CHAPITRE XVII

Arrivée sur les limites de la propriété du guide Lopès. — Passage du Prata. — L’ennemi suit toujours, mais poursuit mollement. — Ravages du choléra. — Perplexités du colonel Camisão. — On abandonne les malades. — La séparation. — Le lieutenant-colonel Juvencio, le colonel Camisão sont pris à leur tour par la maladie. — Mort du fils de Lopès. — On continue à marcher. — Arrivée sur la ferme de Lopès ; il y meurt du choléra. — Son tombeau.


Le sentier qu’achevait d’ouvrir le capitaine Pisaflores avait déjà donné passage à notre guide, qui, se voyant enfin sur la limite des terres dépendant de sa propriété, de cette ferme qu’il aimait tant et dont il parlait si souvent, n’avait pu résister au désir d’y mettre le pied le plus tôt possible ; il s’y était porté avec son fils et les réfugiés du Paraguay. La largeur de l’abatis était suffisante pour le passage des hommes, mais non pas encore pour celui des caissons et des pièces ; il y avait aussi à améliorer les rampes bourbeuses du cours d’eau, ce qui demandait du temps, vu l’état de faiblesse où nous mettaient la maladie et la faim.

Ce ne fut qu’à dix heures de cette matinée du 25 que nous commençâmes à nous mettre en mouvement pour gagner la rive droite du Prata, où nous avions occupé une hauteur qui domine tous les environs. Le transport devait être d’une lenteur extrême ; comment en aurait-il été autrement ? Le nombre des litières auxquelles il fallait faire passer l’eau était de quatre-vingt-six, employant chacune huit hommes qui se relayaient : tous d’ailleurs de mauvais vouloir et rebutés, les plus récalcitrants montrant leurs pieds écorchés et saignants. Les officiers, l’épée à la main, exigeaient l’accomplissement de ce devoir, d’autant plus pénible qu’on ne pouvait en espérer aucun bon résultat ; tous les malades étant à peu près condamnés d’avance, on sacrifiait ainsi pour des moribonds ce qui restait de force et d’avenir dans le corps d’armée. Nous avions perdu bien au delà de cent hommes depuis l’invasion du mal, et il venait d’en être enterré encore une vingtaine avec le lieutenant Guerra, dans le campement que nous quittions.

À deux heures de l’après-midi, et à force de travail, tout se trouvait sur la rive droite, notre dernier chariot ayant été brûlé et ses bœufs tués pour être mangés. Pendant toute la soirée, les cas d’épidémie se multiplièrent au point qu’il devenait impossible de concevoir comment on ferait pour avancer. Un essai de dispositions nouvelles pour les litières, fait par ordre du commandant, porta jusqu’au désespoir le mécontentement des soldats, qui n’y voyaient qu’un surcroît de charge et de fatigue. On put même pressentir parmi eux la naissance d’une idée de sauve-qui-peut général : « En nous jetant tous dans le bois, disaient-ils, quelques-uns arriveront à Nioac, et du moins nous ne serons plus les esclaves d’agonisants, la plupart forcenés. »

Cependant les ennemis étaient venus occuper notre dernier campement ; ils envoyèrent contre nous une nuée de tirailleurs, qui ne se montra que pour se dissiper devant deux de nos compagnies. Alors, comme nous étions hors d’état de songer à les poursuivre, ils employèrent leurs loisirs à fouiller notre dernier lieu de stationnement dans tous ses recoins. Ils remarquèrent les tertres fraîchement remués, et ouvrant des fosses, ils en tirèrent les cadavres pour les dépouiller, pour s’emparer de quelques misérables haillons qu’ils se disputaient ensuite violemment entre eux ; plusieurs même s’empressèrent de s’en revêtir. La longue-vue nous permettait d’apercevoir clairement ce révoltant spectacle, qui nous tenait stupéfaits comme un incroyable mirage ; mais un de nos obus lancé par la pièce Napoléon Freire, pointée sur eux pendant qu’ils étaient en grand nombre au milieu des sépultures, alla précisément éclater sur leurs têtes, en tua quelques-uns, en précipita d’autres dans les fosses, dispersa le reste, et délivra le lieu de leur présence. Cette juste représaille répandit quelque animation dans le camp, jusqu’au coucher du soleil de ce triste jour.

À la nuit, nous fûmes appelés par le colonel Camisão. Il avait eu plusieurs conférences avec les commandants des corps, il paraissait profondément affecté, parla pourtant sans irritation de la fatalité qui s’était attachée aux mouvements de la colonne, et répéta plusieurs fois, ce qu’il sentait sincèrement dans l’âme, que la mort pour un chef était préférable au spectacle qu’il avait sous les yeux depuis quelque temps. Il se plaignit en termes modérés, sans l’amertume qu’il y avait mise précédemment, du choix de la route qu’on lui avait fait prendre.

« Et Nioac ? s’écriait-il. Et nos malades ? Je voudrais être à la place d’un de ceux qui en ont fini !… » Nous sentions bien qu’il avait encore quelque chose à nous dire ; mais nous nous retirâmes sans qu’il s’en fût ouvert.

Une seconde fois, à dix heures du soir, on vint de sa part nous appeler sur le cuir que nous partagions avec le lieutenant-colonel Juvencio ; nous y allâmes ensemble. Le commandant était en consultation avec le major Borgès et le capitaine Lago, discutant les moyens de transporter les nouveaux malades, il était question de les placer dans des moitiés de cuirs relevées par les bords en forme de cacolets établis sut des mules, celles mêmes qui portaient nos cartouches. C’était inexécutable, ne fût-ce qu’en raison du poids qu’on aurait fait ainsi retomber sur les soldats, déjà excédés. Il soutint pourtant cette idée avec insistance contre l’avis de tous ; nous nous séparâmes encore sans connaître le fond de sa pensée.

Enfin, vers le milieu de la nuit, il convoqua de nouveau les commandants et les médecins. Il venait de prendre une suprême résolution qu’il avait débattue en lui-même pendant les jours précédents comme dernier recours, et dont l’idée sans doute était présente à tous les esprits comme au sien, sans que personne cependant osât l’exprimer.

Après avoir exposé en peu de mots l’état des choses, l’urgence d’une marche en avant sans laquelle tout le monde était perdu, l’impossibilité maintenant bien constatée, reconnue par tous, de porter plus loin les malades, il déclara aux commandants que, sous sa propre responsabilité, et selon la rigueur de ce qu’il regardait comme un devoir pour lui, les cholériques, à l’exception des convalescents, allaient être abandonnés à cette halte même !

Aucune voix ne s’éleva contre cette résolution dont il prenait généreusement toute la responsabilité ; un long silence accueillit l’ordre et le consacra.

Les médecins furent pourtant invités par le colonel à présenter les observations que pouvait leur inspirer le devoir de leur profession.

Le docteur Gesteira, après quelque réflexion, dit qu’il ne pouvait se permettre ni approbation ni improbation ; que son serment de médecin, d’une part, et de l’autre sa conscience de fonctionnaire public attaché à l’expédition lui paraissant dans le cas actuel être en contradiction absolue, il ne pouvait que garder le silence.

Le commandant alors, comme hors de lui, ordonna qu’où allât immédiatement, aux flambeaux, ouvrir une clairière dans le bois voisin pour y transporter et y laisser les cholériques. Ordre terrible à donner, terrible à exécuter, mais qui pourtant, il faut bien le dire, ne souleva nul dissentiment, nulle censure ! Les soldats se mirent aussitôt à l’œuvre, comme s’ils eussent obéi à une consigne ordinaire, et ensuite (tant le sens moral avait disparu sous la nécessité présente !) ils placèrent dans le bois, avec la spontanéité de l’égoïsme, tous ces condamnés innocents, les malheureux cholériques, souvent des compagnons de longue date, parfois des amis éprouvés par des dangers communs.

Et, ce qui peut sembler non moins étrange, les cholériques eux-mêmes, au premier moment, sans qu’il fût nécessaire de recourir à aucun subterfuge, acceptèrent avec résignation ce dernier coup du sort. Les douleurs de cette horrible maladie contribuaient probablement à l’indifférence des patients, peut-être aussi l’idée du repos succédant aux tortures des cahots de la marche, mais surtout ce détachement facile de la vie qui est propre aux Brésiliens et qui en fait si vite d’excellents soldats ; tous ne demandaient qu’une faveur, qu’on leur laissât de l’eau.

Sous tant d’impressions funestes, nous nous étions groupés autour de la tente du lieutenant-colonel Juvencio ; ses gémissements appelèrent sur lui l’attention de tous : le mal venait de le saisir lui-même. Il était déjà méconnaissable, la voix toute changée et sinistre. Courir à la baraque des docteurs fut notre premier mouvement, et nous en revenions, quand une détonation se fit entendre tout près de nous, suivie de plusieurs coups de feu des sentinelles ennemies. C’était le soldat de planton du quartier général qui s’était suicidé : d’affreuses crampes s’étaient subitement emparées de lui ; il venait de s’en délivrer.

Tous ces bruits s’étaient faits sans que le lieutenant-colonel désirât en savoir la cause, ou même qu’il parût en avoir le sentiment. Son agitation avait pris peu à peu le caractère d’une hallucination frénétique ; nous-mêmes, veillant auprès de lui, rompus de fatigue, épuisés par tant de secousses, nous ne pouvions combattre un écrasant sommeil tout rempli d’images d’abandon et de massacres.

La translation des victimes avait duré toute la nuit, jusqu’aux premières lueurs du jour. C’est à ce moment d’agonie des infortunés qu’on abandonnait, que le vieux guide Lopès, revenu la veille de son excursion sur ses terres, et qui nous avait déjà appris que son fils était malade, vint nous annoncer sa mort. Il avait la voix tremblante, mais son attitude était calme. « Mon fils est mort, dit-il ensuite au colonel, et je désire porter son corps sur mes terres au premier lieu où j’aurai l’idée de le déposer : c’est une petite faveur que je sollicite pour lui et pour moi ; sa vie, comme la mienne, appartenait à l’expédition. Dieu, qui est le maître, l’a sauvé plusieurs fois de la main des hommes pour le prendre lui-même aujourd’hui. »

Tout s’assombrissait à tout moment autour de nous. Rien n’était plus digne d’inspirer la sympathie et la pitié que l’aspect du colonel, depuis l’ordre qu’il avait donné et qui s’accomplissait pendant que nous commencions à marcher. Regrets, remords, trouble d’esprit dans l’appréciation des motifs qui l’avaient fait agir et qu’il semblait débattre encore dans son cœur, lorsque déjà ses ordres étaient passés dans le domaine des faits accomplis : il avait la pâleur d’un spectre, s’arrêtant malgré lui pour écouter.

Quelque silencieux et mornes qu’eussent été les préparatifs, ce ne fut pas sans des cris, sans des bruits nouveaux pour l’oreille et dont la cause étonnait l’esprit, que le moment de la séparation arriva : il nous fut insupportable à tous. Nous laissions à l’ennemi plus de cent trente cholériques sous la protection d’un simple appel à sa générosité, par ces mots tracés en grosses lettres sur un écriteau fixé à un tronc d’arbre : « Grâce pour les cholériques ! »

Peu de temps après notre départ, et déjà hors de portée de la vue, un bruit de vive fusillade vint nous frapper tous au cœur ; et quelles clameurs sans nom n’entendîmes-nous pas ! nous n’osions pas nous regarder les uns les autres.

D’après ce que nous raconta par la suite un des pauvres abandonnés, sauvé par un miracle, plusieurs malades (il ne savait pas bien s’il y avait eu ou non un massacre général) s’étaient relevés convulsivement, et, rassemblant toutes leurs forces, s’étaient mis à courir après nous : aucun n’avait pu nous atteindre, soit faiblesse physique, soit cruauté de l’ennemi ; notre colonne avait pourtant alors ralenti sa marche d’elle-même, instinctivement, comme pour attendre.

Déjà nos caissons étaient surchargés de nouveaux malades mêlés aux convalescents ; le corps d’armée, en proie au plus sombre désespoir, avait, malgré sa lassitude, une fois en pleine marche, franchi peut-être deux lieues. La nécessité du repos l’arrêta sur le bord d’un gros ruisseau qui traverse les dépendances de la ferme du Jardin.

Le fils de Lopès, porté jusque-là sur un affût de canon et escorté de ses anciens compagnons de captivité au Paraguay, fut enterré sur la rive droite. Le père, qui s’était tenu à quelque distance de la fosse pendant qu’on la creusait, répondit, quand on vint lui dire que le sol était trop humide et même noyé d’eau : « Qu’importe à présent ! rendez à la terre ce qui lui appartient. »

Il revint peu après se mettre à côté de nous, pâle et comme brisé de fatigue, se dominant toutefois. Sous nos yeux s’étendait son immense propriété, dont il nous fit remarquer divers points, consacrés pour lui par les souvenirs de la vie tranquille qu’il y avait menée jadis. Là, au loin, ses vaches allaient boire l’eau d’un sol nitreux. D’un autre côté les animaux, dont une partie étaient à moitié sauvages, trouvaient un herbage des meilleurs, qui les retenait ou les rappelait bientôt. D’autres aspects éveillaient pour lui l’image de quelque scène patriarcale : il était d’une expansion fébrile qu’il ne pouvait réprimer.

Quand nous le quittâmes, justement inquiets, nous avions hâte de rejoindre le lieutenant-colonel Juvencio ; nous trouvâmes qu’il n’y avait plus rien à espérer de lui, comme nous ne le craignions que trop ; et, allant en rendre compte au commandant, ce fut avec une sorte d’épouvante que nous le vîmes lui-même attaqué à son tour. Couché à la renverse dans l’herbe, le chapeau sur le visage, dès qu’il se releva et se découvrit pour nous parler, nous comprîmes qu’il était perdu sans ressource : le sceau du choléra était sur lui. Il avait pourtant un calme que la situation rendait admirable. « Et moi aussi, dit-il, je meurs : il n’en pouvait pas être autrement ; mais j’ai sauvé l’expédition, vous le savez ; vous le direz. »

Quand la marche fut reprise, il n’essaya même pas de monter à cheval ; on le porta sur un caisson où il fut établi à côté du lieutenant Sylvio, déjà agonisant : deux cadavres, l’un près de l’autre. L’impassibilité du colonel était complète ; ses mains étaient croisées sur la poitrine, son chapeau rabattu sur les yeux, pour se soustraire aux rayons du soleil éblouissant qui illuminait cette triste scène. Juvencio se plaignant de son côté de cette clarté trop vive, nous courûmes au milieu de notre monde chercher un parasol que nous apercevions ouvert : nous ne pûmes retenir un cri de douleur en reconnaissant sous cet abri l’un des plus aimables jeunes gens du corps d’armée, le sous-lieutenant Miro, qui expirait dans des souffrances horribles. Nous l’avions vu le matin dispos et vaillant ; posé à présent sur son cheval, il ne se soutenait qu’à peine entre les bras d’un compatriote, d’un ami, le capitaine Deslandes, qui allait bientôt le confier à la terre.

Le point de la halte avait été déterminé : c’était au milieu de l’enclos de Lopès ; la mission du vieux guide tirait à la fin de son entier accomplissement, et ce devoir semblait être le dernier lien qui l’attachât à la vie. Il nous avait dit, quelques heures auparavant : « Regardez ce champ de verdure sombre ; c’est mon réduit, je n’y parviendrai pas. Vous autres, sous peu, vous serez à Nioac. »

Affaibli, courbé en deux, il allait la tête penchée sur l’arçon de sa selle. Tout à coup les étriers lui échappèrent, il roula par terre, en proie au choléra. Ayant été placé sur un affût, il s’y ranima quelque peu ; et de là, il dirigeait encore la marche. Comme son beau-fils Gabriel voulait couper par un taillis : « Tournez-le, dit-il d’une voix éteinte, il est trop embarrassé de broussailles. »

À la tombée de la nuit, nous nous trouvâmes en vue de la colline au pied de laquelle est le réduit, l’ancien lieu de rassemblement des troupeaux de la ferme, que Lopès nous avait montré de loin. Le soleil déclinait ; de grands rayons orangés partaient de son disque au fond de l’horizon et rehaussaient la plus admirable perspective, si belle que notre souvenir nous la représente encore. Ces splendeurs éternelles de la nature rendaient plus poignant encore pour nous le sentiment de notre ruine prochaine, et cette contemplation nous absorbait, quand un escadron paraguéen arriva au galop avec l’intention de couper quelque part notre ligne flottante et interrompue ; mais la halte qui se fit partout, comme d’elle-même, nous préserva de cette attaque.

Nous campions sur la place même, ayant franchi quatre lieues d’une marche harassante, privés comme nous l’avions été de nourriture et de sommeil : la nécessité nous portait ; nous entrâmes dans les enclos du réduit.

Le colonel Camisão, le lieutenant-colonel Juvencio et notre guide Lopès furent installés dans un hangar en ruine auprès duquel on alluma de grands feux pour tâcher de rétablir chez eux la chaleur. Des limons et quelques oranges qu’on leur apporta calmèrent un peu leur soif. Le docteur Gesteira voulut encore essayer d’un médicament pour le colonel : « Docteur, dit-il, allez aux soldats, ne vous fatiguez pas inutilement pour moi ; je suis un homme mort. » Son calme ne l’abandonna pas un moment. Il laissait à peine entendre quelques gémissements sourds dans des souffrances dont l’excès faisait crier et bondir ses compagnons de douleur.

La nuit se passa pour tout le monde dans une agitation extrême. Les plaintes répondaient aux plaintes ; aux tortures de la maladie s’ajoutaient les défaillances de la faim.

Dans la matinée du 27, les ennemis s’approchèrent encore de nous, faisant mine de nous disputer le passage du ruisseau auquel le réduit donne son nom ; mais ils se continrent devant l’attitude du bataillon de volontaires no 19, formant notre arrière-garde, et notre marche commença comme celle de la veille. Le colonel Camisão, déjà sans voix, était porté sur un affût, Lopès sur un autre, le colonel Juvencio en hamac, ainsi que plusieurs autres officiers et sous-officiers. Il en était mort trois à la halte.

À une demi-lieue du réduit, nous atteignîmes enfin le bord de la rivière de Miranda, mais trop abattus et trop souffrants pour éprouver la joie que nous nous étions promise. Sur la rive opposée, on voyait la maison du guide, le toit hospitalier où le voyageur trouvait autrefois bon accueil et abondance de toutes choses. Au moment d’y arriver, le noble vieillard rendit l’âme, insensible à la vue de tout ce qu’il avait aimé.

Il fut enterré au milieu de notre campement. Chez lui, ses amis placèrent une croix de bois sur sa tombe.