La Revanche du prolétariat/Préambule

Librairie socialiste internationale (p. i-vi).

PRÉAMBULE



Quels doivent être le but et la forme d’une brochure révolutionnaire ?

Tous les charmes de l’art d’écrire, toutes les ressources d’une imagination féconde, tous les ornements ingénieux du langage, doivent l’embellir.

Abuser de l’éclat du talent pour combattre les idées généreuses est un sacrilège.

Certains tombent dans une autre faute : ils n’écrivent que pour amuser le public.

Récréer ses lecteurs sans les instruire, c’est le rôle d’un figariste, non d’un novateur : différemment doit se comprendre la mission de l’homme de lettres.

Le précepte d’Horace sera éternellement vrai :

« Le parfait littérateur est celui qui est aussi utile qu’agréable. »

Puisque les plumitifs satisfaits, depuis le cafard veuillotin jusqu’à l’écrevisse radicale, font plume commune pour médire du Parti de la souffrance, quiconque, appartenant au prolétariat, possède quelque faculté littéraire, et ne l’emploie pas à la cause du juste, est coupable.


Depuis que Babeuf et Darthé sont morts, sous la première République, pour la cause égalitaire ; depuis que, sous la troisième, Millière et Ferré sont morts pour la justice sociale, n’est-il pas douloureux d’assister à cette guerre que les idées de retour en arrière font encore aux idées de marche en avant ?

Tout citoyen que les circonstances ou quelques dons naturels ont initié aux lettres a le devoir de s’en faire une arme au service de la Révolution.

À plus forte raison s’il appartient à la classe des travailleurs, et si, jeté dès son jeune âge dans un bagne industriel, il a souffert les ignominies patronales.

Astreint à une tâche pire que celle de l’esclave romain, il ne quitte l’usine, pour reposer ses membres endoloris, que pour gîter dans un affreux nid de Vautour !

Il ne peut apprendre à lire qu’en prenant sur son sommeil, à écrire qu’en extirpant de son intellect ce que l’atmosphère de la manufacture ou de la mine[1] n’a pas atrophié.

Mais une fois en route, s’il a eu le bonheur d’être aidé par quelques écrits socialistes, comme il se rend vite compte des causes de sa misère : la propriété individuelle, engendrant la concurrence, et la concurrence engendrant l’égoïsme !

N’est-ce pas cette concurrence meurtrière qui enfante les crimes, qui fait l’ami ennemi de l’ami, le frère ennemi du frère, le fils même ennemi du père ?

N’est-ce pas elle encore qui fait du maître l’assassin de l’ouvrier, de celui-ci un mercenaire et une victime ; qui est cause que le nombre des prolétaires augmente, que les salaires diminuent ; qui métamorphose l’honnête homme en voleur, qui fait de l’homme de bonne foi une dupe ?

N’est-ce pas la concurrence, enfin, étayée sur la propriété individuelle, qui transforme le commerce en une véritable arène, en une immense caverne de brigands, et la Terre en un vaste champ de bataille, couvert de gladiateurs, de guerriers, de vainqueurs, de vaincus ; de fripons, de gogos ; d’heureux, de malheureux ; d’opulents nageant dans le superflu et de misérables mourant de faim ?

Comme cet ouvrier comprend alors qu’il n’est que le mouton se couvrant de laine pour le profit de son possesseur ?

Et quelle flamme il déploie pour en faire passer la démonstration dans le cœur de ses collègues de souffrance !

Moins ciselée que l’œuvre d’un bourgeois à gants jaunes, l’humble écrit de ce travailleur aux mains noires aide davantage au triomphe de la Justice.

La guerre de conquête est le plus grand obstacle à la diffusion des principes humanitaires.

Partout où cette guerre exécrable étend ses ravages, fût-ce même sur la terre la plus belle, la plus riante, il n’y a désormais sur cette terre que de terribles alternatives de fièvre, de carnage et de mort : des lutteurs s’étreignant, des frères qui s’égorgent !

C’est pour éloigner les regards des hontes du bourgeoisisme à l’intérieur que le régime actuel, digne continuateur du banditisme césarien, invente des guerres au-delà des océans et gaspille à pleines griffes l’or et le sang de la France ouvrière et paysanne.

Tout homme a droit à son indépendance, aussi bien les pâles Occidentaux en redingote que les jaunes Asiatiques couverts de soie, ou que ces indigènes, couleur de suie, habillés d’un rayon de soleil et d’une plume dans les cheveux.

Lorsque nous murmurons réformes sociales, l’on ne sait nous répondre que Madagascar ou Tonkin.

De même l’Empire, devant les revendications des classes laborieuses, ne savait que glapir Mexique ou Allemagne !

Quand la ville d’Antioche fut prise par les Perses, sous Valérien, toute la population se trouvait rassemblée au théâtre.

Les gradins de ce théâtre étaient taillés dans le pied de la montagne escarpée que couronnaient les remparts.

Tous les yeux, toutes les oreilles étaient tendus vers l’acteur, quand tout à coup celui-ci se met à balbutier ; ses mains se crispent, ses bras se paralysent, ses yeux deviennent fixes.

De la scène où il était, il voit les Perses, déjà maîtres du rempart, descendre la montagne au pas de course.

En même temps, les flèches commencent à pleuvoir dans l’enceinte du théâtre et rappellent les spectateurs à la réalité.

La situation de notre République hybride est un peu celle de l’acteur d’Antioche.

Elle en est au lendemain de Lang-Son au même point que l’Empire au lendemain de Queretaro.

La France prolétarienne a autre chose à faire que d’asservir quelques millions de Madécasses ou de Célestes : affranchir trente-six millions de Français.

Aujourd’hui, silence aux réacteurs, aux traîtres, à ceux qui font de l’or avec du sang — les Ferry, les Brisson et autres gambettistes : — la parole est à la guillotine !


L’histoire impartiale démontre que c’est la force, la domination qui a créé la société passée et présente.

C’est le militarisme qui a parqué l’humanité comme on parque le bétail, qui a instauré les classes et les privilèges, qui a mis les femmes, cette moitié du genre humain, hors la loi civile et politique.

Dans la société de l’avenir, celle dont les communistes jettent les bases, il n’y aura plus de maîtres ni d’esclaves, de seigneurs ni de serfs, d’honnêtes gens ni de canaille, mais des égaux devant la production.

Le travail de la femme — si toutefois il lui plaît de s’y livrer — ne sera plus avili : elle ne se prostituera plus pour donner le morceau de pain que lui demande en larmes son enfant affamé.

Le communisme, avec tendance vers l’anarchie, est le dernier mot de la science sociale : les écoles à moyens pacifiques ne sont que des systèmes trompeurs, dont l’impuissance a pour résultat le maintien de la richesse par l’exploitation de la misère.

Tant qu’un homme prélève un centime sur le labeur d’un autre homme, l’Égalité, la Justice ne sont pas de ce monde.

C’est ce que l’auteur de ce livre a pour mission de démontrer.


Où les grands sentiments mûrissent-ils ?

D’où jaillissent les viriles pensées ?

Est-ce autour des Bourses infâmes où hurlent les intérêts et se retournent les poches ?

Est-ce dans les Parlements, où la clameur des avocats, si prompts à envoyer des régiments à la tuerie, ne sonne rien que le rappel des élections à venir ?

Est-ce du cervelet de ces bavards, dont le cœur est si bien descendu où l’on s’assied qu’ils ne visent qu’à se souder à leur siège ?

Non. Mais c’est dans le peuple — le peuple qui garde la tradition des vaillants sectionnaires de 93 — celui qui, las de plier sous sa lourde chaîne, la brise quand la barricade s’éclaire à la lueur des fusils.

Alors, comme l’oiseau libre après l’orage, il chante.

Comme l’oiseau après la tourmente, ses poètes aussi planent avec un nouvel essor.

Un de ceux que la bourrasque de 1871 avait chassé vers de lointains rivages — non sans avoir au préalable démoli moult de chacals versaillais — Eugène Chatelain, lança de l’exil cette note fière :

Non, le soleil illuminant le monde,
Les astres d’or planant dans le ciel bleu,
Les océans où la tempête gronde
N’affirment point l’existence de Dieu !

S’il est un Dieu, pourquoi donc la folie
Existe-t-elle en des cerveaux nombreux ?
Pourquoi faut-il qu’un pauvre s’humilie,
En se courbant, devant un homme heureux ?

Pourquoi voit-on des castes et des classes ?
Des fainéants raillant les travailleurs ?
Et des bourgeois volant les populaces ?
S’il est un Dieu, pourquoi des fusilleurs[2] ?


L’on ne doit rien dédaigner de ce qui affirme la Vérité, la poésie aussi bien que les travaux scientifiques, les romans aussi bien que les travaux d’histoire.

Tel lecteur qu’un livre de science épouvante se laissera gagner par une agréable fiction.

La douce voix des poètes pourra toucher le cœur de ceux qui ne veulent pas écouter la voix grave des historiens.

L’auteur de cette œuvre en est la preuve vivante : il trouva jadis son chemin de Damas en entendant dire avec âme le Chant des Ouvriers.

Nos pères, en 1792, en 1880 et en 1848, avaient compris toute la force de propagande que l’on peut tirer de la poésie révolutionnaire.

Est-ce que la Marseillaise n’a pas battu les rois coalisés, les chansons de Béranger jeté bas la Restauration, les chants de Pierre Dupont et les fables de Lachambeaudie fixé dans les masses, et d’une manière indestructible, l’idée communiste ?

Quel prolétaire peut répéter sans tressaillir ces vers qui lui font comprendre toute l’horreur de son sort ?

Peuple, c’est le travail qu’il faut organiser.
Tant que tu traîneras de rivage en rivage
Le boulet du mépris et de la pauvreté,
 Ne parle pas de liberté :
 La pauvreté, c’est l’esclavage !

Et ceux plus modernes de notre coreligionnaire Souëtre, blessé, sous la Commune, d’un coup de feu à la gorge au fort d’Issy :

Mais-si la faim à face blême,
Devant les repus se dressant,
Leur pose en armes son problème
Sur nos pavés rougis de sang,
Je sais bien que pour le résoudre,
L’éloquence ne suffit pas :
C’est en faisant parler la poudre
Qu’on fait taire les avocats !

Ces quelques vers de la Marianne, laquelle est en train de faire son petit tour d’Europe, n’en disent-ils pas autant sur la question sociale, et la nécessité d’employer les moyens énergiques pour la résoudre, que maint long article ou brillante harangue ?

Toutes les armes sont donc bonnes pour combattre les ennemis du prolétariat, depuis le chant de révolte jusqu’à la cartouche.

Et si la poudre ne suffit pas, la dynamite !

A. Le R.
  1. Les républiques de l’antiquité ne contraignaient au travail des mines que les criminels.
  2. Eugène Chatelain.Non ! Dieu n’est pas ! Ce chant se trouve, avec nombre d’autres pièces intéressantes, dans les Exilées de 1871.