La Revanche du passé/Partie 1/Chapitre VIII

F. Payot, libraire-éditeur (p. 133-149).

CHAPITRE VIII


Trois heures venaient de sonner, et le soleil versait sur la terre des torrents de chaleur, tempérée par des souffles frais venant du Nord.

Mme  Georges prit son chapeau, l’attacha d’une main tremblante, et elle sortit.

Elle marchait au hasard devant elle avec une allure de somnambule, fouillant de l’œil les massifs touffus où le mauve des lilas s’alliait aux lourdes grappes safran des cytises, cherchant tout au fond des perspectives à apercevoir la robe sombre d’Élisabeth. Elle arriva ainsi à la route qui conduisait à l’étang, et elle la suivit jusqu’au point où on apercevait le banc au pied des peupliers. Il était vide, et elle revint hâtivement sur ses pas.

Mordue d’appréhension, elle murmurait :

— Si elle l’aime, je ne pourrai pas… je ne pourrai jamais, mais si c’est seulement pour me tourmenter, moi, qu’elle joue ce jeu méchant… Oh ! Élisabeth !

Jusqu’à ce moment, elle n’avait pensé nettement qu’à une chose : sauver Elisabeth d’un danger immédiat. Elle avait écouté sans s’indigner les offres entortillées de Mme  Musseau, elle l’avait laissée échafauder devant elle un horrible contrat où sa part à elle était de payer de son argent l’homme qui consentirait à donner un nom à Élisabeth. Payer ce vil voleur de sentiment qui avait spéculé sur l’état d’âme troublé d’une enfant ! Épouvantée de la menace qu’elle sentait planer, imminente, sur la tête d’Élisabeth, elle n’avait opposé à la proposition de la tante d’André qu’un non sec, morne, immuable, sans s’apercevoir qu’elle se laissait prendre son secret, et que cette femme, qui avait si bien soupçonné sa honte, en avait maintenant acquis la certitude.

Elle pensa avec effroi à l’attitude glaciale d’Élisabeth, si elle se voyait contrainte de lui confesser l’entrevue, de lui relater mot à mot l’entretien.

En ce moment elle aperçut, à l’ombre d’un arbre, la silhouette chétive de l’asthmatique, et elle se détourna de son chemin pour passer inaperçue derrière lui.

D’ordinaire, chaque fois qu’elle le rencontrait, elle accostait le malade, dont l’isolement l’apitoyait… Elle le faisait parler, le questionnait sur son mal, et peu à peu, de cette liaison banale était née une entente peu verbeuse, mais réelle, comme si, entre ces deux êtres que le hasard rapprochait pour quelques semaines, existait un lien secret qu’ils devinaient confusément, lien résultant d’une même déception muette en face de faits irréparables.

En proie à une anxiété impossible à dissimuler, Mme  Georges n’avait pas le courage de l’aborder ce jour-là.

Malgré ses précautions, cependant, M. Musseau saisit le bruit léger des pas sur l’herbe.

Il se retourna et appela la promeneuse :

— Je voudrais vous parler. S’il vous plaît : deux mots.

Elle s’excusa de loin sans approcher, tâchant de dissimuler le tremblement de sa voix :

— Je cherche Élisabeth.

M. Musseau indiqua de la main un bosquet de verdure où, à travers le feuillage nouveau, on apercevait le noir d’une robe de deuil, et il dit :

Mlle  Georges est là.

Voyant la mère hésiter, réfléchir, il insista…

— Oh ! deux mots…

Mme  Georges domina son agitation ; elle se décida à approcher. Il ne fallait pas que ce malade qu’elle avait accoutumé à sa sympathie pût douter d’elle, la croire capricieuse, fantasque. Mais quand elle fut près de lui, elle ne trouva rien à lui dire, pas un mot. Son cœur et son esprit étaient ailleurs, ils ne lui dictaient aucune parole. Elle resta devant lui, attendant qu’il s’expliquât.

Il la regarda, un peu surpris d’une attitude inaccoutumée, puis il dit rapidement :

— Je voudrais seulement vous avertir… vous avertir, oui… Je sais que vous avez eu une visite aujourd’hui… André n’est pas du tout ce qu’il faut à… Non… non… il faut empêcher cela à tout prix.

Une rougeur brûlante inonda les joues de la mère, tandis que l’aiguillon de sa honte lui labourait le cœur à l’ancienne place. Cet homme, lui aussi, sans doute, possédait son secret. Elle resta immobile, sans trouver une syllabe à lui répondre.

Étonné, il fixa un moment ses yeux de malade, brillants et perspicaces, sur la figure incendiée, puis baissant la voix, il ajouta :

— Oh ! une misérable, misérable calomnie !

Elle saisit sa main, la serra fortement dans les siennes, s’enfuit. Un moment elle courut devant elle, au hasard, par les sentiers ombreux, avec le désir de marcher, de marcher droit devant elle, jusqu’à ce que la fatigue la terrassât, l’anéantît.

Au bout de quelques minutes cependant, elle ralentit le pas, puis elle rebroussa chemin et prit rapidement la direction du bosquet où la robe noire d’Élisabeth tachait la verdure.

Elle alla s’asseoir à côté de sa fille, et elle lui dit, d’une voix contenue, basse, mais ferme :

— Si cela ne te contrarie pas, Élisabeth, je voudrais rentrer en ville prochainement.

Du bout de son ombrelle noire, la jeune fille dessinait sur le sol des lignes, des angles et des ronds. Elle demanda sans relever la tête.

— Gertrude te rappelle ?

Mme  Georges tressaillit. La question inattendue pouvait contenir un sous-entendu, blessant, agressif. Cependant elle n’avait aucune raison plausible de prêter dans ce moment à Élisabeth une intention cruelle.

Elle attendit quelques secondes avant de continuer. Elle ne voulait pas que le son de sa voix pût rien trahir de sa fugitive souffrance. Elle dit enfin tranquillement :

— Non ; Mais tu es mieux portante, tu as l’air mieux que je ne t’ai jamais vue, et j’aurais des affaires, ou plutôt une affaire, à terminer en ville.

En même temps, elle tira de sa poche une lettre, qu’elle ouvrit. C’était, en effet, une dernière liquidation à clôturer avec le notaire des grands-parents d’Élisabeth. Quelques-unes des transactions légales avaient été compliquées par la position irrégulière de Mme  Georges. Cependant le papier soumis à Elisabeth ne disait rien qui fût de nature à blesser son ombrageuse fierté.

Elle jeta sur la lettre un regard indifférent, sans chercher à la lire, et elle dit froidement :

— Puisque c’est nécessaire, c’est assez. À quoi bon me consulter ?

Au bout d’un instant, elle ajouta sans cesser de rayer le sable du bout de son ombrelle.

— Je ne sais pas si je me suis trompée ; j’ai cru voir passer Mme  Musseau tout à l’heure.

— En effet, dit Mme  Georges simplement. Elle est venue voir son mari. C’est la première fois depuis qu’il est ici. C’est bien naturel, ne trouves-tu pas ?

Il y eut un silence. Élisabeth reprit :

— Tu ne l’as pas vue ?

— Elle a passé une demi-heure avec moi. Tu ne l’aimes pas. Je ne t’ai pas fait appeler.

Il y eut un nouveau silence. Élisabeth continuait à faire des lignes, des croix et des ronds sur le sable, et elle semblait tout à fait absorbée dans le dessin de ses hiéroglyphes.

— Pourquoi, dit-elle enfin sourdement, ne me dis-tu jamais la vérité, jamais ?

— En quoi est-ce que je ne te dis pas la vérité ? demanda la mère vivement.

Mais elle regretta aussitôt d’avoir cédé à une première impulsion en posant une vaine question où Élisabeth ne verrait qu’une échappatoire. Cependant, offensée du ton et du reproche injurieux, elle poursuivit :

— Tu veux savoir si Mme  Musseau m’a parlé de toi. C’est cela que tu veux savoir, n’est-ce pas ?

Les joues d’Élisabeth s’enflammèrent ; elle cessa de tourmenter le sable du chemin. Elle posa sur sa mère ses grands yeux noirs, froids :

— Pourquoi ne pas le dire tout de suite ? Tu vois bien que tu ne me dis jamais la vérité.

— Toi aussi, Élisabeth, articula Mme  Georges avec effort, dis-moi la vérité. Ce jeune homme, qui est encore presque un inconnu pour nous, est-il possible que tu l’aimes, ou joues-tu ce rôle pour me tourmenter, moi ? Aujourd’hui, je puis croire de toi une chose aussi cruelle, aussi…

— Qu’importe, interrompit Élisabelh, que je l’aime ou que je ne l’aime pas ; il me donnera un nom.

L’intrépide courage de la mère eut une défaillance. Élisabeth lui apparaissait comme une créature sans âme, dépourvue de cet attribut mystérieux qui crée entre les hommes l’entente silencieuse où les mères et les enfants sont attachés les uns aux autres par d’indissolubles liens. Dans les différends multiples que la vie peut faire naître, ces liens finissent toujours par les rapprocher.

Elle resta un moment absolument écrasée sous l’outrage, puis elle se ressaisit.

La préoccupation que trahissait l’argument sorti sans effort des lèvres d’Élisabeth ne pouvait pas être le premier écho d’un sentiment vrai et profond. Non, c’était impossible. Le cœur de son enfant était donc libre, il y avait encore quelque espoir de la sauver. Elle reprit lentement, très calme :

— Tu ne connais pas le passé de ce jeune homme, mais moi, je me suis informée. Pendant des années, — t’a-t-il dit cela ? — sa tante l’a nourri de son propre travail. Te permettre, pour satisfaire une fantaisie de ton esprit malade, de te vouer à un malheur certain, je ne peux pas. Je t’aime trop, je t’aime trop, mon enfant, pour te livrer à de pareilles expériences. J’ai dit non.

— Tu as dit non ! s’écria Élisabeth frémissante de surprise. Sans me consulter, tu as dit non… Mais moi, moi, je dis oui.

Et sa pâleur s’étendit partout, jusqu’à ses lèvres, qui devinrent livides.

— Mon Dieu, Élisabeth, s’écria la mère suffoquée, est-ce que tu l’aimes ? Mais, dis-le donc, alors, dis-le.

Élisabeth ne répondit pas.

Au bout d’un instant de réflexion, Mme  Georges reprit, décidée :

— Eh bien ! non… Quoi qu’il en soit… si même tu l’aimes… Je ne puis pas, je ne veux pas aider cet homme à te tromper. Malheureuse enfant, il a un but en demandant ta main, un but que je n’ose presque pas t’avouer. Ce n’est pas ta personne qui l’attire, c’est autre chose… C’est…

Élisabeth se redressa vivement, l’œil provoquant. Les paroles de sa mère venaient de la piquer à une place très sensible, et toujours irritée. Distinctement, elle entendait vibrer à ses oreilles la remarque étouffée d’André, lorsque, en face des cerisiers, au moment où il venait de la tenir dans ses bras, il lui avait dit : « Que votre mère est encore belle ! » Ces mots jetés sur son intense émotion l’avaient brusquement éteinte. Ils avaient pénétré, ce jour-là, jusqu’à ses moelles.

— Si ce n’est pas moi, dit-elle, très froidement, c’est quelqu’un d’autre qui l’attire. C’est cela que tu veux dire, n’est-ce pas ?

Sa mère lui saisit le poignet et le serra entre ses doigts nerveux, à le briser.

— Tais-toi, mais tais-toi donc.

Un vertige la prenait. Elle resta un instant hésitante, sans savoir à quel parti s’arrêter, sentant le fatigant contrôle que sa volonté et sa tendresse pour Élisabeth exerçaient depuis si longtemps sur la libre expression de ses sentiments lui échapper pour tout de bon. Ne trouvant plus le courage de préparer davantage Élisabeth au coup qu’elle allait lui porter, elle dit enfin, les dents serrées :

— Ce que ce jeune homme veut de toi, c’est le prix du nom qu’il t’offre. Il en a fixé jusqu’au chiffre. Comprends-tu maintenant que je ne puisse pas ?…

— Ce n’est pas vrai, protesta la jeune fille indignée ; tu ne dis jamais la vérité ; ce n’est pas vrai. Oh ! je comprends très bien. Cela te semble impossible qu’à côté de toi André m’ait aperçue. Tu ne peux pas le croire, et alors… tu cherches… tu inventes… tu…

Mais sa mère l’interrompit sourdement :

— C’est assez… Éiisabeth… Voilà la troisième fois aujourd’hui que tu me dis des choses que je ne puis pas entendre. Quels qu’aient été mes torts, tu n’as pas le droit de me le dire de cette façon, non ; je ne veux plus les entendre. Va, tu es libre de faire tout ce que tu voudras ; tu es entièrement libre de tes actions. Mais va-t’en, va-t’en, laisse-moi.

Sans faire une seule objection, sans formuler un mot d’excuse, rigide, Éiisabeth se leva, et elle s’en alla rapidement à travers les charmilles.

Tant que sa robe noire fut visible au milieu de la verdure et des fleurs, disparaissant quelques secondes derrière l’épaisseur des fourrés et reparaissant aux coupures où des buissons bas ornaient les plates-bandes, Mme Georges la suivit des yeux ; mais quand le point sombre et mouvant eut disparu pour tout de bon, qu’on ne vit plus rien dans les allées désertes, elle cacha sa tête dans ses mains.

— Élisabeth ! Élisabeth !

Et elle resta abîmée dans son désespoir, torturée en même temps d’un pressant souci d’esprit, ne sachant à quel moyen s’arrêter pour contraindre l’intraitable orgueil d’Élisabeth à accepter ses conseils, le fruit de sa longue expérience amère des choses. Elle ne découvrait à sa portée aucun parti possible à prendre pour préserver sa malheureuse enfant du châtiment que le passé de sa mère coupable allait faire retomber sur sa tête.

Tout à coup un bruit de pas qui se rapprochaient d’elle rapidement la tira de sa rêverie Elle eut la certitude brusque de voir devant elle Élisabeth, Élisabeth revenue à sa véritable nature, repentante, vaincue par un de ces mouvements de regret spontané qu’autrefois elle lui avait vus si souvent.

Mais ce n’était pas Élisabeth qu’elle vit devant elle. Son espérance trompée lui retomba lourdement sur le cœur, et elle posa sur le nouveau venu des yeux vides et fixes qui n’avaient pas l’air de le voir.

En face de ee visage blême, étalant sans l’expliquer une absolue désolation, l’asthmatique resta un moment paralysé de stupeur, tandis que le soupçon de la vérité lui entrait dans le cœur comme une pointe aiguë. Il recula d’un pas :

— Oh ! oh !

Elle le regarda droit dans les yeux, sans avoir le courage de lui mentir. Oh ! elle comprenait si bien le sens de cette exclamation étouffée. Mais elle ne pouvait pas mentir. Il hésita quelques secondes, navré, sans trouver un mot à dire à cette femme désespérée qui, du sommet où il l’avait placée, se précipitait brusquement au niveau d’une créature, d’une femme tombée, sans excuse.

Elle balbutia :

— Je voudrais être seule, et d’un geste de la main, elle l’éloigna.

Comme Élisabeth l’avait fait tout à l’heure, il s’en alla rapidement sans se retourner.

Il faisait tout à fait nuit lorsque Mme Georges rentra chez elle.

Depuis longtemps tous les bruits de la campagne s’étaient endormis ; et elle se dirigea à tâtons à travers l’obscurité. La maison était plongée dans le silence. À la fenêtre d’Élisabeth, cependant, la lumière brillait encore, et on voyait à l’intérieur l’ombre svelte de la jeune fille passer sur les rideaux blancs, aller et venir régulièrement dans une lente promenade.

Désormais le parti de Mme  Georges était pris. Elle avait pendant de longues heures envisagé tantôt la résistance ouverte à la volonté d’Élisabeth, tantôt le travail patient de la persuasion, mais ni l’un ni l’autre de ces moyens n’avait, entre ses mains, une chance quelconque de succès.

Quoi qu’il pût arriver plus tard, elle ne verrait pas se greffer sur l’ancienne rancune d’Élisabeth le rejeton vivace d’une nouvelle dissension. Non. Elle ne pouvait pas endurer ce supplice-là plus longtemps. Non.

Toutes les concessions plutôt que revivre encore une fois les minutes de cette journée, toutes les abdications plutôt qu’éterniser l’affreux martyre de rester vis-à-vis de sa fille avec une nouvelle cause de discorde dissolvante.

Il lui semblait qu’elle en avait fini avec toutes ces luttes, toutes ces indécisions, avec ce fatigant et trompeur retour d’espérance, et qu’elle prenait pied enfin sur un morne désert, où, au moins, elle serait à l’abri.