La Responsabilité médicale

La Responsabilité médicale
Revue des Deux Mondes4e période, tome 144 (p. 543-563).
LA
RESPONSABILITÉ MÉDICALE


I

La responsabilité médicale n’a jamais pu être définie avec précision ; elle a été interprétée différemment selon les circonstances et les juridictions qui avaient à en connaître, mais elle a toujours existé dans tous les pays[1].

Il est vrai que, lorsqu’on parle de cette question, on se heurte à la légende de l’immunité absolue, vieille de tant de siècles qu’il est presque impossible de la détruire. En effet, ne lisons-nous pas dans Montaigne, citant Nicolas : « Ils ont cet heur (les médecins) que le soleil esclaire leur succèz et la terre cache leur faute[2] » ; et Molière, dans son Malade imaginaire, ne fait-il pas dire au Præses recevant le néophyte dans le docto corpore : — Dono tibi et concedo virtutem et puissanciam medicandi, purgandi, seignandi, taillandi, coupandi, et occidendi impune per totam terram ? — Telle est la légende et telle est la source des quolibets que les auteurs satiriques ont de tout temps adressés aux médecins. Mais la réalité n’est pas conforme à la légende, et depuis longtemps, ou plutôt, à vrai dire, de tout temps, il y a eu une responsabilité médicale.

Il serait trop long de citer en ce moment des exemples empruntés aux historiens grecs, ou à ceux du moyen âge, mais il importe de noter ce que décidait la législation romaine. Celle-ci nous intéresse davantage, car notre magistrature est imbue des principes du droit romain, et c’est lui qui constitue la base de notre code civil. A Rome, les médecins étaient régis par la loi Aquilia. Le médecin qui avait causé la mort d’un esclave devait payer une indemnité à son maître ; s’il s’agissait d’un homme libre, il encourait la peine capitale. Cependant, il ne semble pas que cette loi ait été fréquemment appliquée, et Pline s’en plaint dans les termes suivans : « Les médecins sont les seuls qui puissent impunément commettre un meurtre. » C’est dans la loi Aquilia qu’il est pour la première fois parlé de la culpa gravis, la faute lourde, qui sert de base à notre jurisprudence actuelle.

En France, il en est ainsi depuis le XVe siècle ; auparavant, il n’y avait condamnation que s’il y avait eu, de la part du médecin, dol, malice, intention de nuire. Le jurisconsulte Papon est d’avis que la faute lourde est suffisante pour que le médecin mérite une condamnation, même s’il n’y a pas eu dol : « Combien que la nécessité de mort advenue à un malade ne doive causer blâme à un médecin qui l’avait en main, si est-ce pourtant que la faute dudit médecin, soit pour être ignare ou par trop hasardeux, ne doit être excusée sous couverture de notre fragilité et de la nécessité susdite, mais il faut enquérir, et si la faute est connue, elle est digne de peine. Et à ce propos, un médecin accusé en Parlement d’avoir mal usé en donnant médecine trop forte, qui était savant, et s’excusait de ce qu’il trouvait le mal fort dangereux et consultément lui avait donné un breuvage fort et suffisant pour le jeter hors ou pour savoir bientôt s’il en mourrait ou échapperait, fut, par arrêt de Paris du 25 avril 1427, pour cette fois délaissé sans peine et admonesté de ne plus faire ainsi, à peine d’en être grièvement puni[3]. »

En 1596, le Parlement de Bordeaux condamne à 150 écus de dommages et intérêts les enfans d’un médecin qui, en pratiquant la saignée, avait pqjué l’artère brachiale. En 1602, le même Parlement décide que le chirurgien n’est pas responsable des accidens qui surviennent au malade, s’il n’y a pas de sa faute. En 1696, le Parlement de Paris, dans une ordonnance, déclare que les médecins et chirurgiens ne sont pas responsables des accidens qui surviennent au cours du traitement : quia œgrotus débet sibi imputare cur talem elegerit.

Le même Parlement, quelques années plus tard, acceptant une autre doctrine, condamnait certaines méthodes thérapeutiques, parmi lesquelles la transfusion du sang ; il rendit même un arrêt contre l’émétique, mais il fallut le casser ; on en trouve la raison dans les spirituelles Lettres de Guy Patin[4] : l’émétique était le remède favori de Louis XIV dans ses fréquentes indigestions.

En 1710, le Parlement de Bordeaux décide que le chirurgien qui a fait une mauvaise cure est tenu à payer des dommages et intérêts à celui qu’il a estropié ; il condamne le chirurgien à ne pouvoir opérer sans qu’il y ait eu au préalable une consultation et l’oblige à se ranger à l’avis de la majorité, même s’il est le plus ancien des praticiens réunis.

En 1760, le Parlement de Bordeaux condamne un chirurgien qui, à la suite d’une fracture mal soignée, avait été obligé de recourir à l’amputation. Il lui inflige 15 000 livres de dommages et intérêts, somme énorme, car il faudrait la multiplier par 2 ou 3 pour établir sa valeur actuelle.

Il est nécessaire de faire remarquer que ces arrêts sont très différens suivant la personnalité en jeu ; à cette époque, les médecins, les chirurgiens et barbiers vivaient en fort mauvais termes ; toutes les condamnations sévères frappent les chirurgiens, alors que les médecins se retirent presque toujours indemnes ou avec une légère admonestation.

Dans la loi de ventôse an XI, qui a régi la profession médicale jusqu’à la loi du 30 novembre 1892, il n’est fait aucune mention de la responsabilité ; l’article 29 vise seulement les officiers de santé, qu’elle rend responsables des conséquences des opérations qu’ils pratiqueraient sans l’assistance d’un docteur. A l’étranger, la législation est d’une sévérité très variable. En Angleterre, le 7 mai 1886, un médecin comparaissait devant le jury pour avoir administré un purgatif à un homme atteint d’une maladie de cœur ; le malade, à la suite de l’ingestion de ce médicament, était mort. Le Lord chief justice, en résumant les débats aux jurés, leur dit : « Tout homme qui pratique une profession savante, tout homme qui entreprend une tâche qui lui est dévolue par la loi ou qu’il assume de lui-même, est tenu d’apporter dans l’accomplissement de ce devoir ou de cette tâche l’habileté normale d’un homme compétent ; sinon, il doit être considéré comme coupable de négligence. Les circonstances qui constituent la culpabilité ne se prêtent pas à une formule légale absolue ; il y a une question de fait, qui varie avec chaque affaire… Le jury doit décider si, dans l’espèce, l’accusé a agi avec une habileté et un soin suffisans. » Le magistrat, après avoir rappelé que le défunt, au dire de l’expertise médico-légale, était, au moment où le remède lui avait été administré, atteint d’une dégénérescence graisseuse du cœur, ajoutait : « Y a-t-il eu ignorance de la part de l’accusé à ne pas découvrir cet état ? On reconnaît que la maladie en question peut échapper aux médecins les plus expérimentés. Or, il serait monstrueux de déclarer un homme coupable de défaut d’habileté pour ne pas avoir découvert un point que les plus habiles ne découvrent pas toujours. Il a été décidé qu’un homme n’est pas tenu d’apporter, dans l’accomplissement de sa tâche, une habileté extraordinaire, mais seulement un degré d’habileté normal. » Le médecin fut acquitté[5].

En Allemagne, la responsabilité médicale était formellement reconnue par la constitution Caroline, de Charles-Quint, qui admettait dès cette époque la nécessité d’une expertise sur les faits. Les fautes des médecins sont actuellement soumises à un tribunal de savans et de médecins. Les lois allemandes sont très strictes, et, chose bizarre, si l’on n’a pas le droit d’exercer la médecine, on est moins sévèrement puni que si l’on est docteur. De plus, dans chaque circonscription administrative, il y a en Allemagne un médecin public, un Kreis-physicus ; si l’un de ces médecins commet une faute, on peut le faire descendre d’un échelon dans la hiérarchie médicale. Ainsi, le docteur Kuehner cite l’exemple d’un chirurgien qui, pour consolider une fracture de la rotule, tira un coup de pistolet sur le genou de son malade ; il fut poursuivi et descendu d’un grade, quoique son malade se fût trouvé bien de cette singulière médication[6].

Non seulement la jurisprudence allemande s’occupe de savoir si le médecin a commis une faute lourde, mais elle recherche si le traitement appliqué était bon et s’il a été administré suivant les règles[7], En 1882, à Heidelberg, un médecin fut accusé de la mort d’un homme, pour n’avoir pas employé la méthode antiseptique. Le tribunal des super-arbitres confirma cette manière de voir. Le médecin fut condamné à quatorze jours de prison.

En Autriche, le médecin est passible d’une indemnité pécuniaire ; mais, en plus, le tribunal peut lui interdire l’exercice de sa profession, « jusqu’au moment où, par un nouvel examen, il aura prouvé qu’il possède les connaissances qui lui manquaient. »

En Italie, la responsabilité résulte des articles 554 et 555 du Code pénal, qui se rapportent à l’homicide et aux blessures par imprudence, inattention et négligence, auxquelles s’ajoute l’impéritie dans la profession que l’on exerce, imperizia dell’ arte o della professione che esercita.

En Amérique, où la liberté de l’exercice de la médecine est absolue, la responsabilité médicale rentre dans le droit commun. En cas d’insuccès ou de mort, les médecins sont parfois condamnés à des indemnités considérables, 100 000 ou 150 000 francs. Assez fréquemment les médecins font signer à leur malade, avant l’opération, l’engagement pour eux et pour leurs héritiers de ne rien réclamer, quelle que soit l’issue de l’opération. Ce procédé, il faut en convenir, s’il met le médecin à l’abri de toute poursuite, n’a rien de rassurant pour le patient.


II

Les législateurs n’ayant pu fixer les bases de la responsabilité médicale, celle-ci se trouve, suivant les lieux et suivant les temps, très diversement appréciée et soumise aux fluctuations de l’opinion publique.

Or, l’opinion est dominée par deux sentimens contradictoires et successifs, qui se produisent également lorsqu’il s’agit d’un crime ou d’un délit. Au moment où une erreur médicale ou pharmaceutique est signalée, la société éprouve un sentiment d’indignation. Elle fait appel à ceux qui détiennent une part du pouvoir répressif ; elle a peur que celui-ci ne soit ni assez sévère, ni assez prompt dans l’action. Cette impression a pour origine la pitié qu’inspire la victime, et l’égoïsme que provoque l’idée de préservation personnelle. Des circonstances particulières peuvent lui donner une intensité exceptionnelle. En cas de crime, les foules obéissent à ce sentiment inné, lorsqu’elles « lynchent » un coupable ou présumé tel, dans les pays où la procédure est lente ou suspecte.

Cette première impression se produit toujours… Puis, quand le coupable est connu, quand il est sous la main de la justice, quand enfin tout danger a disparu pour soi ou les siens, l’opinion se retourne immédiatement. La pitié va à l’inculpé. Il est seul, ses moyens de défense semblent insuffisans. Sa faute s’explique par la passion, à moins qu’elle ne soit le résultat d’une erreur. Qui n’a eu des passions, qui n’a commis des erreurs ? On ne songe plus que l’on aurait pu être la victime, on se demande avec anxiété si un jour on ne pourrait pas commettre l’acte reproché au coupable.

Ce sentiment de retour est plus ou moins vif, suivant les circonstances extrinsèques, qui, comme dans le premier mouvement, peuvent surexciter l’opinion publique. Mais il ne manque jamais de se produire. Il existe chez ceux qui assistent comme spectateurs au procès, chez ceux qui y sont acteurs, et même chez ceux qui l’ont provoqué. Deux fois j’en ai eu la preuve évidente. Un commerçant dépose une plainte contre un caissier infidèle ; il fait, dans le cabinet du juge d’instruction, une déposition sans merci. Le caissier attend en prison, pendant deux ou trois mois, que l’affaire soit mise au rôle des assises. Là, le plaignant plaide lui-même les circonstances atténuantes ; il rétracte dans la mesure du possible les allégations premières, et fait tous ses efforts pour rendre possible un acquittement.

Cette seconde impression, très chevaleresque, semble avoir en France une intensité plus grande qu’en d’autres pays. Elle a une conséquence regrettable. A la première heure, la société a fait appel à ceux qui détiennent une part quelconque de l’autorité chargée de la protéger. Obéissant maintenant à la seconde impression, elle entre en défiance de ceux qui ont mission de remplir la fonction qu’elle vient de leur confier. Qu’il s’agisse de l’agent inférieur, du sergent de ville ou de l’avocat général, peu importe, il est suspect ; en tout cas, il ne sera jamais populaire.

Le médecin se trouve souvent associé à ces actes, réclamés comme tutélaires par la société. Il en est ainsi du médecin expert près les tribunaux ; du médecin hygiéniste, ayant mission de protéger la santé des ouvriers travaillant dans une industrie dangereuse, ou d’indiquer à une agglomération les mesures capables de prévenir ou de faire cesser une épidémie. Son impopularité égale celle du commissaire ou de l’avocat général.

Aussi bien, il en va de même dans les actes de la vie ordinaire, alors que le médecin agit comme protecteur de la santé d’une famille ou d’une personne. Pendant la première période, quand la maladie n’est pas encore sous la main de la thérapeutique, les témoignages d’affection se prodiguent. Mais, si le malade guérit, qu’il surgisse une question incidente, celle des honoraires ou toute autre, le sentiment de protestation se manifeste. Il n’en est pas toujours ainsi, je le sais ; mais, si la maladie s’est terminée d’une façon fâcheuse, et que la famille n’ait pas obéi à ce second sentiment, elle vous le dit, elle s’en fait gloire, elle est fière de ne pas avoir succombé à la tentation. Tant il est vrai que ce même sentiment existe chez tous !

Actuellement, la vie privée existe à peine, tout se raconte, tout se discute, tout se publie. A côté de l’homme qui pense que les siens ont été victimes du médecin, il se trouve toujours une autre personne qui excite ce sentiment de protestation, de revendication. La plainte, au lieu de s’éteindre, comme autrefois, au sein de la famille ou dans le cercle des amis, se déverse dans la presse, ou aboutit au cabinet du Procureur de la République.

Quel accueil y trouve-t-elle ? Celui que lui vaut la réputation d’honorabilité dont à ce moment la profession médicale est en possession. Qui règle cette appréciation ? Je le dis sans réserve, c’est le corps médical lui-même. Est-ce un dépôt dont il se montre soucieux ? Qui de nous, dans une réunion, dans un dîner, n’a entendu un médecin juger la moralité ou l’habileté de ses confrères ? Si le médisant est en verve, la conversation roulera exclusivement sur les méfaits médicaux. C’est une revue générale ; chacun y a sa place, plus particulièrement ceux dont le nom a une certaine notoriété : on ne jette pas de pierres à un arbre sec, dit un proverbe persan. Mais comment voulons-nous que ceux qui ont entendu des médecins, d’ailleurs honorables, lapider ainsi les hommes que jusqu’alors ils avaient crus dignes de respect, n’ajoutent pas foi aux allégations produites contre un individu faisant partie de la corporation médicale ? En dépréciant ses confrères, on prépare l’opinion publique et la magistrature à la sévérité.

Je sais bien que dans la bouche du médisant les termes n’ont pas la valeur que lui accordent les auditeurs. Nous sommes habitués entre nous à parler de nos confrères en ornant notre discours d’épithètes aiguisées ; nul de nous n’ignore ce que valent ces expressions malsonnantes. Elles signifient seulement que, sur une question de doctrine ou de pratique, nos opinions divergent. Quelques heures s’écoulent ; et c’est à peine si nous nous souvenons qu’à un moment, nos convictions scientifiques nous ont entraînés à une expression offensante ; et, si le hasard nous met en présence de notre adversaire, nous allons à lui la main ouverte. Il n’y a en cela aucune duplicité, il y a simplement un fait : entre médecins, nous ne gardons pas dans nos jugemens la mesure nécessaire.

Quand, oubliant que nous parlons devant des étrangers, nous nous exprimons de même, nous commettons une mauvaise action. Ceux-ci ne peuvent remettre les choses au point. et faire la part des exagérations. D’ailleurs, qui leur aurait appris à distinguer la vérité et l’erreur dans les paroles ainsi prononcées ? Ce n’est pas le langage des membres des autres corporations qui aurait pu faire leur éducation. Les ponts s’écroulent, les digues se rompent, les meilleures causes succombent devant les tribunaux : les ingénieurs, les magistrats, les avocats ont-ils préparé l’opinion à juger sévèrement ceux qui ont commis des fautes professionnelles ?

Cette habitude de médisance semble avoir toujours existé parmi les médecins. « Combien de fois, dit Montaigne, nous advient-il de voir des médecins imputant les uns aux autres la mort de leurs patiens ! » Mais je ne crois pas qu’elle ait jamais sévi avec l’intensité qu’elle a prise dans ces dernières années.

Je disais plus haut que la responsabilité médicale est soumise aux oscillations de l’opinion publique : quand, par la presse, par la parole, on a fait cette opinion, quand on a déversé sur les membres de la corporation le discrédit et la suspicion, on ne doit pas s’étonner que ceux qui sont chargés de la protection de la société traduisent par des actes les sentimens qu’après tout, les médecins eux-mêmes ont répandus sur leur propre compte.

La responsabilité médicale sera ce que voudra le corps médical lui-même. Il faut que celui-ci se préoccupe des conditions nouvelles dans lesquelles il se trouve placé vis-à-vis du public ; elles se sont singulièrement modifiées dans ces dernières années. Les raisons de cet antagonisme croissant entre le médecin et le public tiennent à des causes multiples, dont les unes dépendent du médecin, les autres du client ; il faut reconnaître que les transformations qui ont le plus gravement compromis la situation du corps médical ont été introduites par le client lui-même.

Il y a trente ans, il n’y avait dans la famille qu’un seul médecin ; C’était lui qui mettait au monde les enfans, c’était lui qui recueillait le dernier soupir des vieillards. On ne le considérait pas comme un homme qui vient faire une visite, que l’on paye de sa peine ; c’était un ami, le confident des douleurs comme des joies ; il suivait la famille pendant plusieurs générations, qu’il voyait grandir et se développer ; ce n’était pas un médecin, c’était le medicus familiaris. Quand l’un des membres de la famille était atteint d’une affection réclamant l’intervention d’un médecin spécialiste, c’était le docteur de la famille qui le choisissait ; il accompagnait son malade à la consultation, était présent à la visite. Comme il connaissait les antécédens héréditaires et personnels de son client, il lui était facile, avec l’aide du médecin spécialiste, de formuler un traitement rationnel.

Que se passe-t-il aujourd’hui, aussi bien à Paris que dans les villes et les campagnes ? C’est à la dernière page des journaux que l’on cherche le nom du médecin spécialiste ; on va le consulter. Ce médecin, qui ne connaît en rien le malade qui lui arrive, institue le traitement qui lui semble bon ; mais comme le malade et le médecin ne sont pas liés l’un avec l’autre ; comme le client ne tient pas à son médecin de hasard, qu’il le quitte avec une facilité égale à celle qui a décidé de son choix, il arrive souvent que le médecin, qui ne voit ce client de passage qu’une seule fois, ne peut suivre ni la marche de l’affection, ni le résultat du traitement qu’il a ordonné. J’ai, plusieurs fois, vu des personnes qui recevaient ainsi les soins de deux, trois et même quatre médecins, lesquels ignoraient leur singulière collaboration. Mais cette multiplicité de traitemens, bien que chacun, pris en particulier, pût être convenable, causait le plus grand préjudice à la santé du malade, car une médication, pour être efficace, doit être une et bien coordonnée. Ai-je besoin d’ajouter que le spécialiste ne peut avoir pour son malade de hasard les attentions délicates, je dirai même presque paternelles, du medicus familiaris ?

Depuis quelques années, les sociétés de secours mutuels ont pris un développement excessif. Ces associations, je le reconnais, rendent de grands services ; mais le nombre de ceux qui en font partie et qui, par leur situation de fortune, seraient à même de payer leur médecin, est considérable. Je pourrais citer trois villes, dont l’une est proche de Paris, où tout le monde fait partie d’une société de secours mutuels, à commencer par le maire et le notaire. On conçoit aisément la situation dans laquelle se trouvent les médecins ; ne pouvant plus vivre honorablement, les meilleurs abandonnent ces villes, au détriment des malades eux-mêmes.

L’organisation des services hospitaliers nuit aussi beaucoup aux médecins des villes. Par exemple : il y a chaque année, dans Paris, environ 70 000 accouchemens ; sur ce nombre, il n’y en a pas moins de 36 000 qui sont faits dans les hôpitaux.

Je ne veux pas dire que l’on ait tort d’assainir les hôpitaux, de créer des maternités, de donner aux malades tout le bien-être désirable : le principe est excellent ; mais ce contre quoi je m’élève, c’est la présence, dans les services hospitaliers, de malades, soignés gratuitement, qui prennent une part du patrimoine des pauvres, alors que ceux-ci ne peuvent trouver de place dans les services créés pour eux.

Grâce à l’hygiène ou à de nouveaux traitemens, le nombre des maladies et des malades tend à décroître : ainsi, la variole ne se rencontre plus à Paris que très exceptionnellement ; la fièvre typhoïde, depuis que l’on surveille l’eau que l’on consomme, qu’on la filtre ou la fait bouillir, est en décroissance ; la diphtérie, depuis l’organisation du service de désinfection et depuis la sérothérapie, a diminué dans des proportions considérables, et bientôt, nous l’espérons, la tuberculose pourra à son tour être enrayée.

En même temps que diminue le nombre des malades, le nombre des médecins s’accroît sans cesse. Il y a vingt ans, on comptait 10 000 docteurs en France ; actuellement, on en compte 14 000, et, vu le nombre des étudians en médecine, en cours d’études, inscrits dans les diverses Facultés (depuis 1887, leur nombre a doublé), on peut prévoir que, dans dix ans, le nombre des médecins, en France, dépassera 20 000.

Le corps médical se trouve donc dans une situation fâcheuse, et il faut avouer que quelques rares médecins ont cédé aux inspirations de la malesuada fames.

Quelques-uns ont conclu des ententes particulières avec des pharmaciens, d’autres avec des confrères avec lesquels, appelés en consultation, ils partageaient les honoraires. Ces faits ne sont pas ignorés du public, et le malade se demande parfois si le médecin, qui lui conseille d’aller voir tel chirurgien, n’a pas intérêt à lui donner cette indication ; si le chirurgien, qui lui conseille de se faire opérer, n’a en vue que l’indication thérapeutique. Il se pose cette question : Le conseil est-il désintéressé ? Généralisant les bruits qui sont venus à ses oreilles, il englobe tout le corps médical dans cette même méfiance. Peut-être, au début, les médecins qui « dichotomisaient » ne se rendirent-ils pas compte de la disqualification et de l’état de suspicion où ils plaçaient le corps médical. Aujourd’hui, ils ne peuvent ignorer que ce procédé a été l’agent le plus actif du discrédit jeté sur les médecins. Je veux croire qu’ils réfléchiront et renonceront à de telles pratiques, car l’opinion publique est sévère pour nous.

Dupin a bien dit : « On ne conclut pas, ou l’on conclurait mal du particulier au général, et d’un fait isolé à des cas qui n’offriraient rien de semblable. Chaque profession renferme dans son sein des hommes dont elle s’enorgueillit, et d’autres qu’elle désavoue. » Que le corps médical ait le courage de prononcer ce désaveu.

Telles sont les raisons qui ont ébranlé la foi du public. Elles sont exagérées, mais elles gouvernent en ce moment l’opinion ; le corps médical ne doit pas les ignorer.

Ce discrédit est immérité, et j’ose dire que, dans aucune des professions avec lesquelles je me suis trouvé en contact, je n’ai trouvé un dévouement plus absolu, plus constant. Je ne veux pas parler du dévouement accidentel dans les épidémies, ou de celui que provoque l’explosion d’une guerre ; le danger et une certaine gloriole sont de puissans excitans ; je veux rappeler le dévouement obscur du médecin qui, chaque jour, à la ville et à la campagne, va voir son client, le soigne avec un courage et une abnégation sans bornes, au point même, dans certains cas, d’engager, pour couvrir son malade, sa réputation personnelle.

Le médecin doit toujours songer que le malade lui a confié sa santé, sa vie et l’avenir des siens ; il faut que cette responsabilité et cette confiance le touchent, le préoccupent. Je plains le malade qui a pour médecin un indifférent, qui ne se pose pas constamment cette question : « Ai-je fait tout ce que l’on pouvait faire ? ai-je négligé quelque indication ? » Le malade attend son médecin, il guette son arrivée, et le meilleur calmant pour lui est de savoir qu’il existe un homme en qui il a confiance et qui compatit à ses misères. Il faut que cet intérêt que lui porte son médecin soit manifeste.

Cette confiance, si touchante, du malade en son médecin expose celui-ci à un autre danger. Il est attendu comme le sauveur. Tout ce qu’il conseille est un ordre, une ordonnance. On ne discute pas ses arrêts au moment présent ; on les discutera plus tard, suivant le succès ou l’insuccès.

Comment concevoir qu’un homme, qui, du matin au soir, est reçu avec des marques d’une telle condescendance, ne prenne pas de sa valeur une idée trop favorable ? Quand, vingt fois par jour, il s’entend dire : « Docteur, nous n’avons confiance qu’en vous. — Vous avez sauvé mon mari, mon fils, etc. », il finit par croire qu’il en est ainsi, et il faut faire de singuliers retours sur soi-même, sur l’incertitude de la science médicale, sur les erreurs que l’on a commises, pour retrouver dans sa conscience les sentimens d’une modestie soumise à de si flatteuses épreuves.

Celles-ci sont plus périlleuses encore, quand, plus avancé dans la carrière, signalé à la confiance de ses confrères par sa position dans la hiérarchie médicale, par des travaux scientifiques, le médecin est appelé en consultation ; quand les phrases que je rappelais tout à l’heure ne sont plus prononcées par des incompétens, mais par ses confrères, par ses juges journaliers.

Comment s’imaginer qu’un homme, que, pendant vingt ans, on invoque comme un sauveur, ne finisse pas par croire à son mérite, à sa valeur ?

Qu’il se méfie de cet écueil ; qu’il n’ait pas en lui une trop grande confiance ; qu’il pense à Montaigne, et songe parfois à ceux qui sont sous la terre et que le soleil n’éclaire plus.

Si le médecin veut bien ne plus se laisser entraîner par le plaisir de médire de ses confrères ; s’il ne dit pas d’eux ce qu’il ne voudrait pas qu’on dise de lui ; s’il est indulgent pour les erreurs qu’ils peuvent commettre, comme il voudrait qu’on le fût pour les siennes propres, l’opinion publique, un instant égarée, aura dans l’honorabilité et la valeur du corps médical, la confiance dont la très grande majorité de ses membres n’a pas cessé un seul jour d’être digne.


III

Quand ce retour de l’opinion aura eu le temps de se faire, nous serons, au point de vue de la responsabilité médicale, dans la situation où nous nous trouvions, il y a dix ans.

En effet, aucune loi nouvelle n’est intervenue, touchant cette question ; il n’y a pas lieu d’espérer, je dirais plutôt : de craindre qu’on en édicté une.

Ceux qui ont pris part aux débats du Parlement ou qui les ont suivis avec soin, pendant la discussion de la loi sur l’exercice de la médecine, savent que le corps médical se heurte à un sentiment de suspicion très net, très franchement avoué. Il appartient à ceux qui, par leurs écrits, préparent l’opinion, de ne pas exaspérer ce sentiment. En tout cas, ce que je puis affirmer à mes confrères, c’est qu’en ce moment le législateur ne semble pas disposé à promulguer une loi conférant au corps médical l’irresponsabilité réclamée.

Il y a, de la part de quelques-uns de ses membres, une contradiction singulière. Dans quelques journaux médicaux, on lit chaque jour que tel médecin a commis tous les méfaits imaginables ; il en vit, c’est son œuvre journalière ; et ces mêmes journaux demandent l’irresponsabilité médicale absolue. Il suffit de les ouvrir pour trouver des argumens péremptoires à opposer à leur thèse. N’ayant pas un texte spécial sur la responsabilité, les tribunaux ne peuvent qu’appliquer aux médecins les principes qui constituent la responsabilité de tous les citoyens : « Chacun est responsable du dommage qu’il a causé, non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou son imprudence (Code civil, art. 1382), et art. 319 et 320 du Code pénal). »

Mais sur quelles données le tribunal peut-il établir son appréciation ? Peut-il substituer ses opinions médicales à celles du médecin lui-même ? A-t-il à formuler des règles médicales ou chirurgicales ? — Ce serait revenir aux coutumes égyptiennes.

« Les Égyptiens, dit Diodore de Sicile, avaient un livre, qui renfermait les règles de la science médicale auxquelles les médecins étaient tenus de se conformer ponctuellement ; ces règles avaient été tracées par les successeurs les plus immédiats et les plus célèbres d’Hermès. Lorsque les médecins les suivaient avec exactitude, ils étaient à l’abri de toute poursuite, même lorsque le malade venait à périr ; mais, dès qu’ils s’en écartaient, on les punissait de mort, quelle que fût, d’ailleurs, l’issue de la maladie. »

La vérité se trouve, suivant moi, dans les règles formulées par le procureur général Dupin, en 1835 :

« Dans les questions de ce genre, il ne s’agit pas de savoir si tel traitement a été ordonné à propos ou mal à propos ; s’il devait avoir des effets salutaires ou nuisibles ; si un autre n’aurait pas été préférable ; si une telle opération était ou non indispensable ; s’il y a eu imprudence ou non à la tenter, adresse ou maladresse à l’exécuter ; si, avec tel ou tel instrument, d’après tel ou tel autre procédé, elle n’aurait pas mieux réussi. — Ce sont là des questions scientifiques à débattre entre docteurs, et qui ne peuvent pas constituer des cas de responsabilité civile et tomber sous l’examen des tribunaux. Mais, du moment que les faits reprochés aux médecins sortent de la classe de ceux qui, par leur nature, sont exclusivement réservés aux doutes et aux discussions de la science ; du moment qu’ils se compliquent de négligence, de légèreté, ou d’ignorance de choses qu’on doit nécessairement savoir ; la responsabilité de droit commun est encourue et la compétence de la justice est ouverte.

« Qu’un médecin ordonnance une potion ; qu’il proportionne les élémens dont il la compose d’une manière plus ou moins salutaire, plus ou moins en harmonie avec le mal et avec le tempérament du malade ; jusque-là, il peut n’y avoir qu’un fait soumis aux discussions scientifiques des docteurs. Mais qu’il prescrive une dose telle qu’elle a dû être infailliblement un poison, — par exemple, une once d’émétique au lieu de deux ou trois grains ; — toute la responsabilité de ce fait retombe sur lui, sans qu’il soit nécessaire, à l’égard de la responsabilité purement civile, de rechercher, s’il y a, de sa part, intention coupable : il suffit qu’il y ait eu négligence, légèreté ou méprise grossière, et par là même inexcusable.

« Assurément il serait injuste et absurde de prétendre qu’un médecin ou un chirurgien répond indéfiniment des résultats qu’on voudrait attribuer à l’ignorance ou à l’impéritie. Mais, réciproquement, il serait injuste et dangereux pour la société de proclamer comme un principe absolu qu’en aucun cas ils ne sont responsables dans l’exercice de leur art. Un jugement qui se serait décidé par l’une ou l’autre de ces deux raisons ne pourrait échapper à la cassation. »

Depuis quelques années, les membres des tribunaux, émus par les faits qu’on leur a racontés, qu’on a grossis devant eux, par ceux qui ont provoqué des articles de presse retentissans, ont tendance à s’écarter de cette ligne de conduite, à déterminer les conditions dans lesquelles auraient du se faire soit un diagnostic, soit une intervention chirurgicale. ils s’engagent dans une voie périlleuse. Le corps médical peut craindre de trouver devant lui des jugemens rappelant ceux du Parlement sur le quinquina ou la transfusion, limitant son intervention utile auprès de son malade. Peu de temps après la découverte de l’anesthésie, un malade était mort pendant l’administration du chloroforme. Velpeau, défendant le médecin poursuivi, disait avec raison aux magistrats : « Vous tenez dans vos mains l’avenir de la chirurgie. La question intéresse le public plus que le médecin. Si vous condamnez le chirurgien qui a employé le chloroforme, aucun de nous ne consentira à l’employer désormais ; aucun médecin, s’il sait qu’à la suite d’un accident, impossible à prévoir, il encourt une responsabilité, ne voudra plus l’administrer. C’est à vous de maintenir l’abolition de la douleur ou de la réinventer ! »

La tendance actuelle des tribunaux est fâcheuse pour le corps médical et pourrait porter obstacle au développement scientifique et aux interventions les plus opportunes.

Elle est mauvaise pour la magistrature, qui se compromet en intervenant, avec une compétence discutable, dans les querelles réservées aux médecins. Elle juge comme définitives des règles qui sont en évolution perpétuelle. Si je regarde en arrière, je vois que, depuis quarante ans, j’ai assisté à de telles révolutions dans les doctrines médicales que bien des fois j’ai dû refaire sur le même sujet mon éducation scientifique. Comment un magistrat pourrait-il oser fixer dans des considérans les opinions successives, contradictoires, qui se sont produites dans un si court laps de temps ? Un jugement, prononcé, il y a vingt ans, en se fondant sur les règles qui étaient alors admises presque sans réserve, nous semblerait aujourd’hui profondément ridicule. Est-il sûr que nos successeurs n’aient pas la même opinion sur les arrêts rendus en vertu de nos convictions actuelles ?

Il est de l’intérêt de la médecine, je devrais dire : des malades ; il est de l’intérêt de la magistrature que le juge n’intervienne pas dans les querelles réservées à Hippocrate et Galien. Un jugement inspiré par ces appréciations n’échapperait pas à la cassation, dit Dupin ! Je ne sais s’il en serait ainsi en ce moment ; mais, dans quelques années, l’opinion casserait certainement tout arrêt rendu en s’inspirant des doctrines médicales régnantes.

Mais, dit Dupin : « Où est la limite de cette responsabilité ? où trouvons-nous la ligne de démarcation ? Il est impossible de la fixer d’une manière générale. C’est au juge à la saisir et à la déterminer dans chaque espèce, selon les faits et les circonstances qui peuvent varier à l’infini, en ne perdant jamais de vue le principe fondamental que nous avons posé et qui doit toujours lui servir de guide : qu’il faut, pour qu’un homme soit responsable d’un acte de sa profession, qu’il y ait eu faute dans son action, soit qu’il lui eût été possible, avec plus de vigilance sur lui-même ou sur ses actes, de s’en garantir, ou que le fait qui lui est reproché soit tel que l’ignorance, sur ce point, ne lui était pas permise dans sa profession. C’est aux tribunaux à faire cette appréciation avec discernement, avec modération, en laissant à la science toute la latitude dont elle a besoin, mais en accordant aussi à la justice et au droit commun tout ce qui leur appartient.

« Les docteurs ont invoqué l’autorité de Montesquieu, fondée sur ce passage de l’Esprit des lois : Les lois romaines voulaient que les médecins pussent être punis pour leur négligence ou leur impéritie. Dans ces cas, elles condamnaient à la déportation le médecin d’une condition un peu relevée et à la mort celui qui était d’une condition plus basse. Par nos lois, il en est autrement ; les lois de Rome n’avaient pas été faites dans les mêmes circonstances que les nôtres : à Rome, s’ingérait de la médecine qui voulait ; mais, parmi nous, les médecins sont obligés de faire des études et de prendre certains grades ; ils sont donc censés connaître leur art.

« Mais la présomption peut être détruite par les faits. Tout est dans la preuve, telle est la jurisprudence française. »

Je souhaite que notre jurisprudence reste fidèle à ces principes. Ils sont tutélaires pour la science médicale, pour le malade, pour le magistrat. Ils ont une valeur très supérieure à ceux qui prévalent actuellement dans les jurisprudences étrangères.

Puisque, dans tous les pays, l’appréciation des actes médicaux varie suivant l’opinion régnante, il appartient aux médecins de juger avec modération les fautes de leurs confrères, de mettre en relief les qualités incontestées qui distinguent notre corporation ; l’opinion les suivra, et, comme je le disais plus haut, la responsabilité médicale sera ce qu’eux-mêmes l’auront faite.

Frappé des difficultés auxquelles se heurte la responsabilité médicale, lorsqu’elle est soumise à l’appréciation des tribunaux, bien souvent le corps médical s’est demandé quels devaient être les juges des médecins, et quel tribunal pourrait être le plus compétent pour juger soit leurs fautes, soit leurs différends professionnels.

On peut ranger les fautes commises par les médecins dans quatre classes : les actes criminels ; les infractions aux lois concernant l’exercice de la médecine ; les erreurs médicales ; les fautes concernant l’honorabilité médicale.

Pour les actes criminels, tout le monde est d’accord : le médecin qui a commis un vol, un avortement, un viol, doit être déféré aux tribunaux compétens.

Pour ce qui est des infractions aux lois concernant le secret médical, les déclarations de naissance, les inhumations, de même que pour les erreurs de diagnostic, de posologie et pour les faits de déontologie et d’honorabilité médicale, les médecins ont à maintes reprises demandé à être jugés par un conseil de médecins.

En 1845 , les médecins de France tinrent un congrès, et les efforts des congressistes aboutirent au dépôt fait par Salvandy, en 1847, d’un projet de loi qui fut voté par la Chambre des députés. Cette loi devait être présentée à la Chambre des Pairs, en mars 1848, mais la révolution de Février, qui amena la chute du gouvernement, fit tomber ce projet de loi dans l’oubli.

Plus tard, le docteur Surmay, de Ham, proposa qu’il fût créé un ordre des médecins, analogue à l’ordre des avocats. Cette proposition, inspirée par les raisons les plus honorables, me semble impossible à réaliser. En effet, il n’y a aucune ressemblance dans l’exercice de ces deux professions. Le gouvernement confère le titre de licencié ou de docteur en droit ainsi que celui de docteur en médecine, et il y a bien identité sur ce point ; mais, en choisissant la carrière d’avocat, le licencié ou le docteur en droit prend une des voies spéciales ouvertes par son grade. Le titre conféré par l’État est irrévocable ; mais les avocats, lors de leur inscription au barreau, sont avertis que, s’ils commettent quelque infraction aux règles de l’ordre, ils seront appelés devant le conseil, et, suivant la gravité du cas, seront frappés, soit d’un blâme, soit d’une suspension, soit de la radiation. C’est là le fait révocable. De plus, un avocat, pour plaider, est obligé de se présenter à la barre du tribunal ; s’il donne des consultations dans son cabinet, il y a des actes signés de son nom ; comme la magistrature accepte et fait exécuter les décisions du conseil de l’ordre des avocats, il est facile d’empêcher cet avocat d’exercer sa fonction.

Il n’en va pas de même du médecin, car il est impossible d’empêcher le médecin de faire une visite dans une maison particulière ou de recevoir chez lui qui bon lui semble ; l’ordonnance, d’ailleurs, facile à faire exécuter par un pharmacien complaisant, pourrait seule prouver qu’il donne des conseils à des malades. Le pharmacien à titre privé remplacerait donc le tribunal ou la cour.

L’avocat qui est rayé du barreau peut gagner sa vie, autrement qu’en mettant sa parole au service de ses cliens ; le médecin à qui l’on défendrait d’exercer sa profession ne pourrait plus utiliser ses connaissances spéciales et serait condamné à vivre dans le plus profond dénûment.

Quand la Faculté de médecine s’est assurée, en faisant passer de nombreux examens, qu’un étudiant est apte à soigner un malade, l’État lui délivre un diplôme, qu’une fois donné, il n’a plus le pouvoir de retirer. L’étudiant en droit, qui a passé avec un succès les examens de la licence ou du doctorat, possède aussi un diplôme ; mais ce diplôme ne le met pas dans l’obligation de se faire avocat ; il peut choisir entre les diverses branches du droit une autre voie, et, si l’une lui est fermée, les autres lui restent ouvertes.

Un autre projet a été présenté par le Dr Dignat et le Syndicat des médecins de la Seine. D’après cette proposition, dans chaque département, les médecins seraient réunis en un collège qui élirait un conseil de neuf docteurs dont les fonctions seraient entièrement gratuites. Ce tribunal serait compétent pour juger les questions d’honorabilité professionnelle, les contestations entre médecins et cliens, et les questions d’erreur de doses ou de diagnostic. Les peines qui pourraient être infligées seraient : l’admonestation, le blâme, enfin l’exclusion du collège départemental, c’est-à-dire que, frappé de cette dernière peine, on ne pourrait être ni électeur du conseil, ni éligible ; de plus, l’Etat, les villes, et les communes devraient s’engager à ne pas donner de fonctions au médecin exclu. Enfin, le jugement du conseil des médecins serait affiché dans la ville ou la commune du médecin jugé coupable.

Le jugement du conseil médical serait susceptible d’appel, et, dans ce cas, le fait serait soumis à la Cour d’appel.

L’application de ce projet présenterait de sérieuses difficultés.

Pour permettre à l’État, aux villes, aux communes, d’exclure des fonctions publiques une certaine catégorie de médecins, il faudrait une loi ; et il est bien probable qu’il serait impossible de la faire voter par le parlement. De plus, comment ce conseil de médecins pourrait-il faire son enquête ? Il n’aurait aucun pouvoir pour obliger le témoin à se présenter devant lui, il n’aurait pas le droit de lui faire prêter serment, il ne pourrait pas confronter les divers témoins dont les dires seraient contradictoires.

Ce sont là des difficultés de procédure, mais je voudrais qu’elles pussent être écartées, car le projet est bon sur un point : ces chambres de discipline auraient toute l’autorité nécessaire pour juger les questions d’honorabilité et de dignité professionnelle ; elles pourraient, au besoin, donner de salutaires avertissemens, prévenir le jeune médecin que telle pratique est irrégulière, et par là rendre de grands services.

Le projet soulève d’autres critiques :

La punition la plus forte, infligée par le collège, est l’exclusion de son sein ; mais aurait-on le droit d’exclure ?

Quant à l’affichage du jugement, auquel on a dû renoncer pour les débitans de denrées falsifiées, il serait bien difficile d’y avoir recours envers un homme en faveur duquel déposeraient les malades, les voisins, etc. Il irait toujours en appel. Nous l’y retrouverons tout à l’heure.

D’autre part, comment punir une faute commise ? Il faut d’abord la définir. Qui pourrait affirmer que ce qui serait toléré dans un département n’entraînerait pas l’exclusion dans le département voisin ? Il faudrait donc promulguer un code formulant les règles que les médecins doivent observer dans leurs rapports avec les malades et entre eux-mêmes ; mais ce code, est-il possible de le faire ? Bien des facteurs entrent en jeu dans cette notion toute morale que l’on désigne sous le nom de déontologie.

Que fera le conseil médical, quand un plaignant lui affirmera qu’un malade a succombé, non aux suites de la maladie, mais à celles du traitement ? Est-il possible d’affirmer absolument qu’un traitement est mauvais, qu’un médicament est nuisible ? Assurément non : ce que l’on condamnera aujourd’hui sera bon demain.

A chaque instant, la science est bouleversée par les découvertes nouvelles. Il est bien certain que, il y a trente ans, un médecin pratiquant la laparotomie, comme elle se pratique aujourd’hui, aurait été considéré comme coupable d’imprudence ; et cependant, actuellement, c’est une opération que l’on fait couramment. Il y vingt-cinq ans, quelques médecins, quelques académiciens niaient la contagiosité de la variole ; et maintenant on considérerait comme coupable le médecin qui ne ferait pas tout son possible pour isoler complètement un varioleux.

Puis, ce conseil médical serait un tribunal d’exception ; et, chaque fois qu’un jugement est rendu par un semblable tribunal, il n’inspire pas au public la confiance désirable. Si le médecin appelé devant le conseil est acquitté, que dira le public ? « Entre médecins, on ne se condamne pas ! » Au contraire, si le coupable est puni, le même public s’écriera : « Rien d’étonnant à cela : envie, jalousie, pessima invidia medicorum ! »

La mise à l’index du médecin lui retirera-t-elle sa clientèle ? Assurément non, peut-être même aurait-il plus de cliens après son exclusion. En 1894, on obligea les médecins à porter leurs diplômes à la Préfecture de police, pour vérifier si tous les médecins de Paris exerçaient légalement. Un médecin ne se présente pas ; on le convoque par l’intermédiaire du commissaire de police ; il se rend à l’invitation, et dit : « Voici mon diplôme, je suis bien docteur ; mais ne le dites pas, car ma clientèle me quitterait ; elle ne me conserve comme médecin que parce qu’elle croit que j’exerce illégalement, »

Enfin. il faudrait, non pas seulement que l’impartialité absolue de ce tribunal fût admise par l’opinion publique, il faudrait qu’elle fût réelle. Est-on sûr que les inimitiés personnelles, les rivalités antérieures, les opinions médicales des différens membres du conseil, n’influeront par sur les résultats des délibérations ? Je le voudrais, je ne le crois pas.

Il me serait facile d’en fournir la preuve ; dans certains cas, des médecins, commis comme experts pour apprécier les actes d’un de leurs confrères, ont procédé avec une partialité qui témoignait trop qu’ils n’avaient pas oublié leurs animosités antérieures.

Mais, ce que je reproche surtout à ce projet, c’est que la magistrature devrait intervenir à un moment donné, soit pour confirmer, soit pour casser la sentence rendue. Or, dans le conseil de l’ordre, les questions de doctrine médicale seront soulevées à chaque instant. Elles paraîtront dans les considérans de la décision rendue. Celle-ci sera ou pourra être soumise par la partie au tribunal d’appel. Ce dernier devra s’en saisir, et nous perdrons le bénéfice de cette possession d’un terrain réservé aux disputes d’écoles par la jurisprudence actuelle. Or, les questions médicales pures doivent toujours rester en dehors de l’appréciation du tribunal, qui n’a déjà, comme je le disais plus haut, que trop de tendance à empiéter sur le terrain médical. A aucun prix, je ne voudrais voir discuter devant les juges les méthodes opératoires et les divers moyens de traitement des maladies. Ce serait un système détestable pour les médecins, dangereux pour la magistrature.

A tous ces projets, je préfère encore l’état actuel ; les médecins se trouvent dans une situation nettement définie depuis l’arrêt de 1835 ; ils feront bien de rester dans ces limites, qui leur offrent, pour la question intéressant leur responsabilité, sinon toutes les garanties désirables, du moins celles qui sont indispensables.


P. BROUARDEL.

  1. La question étudiée ici par l’éminent doyen de la Faculté de médecine de Paris sera l’objet d’une publication spéciale, sous le titre de : La Responsabilité médicale, qui doit prochainement paraître à la librairie J.-B. Baillière et fils.
  2. Montaigne, liv. II, ch. XXVII.
  3. Recueil notable des cours souveraines de France, liv. XXIII, titre 8.
  4. Guy Patin, Lettres, édition Réveillé-Parise, Paris, 1846.
  5. Denis Weill, le Droil, 51 juin 1886.
  6. Kuchner, Die Kunslfehler der Aerzte vor dem Forum der Juristen, Frankfurt am Mein. 1886.
  7. L. Reuss, De la responsabilité médicale (Annales d’Hygiène, 3e série, 1887, t. XVII, p. 121 et 403.