouvez vous mettre toute nue devant un miroir, attirer votre âme toute dans vos yeux pour contempler vos charmes, quoique vous prévoyiez que tout cela puisse vous donner de fortes démangeaisons au bas ventre qui vous excitent à vous gratter[3]… Ah ! ah ! laissez-moi rire un instant.

ANGÉLIQUE

Il vaut mieux rire que pleurer, ma bonne ; je serai bien aise de rire, moi aussi, avec vous.

MARTHE

C’est qu’il se retrace, en ce moment, à mon souvenir, une très jolie histoire dont j’aimerais bien à vous faire part, si cela ne m’écartait pas de mon sujet.

ANGÉLIQUE

De grâce, donnez-moi le plaisir de l’entendre. Quelque objet de curiosité détourne souvent un voyageur de son chemin ; mais il s’y remet bientôt après, et son voyage en devient plus agréable.

MARTHE

Une jeune comtesse, dont le mari un peu âgé, n’était pas trop habile au travail nocturne, avait un perroquet auquel en secret et dans un bon dessein, sans doute, elle avait appris à répéter souvent ce mot : Laquais ! laquais !

Elle avait en effet à son service un jeune laquais très bien fait. Elle voulait bien s’abaisser devant lui et agir philosophiquement ; mais elle cherchait à accorder la bienséance et ce qu’on appelle honneur avec sa passion. Que fit-elle donc ? Un jour que monsieur le comte était à la campagne, elle se mit dans l’état de simple nature, elle se tenait devant un grand miroir, et s’y regardait, puis elle dit tout bas :

« — Laquais ! laquais ! »

Le perroquet ingénieux et docile, qui imitait parfaitement la voix de sa maîtresse, s’écria :

« — Laquais ! laquais ! »

Le jeune homme qui était tout seul dans l’antichambre, accourut promptement. Il fut étonné de voir la comtesse toute nue, il voulait reculer. La comtesse fit l’effrayée en disant :

« — Ce n’est pas moi, c’est le perroquet. »

Elle n’en dit pas davantage, et faisant semblant de s’évanouir, elle se laissa tomber à la renverse sur un sopha qui était là bien à propos.

Le laquais cherche d’abord des eaux spiritueuses pour la faire revenir, croyant tout de bon qu’elle eût perdu connaissance ; mais voyant que ces eaux n’avaient aucune efficacité, et sentant fort bien que l’aimant attirait l’acier, il se mit à raisonner en philosophe chrétien. Il se dit à lui-même :

« La charité ordonne de couvrir la nudité de son prochain ; je vois, je sens qu’au lieu d’être glacée, elle est tout en feu et n’a rien de fermé que les yeux ; elle n’a peut-être besoin que d’être bien arrosée pour faire cesser l’ardeur qui est aux parties de son corps excessivement échauffées. »

Il lui donna, en effet, un lavement rafraîchissant ; après quoi elle ouvrit les yeux et cria avec un mouvement de colère ; mais cette colère fut bientôt apaisée, et le laquais sortit avec la permission de rentrer toutes les fois que le charmant perroquet le demanderait.

ANGÉLIQUE

En vérité, j’aime à raisonner, et je dis que la jeune comtesse n’était point blâmable. Car quand on a un mari faible et oisif, il ne doit pas se plaindre si on cherche quelqu’un qui prenne sa place ; puisque, je le crois, l’on n’aime pas à laisser longtemps sa terre en friche. D’autant plus que la bonne dame ne donna aucune marque de provocation ou de consentement au grand ouvrage.

MARTHE

Mademoiselle Angélique vous parlez vraiment comme un ange. C’est ce que disent aussi nos moralistes ; et je me souviens que mon abbé me prouva un jour qu’une femme, dans certains cas, agit très prudemment, très louablement, si elle se tient d’une manière passive et reçoit tranquillement l’impulsion de l’agent physique ; et que cela devient même un devoir, si quelque brutal, emporté par une passion violente, éclate en menaces. Il m’allégua, à ce propos, l’exemple de la chaste Suzanne, et il me persuada qu’elle fut une sotte de crier et de s’opposer aux désirs des deux saints vieillards qui voulaient se baigner avec elle.

Lorsqu’elle vit que les deux dépositaires de la loi mosaïque étaient disposés à la noircir et à la traîner devant les juges, elle devait d’abord dire en elle-même :

« Que la pudeur et la chasteté s’en aillent au diable, pourvu qu’on sauve la réputation et la vie. » Elle devait ensuite les supporter en silence[4].

ANGÉLIQUE

Mon père m’a dit, bien des fois, qu’il y avait moins à craindre à voir se déchaîner contre nous tous les diables de l’enfer que quelques gens d’église.

MARTHE

Et il a raison ; mais continuons. Il est donc permis de fixer avec complaisance, non seulement nos propres membres, mais aussi ceux d’autrui, soit dans un bain, soit dans une rivière. L’auteur qui soutient cela ajoute : « Pourvu que, par bonne contenance, on ait une ceinture au milieu[5] ». Mais un de ses confrères se moque de lui, et réplique que dans la spéculation il n’y a pas de mal à fixer les personnes toutes nues, lors même que deux n’en font qu’une[6].

ANGÉLIQUE

Mais, ma bonne, cette autorité n’est pas d’un grand poids ; car j’ai entendu dire que ce qui est bon dans la spéculation ne l’est pas dans la pratique.

MARTHE

On vous a trompée, mademoiselle ; car le même auteur continue, qu’on peut, en sûreté de conscience, suivre dans la pratique les opinions probables dans la spéculation[7].

ANGÉLIQUE

J’ai une autre objection à vous faire. Je veux bien vous accorder que les personnes qui regardent, ne fassent point de mal ; mais celles qui s’exposent toutes nues aux regards avides des autres, ah !…

MARTHE

Vous me faites rire, mademoiselle. Si les spectateurs ne font aucun péché, en faisant un libre usage de leurs yeux, pourquoi voudrait-on captiver la liberté que la nature nous a donnée de couvrir ou non ce que bon nous semble ? « Non, nous dit le très révérend père Lesseau, non, les filles et les femmes ne pêchent point lorsque la nécessité, l’utilité ou le plaisir les portent à faire voir aux jeunes hommes ce qu’elles ont de plus beau et de plus attrayant ; quoiqu’elles prévoient que tout cela leur fera lever bien haut la tête[8]. »

En continuant mon chemin pas à pas, je vous dis encore que si une fille et un garçon tout nus s’embrassent, se touchent, et, pour faire cesser un certain chatouillement fréquent, s’ils se grattent mutuellement là où il leur démange, ils ne font que des choses indifférentes en elles-mêmes[9].

Je touche enfin au dernier degré, et je conclus que les garçons ne font point de péché quand ils vont aux filles, puisque tant de villes bien policées et très chrétiennes établissent et entretiennent publiquement le putanisme[10] ; je dis que la fille est en possession de sa virginité, aussi bien que de son corps, et qu’elle en peut disposer à son gré[11].

ANGÉLIQUE

J’en suis persuadée, ma bonne, mais pas bien convaincue. Les autorités que vous m’avez alléguées ne sont que des autorités humaines ; les hommes peuvent se tromper, et il y aura bien d’autres auteurs qui soutiendront le contraire.

MARTHE

Cette objection est forte, mais elle n’est pas sans réplique, et se détruit bien facilement. Il vous faut, je le vois bien, des autorités sacrées, tirées du livre qu’on respecte le plus parmi nous, et qu’on nous donne pour règle infaillible de notre foi et de nos mœurs. Est-ce que de pareilles autorités vous seront suspectes ? Eh bien ! lisez le chapitre XIX de la Genèse…

ANGÉLIQUE

Mais on me dit que tout cela est en latin : je ne comprends pas cette langue.

MARTHE

Oui, mademoiselle ; et vous qui commencez à raisonner comme il faut, vous pouvez voir qu’elle est grande la politique de nos pontifes, de ne nous pas permettre de pouvoir lire ce livre dans la langue du pays. Tant que la Bible est en latin, c’est un livre sacré, céleste ; si on veut la traduire dans notre langue maternelle, elle devient, à l’instant, un livre très dangereux, presque diabolique ; comme si là vérité des maximes et des faits qu’elle contient, dépendait plutôt d’une langue que d’une autre. Mais ces messieurs savent bien qu’un livre en latin est une chandelle éteinte pour les peuples, qui ne pourra jamais les éclairer ; et leur intérêt exige qu’ils croupissent dans les ténèbres de l’ignorance et de l’erreur. Mais vous pouvez bien vous fier à moi ; je vous jure, sur mon honneur, que je vous citerai, dans notre langue, ces autorités, sans aucune altération de sens, ni de mots, telles que mon abbé me les a rapportées.

ANGÉLIQUE

Je ne vous en demande que deux ou trois ; mais je vous prie de me dire d’avance d’où vous voulez les tirer.

MARTHE

Du chapitre XIX de la Genèse, du premier chapitre d’Osée, et du second livre de Samuel, au chapitre XIII.

ANGÉLIQUE

Eh bien ! ma bonne, ayez la bonté, je vous prie, de remettre tout cela à demain.


La Rhétorique des putains, Vignette de fin de chapitre
La Rhétorique des putains, Vignette de fin de chapitre

  1. Quæres de auditione rerum turpium ? Respondeo : Ex se esse rem indifferentem. P. Filliutius. tom. 2. c. 10. n. 212.
  2. Idem dicendum est de legentibus libros turpes et tractantes ex professo de obscænis amoribus. Idem. ibid. n. 213.
  3. Partes quæcumque corporis propriæ vel alienæ… ut brachia, pectus, crura, absque peccato ullo, aspici possunt. Id. tom. 2. c. 10. n. 7.
  4. Potuisset Suzanna in tanto metu infamiæ, mortisque, negative se habere, ac permittere se in eorum libidinem : quia majus bonum est vita et fama quam pudicitia ; unde hanc pro illa exponere licet Itaque non tenebatur ipsa exclamare, sed poterat dicere : « Patiar et tacebo, ne me infametis, et indigatis ad mortem. « P. Cornelius à Lapide, in cap. 13. Daniel, v. 22, 23.
  5. Totum corpus, coopertis pudendis, il balneo, vel flumine, si necessitas vel utilitas aliqua, vel etiam commoditas, vel delectatio intercedat, absque ullo peccato aspici potest. P. Filliutius, tom. 2. c. 10. n. 7.
  6. Enim vero, si esset aspectus partium, quas pudor velat, vel ipsius concubitus, speculative quidem non damnerem. Escobar, t. 1. examen. 8. c. 1. n. 4. p. 135.
  7. Escobar, in præloq. c. 3. n. 15.
  8. Non peccant mulieres, quæs e præbent conspiciendas adolescentibus, a quibus se credunt turpiter concupiscendas, si hoc faciant aliqua necessitate, vel utilitate, aut ne se privent sua libertate. P. Lesseau, dans ses cahiers dictés à Amiens sur le Décal. art. 4.
  9. An amplexus nudi cum nudo… possit etiam esse inter tactus causa benevolentiæ ? Respondeo : « Si spéculative loquamur, etiam id est indifferens. «. P. Filliutius. tr. 30. c. 9, p. 174.
  10. Non esse peccatum ad eas accedere, quod etiam in civitatibus alioquin bene institutis in fide et religione locum habet. P. Filliutius. Quest. men. tom. 2, tr. 30. c. 2.
  11. V. P. Bauny. Somme des péchés, p. 148.