La Revanche des communeux/Chapitre premier

Jean MARIE Éditeur (1p. T-36).

PAR


J.-B. CLÉMENT





TOME PREMIER

deuxième édition



1886-87
Jean MARIE, 19, faubourg Saint-Denis,Paris
imprimerie robert


LA


REVANCHE DES COMMUNEUX






CHAPITRE PREMIER


aux combattants de 1871


I
NOTRE DRAPEAU


Ce n’est pas par amour de l’émeute et des étendards que j’arbore ici le drapeau rouge des revendications sociales qui flotta victorieux pendant plus de deux mois a l’Hôtel de Ville-de-Paris en 1871, après avoir été mitraillé en juin 1848 par les bourgeois multicolores.

Loin de disparaître, il se redresse plus écarlate que jamais après chaque étape de nos luttes sociales.

En juin 48, il tient le haut des pavés ; il flotte, menaçant, sur les barricades construites en un tour de main par les sans-travail et sans-pain réduits à mordre dans les cartouches, dernier coup de dent du désespoir !…

Pendant plusieurs jours, il tient en échec le drapeau des bourgeois qui ont passé par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel pour se frayer un chemin au pouvoir en pataugeant dans le sang ouvrier.

En 1871, des tas de pavés il s’élance aux tas de moëllons et de pierres de taille, de la place publique au sommet du Panthéon, des carrefours aux tours de Notre-Dame, de la rue au fronton de l’Hôtel-de-ville !

Il chasse devant lui le tricolore qu’on cache piteusement dans son étui et qu’on emporte furtivement à Versailles, en attendant que, pour prendre sa revanche du 18 Mars, on l’arbore à Satory sur le plateau des fusillés.

Ce n’est plus pendant quelques jours, mais pendant plus de deux mois qu’il plane victorieux, non seulement sur Paris, mais sur le monde entier, car on le voit de partout.

Les bourgeois lui ont signé sa feuille de route par les massacres de juin 1848 ; aujourd’hui il est en train de faire son tour du monde.

Et ce n’est pas par fétichisme que nous avons tenu à l’arborer ici. Nous saurions bien nous passer de drapeau si la paix sociale était faite.

Bien plus, nous serions heureux d’avoir à le remplacer par une branche d’olivier !

Mais la société est encore sur le pied de guerre !

Plus que jamais, les dépossédés sont en droit de légitime insurrection !

Le Prolétariat en est encore à porter le deuil de ses défaites !

On le traite encore en paria, en vaincu !

Enfin, le 14 juillet n’est pas la fête du peuple, la fête de tous, la fête de la Sociale !

Le drapeau tricolore entend flotter seul et triomphalement de la mansarde à la Morgue, de la boutique au Mont-de-Piété, de Mazas au palais de Justice, de l’Hôtel-Dieu à la Bourse, de la Préfecture de police au Palais-Bourbon, de la caserne au bagne !

Nous en sommes encore au : Silence aux pauvres !…

Nous vivons encore sous le régime de : Malheur aux vaincus.!…

Or, tant que la justice sociale n’aura pas triomphé, nous nous servirons des cloches pour sonner le tocsin, du drapeau rouge comme signe de ralliement, des tambours pour battre la charge et monter à l’assaut du vieux monde !


II
1871


Ces quatre chiffres dans les plis de notre drapeau en disent plus, pour le peuple, que tous les volumes d’économie politique et sociale qui encombrent les rayons des bibliothèques nationales et autres, et que tous ceux qui attendent dans les arrière-boutiques d’éditeurs le juste sort que la postérité leur réserve.

Ces quatre chiffres signifient : A bas les exploiteurs ! à bas les despotes ! à bas les frontières ! à bas les conquérants ! à bas la guerre !… et vive l’égalité sociale ! vive la paix ! vive la République universelle ! vive l’humanité !

Telle est la signification de ces quatre chiffres, ou pour mieux dire de cet immortel 1871 que nous revendiquons. 1871 est en effet une époque unique dans les tourmentes de l’humanité ; une année à part dans l’histoire des siècles.

Ceux qui l’ont maudit et le maudissent encore sont logiques ; ils étaient faits pour vivre en l’an 40 et nous en 1871.

La germination extraordinaire des idées nouvelles les surprit et les terrifia : l’odeur de la poudre troubla leur digestion ; ils furent pris de vertige, ils ne nous le pardonneront pas.

Certes, 1871 est une date exceptionnelle dans les annales des révolutions ; c’est le bouleversement général des idées reçues, des esprits, du temps, de l’almanach ; Mathieu Lænsberg lui-même ne s’y reconnaîtrait plus.

Pour nous, cette année-là commence le dix-huit Mars, avec la victoire du Peuple, et se termine avec sa défaite, le vingt-huit mai. Elle compte à peine soixante-douze jours, et elle fait la besogne d’un siècle, de plusieurs siècles même ! Elle peut être logiquement divisée en trois périodes : la première, du 1er janvier au 18 Mars, appartient à l’histoire des capitulards ; c’est pour ainsi dire un report à 1870, un reliquat de compte qu’ils auront à régler tôt ou tard.

La seconde période du 18 Mars au 28 mai, c’est-à-dire tout 1871, appartient au Peuple, à la Révolution.

La troisième période du 28 mai à la Saint-Sylvestre revient de droit aux Versaillais : c’est la réédition des massacres de Lyon, de la rue Transnonain, de Juin 48, de Décembre 51, revue, corrigée et considérablement augmentée par les soins du sinistre vieillard qui fut l’ordonnateur de ces saturnales sanglantes, parce qu’il était la plus haute expression des sentiments de la classe dirigeante à l’égard de la classe ouvrière.

L’époque que nous revendiquons a fermé à jamais pour la France l’ère des monarchies et des empires, en affirmant l’idée républicaine à la face même des vainqueurs de la France.

Cet acte d’héroïsme et ce dévouement à la République nous coûtèrent une trentaine de mille des nôtres fusillés et massacrés pendant et après le combat sur l’ordre des capitulards de Paris enfuis à Versailles.

Notre 1871, ce n’est point l’année terrible, c’est l’année sublime !… C’est le peuple grand d’audace et de courage qui se soulève contre tout ce qui est inique ; contre la capitulation qui est une trahison et une lâcheté ; contre l’exploitation de l’homme par l’homme qui est un crime de lèse-humanité ; contre la misère qui est contre nature. Ce n’est pas seulement une lutte engagée pour revendiquer les droits de Paris, pour faire un Paris libre dans une France esclave, pour donner à la grande capitale des grandes révolutions ses franchises municipales.

Nous sommes trop loin d’Étienne Marcel et trop près d’un idéal de justice plus conforme aux idées modernes pour que, dans l’esprit des combattants de la Commune, un Paris libre ne veuille pas dire : Guerre aux monopoles ! Plus de privilèges ! Émancipation de l’humanité ! République sociale universelle !

C’est ce que dit chaque coup de fusil qui part ; c’est ce que porte à l’ennemi chaque balle qu’on lui envoie.

Si 1871 n’a pas eu le temps de résoudre définitivement la question, il l’a au moins bien posée.

On sait maintenant à quoi s’en tenir.

Et si la réaction s’est montrée impitoyable dans la répression, c’est qu’elle savait bien que c’étaient ses privilèges et ses monopoles qu’elle avait à sauver.

Dans l’autre camp, dans celui des vaincus d’un jour, on comprit aussi que ce n’était pas tant pour tuer des hommes que pour tuer une Idée que les bourgeois tuaient à la tâche. 1871 a donc bien posé le principe de la lutte des classes ; de là, deux drapeaux en présence.

Et, bien que la réaction s’en soit donné à cœur joie, qu’elle ait amoncelé cadavres sur cadavres, et qu’elle ait cru faire disparaître à tout jamais les traces de ses crimes en enfouissant pêle-mêle les fusillés dans les fosses et dans les tranchées creusées exprès dans les cimetières, elle doit s’apercevoir aujourd’hui qu’elle s’est réjouie trop tôt et qu’elle s’est trompée.

Non, non, ce ne sont donc pas seulement des cadavres, des corps inanimés, des carcasses criblées par les balles qu’elle a voulu enfouir en terre, c’est surtout une Idée !…

Mais quoi qu’elle fasse, il lui sera impossible, avant peu, d’arrêter l’éclosion prodigieuse des grandes semailles de 1871.


III
CE N’EST PAS UNE HISTOIRE


Si j’ai inscrit dans les plis de notre drapeau la date mémorable de notre grande bataille socialiste et donné comme titre à ce travail : la Revanche des Communeux, je vais m’en expliquer.

Je n’ai pas eu l’intention d’écrire l’histoire de la Commune.

Mon titre du reste en est la preuve.

C’est un titre de combat, car je considère l’époque que nous traversons comme un armistice.

Les combattants avaient besoin de reprendre haleine et de s’orienter.

Il ne m’appartient pas d’écrire l’histoire de ces soixante-douze jours de tourmente révolutionnaire.

Je suis et veux rester un combattant de ces jours de colère, d’espoir et de déceptions, en même temps qu’un révolté qui ne désarmera que le jour où la cause du droit et de la justice aura triomphé.

On enfouira, je le sais, bien des révoltés dans les oubliettes des cimetières avant d’atteindre ce but, et je serai probablement de ceux-là, mais qu’importe ! Ceux qui luttent aujourd’hui ne se font pas d’illusions. Ils savent parfaitement que leurs efforts ne serviront qu’à déblayer la route et à préparer l’avenir.

Ne pouvant faire mieux et plus vite, ils s’en contentent.

Quant à l’histoire de cette grande époque, elle est encore à écrire malgré les tentatives de quelques hommes de cœur et de talent ; et cela se comprend : les matériaux nécessaires à la construction d’une œuvre de cette importance leur ont manqué et leur manquent encore.

Ceux qui ont pris part à cette révolution, à quelque titre que ce soit, devraient considérer comme un devoir d’écrire ce qu’ils ont vu et pensé, et même de nous donner çà et là un aperçu de leurs impressions.

Ils laisseraient ainsi des documents précieux et deviendraient les collaborateurs de l’homme consciencieux qui, un jour, se mettra à l’œuvre pour construire ce véritable monument historique.

Ce sont ces considérations qui m’ont déterminé à faire ce retour en arrière, à fouiller dans ce passé inoubliable, douloureux à plus d’un titre, pour mettre en lumière des faits ignorés ou dénaturés à dessein, soit qu’ils se rattachent à l’administration de Montmartre, à certaines opérations militaires, aux actes de la Commune, aux derniers jours de la lutte, soit même aux principes de la Révolution.

Que chacun fasse comme moi, ce n’est pas la matière qui manque. Tout citoyen délégué à l’administration d’un arrondissement s’est trouvé directement en rapport avec le peuple, il en connaît le dévouement, les souffrances, l’honnêteté, je dirai même les scrupules exagérés ; il a pu se rendre un compte exact de la légitimité de ses revendications et du degré de révolutionnarisme où il en était en 1871, alors qu’il avait en son pouvoir la capitale de la France, qu’il en était le maître absolu et qu’il n’avait qu’à ordonner.

Il en est de même des citoyens qui ont dirigé les opérations militaires, et qui, placés à la tête de ces légions pour ainsi dire improvisées, ont pu apprécier la somme de courage et d’abnégation que les fédérés ont mise au service de la cause qu’ils défendaient !

Et, qu’ils en auraient à dire aussi les héros inconnus qui, jour et nuit, firent le coup de feu dans les tranchées ou dans les forts, sous la pluie meurtrière des obus et des boites à mitraille, ou dans les rues, mal retranchés derrière les tas de pavés, au sommet desquels flottaient ces drapeaux rouges qui servirent de linceul à plus d’un combattant.

Toutes les barricades ont leur drame ! Il y a tant de coups de fusil qui ont leur histoire.


IV
PLUIE DE PAMPHLETS


Oh ! parbleu ! si l’on écoutait ceux que la moindre réforme épouvante et qu’une révolution fait rentrer sous terre comme des taupes, il est bien évident que tout a été dit sur la Commune, et que l’histoire en est faite.

Les Maxime Ducamp, les Molinari et consorts les ont comblés de joie en faisant de l’histoire comme on fait de l’anatomie dans les abattoirs : en essayant d’achever les vaincus que les policiers avaient manqués, et ceux que les conseils de guerre n’avaient pas, d’après eux, suffisamment frappés.

Ils revendiquèrent ainsi l’honneur sans péril de leur donner le coup de grâce, à la grande satisfaction de leur clientèle, toujours très friande de ce genre d’exploits, pour s’en divertir entre la poire et le fromage.

Aussi les oiseaux de proie de la littérature ne manquèrent-ils pas de s’abattre sur le champ de carnage, sachant bien y trouver leur pâture ordinaire.

La réaction n’avait pas encore achevé son œuvre d’extermination, les conseils de guerre siégeaient dans toute leur horreur ; on fusillait encore au plateau de Satory que, déjà des pamphlets plus ou moins volumineux, signés de noms plus ou moins connus, poussaient comme des verrues aux vitrines des libraires.

Et certes, tous ces bouquins qu’on a eu la prétention d’appeler des livres d’histoire, ne sont, en réalité, que des pamphlets.

Qu’on ne croie pas que ceux qui les ont écrits aient eu la moindre intention de renseigner leurs lecteurs sur des hommes et des faits diversement appréciés ; qu’on ne croie pas qu’ils aient eu un seul instant le souci de la vérité, non, non ! ils n’ont eu qu’un but : servir à l’appétit des badauds affolés un plat du jour bien épicé et gagner le plus d’argent possible.

Joli métier !

Et ce sont ces hommes qui, du haut de leurs tréteaux, se sont permis de juger les actes et les hommes de la Commune !… Cherchant par la calomnie et le mensonge à entretenir les vengeances de la réaction, ils ont, à l’abri des baïonnettes, imaginé les contes les plus fantastiques, et pour eux, les révoltés de 1871 n’étaient qu’un ramassis de vauriens, d’énergumènes sans idées et sans conviction, de repris de justice, d’ivrognes, de voleurs, d’incendiaires ; leurs femmes étaient des femelles et leurs enfants, des petits.

Ils prennent si bien leurs renseignements, qu’ils racontent avec force détails, l’exécution d’hommes qui se portent encore très bien.

Les élucubrations fantaisistes de Ponson du Terrail ne sont rien en comparaison des romans qu’ils brodent.

Ils vont jusqu’à signaler ceux qui ont échappé aux massacres et sur lesquels la police n’a pas mis son grappin — un peu plus, ils diraient où on peut les rencontrer et à quelle heure on pourrait les empoigner. — Non contents de leur triste rôle de pamphlétaires, ils se font les pourvoyeurs des mouchards qui arrêtent en bloc, des conseils de guerre où l’on juge à coups de sabre et du plateau de Satory qui suinte le sang.

Le temps passe, la lumière se fait : ils ne prennent même pas la peine de se disculper auprès de ceux dont ils ont exploité la crédulité et palpé les gros sous, des erreurs qu’ils ont commises volontairement.

Mais il est vrai que tout aurait été à refaire dans ces pamphlets, depuis le titre, qui est un mensonge, jusqu’à la dernière ligne, qui est une calomnie.

Il faut un fier tempérament, j’en conviens, pour avaler la lecture de ces élucubrations écœurantes ; et cependant, combien il serait à désirer que le peuple eût le temps et la patience de les lire et de n’en rien oublier ! quel enseignement pour lui ! Comme il verrait le peu de cas qu’on fait des souffrances qu’il endure et du mal de misère dont il meurt ! Comme il se convaincrait qu’il y a réellement dans la société actuelle deux classes en présence qui s’observent, se menacent, parce qu’elles ont des intérêts bien distincts ; que l’une de ces classes se sépare de l’autre avec mépris, la traitant de vile populace et la considérant comme tellement inférieure qu’elle la condamnerait volontiers au régime alimentaire des bêtes de somme si elle ne redoutait les ruades de quelques-uns.

Oui, c’est en parcourant ces élucubrations-là, bien plus qu’en parcourant les usines, que les travailleurs acquerraient la certitude que ceux qui vivent à leurs dépens se flattent d’appartenir à une classe supérieure qui a droit à ce raffinement de jouissance, de luxe, de plaisir et de bien-être auquel la classe dite inférieure ne saurait aspirer, sans être rappelée de suite, et par la force, à l’humble condition dans laquelle ils ont intérêt à la maintenir.

J’en suis convaincu : si les travailleurs savaient l’opinion qu’on a d’eux dans le monde des dirigeants et des parasites, les plus beaux ornements de la classe soi-disant supérieure, les plus soumis même jetteraient un cri d’indignation et ne voudraient pas courber l’échine un jour de plus.

Ils se redresseraient, et les autres, ceux de la classe hors concours verraient bien alors qu’ils ont à compter avec des hommes !


V
APRÈS LECTURE


Il est bien entendu que je ne compte pas au nombre de ces fougueux pamphlétaires, les citoyens courageux, qui, à peine échappés aux massacres versaillais, se sont hâtés, dans les misères de l’exil, de répondre aux calomniateurs de la Commune et de ses combattants.

Ceux-là n’ont pas calculé d’avance les bénéfices qu’ils pourraient tirer du travail honnête et consciencieux qu’ils entreprenaient, tout en ayant à résoudre le problème difficile de la vie quotidienne.

C’est, inspirés par le sentiment du devoir et de la vérité, et sous le coup encore des rudes émotions de la lutte et de la défaite, que le citoyen Arthur Arnould écrit l’Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris ; — le citoyen Lissagaray l’Histoire de la Commune de 1871 ; —le citoyen Lefrançais, l’Étude sur le mouvement communaliste ; — et le citoyen B. Malon, la Troisième défaite du Prolétariat français.

Si ces livres, qui peuvent être considérés comme des livres d’histoire, ne sont pas, à ce point de vue, absolument complets, c’est parce que, comme je l’ai dit, les matériaux ont fait défaut à leurs auteurs ; mais au moins, outre un talent incontestable, il s’en dégage un sentiment d’honnêteté, un respect de la vérité et une conviction que nul ne saurait nier.

Non seulement les citoyens Arthur Arnould, Lefrançais et B. Malon, tous les trois, membres de la Commune, se gardent bien de récriminer et d’accuser, mais encore ils acceptent, dans leur livre, la responsabilité des faits accomplis, d’actes qu’ils ont désapprouvés alors qu’ils siégeaient à la Commune, et contre lesquels ils ont protesté au péril de leur vie, aux heures suprêmes de la bataille des rues.

En écrivant, à mon tour, non pas une histoire de la Commune, mais des Souvenirs se rattachant aux fonctions que j’ai remplies à Montmartre, aux événements auxquels j’ai été mêlé à Belleville et ailleurs pendant la Semaine sanglante, à la vie difficile et tourmentée des réfugiés à Londres, je n’ai pas, moi non plus, l’intention de récriminer, d’accuser.

Tous les pamphlets que j’ai lus, y compris les rapports et les dépositions indigestes de l’Enquête parlementaire et les Convulsions de Paris du convulsionné Maxime du Camp, tous ces pamphlets, dis-je, où le mensonge, la calomnie, l’espionnage et la trahison sont érigés en principe, loin de modifier en quoi que ce soit mes appréciations sur les hommes et sur les faits, n’ont servi qu’à raviver la sympathie que j’ai toujours eue pour mes compagnons de lutte, et à me faire regretter de n’avoir pu faire mieux et plus pour la cause de la Révolution.

Qu’un historien, dans l’avenir, ayant à sa disposition tous ses documents indispensables, considère comme un devoir de faire la critique des actes et des hommes de la Commune, tant au point de vue administratif qu’au point de vue militaire, il sera dans son droit et fera même une œuvre utile ; mais qu’entre nous, nous récriminions et nous critiquions, que nous rejetions les uns sur les autres les fautes qui ont pu être commises, je dis que ce serait faire une triste besogne.

C’est bien assez que nous ayons eu à nos trousses des plumitifs à tant la ligne, pour nous dénoncer, des mouchards pour nous traquer, des juges en pantalon rouge pour nous condamner, sans que nous donnions encore à nos ennemis le spectacle réjouissant de nous déchirer entre nous.

Je vais plus loin ; je dis même qu’après tant de dangers et tant de misères partagés ensemble, qu’après avoir eu les preuves de toutes les conspirations tramées contre nous, des trahisons dont nous avons été les victimes, je me prends quelque-fois à regretter les emportements que j’ai eus contre quelques-uns de mes collègues.

Cet aveu paraîtra peut-être un peu platonique à ceux qui pensent qu’il ne faut ni ménager les hommes, ni atténuer les fautes, dans l’intérêt même de l’avenir ou de la Revanche, comme l’on voudra. Je suis de cet avis. Mais, je le répète, tout en me réservant le droit d’apprécier tel ou tel acte, tel ou tel décret, je n’entends à aucun prix accuser ou attaquer des hommes avec lesquels j’ai combattu.

Le mieux que je puisse faire, c’est d’accepter avec eux toutes les responsabilités.


VI
MON BUT


Comme on ne saurait prendre trop de précautions pour éviter autant que possible les critiques des pointilleux et les insinuations des mauvaises langues, et que c’est moins pour moi que je les redoute que pour la cause que je défends, je tiens à m’excuser de l’emploi du je et du moi que je serai bien obligé de faire au cours de cet ouvrage.

Je n’ai nullement l’intention de me mettre en scène pour attirer l’attention des lecteurs. Entièrement dévoué aux principes de la Révolution sociale, je la sers et la servirai toujours sans intérêt et sans ambition.

Ayant à consigner ici des faits et des événements auxquels j’ai été mêlé, dont il n’a pas encore été fait mention ou sur lesquels la lumière n’a pas été suffisamment faite, la langue française, si riche que la prétendent les quarante immortels, y compris M. Maxime du Camp, qui travaillent, dit-on, à l’enrichir encore, ne m’a laissé d’autre ressource que l’emploi de ces détestables pronoms personnels.

Après tout, sont-ils aussi détestables qu’on se plaît à le dire, lorsque celui qui en fait usage n’a ni ambition, ni vanité, et qu’en outre il n’a pas le choix des moyens ?

Ma foi, non. Et du reste je ne m’arrêterai pas plus longtemps dans la voie des aveux et des explications.

Dans le parti auquel j’ai l’avantage d’appartenir, on ne redoute ni les vaniteux ni les ambitieux : s’il s’en trouvait, on saurait bien les faire rentrer dans le rang ou les en faire sortir, avec tous les égards dus à leur sotte prétention.

Ce n’est donc point de ce côté que me viendra la critique.

Restent maintenant nos adversaires. Eh bien, ceux-là penseront et diront ce qu’ils voudront ; ça m’est bien égal.

Le but que je me suis proposé en publiant ce travail, et que je serais heureux d’atteindre, est bien supérieur aux mesquines questions de personnes.

Ce but, le voici :

Montrer au peuple le profond mépris que professe à son égard le monde des dirigeants, pour qu’il se persuade bien qu’il n’a rien à attendre de ce côté-là et qu’il ne doit compter que sur lui.

Les travailleurs n’ayant ni la possibilité ni le temps de lire les pamphlets et les enquêtes dont j’ai parlé, cette besogne utile je l’ai faite pour eux et je signalerai les passages qu’ils ont intérêt à connaître, à commenter, et à ne pas oublier en temps voulu.

La coterie versaillaise n’a ménagé ni les calomnies ni les injures aux vaincus de la Commune ; c’est bien le moins qu’on les venge un peu. Elle a fait grand bruit de ce qu’on a appelé nos vices, nos orgies, nos défaillances, et que sais-je encore ? Il sera curieux d’examiner ce qu’il y a de vrai dans les rabâchages de cette bande de calomniateurs et d’assassins, et de donner en même temps la mesure de leur courage et de leurs capacités.

Et je vous assure que nous aurons souvent à nous divertir à leurs dépens, comme du reste ils l’ont fait aux nôtres.

Si, dans le chapitre précédent, je déclare que je n’entends, à aucun prix, attaquer ni accuser mes compagnons de lutte, soyez sans crainte, je n’aurai pas la même aménité pour les autres.

Ce n’est point pour les ménager que j’ai intitulé cet ouvrage : La Revanche des Communeux. J’ai, je vous le promets, la ferme intention de ne pas mentir à mon titre.

C’est une Revanche par la plume en attendant l’autre !

Elle servira à dresser un petit bilan qui ne sera pas sans intérêt.

Mais il ne faudrait pas non plus s’en tenir là. Ce serait une revanche par trop platonique. Il faut surtout que ce travail soit instructif et rempli d’enseignements : Et c’est sur ce point, le plus important de tous, que j’appelle l’attention des combattants de 1871 et de ceux de l’avenir.

Il ne faut plus que les trouées meurtrières, faites dans les rangs du prolétariat, ne servent qu’à consolider la puissance de ceux qui les ordonnent.

Il faut qu’à l’avenir ils apprennent ce qu’il en coûte de répandre le sang des travailleurs.

Il faut que nos morts nous apprennent à vivre, comme il faut que nos défaites nous apprennent à vaincre !

Je suis de ceux qui pensent que c’est bien plus l’éducation que l’instruction qui manque au peuple.

L’instruction, on la lui dispute comme son pain, comme son salaire. Mais l’éducation, comme je la comprends, il pourrait se la donner lui-même.

Éducation qui consiste à avoir le sentiment de la dignité humaine, à se bien pénétrer qu’on a les mêmes droits au bien-être, aux jouissances matérielles et intellectuelles que ceux qui se croient d’une essence supérieure.

Il faut, qu’au jour de la bataille sociale, on sache bien qu’on expose sa vie, non seulement pour faire triompher telle ou telle devise, mais surtout et surtout pour conquérir son droit à l’existence ; et, les devoirs remplis, le moyen de donner satisfaction à ses besoins.

Je crois que si, au jour de la grande bataille, ceux qui descendent dans la rue et retroussent leurs manches pour s’aligner en face de leurs adversaires, sont bien pénétrés de ces idées claires comme le jour, qui ne demandent ni de profondes études ni de longs développements, je crois, dis-je, qu’ils auront assez de cœur au ventre et de sang dans les veines pour ne pas abandonner la partie avant de l’avoir gagnée.

Les citoyens qui ont été mêlés aux tourmentes qui agitent la société depuis une quarantaine d’années seront certainement de mon avis.

Il ne suffit pas — et Juin 48, et Mai 1871, nous en ont donné la preuve — d’avoir le cerveau bourré d’excellents arguments, de projets et de solutions plus ou moins économiques ; il ne suffit même pas d’être armé jusqu’aux dents, d’avoir à sa disposition des arsenaux, des canons, des mitrailleuses et des munitions, si l’on manque du sens pratique de la Révolution.

Je citerai bien des cas où les combattants de la Commune, traqués et sans espoir d’échapper au massacre, témoignaient encore de leur respect à la propriété et à ce qu’on est convenu d’appeler la légalité.

C’est pourquoi je crois plus que jamais à la nécessité d’organiser les forces révolutionnaires sur le terrain de la lutte des classes, pour ne plus exposer les poitrines ouvrières aux baïonnettes de la bourgeoisie, et qu’on ne livre bataille que le jour où l’on aura toutes les chances de remporter la victoire.

Nos adversaires ne manquent pas d’écrire et de répéter que nous sommes des énergumènes sans idées et que nos aspirations sont toutes matérielles ; et ils nous en font un crime ! Et il ne leur vient pas à l’idée d’en accuser la nature !

Il y a du vrai dans cette appréciation. Mais ce qu’ils oublient d’ajouter, c’est que c’est absolument pour les mêmes raisons qu’il ne veulent pas se dessaisir des privilèges dont ils jouissent, parce que c’est à l’aide de ces mêmes privilèges qu’ils donnent satisfaction à leurs aspirations également matérielles.

C’est bien au nom de ces exigences très naturelles et très humaines, au nom de l’appétit de l’esprit et de l’estomac, que les dépossédés de ce monde doivent s’organiser, non pas pour recommencer le : Ôte-toi de là que je m’y mette, de la bourgeoisie en 89, mais pour substituer à l’antagonisme des intérêts et aux luttes de classes, l’égalité sociale !


VII
L’AMNISTIE


« Quelle horreur ! mais c’est l’abomination de la désolation, va dire M. Prudhomme. Quoi ! voilà encore les communards qui reviennent sur l’eau ? Ce n’était donc pas assez d’avoir tous ces journaux incendiaires qui prêchent quotidiennement le pillage de nos maisons et l’assaut de nos coffres forts, voilà maintenant qu’on fait l’apologie du drapeau rouge et qu’on proclame la Revanche des Communeux !

« Où allons-nous ? C’était bien la peine, en vérité, d’avoir ouvert à ces gens-là, non pas notre cœur, il leur est à jamais fermé, non pas notre porte-monnaie, ils le videraient, mais ce qui vaut bien notre cœur et presque notre porte-monnaie, j’entends : les portes de la patrie !

« Est-ce que l’amnistie, par exemple, n’a pas été, comme l’a dit si éloquemment un illustre orateur qui revit maintenant dans son immortalité, est-ce que l’amnistie n’a pas été une mesure d’oubli et d’apaisement ?…  »

Ce que Prudhomme dit dans son jargon d’arrière-boutique, les Prudhommes qui siègent au Palais-Bourbon l’ont proclamé solennellement du haut de la tribune, et les journaux à leur dévotion, pour les petites raisons qu’on sait, ont fait chorus.

La phrase sacramentelle a fait son tour de France comme un gai compagnon, et cela dit, il n’y avait plus qu’à passer l’éponge sur les pavés ensanglantés de ce cher Paris, à fouler aux pieds les bouquets d’immortelles et les couronnes accrochés au mur du Père-Lachaise, et à les remplacer par cette épitaphe, écrite pour la circonstance en lettres tricolores : Aux assassins de Versailles, les amnistiés reconnaissants !

Nous vivons à une époque où les plus belles banalités ont encore le meilleur destin.

J’en appelle à vous, camarades, qui avez fait le coup de feu pendant la Commune avec la conviction de défendre une cause juste ; à vous autres qu’on a envoyés mourir à petit feu en Nouvelle-Calédonie ; à vous, ouvriers laborieux et honnêtes qui avez subi les tortures du bagne, du bagne que vous avez illustré ! A vous enfin, ouvriers de la plume et de l’outil, soldats de la même idée, qui avez enduré l’odieux régime des prisons, les misères de l’exil ; j’en appelle à vous, camarades !

Avez-vous oublié ?

Êtes-vous apaisés ?

L’amnistie décrétée, après un martyrologe de neuf années, a-t-elle été pour vous une révélation ?

Vous a-t-elle persuadés que vous aviez commis un crime en prenant place dans les rangs des révoltés, et que vous n’aviez brûlé de la poudre que pour vous donner la satisfaction de faire un peu de bruit dans le monde et d’empêcher de dormir les heureux ?

Vous a-t-elle démontré que vous aviez mis votre courage, votre intelligence, votre dévouement au service d’une mauvaise cause ; en un mot que vous aviez agi en enfants terribles, à qui il suffisait d’infliger une correction pour les ramener à de meilleurs sentiments ?

Non, n’est-ce pas ?

De deux choses l’une : ou nous avons été de vrais scélérats, ou nous avons été les défenseurs d’une grande cause. Dans le premier cas, on devait nous tuer tous, ou nous laisser croupir soit dans les bagnes, soit dans les prisons, soit en exil ; dans le second cas, on n’avait pas à nous infliger un pardon, mais à solliciter le nôtre.

Eh ! quoi, ce sont ceux qui ont mérité la corde, qui ont la prétention de pardonner ceux qui auraient dû les pendre !

Est-ce que l’amnistie, par exemple, a démontré que la capitulation n’avait pas été préparée de longue date, et que nous aurions commis un crime de lèse-patrie, puisque patrie il y a, en nous insurgeant contre les incapables et les traîtres qui avaient livré à la Prusse impériale la France républicaine ?

Est-ce que l’amnistie a prouvé que nous n’étions pas en droit de légitime insurrection contre un ordre social qui assure aux uns tout le bien-être et toutes les jouissances, et condamne les autres à toutes les privations ?

Est-ce que l’amnistie a fait oublier les misères endurées, les humiliations subies, les sacrifices de toutes sortes faits par ceux qui, n’ayant rien à eux dans cette patrie, ne voulaient cependant pas qu’on la trahit, qu’on la vendit, qu’on la mutilât ?

Est-ce que l’amnistie nous a rendu tous ceux, hommes, femmes et enfants qu’on a fusillés et massacrés ?

Est-ce que l’amnistie, par exemple, a ressuscité nos morts ? A-t-elle fait revivre, a-t-elle rendu à leurs familles des milliers de nos camarades enfouis dans les fossés des cimetières par les ordres des amnistieurs ?

Non !… Du reste, l’oubli ne se décrète pas.

Que les bourreaux le demandent, cela se comprend ; mais que les victimes l’accordent, ce serait d’une naïveté par trop évangélique.

Le souvenir de pareilles hécatombes doit, au contraire, se transmettre de père en fils pour préparer la Revanche.

C’est ainsi que les bourgeois de 1789, ont pu venger Étienne Marcel et les bourgeois de 1358.

Mais pour cela, il leur a fallu plus de quatre siècles ; ils ont eu le souvenir tenace et nous les en félicitons : la vapeur et l’électricité aidant, nous serons plus expéditifs.

Est-ce que l’oubli qui équivaudrait à une réconciliation est possible ?

Non. Et ceux qui nous le demandent, pensent, au fond, absolument comme nous.

Est-ce que les proscrits de Décembre, amnistiés par l’Empire, ont oublié en rentrant en France ? Ne disaient-ils pas que malgré l’amnistie rien n’était fait puisque l’Empire était encore debout ?

Est-ce que les prétendants amnistiés par la République ont oublié leur prétendu droit à gouverner la France ?

Puis allez donc parler d’oubli aux mères dont on a tué les enfants ; aux veuves restées seules avec trois ou quatre marmots à nourrir ;aux orphelins qui ont grandi se demandant pourquoi l’on avait tué leur père, et quel crime ils avaient bien pu commettre pour être si abandonnés et si pauvres, alors qu’ils voyaient autour d’eux des enfants de leur âge, caressés et choyés, bien vêtus et bien nourris.

Il faudrait, pour oublier, ne plus avoir ni cœur, ni cervelle : alors on serait bon à mettre dans le trou avec les autres.

Aussi, au nom de ceux qu’on a tués ; au nom des veuves et des orphelins ; au nom des nôtres qui ont souffert dans les bagnes et dans les prisons, comme au nom des principes pour lesquels nous avons combattu, je dis qu’oublier, ce serait déserter la cause de la Révolution !

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Je ne mets pas, comme dit le proverbe, la charrue avant les bœufs, en examinant la question de l’amnistie dans le premier chapitre de la Revanche des Communeux.

Mon but, je le répète, n’est pas d’écrire une histoire de la Commune. Je veux simplement dire ce que j’ai vu, ce que je sais des événements auxquels j’ai été mêlé ; et je tiens surtout à répondre aux calomnies que les réactionnaires de toute nuance nous ont prodiguées.

De là mon titre, et comme je l’ai dit aussi, la Revanche par la plume en attendant l’autre.

Je prendrai donc les faits sans me préoccuper des dates, au fur et à mesure que nos calomniateurs, y compris les enquêteurs, me fourniront l’occasion de rétablir la vérité et de leur répondre comme je l’entends.

Mais si l’on croyait que je n’obéis qu’à des sentiments de haine et de vengeance en écrivant ces lignes, on se tromperait. Non, certes, je ne voudrais pas qu’on me supposât capable de la moindre tendresse pour ceux qui nous ont si bien mitraillés, mais je ne voudrais pas non plus qu’on pût dire que nous n’avons que de la haine et que nous n’aspirons à une Revanche que pour faire, à notre tour, une hécatombe de 35,000 bourgeois.

Nous avons des projets plus grands et des aspirations plus révolutionnaires.

La Revanche que nous préparons, c’est la Revanche du droit et de la justice sur l’oppression et les iniquités, la Revanche des exploités sur les exploiteurs. Mais, pour la bien préparer et pour qu’elle ne soit plus suivie d’une défaite qui nous coûterait trop cher, plus cher encore que la dernière, cela je le maintiens, il faut que nous sachions ce dont sont capables nos adversaires, que nous n’oubliions rien du passé, rien des massacres de la Semaine sanglante, des misères de l’exil, de la déportation, et du bagne.

La crainte d’avoir encore à supporter tant de misères si l’on survit à la lutte, le souvenir des nôtres massacrés en bloc seront un précieux stimulant pour les combattants au jour de la Revanche et contribueront, plus que la poudre peut-être, au triomphe de nos principes, car telle est surtout la Revanche que nous voulons prendre.

Ça n’est pas pour exhaler des plaintes et faire des récriminations hors de saison, que je parlerai des amnistiés et des misères qu’ils ont endurées avant et après leur retour en France. Fi donc ! ce n’est qu’une simple constatation que je ferai et en même temps ce sera une réponse à ceux qui prétendent par trop bénévolement qu’il n’y a pas plus à revenir sur le passé, qu’il n’y a à remuer les cendres éparses des fusillés ; en un mot qu’il n’y a plus à parler de la Commune puisque l’amnistie a été proclamée une mesure d’oubli et d’apaisement du haut de la boite à paroles de l’Assemblée nationale.

J’ai donc tenu à prouver de suite que, malgré l’amnistie, les amnistiés ne pouvaient pas désarmer, que ce soit-disant acte de clémence n’avait pas rendu à la vie ceux qu’on a enfouis dans les trous des cimetières, que cette mesure d’oubli n’avait pas consolé les femmes dont on a fusillé les maris et les enfants, que cette mesure d’apaisement n’avait pas empêché que deux principes ennemis fussent encore en présence.

Rien de plus simple après tout : que ceux qui, dans l’autre camp, ont des morts à pleurer, se souviennent aussi ; que ceux de nos adversaires qui croient à la supériorité de leurs principes, ne désarment pas non plus, ce qu’ils ont le soin de faire, du reste ; et qu’enfin, dans un camp comme dans l’autre, on ne parle plus de s’amnistier.


VIII
APRÈS L’AMNISTIE


Un rapide aperçu de la situation après quinze ans de République et à six ans de l’amnistie, prouvera d’une façon indéniable que les dirigeants n’ont rien fait pour encourager à l’oubli et à l’apaisement, et sera la meilleure conclusion que je puisse donner à ce premier chapitre.

Qu’y a-t-il de changé, je vous le demande, au sort de ceux qui attendent leur pain d’un salaire quotidien ? Ceux-là n’ont-ils pas à supporter encore des crises et des chômages qui les réduisent à la dernière des misères ?

Ne sont-ils pas obligés, comme aux plus mauvais jours de la monarchie et de l’empire, de recourir à tous les expédients pour nourrir leur famille ? Les statistiques ne nous révèlent-elles pas tous les ans que les Monts-de-Piété sont encombrés de petits paquets et d’outils ? Avons-nous oublié qu’en 1879, l’année du grand hiver, il y avait, dans ces mêmes Monts-de-Piété, plus de 80,000 couvertures de lit, et qu’il y en a tous les hivers autant, si ce n’est plus ?

Ne sont-ce pas toujours les mêmes courses effrénées au pain de quatre livres ? Ne s’en va-t-on pas encore, la casquette à la main, et de porte en porte, implorer du travail ? Ne passe-t-on pas par les mêmes privations pour arriver à payer son terme, et n’a-t-on pas à subir les mêmes rigueurs si l’on n’y parvient pas ?

Les capitalistes se montrent-ils moins cruels à l’égard des travailleurs ? La rapacité des hauts-barons de la finance et de l’industrie n’est-elle pas toujours la même ? Le travail a-t-il cessé d’être la vache à lait du capital, et l’actionnaire la sangsue du producteur ?

Les ouvriers ont-ils le droit de se coaliser pour la défense de leurs intérêts, alors que ceux qui les exploitent le peuvent impunément ?

Ne continue-t-on pas à trancher à coups de sabre la question des grèves ? Les lois ne sont-elles pas toujours en faveur des exploiteurs ? La troupe, la gendarmerie et la police ne sont-elles pas, comme par le passé, mises à leur disposition pour mater les ouvriers ?

Les serfs des mines et des hauts fourneaux ont-ils obtenu quelque amélioration à leur sort ? S’ils réclament, ne sont-ils pas repoussés, la baïonnette aux reins, ceux-ci dans leurs fosses, ceux-là dans leurs fournaises ?

Ne voit-on plus tous les jours des vieillards sans asile et réduits à mendier après plus d’un demi-siècle de labeur et de fatigues ? Le nombre des enfants abandonnés, non par des mères sans entrailles, mais par des mères dans la cruelle impossibilité de les nourrir, n’augmente-t-il pas tous les ans ? Les statistiques ne nous fournissent-elles pas la preuve que les délits et les crimes se multiplient, que les petits commerçants ruinés par les crises et par les Grandes Sociétés financières sont, de plus en plus, réduits à faire faillite ? N’y a-t-il pas tous les jours des désespérés que la misère pousse au suicide et des milliers de pauvres diables qui meurent de faim lentement, sans le dire, même à l’Assistance publique ?

Peut-on faire un pas sans rencontrer les preuves de l’inégalité la plus révoltante, sans voir ici des oisifs nonchalamment étendus dans leur somptueux équipage, et là des hommes courbés sous de lourds fardeaux ou attelés, comme des bêtes de somme, à des voitures à bras ?

Mais, en revanche, et comme si nous n’avions jamais eu tant d’hommes illustres dans les arts, dans les sciences et dans l’industrie, comme si la France avait été victorieuse en 1870, et qu’elle n’eût jamais compté tant de héros, jamais, à aucune époque, on n’a vu tant de boutonnières exhiber du ruban.

On sait, du reste, que les flots de sang répandu par les Versaillais pendant les journées de mai 1871, amenèrent une recrudescence de récompenses et de décorations sans précédent dans les annales de ce genre d’inondation.

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C’est parce que nous déplorons toutes ces monstrueuses iniquités et que nous voulons mettre fin aux misères sans nombre qu’elles engendrent, aux émeutes qu’elles provoquent chez ceux qui en souffrent, que nous n’avons pas désarmé et que nous sommes restés en état de légitime insurrection contre un ordre social que l’amnistie n’a pas eu le don de modifier.

Tous les socialistes révolutionnaires, sans distinction d’école, sont d’accord sur ce point. Mais il faut que les causes de leurs défaites leur servent d’enseignement, et que, tout en conservant leur autonomie et leurs conceptions, ils s’organisent, se groupent et fassent une propagande active par tous les moyens en leur pouvoir, afin d’arriver à mettre en ligne une armée formidable le jour de la grande bataille sociale.

La division qui semble régner parmi nous, et dont nos adversaires se réjouissent bien à tort, n’existe pas en fait. Nous pouvons prouver, l’histoire en main, que malgré leurs divergences d’idées, on a toujours vu les révolutionnaires fidèles au rendez-vous et marcher côte à côte aux heures du danger.

Voilà pourquoi j’ai mis en tête de ce chapitre : Aux combattants de 1871 ! et pourquoi, plein de confiance dans l’avenir de la Révolution sociale, je le termine en ajoutant : Aux combattants de la Revanche !