La Revue moderne/Année 01/Numéro 01/Quelques Livres Canadiens

Collectif
La Revue modernePremière année, numéro 1 (p. 17-20).

QUELQUES LIVRES CANADIENS

par OLIVAR ASSELIN


Il y avait un reste de bourgeoisie dans Charles Gill ; cela se voit à l’admiration excessive de ce bohème pour l’alexandrin, et surtout, pour certaines formules verbales qui constituent ce qu’en France on est convenu d’appeler le « style pompier ». Il est permis de douter que la noblesse soutenue de la pensée — qui rappelle Barbey d’Aurevilly et certains poètes de second ordre, tel Charles de Pomairois, — compense chez lui ce grave défaut, dont le roi des Olympiens, Victor Hugo, s’est gardé, notamment dans la Légende des siècles, avec une coquetterie digne d’imitation.

Gill avait, dans son Cap Éternité, un autre obstacle à vaincre qui était la nature même du sujet. Il y a des Canadiens qui au seul nom du Saguenay et de tout ce qui y touche tombent en pâmoison : ils exagèrent. Cette nature est belle, assurément, mais elle n’a pas le grandiose qu’on lui prête et elle pèche par une monotonie qu’on ne lui prête pas assez. Entreprendre de la peindre telle qu’elle est, c’est condamner le lecteur à un ennui presque égal à celui que dégage, dans un autre genre, la lecture du Paradis perdu ou de la Jérusalem délivrée. Et si le poète a voulu, narguant les difficultés, faire du luxe en édifiant sur le seul cap Éternité les trente-deux chants que son biographe nous apprend que le poème devait comprendre, il a eu doublement tort ; même en y rattachant tous les symboles philosophiques et tous les souvenirs historiques imaginables, Chateaubriand et Victor Hugo auraient été généreux pour le cap Éternité en lui consacrant, celui-là dix pages de prose, celui-ci un demi-millier d’alexandrins. Et dans le genre descriptif, il se peut que la littérature française ait produit d’autres génies que Chateaubriand et Victor Hugo (ne parlons pas du fade Bernardin de Saint-Pierre), mais nous avouons pour notre part ne pas les connaître. Les douze chants que Charles Gill a eu le temps d’achever ne dépassent malheureusement pas le niveau de la poésie estimable.

De qualité bien supérieure sont la plupart des pièces lyriques groupées dans le même volume. Les Stances aux Étoiles, par exemple, — que, soit dit en passant, l’on s’étonne de voir incorporées au Cap Éternité, commencé en 1909, quand rien ne les y apparente et qu’elles parurent pour la première fois aux Débats en 1900 — resteront un beau morceau d’anthologie tant que l’élévation de la pensée et du sentiment, l’ampleur et la perfection de la forme, seront parmi les plus belles qualités d’une ode. Dans sa paraphrase familière de Vive la Canadienne, le poète a créé un genre de poésie patriotique qu’il faut regretter qu’il n’ait pas cultivé davantage, car, ce genre, il eût peut-être, chez nous, fini par tuer l’autre — celui que nous connaissons, et dont chaque retour du 24 juin provoque, hélas ! une nouvelle et lamentable floraison.

Mais quelque chose primait encore en Charles Gill ses facultés lyriques : c’est son talent de latiniste. Quel admirable professeur de langue et de littérature latines il eût fait, ce peintre-poète devenu par nécessité maître de dessin, qui avait constamment dans sa poche Jocelyn, mais aussi un exemplaire annoté d’Horace ! Les traductions qu’il a laissées des quatre odes : À Leuconoé, À Lollius, À Dellius, À Sextius, feront les délices de ceux qui, très intelligemment, croient avec le bon Rollin et, trois siècles après lui, Brunetière et Gugliemo Ferrero, que les humanités latines sont la culture des dieux et que le verbe français n’atteint sa perfection que greffé sur la racine arrosée du lait de la Louve. Pour qu’on ne nous accuse pas d’exagérer, empressons-nous de citer, à titre d’exemple, l’ode à Dellius :


Souviens-toi, Dellius, dans l’épreuve et la peine,
Dans les félicités que le sort peut offrir,
De conserver une âme étalement sereine,
Car il te faut mourir ;

Soit que ton cœur, sans trêve, ait langui de tristesse,
Soit que, loin des tracas, tu le sois réjoui,
Buvant, couché sur l’herbe en des jours de liesse,
Le falerne vieilli.

À l’ombre hospitalière où frémit la ramure,
Du peuplier d’argent et du pin orgueilleux,
Au bord de ce ruisseau fugitif qui murmure
Dans son lit sinueux.

Ordonne d’apporter les parfums et l’amphore,
Et du riant rosier les éphémères fleurs,
Heureux vivant tandis que le permet encore
Le noir fil des trois Sœurs.

Il faudra le quitter, ton domaine splendide,
Ta villa que le Tibre arrose de flots d’or
Il faudra la quitter ! Un héritier avide
Comptera ton trésor.

Qu’importe que tu sois issu de race infime
Ou riche et descendant de l’antique Inachus,
Ou bien sans autre toit que l’azur, ô victime
De l’implacable Orcus !

Nous sommes tous poussés au même précipice ;
Car, de l’urne sorti, notre destin mortel
Nous jette tôt ou tard dans la barque qui glisse
Vers l’exil éternel.


Ce fut mon honneur et ma gloire de pouvoir (en 1904, dans le Nationaliste) publier le premier ces beaux vers. Je les admire aujourd’hui plus que jamais. Le rythme en est accompli, chaque mot en est à sa place ; traduction ou non, il ne s’est écrit rien de plus parfait en langue française ; on croirait lire certains psaumes de Jean Racine.

Nous en avons dit assez du livre de Gill pour faire comprendre qu’à notre avis une critique plus rigoureuse aurait dû présider au choix des pièces. Et ceci nous amènerait à des considérations plus générales sur les mauvais services rendus à la plupart des écrivains, dans l’édition posthume de leurs œuvres, par une admiration trop dépourvue de discernement. Je me rappelle avoir entendu Gill lui-même déplorer qu’on n’eût pas publié tels quels tous les vers de Nelligan ; je le laissai dire, car mon principal sujet de fierté, à propos de ce poète que je n’ai malheureusement pas connu, était précisément que, consulté par son éditeur et préfacier Louis Dantin, j’avais réussi à faire écarter de l’édition un certain nombre d’essais d’écolier dont le manuscrit, s’il est resté en possession du préfacier, montrerait qu’ils auraient probablement suffi à faire tomber sous les sifflets d’une critique plus lourde qu’éclairée une œuvre d’ailleurs admirable. Cinquante pages d’Ernest Lafortune qui, éditées séparément en plaquette ou dans une anthologie de l’humour canadien, assureraient la renommée de ce jeune homme mort si vieux à vingt-deux ans, et que seuls connurent quelques collaborateurs de l’ancien Nationaliste, restent en manuscrit — et pour le moment c’est peut-être tant mieux — parce qu’un parent aveugle s’acharne à vouloir en faire, par l’adjonction de multiples productions écolières, voire enfantines, un gros livre de trois ou quatre cents pages. Et ainsi de suite. Gill tenait le Cap Éternité pour son grand œuvre : il s’est trompé, et l’on n’eût pas manqué de respect à sa mémoire en ne ratifiant pas son jugement. Si l’on voulait absolument publier ce poème, il fallait, à notre modeste avis, le publier séparément, ne pas le relier à une œuvre qui en diffère de genre et de mérite. Nous aurions ainsi, au lieu d’un ouvrage de 150 pages, deux modestes plaquettes, mais l’une de ces plaquettes tout au moins se lirait avec un plaisir sans mélange par les hommes de goût — les seuls dont le jugement importât à Gill de son vivant, lui qui, né bourgeois, et resté tel par certains côtés de son esprit, s’appliqua néanmoins jusqu’à sa mort, avec une joie diabolique, à étonner et scandaliser le philistin.

À moins de quarante ans et en moins de dix années, M. Jules Tremblay, journaliste, puis fonctionnaire, a publié tour à tour : Des mots, des Vers ; Le Français en Ontario ; Une opinion sur la littérature canadienne-française ; La sépulture d’Étienne Brûlé ; Du Crépuscule aux Aubes ; Les Ferments ; Arômes du Terroir ; et enfin, Les Ailes qui montent. Bien que la plupart de ces titres désignent de simples opuscules, l’œuvre est relativement considérable : d’où vient que notre presse, d’ordinaire si prodigue de gros encens, en ait si peu parlé ? Ne serait-ce pas que les défauts qui s’y accusent ont frappé jusqu’aux Béotiens commis chez nous à l’entretien des autels de l’Esprit ? Écrivain de race, excellent grammairien, le père de l’auteur, M. Remy Tremblay, qui achève en ce moment dans les bureaux de la Chambre fédérale une vie de labeur et de probité, réussissait à merveille la satire en prose et en vers ; encore aujourd’hui, ses Coups d’ailes et coups de bec supportent assez bien la comparaison avec la moyenne des chansons de Béranger. Depuis vingt ans il épuise son beau talent au genre le plus ingrat qui soit, quand ce n’est pas le plus ennuyeux : la poésie philosophique. Héritier de ses qualités, M. Jules Tremblay semble vouloir donner dans les mêmes errements, Les Ailes qui montent, c’est un hymne à la paix universelle, entrevue par l’auteur dès avant l’armistice du 11 novembre 1918. Le poème n’est certes pas sans mérites, et même, à certains points de vue, il en a de très grands. Il ne faudrait pas, par exemple, dédaigner la facture de vers comme ceux-ci (il s’en fait trop peu de passables au Canada) :


Pour que ton règne arrive, et dure jusqu’au soir
Des jours, confus encor, dont l’aube se rapproche ;
Pour que le paysan, qui plonge son fossoir
Dans le terreau chargé de ronces et d’arroche,
N’avive pas la bombe, éteinte, du Passé ;
Pour que l’effort renaisse aux espoirs de la vie,
Sans l’échec douloureux de l’Idéal blessé.
Ô Paix de la lumière, il faut tuer l’Envie !
Il faut qu’un saint amour, aux peuples qui naîtront,
Enseigne que la guerre est un crime barbare,
Qui frappe la Grandeur et le Génie au front,
Que la Haine est un joug, et l’Empire une barre,
Sur la route qui monte, étroite, jusqu’à Dieu.


Le malheur, c’est que dans cette note Victor Hugo a tout dit, les bêtises comme le Page:La Revue moderne, An 01 No 01, 15 nov 1919.djvu/20 Page:La Revue moderne, An 01 No 01, 15 nov 1919.djvu/21 tendresse de la Française du peuple pour les héros, sort de toutes ses entreprises amoureuses dupé et ridicule ? Le peintre a vraiment des touches par trop fantaisistes ! Parfois le langage que l’auteur met dans la bouche des « Castors » n’est guère plus vraisemblable : s’il a jamais entendu un « Fusilier de Montréal » crier « Égaillez-vous ! » il peut se vanter de les mieux connaître que moi-même, qui ai passé quelques mois parmi eux. Ajoutons que le livre est d’un style fort relâché.

Jolicœur n’en est pas moins, dans l’ensemble, une peinture fidèle et, au demeurant, sympathique, du 22e, tel que nous le vîmes aux environs de 1917. Le Boche au punch, le Sansonnet et tels autres chapitres que nous pourrions citer, sont des tableaux pleins de verre et d’humanité tout à la fois, où les anciens du 22e retrouveront quelques-unes de leurs plus nobles émotions de soldats.

M. Causse-Maël met dans la bouche de ses héros beaucoup de jurons : que ceux qui n’ont pas entendu « batêmer » tout autour d’eux au 22e lui jettent la pierre. Un romancier n’est pas nécessairement tenu de farder les choses, kâ… â… â… lice !

Sur l’opportunité de laisser le livre entre les mains des jeunes filles, ce que nous avons dit de la Scouine s’applique, mais dans une moindre mesure, à Jolicœur.


Olivar Asselin.