La Reprise du Cid - Mademoiselle Rachel



LA REPRISE DU CID.

MADEMOISELLE RACHEL.

La jeune comédienne, ou plutôt le grand artiste qui a, depuis quelques années, ressuscité la tragédie en France, Mlle Rachel vient d’enrichir son écrin dramatique d’une perle nouvelle ; elle vient de jouer un rôle de la nuance la plus tendre, la plus délicate, la plus touchante, non pas un rôle de Mlle Clairon, mais de Mlle Gaussin ; elle a pris possession de Chimène.

Cette entreprise ne pouvait manquer, comme on le pense, de piquer au plus haut degré la curiosité de ce public d’élite et avide d’émotions qui suit avec un intérêt si passionné tous les essais de la jeune tragédienne. On se demandait, avant de l’avoir vue, comment cette Hermione, cette Émilie, cette Ériphile, cette Roxane, si habile à exprimer les sentimens altiers ou amers, le dédain, la colère, la jalousie, la fureur, pourrait trouver les accens de tendresse et de désespoir que demande cette ardente passion castillane, si pure, si malheureuse, si vainement combattue, qui, malgré tous les déguisemens et tous les voiles que l’honneur et les bienséances lui imposent, éclate à tout instant en saillies involontaires et en éclairs inattendus. Plus d’un aristarque avait déclaré d’avance un si grand prodige impossible. C’est, il faut le dire, une bien triste disposition du public, et dont la critique elle-même n’est pas exempte, que cette défiance de l’avenir qui se hâte de fermer aux grands artistes en tous genres les portions du champ de l’art qu’ils n’ont pas encore parcourues. Aux coloristes on interdit l’espoir d’atteindre à la perfection du dessin, aux grands dessinateurs on dénie, jusqu’à preuves faites et parfaites, le pouvoir de devenir coloristes. Reconnaître et louer une supériorité incontestable est le plus complet hommage que puisse se résoudre à payer au mérite notre épilogueuse et languissante faculté d’admiration. Peut-être, au reste, cette triste habitude de marchander la gloire aux talens supérieurs tourne-t-elle, en définitive, au profit de l’art. L’émulation, l’ardeur de la lutte, sont des stimulans si nécessaires au génie, que, quand les succès ont placé un artiste hors de pair, il est bon peut-être que les provocations de la foule et l’incrédulité de ses admirateurs eux-mêmes le mettent incessamment au défi de se surpasser, et qu’à défaut de rivalités extérieures, on lui oppose sa propre gloire comme une borne et un aiguillon. C’est un moyen peu généreux et peu aimable sans doute, mais qui a pour résultat utile de forcer le talent à de continuels efforts et de lui imposer l’obligation de se renouveler et de se compléter sans cesse.

Pour nous, en nous rappelant la manière si touchante, si vraie et, en plusieurs endroits, si sublime, dont Mlle Rachel joue Pauline, nous étions sans inquiétude pour Chimène. Eh quoi ! parce que, toute jeune, Mlle Rachel a excellé à rendre les imprécations de Camille et les emportemens d’Hermione, parce que sa noire prunelle a lancé d’abord les éclairs de la fierté, parce que ses lèvres arquées dardent, quand il leur plaît, les traits de la plus poignante ironie, faut-il refuser à ce regard si expressif, à cette voix si pénétrante, le pouvoir d’éveiller dans les cœurs tout un autre ordre de sentimens ? Faut-il condamner à n’être qu’une adorable furie cette actrice pleine d’avenir qui joue chaque jour avec tant d’ame et de charme Pauline et Monime ? Assurément, dans ce délicieux rôle de Monime d’un dessin si suave, d’une expression si douce, d’une douleur si résignée et si modeste, il n’y a pas la moindre trace de sentimens amers ; et cependant quelle actrice l’a jamais rendu mieux que Mlle Rachel ? Est-il possible, tout en le préservant avec un art infini de la monotonie qui est son écueil, de lui mieux conserver toute sa perfection idéale et, si j’ose le dire, toute sa chasteté attique ?

Ce que j’admire précisément le plus dans Mlle Rachel, c’est ce pouvoir qu’elle a de se transformer, et sans quitter jamais les pures régions de l’idéal, de se créer dans tous ses rôles un maintien, une marche, un port de tête, une voix, des gestes, un regard, toujours différens. Aujourd’hui Grecque et comme modelée sur un bas-relief antique, on dirait une vierge des Panathénées ; demain Romaine et d’une contenance plus sévère, on dirait la Plotine ou la Julia Pia du musée du Capitole. Une autre fois, sultane altière, ou plutôt esclave ingrate et révoltée, elle trahit dans ses brusques mouvemens l’impatience d’une passion sans frein et qui sera sans pitié. Dans Polyeucte, au contraire, c’est la réserve pudique d’une jeune femme, chrétienne même avant le baptême. Bien des qualités, sans doute, sont nécessaires à la perfection de l’acteur tragique ; mais la première de toutes, à mon avis, celle par laquelle excellaient Lekain, Talma, Garrick, et que Mlle Rachel possède à un degré plus éminent qu’aucune des actrices que nous ayons vues, c’est l’art de saisir le trait dominant et poétique d’un caractère ou d’une passion, de l’exprimer avec justesse et de subordonner, sans exagération, tous les détails et tous les effets du rôle à l’expression idéalisée de ce trait principal. Composer ainsi un rôle et le soutenir au milieu de toutes les situations, exige de l’acteur, outre l’inspiration du moment, sans laquelle il n’y a rien, une réflexion aussi attentive et des études aussi patientes que celles que nos grands peintres sont obligés d’apporter à l’exécution d’un de leurs chefs-d’œuvre. Et l’on s’étonne que Mlle Rachel ne nous fasse jouir chaque année que de deux ou trois de ces créations si difficiles et si admirables ! On est moins exigeant pour MM. Ingres et Paul Delaroche.

Quatre représentations du Cid ont eu lieu depuis dix jours et avec un succès qui va croissant. Je dois dire, pour être historien véridique, que l’effet de la première représentation n’avait pas été entièrement satisfaisant. Chimène, un peu troublée de la grandeur de sa tâche, tout en dessinant bien l’ensemble du rôle, était néanmoins visiblement dominée par l’émotion de ce début. Ce n’est pas nous, assurément, qui lui ferons un reproche de cette crainte respectueuse. Nous la féliciterons plutôt d’avoir conservé au milieu de ses succès une assez sainte idée de l’art pour trembler au moment de prêter sa voix à un tel chef-d’œuvre. Dès la seconde soirée, la confiance, et en même temps la libre disposition de tous ses avantages, lui sont revenus. Elle a joué Chimène, comme elle avait joué Pauline, avec une intelligence et une entente admirable de la complication des sentimens contraires qui rendent ces deux rôles, chrétiens et modernes, beaucoup plus intéressans et plus difficiles à jouer qu’aucun de ceux que nos poètes ont empruntés au répertoire antique.

Une autre difficulté, non moins grave pour les acteurs, résulte du mélange, dans le Cid, des deux tons, tragique et comique. Le public et les critiques, y compris l’Académie et Voltaire, ont trop oublié que Corneille, en écrivant cette pièce, a prétendu faire et a fait, non une tragédie, mais une tragi-comédie. Aussi la terreur, l’un des élémens indispensables à toute tragédie proprement dite, n’a-t-elle pas de place dans le Cid. L’auteur ne s’est proposé qu’une chose, répandre le plus d’intérêt et de pitié qu’il est possible sur Rodrigue et sur Chimène, mais un intérêt et une pitié mêlés de certaines nuances piquantes et familières qui n’excluent pas le sourire. Une jeune fiancée voit son père succomber dans un duel, sous l’épée du cavalier qu’elle aime et qu’elle allait épouser. Pleurant son père mort, sans cesser d’aimer le meurtrier, elle se voit obligée de solliciter du prince une vengeance à laquelle elle ne survivra pas, si elle l’obtient. Voilà la tragédie. Mais bientôt, par d’heureuses circonstances, cette union si tragiquement rompue semble pouvoir se renouer. Ici la comédie commence. Par quels degrés Chimène, qui poursuit la tête de son amant, pourra-t-elle être amenée à consentir décemment à lui accorder sa main ? Ce sont ici des intérêts, et souvent des moyens, qui sortent des conditions tragiques. Du troisième acte au dernier, l’honneur et le devoir de Chimène, ou pour parler comme elle, sa gloire, l’obligent à dire presque toujours le contraire de sa pensée. En vain s’arme-t-elle de tous les subterfuges, de tous les faux-fuyans, de toutes les ruses qu’une fière et spirituelle Espagnole peut, en cas pareil, appeler à son aide ; mise en défaut par le concert bienveillant de tous ceux qui l’entourent et par la fortune de Rodrigue, elle laisse, à tous momens, échapper quelque chose de son secret. Enfin, le voile tant de fois soulevé tombe et montre aux yeux de tous sa tendresse ; elle est réduite à confesser tout haut son amour :

Sire, il n’est plus besoin de vous dissimuler
Ce que tous mes efforts ne vous ont pu céler.
J’aimais, vous l’avez su…

Il y a évidemment dans cette lutte d’une cour galante, coalisée contre la vertueuse dissimulation d’une jeune fille, que la plus juste douleur et les plus saintes bienséances condamnent à une perpétuelle fausseté, des élémens de comédie que Corneille n’a point repoussés, témoin la situation que résume ce vers, qui contient un si gros mensonge :

Sire, on pâme de joie, ainsi que de tristesse ;

et ce dernier aveu de Chimène, prononcé avec une si charmante hypocrisie d’obéissance par Mlle Rachel :

Rodrigue a des vertus que je ne puis haïr,
Et vous êtes mon roi, je vous dois obéir.

Ne faut-il pas que l’actrice chargée d’un tel rôle possède un tact et un art infinis, pour dire tant de mots charmans, ingénieux, passionnés, sans oublier un seul instant qu’elle a là, derrière elle, le corps ensanglanté de son père, tué la veille, et qui ne repose pas encore dans un mausolée ?

Mlle Rachel, à mon avis, exprime avec une mesure parfaite les sentimens si opposés, ou du moins si complexes, qui agitent et partagent l’ame de Chimène. Quand elle se jette aux pieds du roi, on sent la vérité de son désespoir filial ; ce sont bien là les larmes et les sanglots d’une orpheline, et, au milieu de ces cris si vrais, on démêle pourtant sans peine ce qu’il y a d’artificiel et de faux dans les désirs de vengeance qu’elle étale. Lorsque, ramenée dans sa demeure et déchargée du fardeau de sa poursuite officielle, il lui est permis de redevenir elle-même et de reprendre sa vraie douleur, avec quelle effusion et quel accent de triste délivrance elle s’écrie :

Enfin, je me vois libre, et je puis sans contrainte
De mes vives douleurs te faire voir l’atteinte !…

On reconnaît à ces nuances la nature même.

Dans la scène si tragique et si passionnée du troisième acte, quand Rodrigue se hasarde à rentrer dans le logis du comte, Mlle Rachel a rendu avec une énergie vraiment tragique le trouble où la jettent la présence de son amant et la vue de cette épée teinte, il n’y a qu’un moment, du sang de son père. Enfin, dans cette sorte de duo mélancolique qui termine la scène, et qui ne le cède pas au fameux dialogue, sous le balcon, de Roméo et Juliette :

........Ô comble de misères ! —
— Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères !
— Chimène, qui l’eût dit ? — .......
.................
Si j’en obtiens l’effet, je t’engage ma foi
De ne respirer pas un moment après toi.
Adieu, sors, et surtout garde bien qu’on te voie.

Dans tout ce finale, d’une grace et d’une tendresse incomparables, Mlle Rachel n’a rien laissé à désirer aux plus difficiles, même dès la première représentation. C’était bien là Chimène ; c’était bien l’amante de Rodrigue, séparée de son amant dans ce monde, mais fiancée à lui pour l’éternité. Ô vieux Corneille ! comme peintre de l’amour idéal, tu n’as rien à envier, même à Racine, ton jeune et tendre rival !

Dans la seconde entrevue de Rodrigue et de Chimène, dans cette scène toute pleine d’amour, qui, lors de la nouveauté, a fait crier si haut et si sottement à l’immoralité et au scandale, dans cet entretien que l’Académie française déclare, dans ses Sentimens sur le Cid, « ruineux pour l’honneur de Chimène, » et qui est, non pas comme dit encore l’Académie, « ce qu’il y a de plus blâmable dans toute la pièce, » mais ce qu’il y a, sans contredit, de plus pathétique et de plus touchant, Mlle Rachel s’est montrée digne de la situation et du poète. Effrayée du découragement de Rodrigue, craignant de devenir, par le refus qu’il fait de se défendre, la conquête de don Sanche, fatiguée de toujours feindre, Chimène laisse enfin parler son cœur avec une clarté qui électrise son amant et produit le cri fameux : Paraissez, Navarrois !… Dans cet admirable couplet, où toute son ame se manifeste, et où se répand sa pensée la plus secrète :

Te dirai-je encor plus ? Va, songe à ta défense,
Pour forcer mon devoir, pour m’imposer silence ;
Et si jamais l’amour échauffa tes esprits,
Sors vainqueur d’un combat dont Chimène est le prix…
Adieu ; ce mot lâché me fait rougir de honte…

dans cette brûlante tirade, et particulièrement dans le vers qui la couronne, le plus beau vers de la pièce, suivant Voltaire, Mlle Rachel a su rencontrer l’accent parfait de l’amour à la fois le plus confiant et le plus pudique. Je n’ignore pas qu’il est de tradition au théâtre d’éteindre un peu l’expression de ce vers, sors vainqueur… Larive, dans l’étude estimable qu’il a faite de plusieurs parties du rôle de Chimène, recommande de corriger ici la force de l’expression, au lieu de l’exalter, précaution, ajoute-t-il, dont le vers suivant démontre la nécessité,

Adieu ; ce mot lâché me fait rougir de honte.

Je suis, pour mon compte, d’un avis tout opposé. Il n’y a sans doute ici aucun besoin d’exaltation ; mais il n’y a rien non plus à corriger ni à affaiblir. Si la jeune Castillane ne croyait pas avoir un peu péché contre les bienséances, elle n’aurait pas lieu de rougir et de se retirer précipitamment, après le mot lâché. Aussi, malgré l’autorité de Larive, dont je reconnais toute la valeur, Mlle Rachel fera bien de ne rien affaiblir. Ce vers n’est le plus beau de toute la pièce que parce qu’il montre le plus à nu l’ame de l’amante.

Au reste, quelques réflexions que la critique hasarde sur les sentimens de Chimène, quelques efforts que l’actrice qui joue ce rôle fasse pour montrer tour à tour, et tout à la fois, la fille du comte de Gormas et la maîtresse de Rodrigue, la critique et la tragédienne trouveront toujours autant d’opposans que d’approbateurs. Chimène est une création si naturelle, si vivante ; sa position est si délicate, ses sentimens si complexes, qu’on ne peut entreprendre de la représenter, ou seulement de parler d’elle, sans être aussitôt accusé d’avoir méconnu une de ses beautés ou grossi un de ses défauts, qui sont encore des beautés. À sa naissance, Paris et la France entière ont pris parti pour ou contre elle ; tous les casuistes du Parnasse l’ont attaquée, défendue, injuriée, disculpée. La controverse naît si naturellement à son sujet, qu’aujourd’hui même, à peine une actrice aimée du public lui a-t-elle rendu la vie, la polémique théâtrale, qui sommeillait depuis dix ans, s’est aussitôt réveillée : de toutes parts s’élèvent et se croisent des avis, des critiques, des jugemens pour et contre. Que Mlle Rachel ne s’émeuve point de ces contradictions qui surgissent. Toute actrice digne de ce beau rôle doit y être passionnément applaudie et passionnément critiquée ; c’est la destinée de Chimène.

Beauvallet, dont on ne peut trop encourager le zèle et les progrès, a mis, dans le rôle de Rodrigue, beaucoup d’intelligence, d’énergie et de nouveauté. C’est une idée heureuse, et qu’il a bien indiquée, que de nous présenter d’abord Rodrigue adolescent, dans toute la pétulance et l’ardeur de la jeunesse, puis de le faire grandir peu à peu sous nos yeux et devenir le Cid. Dans le premier acte, il répond à la confidence de l’affront qu’a reçu son père par le plus beau frémissement d’indignation ; il dit très bien les fameuses stances qui sont, comme on sait, fort difficiles à nuancer. Quant au grand récit de sa victoire, il y met de l’élan, de l’intelligence, de la chaleur ; seulement il le détaille un peu trop. Malgré ces belles parties du rôle, qui ont été justement applaudies, l’ensemble de la physionomie que Beauvallet donne au personnage et qui se reflète sur toute la pièce, ne nous paraît pas tout-à-fait satisfaisant. À l’idée romanesque, il est vrai, et nullement conforme à l’histoire, que chacun de nous s’est formée du Cid depuis l’enfance, Beauvallet a substitué un type qui a la prétention d’être historique et le malheur d’être trop dépourvu de tout ce qu’on appelle, à tort ou à raison, la grace chevaleresque ; type grêle et anguleux, qui semble plutôt calqué sur des mignatures du XIVe siècle qu’emprunté aux monumens, d’ailleurs assez rares, du XIe siècle. Mais, sans chicaner la Comédie-Française sur le plus ou moins de fidélité de ses décorations et de ses costumes, je crois que la pensée seule de substituer dans la représentation du Cid l’image de la chevalerie réelle à celle de la chevalerie de fantaisie, à laquelle nous sommes habitués dans cet ouvrage, je crois, dis-je, que cette pensée, qui atteste, d’ailleurs, du zèle et des études, manque tout-à-fait, dans la circonstance, d’à-propos et de justesse. Le Cid de Corneille n’est point un drame historique ; il a été composé dans un sentiment purement romanesque : Corneille a pris sa fable dans une pièce de Guillem de Castro (dont nous ne nous occuperons pas ici, parce que tout le monde a lu cette comédie fameuse dans la traduction des théâtres étrangers) ; il s’est encore inspiré de quelques-unes des innombrables romances espagnoles qui célèbrent les exploits demi-fabuleux de Ruy Diaz de Bivar et Cid Campeador, ou mio Cid (mon Cid), comme on disait le plus souvent, témoin ce vers barbare :

Ipse Rodericus mio Cid semper vocatus.

Corneille s’est bien gardé d’essayer d’éclaircir les ténèbres de la vie de ce condottiere fameux qui, cantonné dans son nid d’aigle, appelé encore aujourd’hui la Roche du Cid, prit peut-être autant de villes au profit des émirs arabes qu’au profit des rois de Castille. Il y a plus, Corneille a ajouté, sciemment ou non, ses propres erreurs à celles dont fourmillent les romances. Il place, par exemple, la scène de sa pièce et la capitale du roi de Castille, don Fernand Ier, à Séville :

C’est l’unique raison qui m’a fait à Séville
Placer depuis dix ans le trône de Castille.

Et tout le monde sait que cette place était alors au pouvoir des Arabes, et ne fut conquise qu’en 1248, cent quarante-neuf ans après la mort du Cid, par un autre roi, don Fernand dit le saint. Ainsi le débarquement des Maures à l’embouchure du Guadalquivir, dont ils étaient maîtres, et la délivrance de Séville par Rodrigue, qui ne l’a jamais défendue, sont des inventions romanesques dont nous sommes bien éloignés de nous plaindre, puisqu’elles nous ont valu le beau récit du quatrième acte. On a si peu considéré jusqu’ici le Cid comme un drame historique, que parmi tant de critiques dont il a été l’objet, aucune ne lui a reproché ses fautes contre l’histoire. Scudéry, l’Académie, Voltaire, lui ont fait grace sur ce point. Au reste, veut-on savoir comment cette fable de la présence du Cid et de don Fernand Ier à Séville est venue s’ajouter à toutes celles qui remplissent le Romancero ? Je crois en apercevoir l’origine. Il est dit dans une romance citée par Corneille que le mariage de Rodrigue et de Chimène fut célébré par Layn Calvo, archevêque de Séville (car il y avait des prêtres catholiques même dans les cités occupées par les Arabes). Cette circonstance a suffi pour faire supposer à Corneille que le mariage eut lieu dans cette ville, et il y a établi le séjour du roi don Fernand. Voilà comment peu à peu se détruit l’histoire et comment se forment les légendes[1].

Je ne sais si c’est aussi dans une intention d’exactitude historique que Guyon, qui représente don Diègue, s’est affublé d’une longue barbe et d’un ample vêtement noir. Don Diègue, revêtu des plus hautes dignités à la cour du roi de Castille, ne doit point avoir un aspect aussi sombre et qui rappelle moins un courtisan espagnol que le grand-prêtre de la Norma. Guyon a eu, d’ailleurs, de très beaux momens dans ce rôle. Seulement, ses gestes et sa voix ont plus d’éclat et de véhémence qu’il n’appartient à un vieillard aussi cassé par l’âge. Il est vrai que la faute en est surtout aux vers trop chaleureux de Corneille, et ce défaut n’est guère réparable que lorsqu’on peut confier ce personnage à un acteur dont la chaleur d’ame a survécu aux forces physiques, tels qu’étaient dans leur temps Monvel et Joanny.

La Comédie-Française a profité de cette reprise pour réintégrer dans le Cid plusieurs passages qu’on avait depuis long-temps l’irrévérencieuse habitude de retrancher. La pièce ne commence plus brusquement par la querelle inintelligible de don Diègue et du comte. On a rétabli la première scène entre Chimène et Elvire, telle que Corneille, fatigué par les critiques, crut devoir la refaire en 1664. C’est quelque chose ; mais ce n’est pas encore assez. J’aurais voulu, pour ma part, qu’on eût suivi les indications judicieuses de Voltaire, et que la pièce s’ouvrît, comme avant 1664, par l’entretien d’Elvire et du comte, qui forme une courte et claire exposition. Voltaire, qui a inséré les deux scènes anciennes dans son édition de Corneille, engage les comédiens à jouer ainsi la pièce. « Il me semble, dit-il, que, dans les deux premières scènes, le sujet est beaucoup mieux annoncé, l’amour de Chimène plus développé, le caractère du comte de Gormas mieux indiqué… » À ces raisons excellentes j’ajouterai une considération qui me paraît déterminante : c’est qu’en ouvrant la pièce par la scène d’Elvire et du comte, on donnerait un peu plus d’intérêt à l’entretien qui lui succède entre Elvire et Chimène, tandis que cette petite scène, placée au lever du rideau, comme elle l’est à présent, a nécessairement tous les inconvéniens d’une exposition, à savoir la froideur et l’obscurité.

Cette requête que je présente, en toute humilité, à la Comédie-Française, est assurément bien modeste : il ne s’agit que de trente-deux vers. D’autres ont été bien plus hardis. J’ai entendu émettre le vœu, qui a été répété par plusieurs journaux, de rétablir les deux rôles de l’infante et du page. J’avoue que, si on ne demandait ce rétablissement que pour une soirée extraordinaire, pour une représentation à bénéfice, par exemple, je l’appuierais de tous mes vœux. Qui ne serait charmé de voir, au moins une fois en sa vie, le Cid joué tel qu’il est sorti des mains de son auteur, dût-on le trouver un peu long ; mais je ne pense pas que la réintégration permanente de ces deux rôles, si universellement condamnés, servît en rien à la gloire de Corneille ni aux plaisirs du public. Le retranchement de cet épisode n’a pas été décidé à la légère. C’est vers 1734, après environ cent ans d’épreuves, que la Comédie céda enfin au vœu général. Rousseau, le lyrique, fut chargé des coupures. Il n’ajouta que deux vers au second acte et deux autres au cinquième, et s’excusa respectueusement de cette liberté dans une courte préface. On essaya pourtant encore, en 1737 et en 1741, de revenir à la pièce entière ; mais ce fut sans succès. Enfin, en 1806, l’empereur voulut se donner le plaisir vraiment royal de voir représenter le Cid, avec le page et l’infante, comme au temps de Richelieu. Cette fête mémorable eut lieu à Saint-Cloud le 1er juin. On a gardé le souvenir de la distribution des rôles qui fut faite par ordre ; la voici, elle est curieuse : don Diègue, Monvel ; Rodrigue, Talma ; Chimène, Mlle Duchesnois ; le roi, Lafon ; l’infante, Mlle Georges. Hé bien ! malgré les efforts et la réunion de tous ces talens, l’épreuve ne fut pas favorable. Ce qui est certain, c’est que l’infante ne comparut pas devant le parterre parisien. La suppression de ce personnage, au point de vue de l’effet théâtral, paraît une question jugée. La Comédie-Française aurait donc eu très grand tort de mêler à la prise de possession du rôle de Chimène par Mlle Rachel, une expérience d’un succès plus que douteux, et qu’on sera toujours à même de tenter dans un moment plus opportun. Le parterre a retrouvé Chimène ; il attendra patiemment l’infante.


Charles Magnin.
  1. M. Laharpe a bien autrement estropié l’histoire, sans avoir les glorieuses excuses de Corneille. On lit avec stupéfaction la phrase suivante dans son Cours de littérature : « L’action du Cid est du XVe siècle et se passe en Espagne, dans le temps du règne de la chevalerie. » Le Cid contemporain du cardinal Ximenès ! Et ces belles choses se professaient avec applaudissement à l’Athénée, au commencement de ce siècle !