La Revanche de Joseph Noirel
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 94 (p. 381-417).
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LA REVANCHE
DE JOSEPH NOIREL

PREMIÈRE PARTIE.

I.

Si le parfait bonheur n’est pas de ce monde, on en trouvait toutefois le semblant, il y a quelques années, dans une maison de campagne située à trois ou quatre kilomètres de Genève, sur la grande route de Saint-Julien, à laquelle elle se relie par une longue avenue de poiriers. Cette maison, que ses habitans ont baptisée du nom de Mon-Plaisir, offre aux passans un agréable coup d’œil. Bâtie au sommet d’un tertre gazonné, entourée de massifs de verdure et d’un parterre de roses, elle domine au couchant un verger, au levant une vigne en pente, que bordent un ruisseau et une saulaie.

Le propriétaire de ce riant domaine était un bourgeois de Genève, M. Thomas Mirion, fabricant et marchand de meubles, qui entendait son métier et que son métier avait enrichi. Cet heureux homme sentait son bonheur ; il le portait sur son honnête figure, sur ses joues enluminées et replètes, dans son regard vif et assuré, dans son sourire, où se peignait une aimable bonhomie qui n’avait jamais nui à son commerce. Il faut convenir que, si le ciel l’avait aidé, cet homme aux larges épaules et au râble épais s’était bravement aidé lui-même. Courageux au travail, dur à la peine, il avait cet esprit de suite qui mène cà tout, cette bonne humeur qui simplifie les difficultés, cette attention circonspecte qui préserve des faux pas. Bien qu’il eût comme un autre le désir de tenir sa place et de faire figure dans ce monde, il avait toujours strictement réglé sa dépense sur son revenu. Mettant, pour ainsi dire, sa vanité au régime, il ne lui avait jamais rien accordé aux dépens de ses affaires, qui s’en étaient bien trouvées. Enfin la richesse était venue avec d’importantes commandes, dont il avait su tirer parti. Une société qui avait construit l’un après l’autre plusieurs grands hôtels aux bords du lac Léman avait passé avec lui un marché à forfait pour les meubles. Il avait réalisé dans cette entreprise des bénéfices considérables, où sa conscience ne trouvait rien à redire. Il n’était pas homme à fournir à personne de la marchandise de pacotille ; mais il savait s’arranger de manière que le preneur fût content et que le bailleur le fût plus encore. D’habiles placemens, d’heureuses spéculations avaient triplé et quadruplé son gain ; il était devenu gros monsieur. À mesure que sa fortune s’était arrondie, il avait satisfait peu à peu toutes les convoitises secrètes qui depuis longtemps couvaient dans son cœur, et s’étaient irritées par les délais que leur imposait sa sagesse. On l’avait vu acheter pièce par pièce une terre sur laquelle il avait jeté son dévolu, puis y bâtir un pavillon dans lequel il venait passer en famille les dimanches et jours de fête, puis remplacer le pavillon par une maison élégante et cossue. L’année d’après, il avait une écurie, deux chevaux et une voiture, et de ce jour il fut au comble de ses vœux. Il est bon d’ajouter que M. Mirion n’avait aucun des travers qui rendent les parvenus insupportables. Quoiqu’il fût bien aise de prouver qu’il avait du foin dans ses bottes, il ne tranchait nullement du marquis de Carabas, et ne se piquait point de morguer ses voisins ou de les éclabousser par son luxe. Il continuait de travailler et de tenir boutique comme par le passé. Peu soucieux de se déclasser, ou, comme on dit à Genève, de grimpionner, il ne cherchait pas à frayer avec les gens de haut parage, et il était demeuré fidèle à toutes ses vieilles amitiés. Au surplus, sa maison ne ressemblait pointa un château, sa voiture était une calèche bien suspendue, mais sans prétentions, et ses deux chevaux étaient d’honnêtes percherons, bons trotteurs, mais qui n’avaient garde de se méconnaître et de prendre de grands airs avec les passans.

Plutarque rapporte que les envieux de Sylla lui avaient donné le surnom d’heureux et que le grand homme ne s’en offusquait point, mettant lui-même la fortune de part dans sa gloire et se targuant du commerce d’amitié qu’il avait entretenu avec elle. Comme Sylla, M. Mirion avait ses envieux qui lui disaient : — Oh ! vous, Mirion, vous êtes l’homme heureux par excellence ; vous avez eu toute votre vie une chance incroyable. — M. Mirion, sans se fâcher, leur répondait : — Mes amis, vous avez raison, je suis né sous une bonne étoile. La nature m’a bien traité ; elle m’a donné un coffre de fer, un bon estomac, des bras et des jambes qui ont toujours aimé à se remuer et une certaine lueur de bon sens qui m’a servi à me conduire. J’ai eu de la chance, j’en conviens. Il n’en est pas moins vrai que j’ai commencé petitement, et, si je suis arrivé, je me permets de croire que j’y suis bien pour quelque chose. — Et, ce disant, il caressait d’un œil amoureux sa maison, sa remise, sa vigne et ses poiriers. — Ce qu’il y a de beau, ajoutait-il, c’est que tout ceci a été gagné honnêtement. Je ne suis pas comme tel et tel. Nous avons des principes, nous autres. Je peux mettre la main sur ma conscience, elle n’a rien h me reprocher. — M. Mirion aimait à parler de sa conscience et de ses principes ; c’est un travers qu’il partageait avec plusieurs de ses compatriotes.

Si M. Mirion était un homme heureux, Mme Mirion était assurément une heureuse femme ; mais elle n’avait pas le sens rassis et la tranquillité d’humeur de son mari. Son bonheur était bruyant, gesticulant, un peu lyrique. Petite, grassouillette, ronde de taille et de visage, pirouettant sur elle-même comme une toupie, elle avait le sang aduste comme une fourmi, et ses yeux et sa langue étaient aussi remuans que ses jambes. Elle allait, venait, tournait et virait sans déparler ; toujours hors d’haleine, ses deux grands plaisirs étaient de s’agiter et de se raconter. À vrai dire, elle n’était pas exempte de ce défaut auquel les Anglais ont donné le nom de snobism. Elle professait une admiration peut-être exagérée pour sa maison et pour tout ce qui faisait partie de sa maison, y compris ses canards et ses canaris. Ses poiriers étaient les plus beaux de tous les poiriers, les roses de son jardin avaient une suavité de parfum inconnue aux autres roses, l’eau de sa pompe avait un petit goût de noisette vraiment incomparable, ses poules pondaient quatre fois plus d’œufs que celles du voisin, et ces œufs, l’explique qui pourra, avaient presque toujours deux jaunes. Bref, Mon-Plaisir était un endroit unique, béni du ciel, où tout venait à souhait, où l’herbe poussait plus dru que partout ailleurs, où la pluie ne tombait jamais qu’à propos et quand on l’appelait, vrai paradis éclairé d’un soleil qui était non le soleil banal, celui de tout le monde, mais un soleil affecté au service particulier de M. et de Mme Mirion. Les innocentes imaginations de sa femme faisaient sourire le marchand de meubles. Il l’en raillait quelquefois. — Ma bonne Marianne, lui disait-il, il y a des choses qu’il est permis de croire ; mais mieux vaut les garder pour soi, sous peine de prêter à rire. — Elle se récriait. — Tant pis pour les rieurs ! répliquait-elle. Ce sont des jaloux qui rient jaune. — De son côté, elle lui reprochait de ne pas tirer assez d’avantage de sa nouvelle situation, de ne pas donner assez à la montre, à la parade, Elle estimait que le faste et le bruit sont l’accompagnement nécessaire du bonheur, l’enseigne de la boutique. Ses ambitions secrètes étaient d’avoir sous ses fenêtres un grand bassin de marbre avec des tritons et un jet d’eau, de planter devant sa grille une statue allégorique, de remplacer la bonne Savoyarde qui la servait à table par un grand diable de domestique en cravate blanche, et de donner chaque semaine un festival où l’on tirerait beaucoup de fusées sur la terrasse, — car elle avait un faible pour les fusées. Malheureusement les allégories, les cravates blanches et les feux d’artifice ne disaient rien au cœur de M. Mirion. Il aimait ses aises, le confort ; mais il estimait que la vanité coûte gros et ne rapporte guère. Au reste, ces légers dissentimens n’amenaient jamais de sérieuses contestations dans le ménage. M’"* Mirion adorait son mari, qu’elle considérait comme un grand homme, et se résignait à ses refus comme aux décrets d’une sagesse supérieure à la sienne. En revanche, M. Mirion se plaisait à reconnaître les mérites solides de sa femme et tous les services que lui avait rendus jadis son esprit d’ordre et de conduite. Elle gouvernait sa maison avec une attention, une vigilance infatigable, ayant l’œil partout, à la cave comme au grenier, à l’office comme à la cuisine, et joignait à ses qualités de ménagère accomplie les talens d’un cordon-bleu émérite. Il y avait là de quoi lui faire pardonner sa passion malheureuse pour les tritons. Le bonheur de ces excellentes gens était communicatif ; ils aimaient h répandre autour d’eux leur liesse et leur épanouissement de cœur. Poules, chats et chiens, tous les pensionnaires de Mon-Plaisir faisaient bombance, goûtaient les douceurs d’une vie grave et commode sous un gouvernement paternel et miséricordieux. Parmi les animaux domestiques qui avaient trouvé à Mon-Plaisir le vivre et le couvert, les plus choyés étaient deux vieilles filles, parentes de M. Mirion, qui les avait recueillies sous son toit moyennant une modeste pension. L’une, M"** Baillet, était sa tante maternelle. On la désignait plus communément dans la maison sous le nom de la tante Amaranthe, parce que l’amaranthe était sa couleur, témoin les rubans de son bonnet, les prétintailles de ses robes et ses bas du plus beau pourpre. En dépit de ses soixante et dix ans, cette honnête demoiselle était merveilleusement conservée ; prenant grand soin de sa personne, tirée à quatre épingles, l’air et le ton un peu précieux, les épaules effacées, le menton relevé, elle marchait droite comme un cierge, et quand elle était assise, il n’arrivait guère que son dos effleurât le dossier de sa chaise. Elle avait quelque lecture, quelque expérience du monde. Ayant passé dix années comme demoiselle de compagnie dans une grande famille mecklembourgeoise, elle en avait rapporté des maximes, des aphorismes, tout un code de bienséances morales et sociales. Quand je dis qu’elle connaissait le monde, dans sa pensée le monde était essentiellement le Mecklembourg. À l’entendre, rien ne pouvait se comparer à la cour de Schwerin, la plus somptueuse de toutes les cours d’Allemagne. Les grandeurs dont elle avait approché l’avaient éblouie à ce point qu’il n’y avait pour elle de pays respectables que ceux qui possèdent un ordre équestre, et se laissent administrer à forfait par un prince qui a des heiduques et des coureurs. Elle connaissait à fond l’almanach de Gotha, savait sur le bout du doigt toutes les généalogies, ne tarissait pas en anecdotes plus ou moins apocryphes sur la grande —duchesse régnante et sur la grande-duchesse mère. Elle avait eu l’heur d’assister à un bal de la cour. Ce bal était le grand événement de sa vie ; elle l’avait conté cent fois, elle était toujours prête à recommencer. M. Mirion secouait les oreilles ; mais Mme Mirion écoutait ce miraculeux récit avec un plaisir toujours nouveau. Fière de posséder sous son toit une personne qui avait vu des princes en chair et en os, il lui semblait que, grâce à la tante Amaranthe, elle était quelque peu apparentée au grand-duc de Mecklembourg.

Bien différente était M"^ Grillet, cousine germaine de M. Mirion, petite femme fluette, qui semblait n’avoir qu’un souffle de vie et ne laissait pas de vivre. Un peu contrefaite, la taille déjetée, une épaule plus grosse que l’autre, bien qu’elle ne payât pas de mine, elle avait eu jadis l’imagination romanesque ; mais son roman avait mal tourné:elle s’était follement éprise d’un mauvais plaisant qui s’était amusé à la mystifier, et l’innocente créature avait été longtemps à s’apercevoir qu’il se moquait d’elle. Il lui était resté de cette mésaventure une disposition méfiante, une extrême timidité ; il lui semblait que le monde était plein de chausses-trapes, et qu’il y faut regarder à trois fois avant de mettre un pied devant l’autre. Chat échaudé craint l’eau froide; elle redoutait par-dessus tout le ridicule, les perfidies et les jugemens des hommes. Elle se demandait en toute occurrence : Qu’en dira-t-on ? et de peur qu’on en dît quelque chose, elle cachait sa vie, mettait la sourdine à ses pensées. Mme Mirion lui reprochait d’avoir des idées trop étroites et lui en voulait un peu d’avoir pris le parti de son mari dans l’importante question des tritons. Consultée par son cousin, M"" Grillet avait déclaré, en traînant ses mots suivant sa coutume, que des tritons tout nus sont un ornement peu convenable dans une maison honnête, que sûrement le voisinage en gloserait. Toutefois Mme Mirion ne pouvait lui contester le mérite de se rendre utile dans la maison. Si elle n’avait jamais vu le Mecklembourg, si elle n’avait jamais contemplé face à face la grande-duchesse mère, elle s’entendait au jardinage, et possédait un remarquable talent pour confire les prunes à l’eau-de-vie.

Dans tous les concerts, il y a une fausse note, et dans la foule qui s’attache au char des triomphateurs il se glisse d’ordinaire un esprit rebours qui se charge de leur rappeler la fragilité de leur fortune. C’était le frère aîné de M. Mirion, plus connu sous le nom de l’oncle Benjamin, qui remplissait à Mon-Plaisir le rôle de fausse note ou d’avertisseur. Il y faisait de longs et fréquens séjours, et Mme Mirion le comblait de prévenances, le bourrait de sucreries pour adoucir son humeur frondeuse ; mais, bien qu’il fût dans le fond le meilleur homme du monde, il trouvait à redire à tout. Peut-être y avait-il un peu de jalousie dans son fait. Le brave menuisier qui avait donné le jour à MM. Thomas et Benjamin Mirion avait jugé dans sa sagesse que son fils Thomas ne serait jamais un homme d’esprit, et il l’avait retiré de bonne heure du collège pour lui mettre en main le rabot et la varlope. Il avait conçu au contraire la plus haute idée des facultés de Benjamin et n’avait reculé devant aucune dépense pour lui faire suivre ses études. — Le gaillard, disait-il avec complaisance, sera l’aigle, le génie de la famille. — Après avoir fait ses classes avec succès et remporté tous les prix, le génie naissant de Benjamin s’était subitement noué, et tous les soins qu’on avait pris de son éducation n’avaient produit qu’un maître de mathématiques très ordinaire, lequel courait le cachet, gagnant tout juste de quoi joindre les deux bouts, pendant que le borné Thomas, prenant son vol, venait d’inscrire le nom des Mirion dans le livre d’or des millionnaires genevois. Benjamin voulait tout le bien possible à son frère, mais il estimait que la fortune est une sotte qui place mal ses faveurs. — Pourquoi Mon-Plaisir est-il à lui, se disait-il, et pas à moi ? — Il s’endormait sur cette pensée et la retrouvait le matin sous son oreiller, ce qui ne l’empêchait pas de se fâcher tout rouge contre les jaloux qui parlaient légèrement de son frère. — Il a été honnête et habile, leur répondait-il d’un ton bourru. À quoi tient-il que vous ne fassiez comme lui ? — L’oncle Benjamin en usait comme ces mères qui fouaillent leurs enfans, mais n’entendent pas que les autres s’en mêlent.

Il ne passait pas deux heures à Mon-Plaisir sans y décocher quelques lardons qui mortifiaient la susceptible vanité de sa belle-sœur. Comme il avait le coup d’œil géométrique, il trouvait à critiquer l’alignement de ses arbres fruitiers et de ses rosiers ; il soutenait que les murs n’étaient pas d’aplomb, que les losanges des parquets n’étaient pas égaux, et que les escaliers étaient manqués, la hauteur des marches et la largeur du giron n’étaient pas dans la proportion requise. Au besoin, pour justifier son dire, il s’armait du fil à plomb, du pied de roi et de l’équerre, et, impassible autant que tenace, il contraignait l’indignée Mme Mirion à écouter jusqu’au bout ses démonstrations ; — il lui tournait le compas dans le cœur. Ce qui était plus grave, il prétendait que Mon-Plaisir n’était pas l’endroit le plus sain de la terre, qu’il s’exhalait du ruisseau qui bordait au levant la propriété des buées dangereuses pour les larynx délicats. Le matin, à déjeuner, il lui prenait régulièrement des quintes de toux saccadée et persistante. — À qui en as-tu, Benjamin ? lui demandait son frère avec un peu d’impatience. — C’est un sort, répondait-il ; je ne viens pas ici sans y attraper un rhume. — Sur quoi Mme Mirion faisait de grands bras. Dans l’intimité, elle accusait son beau-frère d’être un mauvais génie, d’avoir l’esprit de travers et un caractère insupportable ; devant le monde, elle affectait de parler de lui avec les plus grands éloges, comme d’un homme tout à fait supérieur, qui honorait son pays. Elle poussait l’esprit de famille jusqu’à l’héroïsme.

Quoi qu’en pût dire l’oncle Benjamin, je crois que Mon-Plaisir était un endroit aussi sain qu’un autre ; je crois aussi, sans les avoir vus, que les rosiers de Mme Mirion faisaient honneur à ses soins, mais elle avait dans ce monde un bien autre sujet de gloire et d’intime satisfaction. La plus belle rose de son chapeau, l’ornement le plus précieux de sa maison, la fête de ses yeux, son orgueil suprême, son triomphe, c’était sa fille. Il est certain que Mlle Marguerite Mirion était belle, tout Genève au besoin en ferait foi. Grande, élancée, d’une superbe venue, la gorge, les bras faits au tour, des mains et des pieds de duchesse, des cheveux d’un blond cendré très bouffans et ramenés en arrière, de beaux yeux bruns, doux comme le velours, un teint éblouissant, un sourire dont la grâce était relevée de je ne sais quoi de simple, d’ouvert et de franc, quand elle se promenait, sans penser à rien, le long de l’avenue de poiriers qui descendait à la route, les passans s’arrêtaient devant la grille pour la contempler, et se disaient : Quelle belle plante ! C’était le mot qui venait à la bouche en la voyant. Comme une plante, elle n’avait eu que la peine de croître ; la nature avait tout fait. Bien que Mlle Marguerite Mirion n’ignorât point qu’elle était belle, bien qu’elle jouît du plaisir qu’on avait à la regarder, il n’y avait pas en elle le moindre grain de coquetterie, et sa simplicité ignorait toutes les petites pratiques, toutes les petites roueries du métier de jolie fille. Elle pouvait s’en passer, laisser les petits moyens aux demi-beautés qui ont des inquiétudes ; la sienne était indiscutable. Quand sa mère la conduisait le dimanche au temple, leur entrée faisait toujours sensation ; les têtes se tournaient de leur côté, et dans toute l’assistance circulait un petit chuchotement d’admiration bien doux au cœur de Mme Mirion. M. Mirion en tenait aussi ; idolâtre de sa fille, quand il la contemplait, il se sautait grandir de deux coudées. Il n’y avait pas jusqu’à l’oncle Benjamin qui ne rendît les armes à Marguerite. Il était fort galant avec elle, lui prodiguait les marrons glacés, lui débitait des madrigaux ; toutes ses économies d’argent et de poésie y passaient. Il lui disait quelquefois en la prenant par le menton : — Oh ! la belle fille que voilà ! Comment diable es-tu venue au monde ? Ton père a des yeux de grenouille, ta mère est une ragote : comment s’y sont-ils pris pour bâtir ce chef-d’œuvre ? S’ils étaient de bonne foi, ils conviendraient qu’ils t’ont ramassée sous un chou.

Qui dit fille unique et belle dit en général enfant gâté. Quoiqu’ils s’y fussent appliqués à l’envi, M. et Mme Mirion n’avaient pas réussi à gâter leur fille. Son naturel généreux avait résisté aux complaisances excessives dont on l’entourait. Tous ceux qui l’ont connue savent qu’elle n’était ni personnelle, ni hautaine. La tante Amaranthe et Mlle Grillet attestèrent que son humeur était égale et accorte, qu’elle s’occupait des autres, qu’elle avait des prévenances et des attentions délicates. Ce qui dominait chez elle, c’était la parfaite pureté du sentiment, une grande noblesse de caractère. Elle était au-dessus de tous les calculs sordides, de toutes les petites passions basses ; elle n’avait pas la peine de s’en défendre, elle en était préservée par une candide ignorance du mal.— La vanité sert à quelque chose. Si Marguerite avait passé toute sa jeunesse dans la maison paternelle, son esprit, je le crains, s’y serait épaissi ; elle aurait contracté de mauvais plis et d’incorrigibles travers. Par bonheur, madame sa mère avait décidé de lui faire donner ce qu’elle appelait une éducation superfine, et à cet effet elle avait eu le courage de s’en séparer pour la placer dans un célèbre et aristocratique pensionnat du canton de Vaud. Marguerite s’y était trouvée en présence de filles de bonne maison. Dans ce troupeau d’élite, elle avait fait mince figure ; malgré ses beaux yeux, la fille du fabricant de meubles avait été reléguée à l’arrière-plan. Elle n’avait point part aux faveurs ; on ne lui donnait que son dû et on la tenait de court. À cette école, elle avait appris à faire des comparaisons qui lui avaient formé le jugement. Elle avait appris aussi à se taire et à se contraindre, ce qui est le fond d’une éducation superfine ; mais, grâce à Dieu, elle n’y avait rien perdu de sa gaîté, qu’elle rapporta chez ses parens, comme elle venait d’accomplir sa dix-septième année. Elle y rapportait encore un certain bagage d’écrivasseries et de lectures bien ou mal digérées, des clartés confuses de beaucoup de choses, un assez joli talent de musicienne. Le soir de son arrivée, quoi qu’en puissent dire M. Mirion et la timorée Mlle Grillet, la maison fut illuminée de haut en bas, et la terrasse éclairée a giorno par des transparens et des pois à feu.

Mon-Plaisir était une connaissance nouvelle pour Marguerite ; il avait été acheté pendant son absence. On lui avait donné la plus jolie chambre, décorée et meublée comme on peut croire. Ce n’étaient qu’astragales et festons, des guéridons de palissandre et une table en marqueterie, un tapis de Perse, des rideaux en cachemire blanc, des bibelots et des fleurs partout. Marguerite était amoureuse de sa chambrette. Elle y passait des heures toute seule, allant et venant de son pas d’oiseau, faisant leur toilette à ses jardinières, entr’ouvrant un livre et interrompant sa lecture au milieu d’une phrase, ou s’accoudant à sa fenêtre et contemplant d’un œil épanoui le verger, la route, les collines, le Jura, heureuse de vivre, de respirer et de n’avoir pas vingt ans, ignorant l’ennui, le printemps aux joues, le cœur plein de cette gaîté légère qui se suffit à elle-même et se passe de l’espérance. La cloche du déjeuner sonnait. Elle descendait à la salle k manger ; elle disait à la tante Amaranthe en l’embrassant : — Eh bien ! c’est donc si beau que cela le Mecklembourg ? — ou, prenant la cousine Grillet par la taille, elle l’entraînait au jardin en disant : — Allons voir comment se portent nos rosiers. — Chemin faisant, elle cueillait une Heur qu’elle posait dans ses cheveux. En rentrant, elle se mettait au piano, jouait une barcarolle ou chantait à pleine voix une romance d’amour, tout entière à la musique et ne se souciant guère des paroles, qu’elle croyait comprendre et qui étaient pour elle de l’hébreu. Le soir, elle brodait, contait des histoires de pension, ou bien, se pelotonnant dans un fauteuil, elle se laissait faire un doigt de cour par l’oncle Benjamin, quand il était là, et riait comme une folle à ses galanteries de madrigal. On se séparait à dix heures. Elle remontait dans sa chambre, et il lui arrivait quelquefois d’ouvrir sa fenêtre pour regarder la lune ; mais il ne se passait rien entre elles de particulier ni d’intime, elles n’avaient pas grand’chose à se dire. À demi déshabillée, elle s’agenouillait, et, la tête appuyée contre sa jardinière, elle faisait son oraison mentale, qui se réduisait à dire au bon Dieu : — Tu es bon et tu es sage, tu sais ce qu’il me faut ; mais, si c’est possible, que chacun de mes jours ressemble à celui-ci. — Après quoi elle s’endormait d’un somme profond, tranquille et sans rêves, heureuse le matin en ouvrant les yeux de découvrir qu’il y avait un soleil et que la vie était là, debout à son chevet, qui l’attendait.

On croira sans peine que les pensées de Mme Mirion allaient plus vite et plus loin que celles de Marguerite. Sa vanité maternelle se préoccupait de l’avenir, et dans ses oraisons mentales elle n’avait garde de dire au bon Dieu : Demain comme aujourd’hui. Elle lui disait plutôt : — Tu sais de qui je veux te parler ; quand donc viendra-t-il ? Fais, grand Dieu ! qu’il ressemble autant que faire se peut à un prince des contes de fées ! — Ce qu’elle comprenait le mieux dans l’Évangile, qu’elle lisait beaucoup, c’est la parabole des talens et le devoir sacré qui nous est imposé de placer notre bien au denier cinq, si possible, parce qu’il nous sera demandé compte un jour du capital et des intérêts. Le ciel lui avait donné un trésor ; le placement de ce trésor était la grosse affaire de sa vie. Elle tombait souvent dans des rêveries sans rive ni fond ; quand elle en sortait, elle disait à son mari : — Veux-tu savoir à quoi je pense ? — Parbleu ! répondait-il en secouant le menton, il ne faut pas être malin pour le deviner. La tête te grouille de gendres, petits et grands, maigres ou gras, dont la plupart ne me reviennent guère. À quoi te mènent toutes tes songeries ? Jouissons du présent, arrive qui plante. — Mme Mirion avait le bon sens de ne point faire part à sa fille de ses imaginations et de ses visées, et Marguerite était à mille lieues de les deviner. Le pasteur de la paroisse, qui n’était pas un sot, disait d’elle : — C’est une eau dormante ; laissez-la dormir. — Elle faisait comme son père, elle jouissait du présent, ne rêvait ni de mariage, ni de maris. Elle avait l’esprit si peu éveillé sur certains chapitres qu’elle ne s’aperçut pas que le fils d’un riche marchand toilier s’était mis, sous le prétexte de jouer au billard avec M. Mirion, à venir chaque dimanche à Mon-Plaisir, et que ces visites réglées étaient pour elle. L’insouciance de cette belle indifférente empêcha le prétendant de se déclarer ; mais il fit parler par un tiers. M. Mirion était tenté de dire oui ; Mme Mirion poussa les hauts cris, déclarant que ce parti n’était pas digne de sa fille et ne figurait point dans sa collection. Il fut éconduit, et on n’en dit mot à Marguerite. Si on l’avait consultée, qu’eût-elle répondu ? Comme tous les cœurs plus tendres que passionnés, elle avait une certaine mollesse de volonté et quelque indécision dans l’esprit. Au surplus, elle avait peu réfléchi sur ces matières ; elle aurait dit : — Mon Dieu ! si vous croyez… je ferai ce qui vous plaira.

Dans cette heureuse maison, il y avait pourtant un malheureux. Ce n’était la faute de personne. Bien venu, aimé de tout le monde, traité, quoique étranger, comme un enfant de la famille, son sort eût été envié de beaucoup de gens ; mais il y a bien des raisons de souffrir ici-bas, le chagrin a bien des visages, la tristesse bien des mystères, et à qui se permet de nous dire : Vraiment de quoi vous plaignez —vous ? n’avez —vous pas tout à souhait ? nous avons souvent le droit de répondre : Qu’en savez-vous ? Le cœur mécontent dont je parle était celui d’un ouvrier de M. Mirion, garçon de vingtcinq ans, nommé Joseph Noirel, aux cheveux châtain-sombre, de taille moyenne, mince d’encolure et d’épaules, nerveux de bras et de volonté, et qui faisait merveilles de ses dix doigts. Sa vive intelligence paraissait sur son visage un peu pâle, qu’allumaient de subites rougeurs. À vrai dire, ce visage n’était pas le plus régulier du monde ; la bouche était trop grande, le nez trop fort. Eu revanche, les yeux gris clairs comme les yeux de certains lévriers, comme l’eau transparente de certains ruisseaux, étaient pleins de mouvement et de lumière ; le regard venait de loin et portait loin. À de certaines heures, on y lisait toute une histoire, qui n’était pas gaie. Le pauvre garçon avait eu de déplorables parens. Son père était un de ces ouvriers à tout faire qui ne font jamais rien. Il avait essayé de tous les métiers, s’était dégoûté de tout, sauf de son inconduite et de sa fainéantise. Rongé de besoins comme d’une incurable lèpre, étranger à tout sentiment d’honneur, ivrogne avec délices, amoureux de sa gueuserie, à peine avait-il travaillé huit jours, il plantait là le patron, faisait le plongeon, disparaissait dans quelque bouge, où s’engouffraient ses sous ; après quoi il rentrait un matin au logis, la poche vide, l’œil éteint, la langue pesante, et disait à sa femme avec un rire épais : — Eh bien ! quoi ? On a fait la noce.

— Retourne d’où tu viens, lui répondait-elle ; il n’y a pas dans la maison de quoi nourrir une araignée.

— Tu mens, répliquait-il ; le galopin a bien dû rapporter quelque chose.

C’était en effet le galopin, c’est-à-dire Joseph, qui dans les jours de misère était chargé de faire aller la marmite. Il partait le matin, par ordre supérieur, avec un morceau de pain sec dans sa poche et un panier au bras, et s’en allait de maison en maison vendre des allumettes ou quêter des aumônes. Malheur à lui quand la recette était maigre ; les camouflets pleuvaient sur ses joues dru comme grêle. Un jour, las de gravir des escaliers et d’être souffleté pour sa peine, il avait levé le pied ; on l’avait rattrapé, roué de coups, ce qui lui avait ôté l’envie de récidiver. Toutefois sa mère n’était brutale que par accès ; sujette à des attendrissemens, pour consoler le galopin des rebuffades qu’il essuyait, elle l’emmenait de loin en loin passer une soirée dans un café chantant, où, les yeux écarquillés, les oreilles béantes, il entendait durant des heures les gargouillades de Mlle Zéphyrine, première chanteuse de l’Eldorado de Lyon. C’étaient là ses fêtes, son paradis intermittent. Le lendemain, il devait recommencer à trotter, à débiter de porte en porte son petit boniment, à pleurnicher pour attendrir ces bons messieurs et ces bonnes dames, triste métier auquel, grâce à Dieu, il ne put jamais mordre ; il le faisait à contre-cœur, l’oreille basse, comme un chien qu’on fouette. Il y avait en lui je ne sais quelle fierté native qui protestait et qu’il avait héritée, je pense, de quelque bisaïeul. Quand on refusait de croire à ses récits ou qu’on le traitait de mendiant, il lui arrivait de se redresser et d’entonner à pleins poumons un refrain de Mlle Zéphyrine. De telles frasques n’étaient pas pour améliorer ses affaires ; chaque jour s’augmentait le nombre des maisons où il n’osait plus se présenter. Chaque jour aussi le taudis paternel devenait plus triste, plus inhabitable ; pour avoir quoi mettre sous la dent, le ménage vendait ses meubles, vendait son linge. Le père Noirel avait eu une attaque de delirium tremens ; il était désormais incapable de tout travail. Sa femme lui faisait des scènes effroyables ; on se prenait aux cheveux, on épuisait le vocabulaire poissard. L’enfant assistait pâle, frissonnant, à ces orageux débats. Heureusement Noirel eut une seconde attaque ; il fut emmené à l’hôpital, où il mourut, et dix mois plus tard sa veuve fut affligée d’une goutte sciatique qui la rendit impotente des bras et des jambes.

Le pasteur de la paroisse procura un asile à la percluse dans un hospice d’incurables et recueillit l’orphelin sans feu ni lieu, il parla de lui à M. Mirion, le recommanda chaudement à sa charité. Joseph avait alors treize ans. M. Mirion le fit venir, l’interrogea. Après délibération, il consentit h se charger de l’enfant, à lui donner la table et le gîte, et à le prendre en apprentissage. Comme il arrive souvent, cette bonne œuvre devint plus lard une bonne affaire ; mais au début le galopin donna beaucoup de fil à retordre à son patron. Le métier qu’il avait fait jusqu’alors lui avait laissé de fâcheuses habitudes ; il y avait contracté la haine de toute règle et de toute discipline, l’amour des grands chemins, un fonds d’humeur vagabonde et polissonnante qui se trahissaient par de brusques échappées. On avait beau lui tenir la bride haute, il parvenait à s’esquiver, faisait l’école buissonnière, passait des journées à battre le pavé. M. Mirion le chapitrait d’importance, lui administrait de longues et sages morales que le vent emportait, des coups d’étrivières qu’il n’avait plus l’air de sentir, ayant la peau dure et cette fierté dont les verges n’ont pas raison. Ce qui agit sur lui avec plus d’efficace que les mercuriales et le reste, ce fut le goût du travail qui lui vint tout à coup et se déclara comme une passion. On aime à faire ce qu’on fait bien ; un beau matin, Joseph se sentit la vocation, et de ce jour il fit peau neuve ; il eut le cœur à l’ouvrage, les bras plus actifs et les jambes plus tranquilles. Cette métamorphose se révéla par l’amour respectueux qu’il conçut pour ses outils : il les maniait avec les plus grands égards ; une tache de rouille blessait ses yeux, il consacrait volontairement ses loisirs à l’affûtage des rabots, des dédanes, des gouges, des scies à refendre et à chantourner. Ce que voyant, M. Mirion commença de prendre en affection son protégé ; il estimait que l’amour de l’outil est le signe infaillible du talent. Il s’émerveillait aussi de sa dextérité de main, qu’égalait la souplesse de son esprit, et prononça qu’il irait loin. Il lui fit apprendre la géométrie, l’art du trait. Joseph ne s’en tint pas là ; il étudia tout seul pour l’acquit de sa conscience la trigonométrie, la perspective, et devint un habile dessinateur. À vingt-cinq ans, il était un menuisier hors ligne, le meilleur ouvrier haut la main de M. Mirion, qui l’employait exclusivement à des travaux de fine ébénisterie et prenait ses avis sur tout le reste. Bien qu’il fût de fait une manière d(i contre-maître, il n’en avait point le titre ; il était simplement le consulteur officieux de M. Mirion, travaillant à ses pièces et touchant un honnête salaire. Comme avec cela il logeait et mangeait chez le patron, il pouvait faire des économies ; il les employait à payer intégralement la pension de sa mère, toujours percluse et qui s’obstinait à vivre. Dès qu’il l’avait pu, il l’avait retirée de l’hospice, l’avait casée à la campagne chez des paysans. Grâce à lui, elle ne vivait plus de la charité publique, et de ce côté la fierté de Joseph était contente.

Il semble qu’après tout Joseph Noirel n’avait pas à se plaindre de la destinée. Le gratteur de portes avait eu, lui aussi, de la chance ; ne rencontre pas qui veut un Mirion sur le chemin de la vie. Bien logé, grassement nourri, sans inquiétudes pour le présent, sans grand souci d’avenir, aimant son métier, estimé de tout ce qui l’entourait, de quoi se plaignait-il ? D’une misère : sa situation était fausse, et les situations fausses sont insupportables aux âmes fières. Il menait deux genres de vie qui se contrariaient ; à la fois ouvrier et quart de bourgeois, il ne savait pas bien ce qu’il était, et ses camarades de travail ne le savaient pas non plus, ce qui mettait une muraille entre eux et lui. Chaque matin, ils le voyaient arriver de la campagne en voiture avec M. Mirion, lequel venait souvent le trouver à son établi pour causer avec lui à voix basse et sur un ton d’intimité. Au coup de midi, il le faisait appeler dans son cabinet, où ils déjeunaient ensemble en tête-à-tête ; le soir, la voiture revenait les chercher. En vain Joseph était-il le plus sûr des camarades, en vain témoignait-il en toute rencontre à.ses frères les travailleurs qu’il se sentait ouvrier, qu’il ne voulait être autre chose ; il y avait dans ses manières, dans son ton plus fin que le leur, dans son langage plus choisi, je ne sais quelle marque de supériorité, de respect de soi-même qui les tenait à distance. Aussi bien leur était-il suspect, étant à leurs yeux un personnage équivoque, le commensal et le favori du patron, presque un monsieur. Quelques-uns le traitaient tout bas de mouchard, mais tout bas. Bien qu’il eût l’air frêle et de petites mains soignées qui lui avaient valu le surnom de demoiselle, Joseph avait prouvé dans plus d’une occasion qu’il était franc du collier et que ses poignets étaient d’acier. Aussi lui faisait-on bon visage, mais on affectait de ne parler de rien devant lui ; on avait ourdi dans l’atelier cette conspiration du silence qui vous tient un homme en quarantaine.

Il en allait tout autrement à Mon-Plaisir. La famille bourgeoise où il était entré par une sorte d’adoption avait une entière confiance en lui. À table ou ailleurs, M. et Mme Mirion s’entretenaient en sa présence de leurs petites affaires, de leurs secrets de ménage. Quand on a le goût du poison, on en trouve partout. Joseph était Genevois, c’est dire qu’il était susceptible, ombrageux, et pesait sur les petites choses. Il lui arrivait de s’offusquer de l’extrême confiance qu’on lui témoignait ; il pensait : — Mme Mirion n’aurait pas dit ceci et cela, moi présent, si je n’étais pour elle un être sans conséquence avec qui on n’a pas à se gêner. — Il se disait aussi : — Dieu ! que de bontés on a pour moi ! mais la bonté n’est pas l’amitié, c’est un bien autre visage. — Au surplus beaucoup de choses l’avertissaient qu’il n’était pas l’égal des gens avec qui il dînait ; les domestiques, comme il arrive toujours, se chargeaient de le lui faire sentir. La femme de chambre qui servait à table, après avoir dit à M. Mirion d’une voix flûtée : — Monsieur veut-il se servir ? — changeait de note pour crier brusquement à Joseph : — Voulez-vous du bœuf ? — Ce voulez-vous du bœuf et le ton dont cela était dit lui étaient insupportables ; cela signifiait : mon bel ami, ta place n’est pas ici. Il redoutait surtout les dîners de gala que M. Mirion donnait de temps à autre à ses amis. Il avait demandé à manger ces jours-là dans sa chambre, mais son patron lui avait répondu : — Pourquoi donc cela, mon garçon ? n’es-tu pas de la famille ? — Il se sentait dépaysé dans la société de ces petits bourgeois en goguettes qui le traitaient avec une familiarité sous laquelle perçait la morgue. Dans l’une de ces réunions, il entendit Mme Mirion dire à une de ses amies :

— Étonnez-vous qu’il nous soit si attaché ! que ne nous doit-il pas !

— Ce mot lui revenait sans cesse en mémoire, il se le répétait souvent à haute voix, et le pain qu’il mangeait lui semblait amer. Personne au demeurant ne soupçonnait ses secrets déplaisirs. L’excellent M. Mirion n’y entendait point malice ; je ne sais s’il eût été plus affligé ou plus indigné d’apprendre que son ouvrier n’était pas le plus heureux de tous les Joseph de la terre. Il aimait à le voir, à le regarder, non-seulement parce que sa figure était celle d’un homme qui lui était fort utile, mais parce que cette figure était celle de la meilleure action qu’il eût faite en sa vie, d’une action qu’il emporterait sûrement en paradis. — Ce gaillard est né coiffé, pensait-il ; sans moi, il aurait crevé, comme son père, à l’hôpital, ou, qui sait ? dans une cellule de pénitentiaire. Il nous doit un fameux cierge, à la Providence et à moi. Trouvez-moi donc un second Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/401 Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/402 Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/403 Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/404 Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/405 Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/406 Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/407 Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/408 Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/409 Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/410 Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/411 Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/412 Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/413 Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/414 Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/415 Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/416 Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/417 Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/418 Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/419 Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/420 Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/421 Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/422 Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/423